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L’enquête en sociologie morale
par Patrick PHARO
| Presses Universitaires de France | L'Année sociologique
2004/2 - Vol. 54
ISSN 0066-2399 | ISBN 2130550460 | pages 359 à 388
Pour citer cet article :
— Pharo P., L’enquête en sociologie morale, L'Année sociologique 2004/2, Vol. 54, p. 359-388.
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L’ENQUÊTE
EN SOCIOLOGIE MORALE
Patrick PHARO
RÉSUMÉ. — Dans une première partie, l’article passe en revue différents outils
méthodologiques de l’enquête en sociologie morale tels qu’on peut les reconstituer à
partir des grands courants de la sociologie : la généalogie historique, l’étude des valeurs,
l’obligation sociale, les fonctions, les justifications. La seconde partie étudie les moyens
conceptuels d’identification du caractère moral, immoral ou indifférent, c’est-à-dire ni
moral ni immoral, d’un fait social et propose trois groupes de critères : la justice d’autrui,
la souffrance indue et la sémantique des vertus et autres termes moraux.
ABSTRACT. — In its first part, the article reviews several methodological tools for
the inquiry in moral sociology, which are reconstructed from the main trends of the
sociological tradition : historical genealogy, study of values, social obligation, social func-
tions and justifications. The second part focuses on the conceptual ways for identifying
the moral, immoral or indifferent (i.e. neither moral or immoral) features of the social
facts. It propounds three kinds of criteria : justice of others, undue suffering, semantic of
virtues and other moral terms.
Une des meilleures façons de préciser le domaine d’objets, les
méthodes et les critères d’une sociologie morale, est peut-être de se
demander en quoi peut consister une enquête en sociologie morale
et comment on pourrait la spécifier par rapport à une enquête
sociologique de type classique, dont on supposera, pour les besoins
de la cause, les principes et les méthodes bien connus. Pour dire les
choses d’une autre façon, notre question initiale pourrait être la sui-
vante : que doit chercher à découvrir une enquête en sociologie
morale et quels sont les moyens dont elle dispose ? Et, pour annon-
cer tout de suite ce que sera la première partie de cet article, on
pourrait dire qu’il y a dans la littérature au moins cinq grands types
de réponse à la question posée : une réponse par l’histoire, une
réponse par les valeurs, une réponse par les obligations, une réponse
par les fonctions, une réponse par les justifications.
L’Année sociologique, 2004, 54, n° 2, p. 359 à 388
Or, comme j’essaierai de le montrer, ces cinq types de réponses,
tout en étant toutes parfaitement légitimes et généralement néces-
saires à l’enquête en sociologie morale, font surgir le besoin d’un
autre type d’enquête, un peu plus délicat, qui concerne les moyens
conceptuels d’identification du caractère moral, immoral ou indiffé-
rent, c’est-à-dire ni moral ni immoral, d’un fait social en général,
acte, règle ou expression sociale. La question inhérente à ce type
d’enquête pourrait se formuler de la façon suivante : qu’y a-t-il de
moral, d’immoral ou d’indifférent à la morale dans tel acte ou fait
social ? C’est ici que se situe, à mon avis, le principal problème de
l’enquête en sociologie morale, et c’est aussi ce qui la spécifie le plus
par rapport à toute autre enquête sociologique. Le problème posé
concerne en effet la légitimité ou le bien-fondé des positions prises
par les agents au regard de la morale, soit sous la figure d’une exclu-
sion des préoccupations morales de certains domaines d’activité, soit
au contraire sous celle d’une moralisation problématique de tel ou
tel type d’action. Un exemple du premier cas pourrait concerner les
relations contractuelles qui se nouent dans différents domaines de la
vie économique, y compris la sexualité ou le divertissement, et
qu’on pourrait supposer indépendantes de la morale. Un exemple
du second cas serait la moralisation, par leurs agents, de pratiques
moralement problématiques comme la violence politique ou la bru-
talisation des personnes.
Pour répondre à la question sur le caractère moral ou immoral
d’un fait social, on a donc besoin d’une meilleure compréhension
des contraintes conceptuelles de la moralité, ce qui suppose un
détour par la philosophie morale ainsi qu’une réflexion sur les
conditions d’émergence d’un consensus moral dans la société. Mais
cela implique aussi une interrogation sur la portée et les limites de la
moralisation de l’action et de la vie humaine. Ilyaeneffet des
domaines de la vie sociale qui peuvent échapper à la morale, soit
pour de raisons de droit, car toutes les formes de vie humaine ne
relèvent pas forcément des normes morales, soit pour des raisons de
fait, car le jugement moral a une portée infiniment plus grande que
les possibilités d’action. Ce point est important pour l’enquête en
sociologie morale dont le but est aussi de comprendre les phéno-
mènes d’abstention ou d’inertie morale, lorsque les agents laissent se
produire ou s’installent dans des situations qui n’ont aucun caractère
moral, par exemple dans l’économie, le conflit politique, la dépen-
dance intersubjective ou l’addiction.
