Métaphysique et philosophie transcendantale selon Kant responsable l11ise en page: Gisèle Coordination de la publication: de la Cellule d'Assistance PeucWestrade, Cellule Création et illustration de la couverture: Frédéric Pierre CROCE, à la Publication, d'Assistance Schmitt, UPl\IF à la Publication, Sef\~ice Communication, www.1ibrairieharmattan.com e-mail: [email protected] (Ç)L'Harmattan, 2005 ISBN: 2-7475-8888-2 EAN : 9782747588881 Up~rF UP)\IF Textes réunis et publiés par Mai Lequan Métaphysique et philosophie transcendantale selon Kant Préface de Jean- Marie Lardic « La Librairie des Humanités » L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris FRANCE L'Hannattan Hongrie Kônyvesbolt Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest Espace L'Harmattan Kinshasa Fac. Sciences. Soc, Pol. et Adm. BP243, KIN XI Université de Kinshasa - RDC L'Harmattan Italia Via Degli Artisti, 15 L'Harmattan Burkina Faso 1200 logements villa 96 10124 Torino ITALIE 12B2260 Ouagadougou 12 BURKINA FASO La Librairie des Humanités Dirigée par Alain Pessin, Vice-président chargé des Études et de la vie universitaire de la Culture et de la Documentation, et Pierre Croce, responsable de la Cellule d'Assistance à la publication à l'Université Pierre :Nlendès France, Grenoble 2 La Librairie des Humanités est une collection co-éditée par les Éditions L'Harmattan et par l'Université Pierre :Nlendès France de Grenoble. Destinée à recevoir, dans ses diverses séries, des textes couvrant tout le champ des sciences sociales et humaines, son caractère universitaire lui fait devoir et privilège de promouvoir des travaux de jeunes auteurs autant que de chercheurs chevronnés. ~Iembres du Conseil scientifique de la collection: Fanny Coulomb, ÉcoJlO/nie Jérôme Ferrand, Droit Pierre I<.ukawka, Politique et Tenitoire Thierry Ménissier, Sciences de l'HO/n1lle Alain Spalanzani, GestioJl Dans la même collection: J. Ferrand et H. Petit (Dir.) L'Oc/J'sséedesDroits de l'homllle(2003) T. I - Fondations et naissancesdes Droits de l'hoJJ/me A. Ferguène (Ed.) GOtlVeJïlance localeet dÙ'eloppeJ1Jen/ /enitorial Le casdespays dt( Sud (2004) T. II - J\1ises en œuvres des Droits de l'homme Préface de Pierre Judet T. III - Et!Jeux l'hoJ11me La mosaïque blisée ou l'économie au-delà et perspectives des Droits de L. Do\vbor des équations (2004) L'Art du terrain lvIélanges offerts à H01vard Becke1~ 2003 C. Offredi (Dir) La dynamique de l'évaluation face au développement durable (2004) Ch. Amourous (Dir.) F. Carluer Que faire Pouvoir A. Blanc et A. Pessin de l'hôpital? Y. Chalas (Dir.) (2004) alnénageur en Inuta/ion (2004) Le rug0' professionnel Et!jeux et C. Tournu J .-L. Chabot L'héritage religieux et spilituel euroPéenne de l'identité mémoire en France. et sociaux Y. POlit:)T, G. Henneron, L'organisa/ion Approches Entre économiques (2004) (Dir.) (2004) E. Bogalska et espace (2004) P. Chaix (Dir.) L'Imaginaire économique :Nlartin et oubli Le destin croisé des héros et des boictiJ11es(2004) R. Palermiti des connaissances. conceptuelles (2005) Sommaire Liste des auteurs 7 Avant-propos 9 Mai Lequan 15 Préface Jean-Marie Lardic 17 Positif et négatif chez Kant Bernard Bourgeois 31 Kant et les pas de la métap!!Jsique Bernard Mabille Quand la logique sefait transcendantale Recherchessur l'écriture des Critiques kantiennes François Marty 49 Kant et la question de la transcendance 79 Yves-Jean Harder Le problème du temps dans IJ((AnalYtique Alexander Schnell Affinité transcendantale Mai Lequan transcendantale )) et affinité emPirique chez Kant 103 137 à la dialectique transcendantale )) de la raison pure: le langage du comme L'« Appendice de la Critique et la notion d'usage régulateur Bruno Barthelmé de la raison Être auteur de soi-même. Le stdet kantien en question Jean-Christophe si 223 259 Goddard La critique de la critique kantienne de la Jnétaphysique 273 chez Jaco bi Jean-Michel Buée Liste des auteurs Bruno Barthelmé Bernard Bourgeois Jean-Michel Harder Jean-Marie de Lyon), (Professeur étJ2ériteà l'Université Paris 1), Buée (Maître de conférencesà l'IUFM de Grenoble), Jean-Christophe Yves-Jean (Maître de conférences à l'IUFM Goddard (Professeur à l'Université de Poitiers), (Maître de conférencesà l'Université Strasbourg 