Or, comme j’essaierai de le montrer, ces cinq types de réponses,
tout en étant toutes parfaitement légitimes et généralement néces-
saires à l’enquête en sociologie morale, font surgir le besoin d’un
autre type d’enquête, un peu plus délicat, qui concerne les moyens
conceptuels d’identification du caractère moral, immoral ou indiffé-
rent, c’est-à-dire ni moral ni immoral, d’un fait social en général,
acte, règle ou expression sociale. La question inhérente à ce type
d’enquête pourrait se formuler de la façon suivante : qu’y a-t-il de
moral, d’immoral ou d’indifférent à la morale dans tel acte ou fait
social ? C’est ici que se situe, à mon avis, le principal problème de
l’enquête en sociologie morale, et c’est aussi ce qui la spécifie le plus
par rapport à toute autre enquête sociologique. Le problème posé
concerne en effet la légitimité ou le bien-fondé des positions prises
par les agents au regard de la morale, soit sous la figure d’une exclu-
sion des préoccupations morales de certains domaines d’activité, soit
au contraire sous celle d’une moralisation problématique de tel ou
tel type d’action. Un exemple du premier cas pourrait concerner les
relations contractuelles qui se nouent dans différents domaines de la
vie économique, y compris la sexualité ou le divertissement, et
qu’on pourrait supposer indépendantes de la morale. Un exemple
du second cas serait la moralisation, par leurs agents, de pratiques
moralement problématiques comme la violence politique ou la bru-
talisation des personnes.
Pour répondre à la question sur le caractère moral ou immoral
d’un fait social, on a donc besoin d’une meilleure compréhension
des contraintes conceptuelles de la moralité, ce qui suppose un
détour par la philosophie morale ainsi qu’une réflexion sur les
conditions d’émergence d’un consensus moral dans la société. Mais
cela implique aussi une interrogation sur la portée et les limites de la
moralisation de l’action et de la vie humaine. Ilyaeneffet des
domaines de la vie sociale qui peuvent échapper à la morale, soit
pour de raisons de droit, car toutes les formes de vie humaine ne
relèvent pas forcément des normes morales, soit pour des raisons de
fait, car le jugement moral a une portée infiniment plus grande que
les possibilités d’action. Ce point est important pour l’enquête en
sociologie morale dont le but est aussi de comprendre les phéno-
mènes d’abstention ou d’inertie morale, lorsque les agents laissent se
produire ou s’installent dans des situations qui n’ont aucun caractère
moral, par exemple dans l’économie, le conflit politique, la dépen-
dance intersubjective ou l’addiction.
360 Patrick Pharo