360 Patrick Pharo
1. L’enquête en sociologie morale
La première partie de cet article sera donc consacrée à un tour
d’horizon critique des méthodes usuelles d’enquête en sociologie
morale, que les auteurs utilisent du reste la plupart du temps sans les
rapporter à un projet de sociologie morale ou de sociologie de
l’éthique en bonne et due forme.
a) la généalogie historique
On peut commencer ce tour d’horizon par la méthode histo-
rique qui, d’une certaine façon, constitue la méthode standard
d’enquête en sociologie morale, dans la mesure où c’est le travail
des historiens qui a permis d’accumuler le plus grand nombre de
connaissances sur la place des idées morales dans la vie sociale des
êtres humains. L’un des repères théoriques modernes de base de
cette méthode est évidemment le matérialisme historique, qui
cherche à rendre compte de la formation des superstructures idéo-
logiques des sociétés à partir de leurs formes de vie matérielles et de
leurs conflits socio-économiques. Toutefois, dans ce genre d’ap-
proche, la morale a peu de spécificité par rapport aux autres forma-
tions idéologiques, dont elle partage le caractère d’illusio, comme
dit Bourdieu1, au sens d’une croyance qui masque la réalité. Et lors-
qu’on l’évoque, c’est surtout pour en faire une cible de la critique
politique qui lui reproche son rôle de transfiguration des rapports
sociaux de domination2.
On peut néanmoins faire une histoire ou une généalogie des
idées morales sans passer par la référence marxiste, ou alors en la
renouvelant de façon plus ou moins profonde, comme l’ont fait par
exemple l’École des annales et l’histoire des mentalités. Mais l’un
des renouvellements les plus spectaculaires est sans doute celui de
Michel Foucault dont les travaux sur l’histoire de la folie, des
savoirs, des prisons ou de la sexualité prolongent la généalogie
nietzschéenne de la morale3. et constituent aujourd’hui un modèle
du genre généalogique. Par exemple, l’histoire de la sexualité dans
L’enquête en sociologie morale 361
1. Cf. par exemple Raisons pratiques, Paris, Le Seuil, 1994.
2. Cf. R. Lenoir, Généalogie de la morale familiale, Paris, Le Seuil, 2003.
3. Cf. La généalogie de la morale, 1887, tr. fr. I. Hildenbrand, J. Gratien, Paris, Galli-
mard, 1971.
la Grèce antique cherche à montrer comment l’émergence d’une
éthique du contrôle de soi dans le désir4et de la supériorité virile
(ibid., p. 285) a servi d’arrière-plan à la morale sexuelle moderne, et
en particulier à des idées telles que « l’appartenance du plaisir au
domaine dangereux du mal, l’obligation de la fidélité monoga-
mique, l’exclusion des partenaires du même sexe » (ibid., p. 323). Et
pour bien montrer la spécificité de sa méthode généalogique, Fou-
cault la met en contraste avec les explications classiques par la
morale judéo-chrétienne ou la forme intemporelle de l’interdit qui,
justement, ne tiennent pas compte de cette généalogie sociale. Et il
explicite clairement son projet comme une « histoire de l’ “éthi-
que” entendue comme l’élaboration d’une forme de rapport à soi
qui permet à l’individu de se constituer comme sujet d’une
conduite morale » (ibid., p. 324). Cependant, plus on se détache du
matérialisme historique et de la critique du capitalisme, ce qui est le
cas de ce genre d’étude, et moins on a de clefs pour dénoncer les
formes morales de la domination. Et on peut finalement avoir
l’impression que le thème de la domination renvoie, dans l’œuvre
de Foucault, à une sorte de fin sui generis des sociétés humaines dont
on ne comprend plus très bien les ressorts ultimes.
La généalogie historique est souvent invoquée, d’autre part, en
faveur du constructionnisme sociologique, dont la particularité est
de traiter le contenu idéologique et moral des formes de vie humai-
nes comme le résultat d’un certain nombre de conventions et de
contingences historiques. Ici, ce n’est plus seulement l’homme,
comme disait Parménide, qui est la mesure de toute chose, mais
l’histoire de l’homme avec sa fabrication progressive et largement
contingente de ses idées et de lui-même5. Ce genre d’approche
débouche alors très facilement sur un relativisme moral, dans la
mesure où on n’explicite pas les contraintes plus générales qui
pèsent sur la fabrication des idées, comme par exemple la vérité en
science et la justice en morale. Cependant, la méthode généalo-
gique elle-même n’est pas nécessairement constructionniste et rela-
tiviste, et on peut aussi très bien la concevoir comme une émer-
gence historique de contenus qui ne sont nullement arbitraires ni
conventionnels, mais qui auraient pu ne pas apparaître exactement
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4. Cf. M. Foucault, Histoire de la sexualité, II : L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard,
1982, p. 112.
5. Cf. P. L. Berger, T. Luckman, The Social Construction of Reality, New York,
Doubleday, 1966.
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