Business School WORKING PAPER SERIES Working Paper 2014-304 Confrontation ou coopération avec les pays du Sud de la Méditerranée ? Choc ou convergence des civilisations ? Frédéric TEULON Linda PRINCE Bernard TERRANY Negar YOUSSEFIAN http://www.ipag.fr/fr/accueil/la-recherche/publications-WP.html IPAG Business School 184, Boulevard Saint-Germain 75006 Paris France IPAG working papers are circulated for discussion and comments only. They have not been peer-reviewed and may not be reproduced without permission of the authors. Confrontation ou coopération avec les pays du Sud de la Méditerranée ? Choc ou convergence des civilisations ? Frédéric TEULON, Linda PRINCE, Bernard TERRANY, Negar YOUSSEFIAN IPAG LAB, Ipag Business School, Paris [email protected], [email protected], [email protected], [email protected] Résumé Les pays musulmans du Sud de la Méditerranée représentent l’impensé de l’Occident. Nous en sommes restés à de vieux schémas basés sur l’idée d’un choc des civilisations, d’une arriération des pays du Sud et du caractère indissoluble de l’Islam dans la modernité. Les révolutions récentes dans les pays arabes montrent que des changements profonds sont à l’œuvre et que les intellectuels occidentaux ont du mal à penser le Tiers Monde, ce qui les sépare et ce qui les rapproche. Mot clés : Choc des civilisations, Islam, Rapports Nord/Sud Abstract Muslim countries of the southern Mediterranean are the unthought of the West. We stayed in old patterns based on the idea of a clash of civilizations, an economic backwardness of Southern countries and the indissoluble nature of Islam in modernity. The recent revolutions in Arabic countries show that deep changes are at work and that Western intellectuals have difficulty thinking about the Third World, thinking what separates the countries and what brings them together. Keywords : Clash of civilizations, Islam, North/South Notes - Ce papier actualise et complète un article initialement publié dans la revue Maghreb/Machrek sous le titre : "Méditerranée : choc ou convergence des civilisations ? Quelle cohabitation entre les religions ?". - Les opinions et analyses exprimées ici n’engagent que leurs auteurs et non les institutions auxquelles ils appartiennent. The views expressed are those of the individual authors and do not necessarily reflect official positions of IPAG Business School. 1 « Je connais la dette de la civilisation envers l'islam. Ce fut l'islam - dans des endroits comme l'université Al-Azhar - qui a porté la flamme de l'étude pendant plusieurs siècles, montrant la voie en Europe à la Renaissance et aux Lumières. [...] La culture musulmane nous a donné des arches majestueuses et des spirales élancées, une poésie éternelle et une musique magnifique; une calligraphie élégante et des endroits paisibles de contemplation. » Au travers de ce fameux "discours du Caire" prononcé en 2009, Barack Obama insistait sur la nécessité de connaitre les autres civilisations Pourtant les intellectuels et les responsables des pays occidentaux ont démontré qu’ils étaient hors jeu pour penser les bouleversements à l’œuvre en Tunisie, en Egypte, en Syrie, au Yémen ou en Libye. Obnubilés par l’islamisme, par les exhortations au djihad et par la peur du chaos, incapables de penser une démocratie arabe ou un islam modéré, ils n'ont pas écouté car ils ne voulaient pas entendre. Face aux révolutions arabes, les gouvernements européens ont réagi en fonction de leurs intérêts de court terme, au nom d'une realpolitik conservatrice, sans vision stratégique et dans une dénégation des volontés populaires. La difficulté à laquelle les Occidentaux sont confrontés est de penser les valeurs démocratiques dans des cadres politiques différenciés. Comme l’a dit Olivier Mongin dans une interview récente : « En répétant ‘mieux vaut Ben Ali que Ben Laden’ et plutôt