2), Lardic (Professeur à l'Université Grenoble 2), Mai Lequan (Maître de conférencesà l'Université Lyon 3) Bernard Mabille (Maître de conférencesà l'Université Paris 4), François Alexander Marty (Professeur au Centre Sèvres), Schnell (Maître de conférencesà l'Université de Poitiers). AVANT-PROPOS Le présent volume rassemble les textes des interventions du colloque « Kant: métaphysique et philosophie transcendantale », qui a eu lieu à la Faculté de philosophie de l'Université Lyon 3-Jean Moulin le 13 décembre 2002. Ce colloque visait à faire le point sur quelques-uns des travaux de recherche les plus récents relatifs à la philosophie de Kant, dans la continuité et en complément du colloque international organisé, l'année précédente, par la Faculté de philosophie de Lyon 3 sur «y a-t-il une histoire de la métaphysique?» (dont les Actes publiés aux Presses Universitaires de France). Il s'agissait de réexaminer, dans le cadre du questionnement sur une histoire de la métaphysique en général, le sens, le statut et la valeur de la conception kantienne de la métaphysique dans l'horizon de la philosophie transcendantale. Il en résulte une reconsidération transversale des liens qui unissent le spéculatif, le logique, le métaphysique, le transcendantal et le transcendant dans la philosophie de Kant et chez quelques-uns de ses interlocuteurs, tels que Jacobi ou Fichte. Le présent volume se présente comme une lecture synoptique de quelques-uns des différents niveaux auxquels se manifeste le lien qui unit, voire identifie, chez Kant, le métaphysique et le transcendantal. La philosophie transcendantale se définit en effet, en partie, comme la future science métaphysique réformée, voire révolutionnée, dédogmatisée, épurée et refondée, que IZant appelle de ses vœux dès la première Préface de 1781 à la Critique de la raison pure. La philosophie transcendantale, 10 AVANT-PROPOS dont la critique de la raison pure spéculative est la simple « propédeutique », le traité de méthode et le plan architectonique, devra être le système complet, clos et définitif, de toutes nos connaissances philosophiques, c'est-à-dire de toutes nos connaissances rationnelles pures par concepts, qu'elles soient analytiques a Priori ou synthétiques a priori. Ces lectures stratifiées du lien entre métaphysique et philosophie transcendantale permettent de souligner l'originalité et la fécondité, parfois polémiques, de la conception criticiste kantienne de la métaphysique, au sein d'une histoire plus générale de la métaphysique, que Kant pense et décrit lui-même, dans la première Critique, comme une « histoire de la raison pure ». Il s'agit ici de préciser les étapes et modalités de la transformation révolutionnaire, opérée par le criticisme kantien, de la science métaphysique traditionnelle en philosophie transcendantale. La question directrice du présent volume est donc: comment s'opère, chez Kant, le passage du thème métaphysique au thème transcendantal, et, de façon plus complexe, comment s'explique la survivance d'un moment métaphysique au sein de la philosophie transcendantale (présente et/ou future) ? Ce volume se propose ainsi d'approfondir le lien entre métaphysique et transcendantal, ainsi que le passage du métaphysique au transcendantal, à travers neuf regards croisés, correspondant aux interrogations suivantes. 1) Comment la philosophie criticotranscendantale de Kant se structure-t-elle, au moins en partie, autour de la polarité rectrice des concepts de positif et de négatif? Comment dépasse-t-elle l'acception restreinte du rapport entre positif et négatif en soumettant ce rapport à une critique de la raison, en tant que faculté distincte de l'entendement? (Bernard Bourgeois: « Positif et négatif chez l<.ant »). 2) Comment Kant pense-t-il sa propre métaphysique à l'intérieur d'une histoire de la métaphysique, et plus généralement de la raison pure, qui progresse selon des « pas» distincts, quoique liés? La doctrine kantienne des trois pas de la métaphysique (que sont le pas de l'enfance ou métaphysique dogmatique, le pas de l'adolescence ou métaphysique sceptique, et le pas de la maturité ou métaphysique criticotranscendantale) est une histoire de la raison pure que l'on doit distinguer d'une simple histoire positive, empirique décrivant la succession temporelle des doctrines métaphysiques dogmatique, sceptique et criticotranscendantale (Bernard Mabille: « l<.ant et les pas de la métaphysique »). 