Moubarak que les Frères musulmans », beaucoup se sont empêtrés dans une contradiction ; les mêmes qui défendaient les droits de l’homme en Europe de l’Est soutenaient les dictateurs du monde arabe sous prétexte qu’ils étaient des remparts contre l’islamisme. » Partant de la thèse d’Huntington sur le choc des civilisations (1), nous montrerons que les populations musulmanes ne sont pas par nature réfractaires à la modernité (2), que l’on assiste au contraire à une convergence des civilisations (3), convergence illustrée notamment par la situation des populations immigrées en Europe (4). 1. LE CHOC DES CIVILISATIONS ET L’ISLAM Ces dernières décennies, deux thèses ont été fréquemment admises et présentées comme des vérités révélées : 1/ il existe un choc des civilisations ; 2/ l’islam est réfractaire à la modernité. 2 Le politologue américain Samuel Huntington (1993 ; 1996) a mis en avant – en s’appuyant sur la description de la « civilisation arabo-islamique » par Braudel (1987) – l’idée d’un choc des civilisations, thème qui illustre notamment la difficile cohabitation entre l’Occident et l’islam. Huntington assimilait alors le monde islamique – au-delà des sous-cultures arabe(s), turque et persane - à un bloc monolithique hostile par nature aux valeurs occidentales. Notons que cette thèse avait déjà été mise en avant peu de temps auparavant par Elmandjira (1991) qui a été le premier à parler de « guerre civilisationnelle » à propos du conflit international en Irak avec comme intention la dénonciation de l’hégémonie occidentale. Dépourvue d’Etats puissants, divisée entre ses membres et ses factions, la civilisation arabo-musulmane peut-elle disposer d’un poids stratégique suffisant au XXIe siècle ? Faut-il parler d’une haine de l’Occident ? Ces questions n’ont cessé d’être débattues. Elles se cristallisent le plus souvent sur le conflit israélo-palestinien, sur le rôle de la rente pétrolière dans les relations interarabes et sur l’impérialisme américain. Par ailleurs, les attentats du 11 septembre 2001 ont de fait conduit de nombreux observateurs à faire une lecture islamophobe du thème du choc des civilisations. L’intégrisme et l’intolérance sont alors présentés comme étant les maladies contemporaines de l’islam (Medded, 2003). Selon Huntington, les relations internationales se sont inscrites à la fin du XXe siècle dans un nouveau contexte. Initialement les guerres se déroulaient entre des seigneurs ou des princes qui voulaient étendre leur pouvoir, puis elles se sont déroulées entre des Etats-nations, et ce jusqu’à la Première Guerre mondiale. La révolution russe a représenté un tournant important car elle s’appuyait sur une doctrine politique. Dès lors les causes de conflits ont cessé d’être uniquement géopolitiques, liées à la conquête de territoires, de richesses et de pouvoir pour se centrer sur des visées idéologiques. Cette situation a trouvé son apogée avec la Guerre froide (affrontement de deux modèles de société). Depuis, selon Huntington, il ne faut plus penser les conflits en termes idéologiques ou économiques, mais culturels : « Les États-nations resteront les acteurs les plus puissants sur la scène internationale, mais les conflits centraux de la politique globale opposeront des nations et des groupes relevant de civilisations différentes. Le choc des civilisations dominera la politique à l'échelle planétaire. Les lignes de fracture entre civilisations seront les lignes de front des batailles du futur », prophétisait Huntington. Ces analyses en termes de choc des civilisations entendaient dépasser d’autres paradigmes d’interprétation de l’après Guerre froide : - celui de la fin de l’histoire proposé par Francis Fukuyama (constitution d’un seul monde caractérisé par la démocratie et par l’absence de conflits majeurs à l’échelle mondiale) ; 3 - le paradigme du « chaos absolu » (multiplication de micro conflits identitaires) ; - la vision plus réaliste du maintien du rôle prédominant des Etats nations. Aujourd’hui, ces analyses sont prises à contrepied par le brassage des populations, par la progression de l'alphabétisation, par la convergence des modèles démographiques et familiaux et par les révolutions politiques dans le monde arabe. Ce type de raisonnement reposait sur des catégories issues de la Guerre froide : le totalitarisme islamique a été analysé à l’image du totalitarisme soviétique. Croire que les pays musulmans représentent un monde dangereux pour l'Occident, c’est ramener des conflits entre Etats ou groupes d’Etats à un hypothétique choc culturel entre des blocs homogènes. C'est aussi oublier : 1/ la proportion sensiblement différente de musulmans dans les divers pays de la zone Maghreb/Machrek (Tableau 2); 2/ la complexité des situations locales, notamment religieuses propres à chaque pays comme on a pu le constater avec la guerre civile libanaise inter et intra confessionnelle dont les acteurs étaient les chrétiens (y compris les maronites), les musulmans chiites, les druzes et les sunnites ; 3/ le découplage Maghreb (pays francophones) / Machrek (pays non francophones) et le découplage républiques/monarchies ; 4/ l'histoire des XIXe et XXe siècles marquée non par le choc des religions et la résurgence des croisades de part et d’autre de la Méditerranée, mais avant tout par la colonisation et la décolonisation (Fanon, 1961), par la lutte pour la détention du pouvoir dans les pays du Sud, par la radicalisation des régimes après les indépendances (ce que le leader algérien Ferhat Abbas a appelé les "indépendances confisquées") et enfin par la longévité des régimes autoritaires ou dictatoriaux (Bourguiba, Kadhafi…). D’une certaine façon, l’Orient est une invention de l’Occident (Saïd, 1978) ; 5/ la persistance du schéma d’opposition autochtone/allogène fait des immigrés de confession musulmane la nouvelle figure de « l’étranger » (Agier, 2011). La radicalisation de certains Etats (Iran, Israël…) ne doit pas nous induire en erreur et nous laisser penser que les imans ou les rabbins ont vocation à appeler au meurtre des infidèles et à jouer le rôle de commissaires politiques. Aveuglées par leur mauvaise conscience postcoloniale, trop de personnes ont cautionné un discours rétrograde et obscurantiste. Les démagogues ont attisé les frustrations et les haines de façon à radicaliser les réflexes communautaires. 4 2. FAUT-IL PARLER D’UN ISLAM REFRACTAIRE A LA MODERNITE ? L’islam est une religion monothéiste et abrahamique. Le Coran est imprégné d’un certain nombre de récits bibliques transmis par les traditions juives et chrétiennes. La révélation du Dieu unique telle que la reçoit Mohammed est dans la lignée de celle reçue par Abraham, Moïse et Jésus. Les musulmans se reconnaissent d’ailleurs comme étant de la descendance d’Ismaël (fils d’Abraham). En soi la religion musulmane n’est pas un obstacle au développement économique. Les pays de la zone Maghreb-Machrek ont été confrontés à des problèmes d’une autre nature : la résilience d’institutions héritées du passé, la confiscation du pouvoir par des familles usurpatrices et la perpétuation de modèles de pensée clanique. Ces facteurs ont favorisé le maintien d’organisations prédatrices et d’activités tournées vers la recherche de rentes (les phosphates au Maroc, le pétrole en Algérie…). C’est une des raisons qui explique une certaine stagnation du niveau de vie (Tableau 1) et le manque de crédibilité des réformes engagées au cours des décennies qui ont suivi la décolonisation (Tozy, 1999; Nabli & al., 2008). L'ouverture économique imposée par la mondialisation, suscitée par les bailleurs de fonds internationaux, n'a en réalité profité qu'à des élites gangrénées par le népotisme et la corruption. Faute d'une politique de redistribution, la croissance s'est accompagnée d'une précarisation et d'une paupérisation des classes moyennes. Les révoltes ont été dirigées contre des classes dirigeantes coupées du pays réel, appuyées sur des appareils sécuritaires et exécrées par les peuples. Les révolutions récentes en Tunisie et dans plusieurs pays du Proche Orient montrent que le monde arabe ne doit pas être exclusivement vu au travers d’un prisme religieux ou géopolitique. Les peuples se sont ouverts à des idées et à des pratiques qui ont fait la force de la démocratie occidentale. Le discours centré sur le poids de l’islam et des terroristes nous a empêchés de voir la transformation des sociétés et les résistances qu’elles étaient capables de faire émerger. Les révoltes ont été dirigées contre des classes dirigeantes coupées du pays réel et appuyées sur des appareils sécuritaires. Désormais, rien ne sera plus comme avant (Ben Achour, 2011). Le « choc des civilisations » prétendument en cours entre l'Occident et le monde musulman (avec comme exemples actuels l’Afghanistan et l’Irak) masque en fait d'autres conflits - qui vont probablement se révéler beaucoup plus cruciaux dans le long terme. Une de ces luttes pour les pays musulmans concerne les mesures de réforme à adopter au sein de leurs propres sociétés (Vermeren, 2001; Moisseron, 2007). Un autre conflit potentiel renvoie au sous-développement: les pays musulmans 5 d’Afrique du Nord et du Moyen Orient restent tout en bas des classements internationaux en termes de PIB par tête et d’IDH (Tableau 1) : parler d’un fossé Nord/Sud paraît plus adapté que d’évoquer une opposition Occident/Orient. Tableau 1 Indicateurs démographiques et économiques de quelques pays musulmans du pourtour méditerranéen en 2010 Pays Population PIB (Mds de $) (millions) Turquie 76 648,3 Algérie Maroc Tunisie 34,5 33 10,5 Egypte Jordanie 77 6 MAGHREB 236,3 145,2 82,9 MACHREK 345,0 31,8 Liban Libye Syrie 3,5 6 20 20,1 59,4 75,6 PIB annuel par Rang en termes habitant ($) d’IDH 8 530 76e 6 850 4 410 7 900 104e 130e 98e 4 490 5 320 123e 96e 5 760 9 910 3 780 83e 56e 107e Source : Banque mondiale. IDH : Indicateur de Développement Humain. Note : on entendra ici par Maghreb, l'ensemble constitué par l'Algérie, le Maroc et la Tunisie (zone qui a une cohésion géographique, linguistique et historique). On ne retiendra pas la convention diplomatique consistant à ajouter à ces trois pays la Libye et la Mauritanie, pays membres de l'Union du Maghreb Arabe (UMA), organisation à l'existence fantomatique. La tradition réformiste musulmane - la recherche d'un authentique chemin d’adaptation de l'Islam au monde moderne - a des racines profondes, remontant au milieu du XIXe siècle (Kepel, 2000). Cette question de la réforme et de l’adaptation au monde moderne se pose désormais plus que jamais. 6 3. VERS UNE RECONCILIATION DES CIVILISATIONS Il n’y a pas obligatoirement de contradiction entre la sécularisation du monde musulman et le renforcement de certaines pratiques religieuses : l’essor de la finance islamique, la pratique du ramadan, la fréquentation des mosquées… L’examen des données sociales et historiques profondes impose contrairement aux visions agressives et conflictuelles l’idée d’une « réconciliation » des civilisations ou d’un « rendez-vous » des civilisations (Courbage & Todd, 2007). Le monde musulman connaît une révolution démographique, mentale et culturelle qui bouleverse son fonctionnement politique, ses structures familiales et les rapports d’autorité. Nous sommes aujourd’hui à un tournant. Le passage de la famille élargie à la famille nucléaire, le départ des jeunes vers l'étranger, l'accession des femmes à la vie active et à la vie publique ont modifié la donne. Le « choc des civilisations » n’aura pas lieu. C’est a contrario un puissant mouvement de convergence