11 AVANT-PROPOS 3) Comment la philosophie kantienne, dans son projet même d'élévation de la métaphysique au rang de science transcendantale de la raison pure, se dote-t-elle pour la première fois d'une logique transcendantale, qui, tout en prolongeant la tradition logique artistotélicienne, rompt avec celle-ci, du moins l'enrichit? La logique transcendantale kantienne est en effet à la fois conforme à la logique aristotélicienne, puisque, comme elle, elle se compose d'une « analytique» et d'une «dialectique» (transcendantales), et absolument distincte de la logique formelle pure, dont Aristote est le fondateur indépassé, selon la seconde Préface de 1787 à la Critique de la raison pure. La dimension transcendantale de la logique permet de souligner non seulement la continuité du motif logique entre les trois Critiques kantiennes, mais encore la fonction structurante, pour l'architecture, le style et l'enchaînement des trois Critiques, de la réflexion kantienne sur le transcendantal. En effet, le fil conducteur des transformations que subit la structure logique au fil des trois Critiques n'est autre que la question transcendantale et critique (François Marty: « Quand la logique se fait transcendantale. Recherches sur l'écriture des Critiques kantiennes »). 4) Comment la réflexion sur la raison pure dans son usage spéculatif conduit-elle Kant à penser, dans le cadre de sa refondation criticotranscendantale de la métaphysique, le rapport, voire la limite, la frontière, le passage entre le transcendantal et le transcendant? ou qu'est-ce que la transcendance pour Kant? (Yves-Jean Harder: « Kant et la question de la transcendance »). 5) Comment la pensée transcendantale de IZant se préfiguret-elle dès la première Critique, notamment à travers le traitement de la question du temps, de l'imagination transcendantale et du schématisme catégorial dans 1'« Esthétique transcendantale» et surtout dans 1'« Analytique transcendantale» ? Car si la Critique de la raison pure est dite ne constituer encore que la phase préliminaire de refondation d'une philosophie transcendantale (ou science métaphysique) future, elle se meut d'emblée dans le transcendantal, que Kant limite en 1781, », à la sphère de la seule connaissance au ~ VII de 1'« Introduction spéculative (théorique pure), excluant, de fait, la possibilité même d'une philosophie transcendantale pratique, c'est-à-dire d'une morale transcendantale, lors même qu'il reconnaîtra, en 1785, en 1788 puis en 1797, l'existence d'une « métaphysique des mœurs» et ouvrira sa dernière philosophie transcendantale, dans l'Opus postumum, au 12 AVANT-PROPOS champ pratique. En effet, le transcendantal est omniprésent dès la première Critique, comme en témoigne la récurrence de ce terme dans les titres des parties et sous-parties de l'œuvre. En revanche, le terme « transcendantal », appliqué en 1781 à la raison pure spéculative, sera systématiquement remplacé, dans la seconde Critique de 1788, par une périphrase non strictement équivalente, mais analogue : « de la raison pure pratique ». Ainsi, par exemple, la « Théorie transcendantale des éléments» sera remplacée par une « Doctrine élémentaire de la raison pure pratique»; 1'« Analytique transcendantale » par une « Analytique de la raison pure pratique» ; la « Dialectique transcendantale» par une « Dialectique de la raison pure pratique» et la « Théorie transcendantale de la méthode» par une « Méthodologie de la raison pure pratique ». Quoique la première Critique se qualifie donc elle-même d'introduction au transcendantal, elle est déjà de plain-pied avec le transcendantal, comme le montrent, au sujet du temps, trois des chapitres de 1'« Analytique transcendantale », à savoir la « Déduction transcendantale des catégories », le « Schématisme» et 1'«Analytique des principes» (Alexander Schnell: « Le problème du temps dans l'Analytique transcendantale »). 