qui se profile de l’Algérie au Maroc, de l’Egypte à l’Arabie Saoudite, du Pakistan à l’Indonésie. La démographie en témoigne : partout on assiste à l’érosion de l’endogamie, à la hausse du niveau d’alphabétisation des hommes et des femmes et à la baisse de la fécondité (Tableau 2). Dans les années 1960, des démographes comme Dudley Sirk (1966) ont cru pouvoir mettre en évidence une fécondité islamique à jamais élevée. Pendant un temps, l’économie de rente a neutralisé les moteurs de la transition démographique (Fargues, 2000). Avec le contre choc pétrolier (1984/85), la très forte diminution de la rente a provoqué une contraction des revenus et entraîné une chute générale de la fécondité dans l’ensemble du monde arabe. Cette évolution a également touché d’autres pays musulmans qui étaient plus fermés comme l’Iran (Ladier-Fouladi, 2005). En fait, en une génération la fécondité des femmes a été divisée par deux, situation qui traduit un « renversement démographique complet » (Fargues, 2000). Les pays du Maghreb/Machrek se sont engagés dans la transition démographique avec retard par rapport à l’Amérique latine ou à l’Asie, mais une fois engagées les évolutions ont été rapides. Cette réduction de la fécondité est annonciatrice de transformations profondes des sociétés de la rive Sud de la Méditerranée (remise en cause du patriarcat et transformation du statut des femmes). Aujourd’hui l'ossature démographique des pays du Sud de la Méditerranée est constituée par la classe d'âge des moins de 25 ans, des générations que l'on peut qualifier de « post-islamistes » (Roy, 2007) en « rupture de la mémoire nationaliste et anticoloniale » (Stora, 2011) et fortement attirées par la société de consommation. L’analyse démographique et éducative conduit à rejeter l’idée d’une différence de nature entre les sociétés anciennement chrétiennes et les sociétés musulmanes. Dans la mesure où dans les mondes catholique, protestant, orthodoxe et bouddhiste, la 7 baisse de la fécondité a toujours été précédée d’un affaiblissement de la pratique religieuse, on doit se demander si des pays musulmans dans lesquels le nombre d’enfants par femme est égal ou inférieur à deux ne sont pas en train de vivre aussi, à l’insu de l’Occident – et peut-être même à l’insu de leurs dirigeants – un processus de laïcisation. Dans ce contexte, l’islamisme et le fondamentalisme peuvent alors être analysés comme une réaction de crispation et de résistance face à des évolutions qui en fait apparaissent comme étant inéluctables (Etienne, 1987). Comme le dit Todd : « Ces réactions sont moins des obstacles à la modernisation que les symptômes de son accélération. » Il est tentant de voir dans la radicalisation de la religion islamique « un temps de confrontation avec la modernité qui s'est déjà imposé en forçant les frontières de la culture et de la religion » (Roy, 2001). Le cas Ben Laden parait presque hors de propos à la vue de ce qui se passe dans les pays arabes. Les révolutions en cours sont à l'opposé de sa vision. Le leader d’AlQaida voulait un califat musulman théocratique, alors que les jeunes qui sont descendus dans la rue demandaient la démocratie. Les adeptes de Ben Laden et de la violence aveugle sont hors jeu, ils sont d'une certaine façon totalement marginalisés. Les attentats terroristes menés au nom de l'islam sont semblables à un baromètre anéroïde qui réagit violemment aux variations de la pression atmosphérique sans pouvoir modifier l'altitude et la température extérieures. Force est de constater l'échec de l'islamisme politique (Roy, 2007) qui n'a pas réussi à reproduire la synthèse sociale et politique que le nationalisme anticolonial avait opposé aux puissances colonisatrices. Du coup, les islamistes radicaux n'ont pas réussi à prendre le contrôle des appareils étatique des pays musulmans. Ceci rejoint les analyses de Gilles Kepel (2004) qui présente l'islamisme comme une forme de guerre civile entre musulmans. Partout dans les pays musulmans, des réformistes s’efforcent d'adapter les systèmes hérités de la pensée islamique aux nouvelles conditions de leur époque. Ils soumettent les cadres traditionnels à l’examen en essayant de distinguer les principes éthiques de base de l'islam et les diverses adaptations historiques que les conservateurs ont considéré comme sacré. Un des enjeux est de mieux comprendre comment des questions universelles peuvent être exprimées au travers de la tradition musulmane : le progrès, l'association des populations à la construction de la démocratie, la justice, la production et la répartition des richesses. 8 Tableau 2 Indicateurs démographiques et socio-économiques de quelques pays musulmans du pourtour méditerranéen Pays Turquie Proportion de musulmans (en %) Indice fécondité maximal 99 6,9 de Indice de fécondité 2010 2,3 Algérie Maroc Tunisie 99 99 98 8,3 7,4 7,2 Egypte 94 7,0 MAGHREB 2,5 2,4 2,0 MACHREK 3,3 Jordanie Liban Libye Syrie 96 60 97 94 8,0 5,7 7,6 7,8 3,5 1,7 2,8 3,5 Taux d’alphabétisation des jeunes femmes Taux de mortalité infantile (en %) (pour mille naissances) 93 39 86 62 92 32 40 20 79 33 99 99 97 90 24 17 24 18 Source : Banque mondiale, Courbage & Todd. Le dialogue avec la religion islamique est une nécessité de vérité humaine. Du fait de la mondialisation, le monde entier se retrouve même dans les coins les plus reculés de la France. Cette situation donne au dialogue interreligieux et au dialogue entre laïcs et religieux une dimension très concrète de proximité. Entre les deux rives de la Méditerranée, la circulation des hommes et des informations crée un nouvel espace où les informations et les connaissances sont facilement accessibles au delà de toute logique des frontières. Au choc des civilisations, on peut opposer l’idée d’une civilisation universelle en construction basée sur les droits de l’homme, la démocratie et la liberté économique (Saïd, 1978), mais l’existence d’aspirations ou de valeurs communes à l’ensemble de l’humanité n’accrédite pas pour autant l’idée de sociétés multiculturelles et 9 postmodernes (Inglehart, 1990). Par ailleurs, en Occident, la modernité est devenue un processus chaotique. La post modernité est porteuse d’instabilité et d’entropie : concentration des richesses, insécurité, délitement de la démocratie… La convergence des civilisations entre l’Occident et l’Orient ne pourra pas se faire si le modèle occidental post moderne se délite ou s’il est supplanté par un autre modèle (chinois ? indien ?). 4. LA SITUATION DES MUSULMANS EN FRANCE La présence de plus de cinq millions de musulmans en France représente une interpellation et un appel particulier. Du fait de l’importance des courants migratoires, la confrontation ou cohabitation des civilisations a acquis une dimension de proximité, une dimension spatiale plus restreinte (Kepel, 1994). Les populations maghrébines présentes en France ou dans d'autres pays européens sont devenues le principal vecteur de propagation de la culture européenne en Afrique du Nord. Le recours aux schémas proposés par l'anthropologie culturaliste semble ici indispensable pour analyser les processus à l’œuvre lorsque deux cultures se trouvent en contact et agissent l'une sur l'autre : conflits de valeurs, ajustement, syncrétisation ou assimilation (Herskovits & al., 1936). En partie acculturés, les immigrés originaires du Maghreb ou de la Turquie importent dans leur pays d'origine l'idéal du contrôle de la natalité, de l'alphabétisation des filles et de la famille restreinte. Cette diaspora est l'agent de diffusion d'idées nouvelles qui participent au rapprochement des civilisations. L'islam et la culture qui lui est associée ne sont pas extérieurs aux sociétés occidentales sur la