6) Comment le transcendantal est-il pensé par Kant en son articulation avec l'empirique? Le transcendantal n'est pas seulement l'a priori, mais ce qui constitue (au moins dans l'ordre de la connaissance théorique) le passage (Ü bergang) entre l'a priori et l'a posteriori, entre le métaphysique et l'empirique, comme I(ant le redira dans l'Opus postumum, en théorisant les principaux concepts qui forment le « passage transcendantal» entre la métaphysique de la nature et la science physique empirique. Un concept en particulier permet à Kant de penser le passage transcendantal du métaphysique à l'empirique, ainsi que le passage du transcendantal à l'empirique, concept que I(ant emprunte à la science chimique d'alors: le concept d'« affinité » (Venvandschaft ou affinitas). L'affinité chimique permet à IZant de décrire analogiquement l'élaboration de la connaissance objective au moyen de la fonction synthétique propre à l'imagination transcendantale (Mai Lequan : « Affinité transcendantale et affinité empirique chez Kant »). 7) Comment le criticisme kantien inaugure-t-il non seulement une nouvelle méthode et un nouvel objet philosophiques, mais aussi et surtout un nouveau langage philosophique correspondant à l'usage régulateur (et non constitutif) des Idées de la raison pure? AVANT-PROPOS 13 L' « Appendice à la dialectique transcendantale» révèle l'émergence d'une nouvelle langue, dotée d'un statut épistémique à part entière: la langue du « comme si» (aIs ob), langage de l'ambiguïté et de l'équivoque, langage du focus imaginarius, néanmoins nécessaire dans la conscience qu'il a de ses propres limites (Bruno Barthelmé: « L'Appendice à la dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure: le langage du comme si et la notion d'usage régulateur de la raison »). 8) Comment la philosophie critico-transcendantale de Kant redéfinit-t-elle, corrélativement, et en l'absence même d'une éthique transcendantale proprement dite, la notion de « sujet» ? Quelle place en particulier la dernière philosophie kantienne de l'Opus postumum, en tant que système transcendantal auto-fondé, auto-créé, de connaissances rationnelles pures, en tant que système auto-poïétique d'Idées, accorde-t-elle à l'autonomie, à la liberté de la volonté et à la personnalité? Enfreignant l'interdit qu'il s'était assigné à lui-même au ~ VII de 1'« Introduction» de la première Critique, Kant ouvre sa dernière philosophie transcendantale au champ pratique et concilie ultimement sa définition de la philosophie transcendantale, comme auto-constitution du sujet en un système d'Idées en vue de l'expérience possible, avec le concept d'autonomie, voire d'autocratie, morale Oean-Christophe Goddard: « Être auteur de soi-même. Le sujet kantien en question »). 9) Enfin, comment la pensée kantienne de l'articulation du métaphysique et du transcendantal a-t-elle pu être interprétée et critiquée par ses contemporains et successeurs? Jacobi par exemple propose une lecture critique de la conception criticiste kantienne de la métaphysique, et soulève dans toute son acuité le problème métaphysique, et plus profondément transcendantal, de la chose en soi, où il voit une contradiction, une incohérence du kantisme (ballotté entre idéalisme et non philosophie de la croyance, comme rempart contre le nihilisme). Jacobi reproche en effet au criticisme kantien d'avoir voulu, mais en vain, chasser la chose en soi, effrayé par le risque d'une résurgence de la métaphysique dogmatique comme ontologie réaliste. Jacobi revient ainsi sur le statut éminemment problématique, y compris pour Kant lui-même, de la chose en soi OeanMichel Buée: « La critique de la critique kantienne de la métaphysique chez Jacobi »). 14 AVANT-PROPOS Que soient lCl vivement remerciés les auteurs pour leur contribution, ainsi que M. Bakhrouri, H. Essayari et Th. Ménissier pour leur précieuse aide à la publication de ce volume. Mai Lequan, 1vlaître de conférencesà l'Université Lyon 3 PRÉFACE Il faut redire que le criticisme kantien ne consiste pas en une réduction de la métaphysique, mais en une clarification de son discours. Si la philosophie transcendantale définit en effet les conditions de possibilité de l'expérience, elle ne veut en aucun cas réduire justement la pensée à celle-ci. À cet égard, !