longue durée (Goody, 2004). Les spéculations sur le caractère violent ou rétrograde du Coran semblent vaines puisque l'on sait que tout est une question d'interprétation (on peut avoir une lecture fondamentaliste/fanatique de la Bible ou de la Thora). Le fondamentalisme n’est pas spécifique à une religion, il est susceptible de toutes les affecter (Medded, 2003). Il n’est pas propre au monde arabe, il touche de nombreux groupes religieux aux Etats-Unis, il n’est pas uniquement porté par des idéologies, il est plutôt le résultat de la transformation des structures sociales (Riesebrodt, 1993). Le monde musulman semble avant tout déstabilisé par une révolution des mentalités plutôt que par le contenu du Coran (Courbage & Todd, 2007). Le Coran comprend des dispositions législatives (par exemple sur l’héritage ou sur la place de la femme) qu’un musulman s’efforcera de reproduire, ce qui pose problème lorsque ces 10 dispositions sont contraires aux lois françaises. Pour les musulmans, il n’y a pas spontanément de séparation entre le spirituel et le temporel, ceci pose notamment le problème de la laïcité et de l'interdiction des aides publiques destinées à financer les lieux de culte. La laïcité n’est pas une négation de la réalité religieuse (Filali-Ansari, 1997 ; Teulon, 2008). C'est plutôt le contexte social et politique dans lequel les uns et les autres peuvent se rencontrer. Les musulmans prennent peu à peu conscience des avantages liés à la laïcité à la française (la laïcité comme espace de liberté religieuse), même si le principe de laïcité est étranger au Coran et au contexte social de son époque. Par la force des choses, l’espace laïc est devenu la référence dans la vie quotidienne de l’immense majorité des musulmans vivant en France (Tozy, 1999). Si le nombre des mosquées est insuffisant, il faut trouver les moyens d’en construire de nouvelles, de façon à en finir avec l’islam des caves et des garages en permettant aux musulmans de fréquenter des lieux de culte décents. Il est important que le principe de liberté religieuse s’applique aux musulmans. Non pas parce qu’ils sont plus de cinq millions (il n’y en aurait que trente mille, la question serait la même), mais parce qu’il y a nécessité de les traiter à égale dignité avec les autres citoyens. L’intolérance que l’on constate dans certains pays musulmans ou islamiques pose problème. Au Maghreb, en Turquie ou au Moyen Orient, la coexistence entre musulmans et chrétiens est devenue problématique, moins du fait de l'islam que de son utilisation, voire de son dévoiement pour des intérêts particuliers, des programmes politiques, par des mouvements islamistes, voire terroristes. On ne peut pas réclamer la liberté religieuse pour ses propres ressortissants sans la pratiquer soimême à l’intérieur de « la maison de l'Islam » (Dar el Islam). Dans le dialogue avec les musulmans, la demande chrétienne de réciprocité est légitime et nécessaire. Mais elle doit trouver où se formuler. Ce n'est pas le Français moyen qui a un pouvoir quelconque sur ce qui se passe au Moyen-Orient. En revanche, il est légitime de poser la question avec des formateurs, des responsables religieux ou des politiques... Certains musulmans s’efforcent de respecter à la lettre les prescriptions du Coran et de la législation qui a suivi, alors qu’ils vivent dans un contexte très différent de celui de l’Arabie du VIIe siècle et que certaines de ces prescriptions apparaissent – avec le regard qui est le nôtre - anachroniques ou décalées culturellement. Il peut y avoir ce type de passages anachroniques chez saint Paul ou dans les Evangiles. Ces passages nécessitent d’être compris comme reflétant la culture de l’époque et demandant à être compris autrement, dans une autre situation, pour être fidèle à la parole reçue. Un musulman fait aussi cette distinction, ne serait-ce qu'en comparant à l'intérieur du texte des passages d'époques différentes, entre Médine et La Mecque... mais l'Islam d'aujourd'hui a peut-être plus de mal à le faire qu'à d'autres époques. 11 Dans le dialogue interreligieux, il ne s’agit pas seulement d’étudier des textes, mais de rencontrer des personnes. L’effort du dialogue, c’est de dépasser nos préjugés, nos idées sur ce que l'autre vit, pour écouter l’autre en parler lui-même, tout en gardant la possibilité d’exprimer nos désaccords. Il s’agit aussi d’accepter que l’on ne pense pas, ne sente pas, ne vive pas de la même façon. Nous savons qu’il existe, en Occident, un discours ambiant qui met en cause le Coran et qui accuse l’Islam d’être une religion d’intolérance et de violence. N’oublions pas que l’immense majorité des musulmans condamnent les actes de violence commis par quelques groupes terroristes, qui déshonorent l'Islam et blasphèment le nom de Dieu. Ils se veulent solidaires des chrétiens du Moyen-Orient. Ils soulignent que, parmi les victimes de ces crimes islamistes, il y a aussi beaucoup de musulmans... N’oublions pas non plus que les violences dans les banlieues traduisent plus l’échec de la politique de la ville que le caractère « inassimilable » des jeunes issus de l’immigration. Les banlieues sont devenues un laboratoire, avec comme enjeu l’intégration des jeunes beurs « considérés comme des immigrés sans avoir jamais émigré » (Sayad, 2006). CONCLUSION Tels sont les défis sociaux, politiques et religieux liés à l’existence de population ayant des traditions différentes autour de la Méditerranée. Tels sont également les défis posés par la révolution démocratique arabe naissante. Dans ce contexte la relance de la conférence euro-méditerranéenne de Barcelone et du partenariat Euromed en panne semble plus que jamais nécessaire (Moisseron, 2005; Beckouche & Guiguou, 2007). Le souci que nous avons de l'Europe ne doit pas nous faire oublier le souci de la Méditerranée. Toutes les conditions semblent réunies pour que les pays arabes en général et la rive sud de la Méditerranée en particulier puissent à l’issu de la crise de transition qu’ils traversent devenir de vrais partenaires de l’Europe dans un monde en partie désoccidentalisé (El Karoui, 2010), au travers d’un processus de convergence leur permettant de surmonter la phase actuelle de semi-chaos (Cascioli & Mortelier, 2009). La fin d’une Méditerranée trop euro-centrée ? Une utopie pour le XXIe siècle ? Il faut briser un mur d’incompréhension qui s’est aggravé depuis les attentats du 11 septembre 2001. Le piège serait de répondre par la violence et l’agressivité face aux attentats terroristes perpétués au nom de Dieu. Lorsque l’on entend des Américains dire que : « Tout ce que j’ai appris de l’islam, je l’ai appris le 11 septembre » cela 12 pose question. Ce qui génère l'incompréhension et la violence, c'est d'abord l'ignorance de sa propre culture et de sa propre religion. Mais aussi l'ignorance de ce que vit réellement l'autre. L'Ecole orientaliste française (née avec l'expédition de Bonaparte en Egypte) a eu des représentants éminents au XXe siècle (avec Jacques Berque et Louis Massignon). Les travaux de cette Ecole ont été largement ignorés sur la période récente. Le savoir des islamologues (Olivier Roy, Gilles Kepel, Pierre Vermeren...) ne s'est pas diffusé dans la société française. Ces spécialistes du Maghreb et du Moyen Orient n'ont pas été sollicités par les décideurs publics. Plus que d'un choc des civilisations, il faut parler d'une méconnaissance des civilisations. REFERENCES Agier Michel, 2011, Le couloir des exilés. Etre étranger dans un monde commun, éd. du Croquant. Beckouche Pierre, & Guiguou Jean-Louis, 2007, D’un Euromed en panne à une région industrielle Nord-Sud, Horizons stratégiques, n° 3, 1-17. 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