(ant n'hésitera pas, d'ailleurs, à considérer la Critique comme la « métaphysique de la métaphysique» (Lettre à Marcus Herz du 11 mai 1781). Le présent volume a justement pour objet de montrer comment la pensée transcendantale contribue, pour Kant, à cette redéfinition de la métaphysique. Cette métaphysique désigne, on le sait, selon les termes de 1'« Architectonique de la raison pure », ce qui, après l'examen critique du pouvoir de la raison vis-à-vis de la connaissance a priori, concerne l'enchaînement systématique de toute connaissance philosophique venant de la raison pure. À cet égard, à la différence de l'usage mathématique de la raison qui procède par construction de concepts, la métaphysique est appelée, dans l'entreprise transcendantale, à traiter des principes de la nécessité de ce qui appartient à l'existence d'une chose impossible à représenter évidemment dans une intuition a priori, mais néanmoins régie par des lois qui ne sont pas empiriques. Ainsi, contenant les actions de la pensée qui unissent la diversité des représentations, la véritable métaphysique rend possible la physique mathématique ellemême, au lieu d'y mêler des chimères ou de s'ajouter indûment à ses connaissances. D'où la nécessité d'établir des « principes métaphysiques de la science de la nature ». D'autre part et surtout, la morale 16 PRÉFACE comporte évidemment une partie rationnelle pure fondée sur des principes a priori. Si donc il importait de procéder à une critique des fondements extrinsèques, empiriques ou liés à un usage dogmatique de la raison, susceptible d'en altérer l'autonomie, la « métaphysique des mœurs» est indispensable pour dégager les concepts purs susceptibles de distinguer la morale en tant que telle de toute anthropologie pratique. Bref, c'est tout l'édifice critique qui requiert un usage nouveau de la métaphysique, visant non à nous engager dans une contemplation et dans des recherches transcendantes portant sur des choses en soi, mais à favoriser la maîtrise même de la raison dans la détermination de son champ d'activité scientifique ou moral. On voit à quel point la pensée kantienne de la métaphysique est donc structurante pour l'ensemble du système transcendantal et pour son évolution, notamment eu égard à l'ultime tentative de l'Opus postumunJ. Les riches contributions de ce volume doivent permettre au lecteur de mieux estimer les sens de la redéfinition transcendantale de cette science, qui permet seule d'espérer, aux yeux de I<.ant, la complétude dans le domaine du savoir, mais nous ouvre en même temps, plus que toute autre, à la dimension problématique qui est à la hauteur de son ambition. Jean-Marie Lardic, Professeur à l'Université Pien/Oe Mendès France) Grenoble 2 BERNARD BOURGEOIS POSITIF C ET NÉGATIF CHEZ KANT 'EST À L'ÉPOQUE de l'exploitation, à partir, notamment, des découvertes du magnétisme et de l'électricité, de la notion de polarité, que Kant publie, en 1763, son célèbre Essai pour introduire en philosophie le concept des grandeurs négatives. Il y exemplifie ce concept, celui d'un moins devenant alors aussi réel que le plus auquel il s'oppose, dans tout le domaine de la « philosophie », comme étude rationnelle de l'être existant (différente de la mathématique, qui avait bien depuis longtemps aussi pour objet les grandeurs négatives, mais comme de pures idéalités), qu'il s'agisse de la physique, où Newton est salué par Kant, sur ce point, comme un pionnier, de la psychologie, ou de la théorie de la pratique. C'est dire que le champ assigné au concept du négatif n'est plus du tout celui de la logique, lieu de l'opération de la négation précipitant au néant, à l'irréel, ce qui est frappé de contradiction. Il est le champ de la réalité elle-même saisie, en toute sa variété, comme le résultat de l'opposition non logique de deux principes aussi réels l'un que l'autre en leur coexistence, même si l'un d'eux, le principe (de sens) négatif (ici, non pas nié, mais niant, négateur) ne peut être lu immédiatement en tant que tel dans son effet sensible, réel (I<.ant définira bien le réel, dans la Critique de la raison pure, comme ce qui correspond à la sensation dans l'intuition empirique), ou positif, à la différence du principe dit positif; c'est précisément en raison de ce statut non sensible, suprasensible, métaphysique, que le négatif ainsi conçu a dû d'attendre si longtemps avant d'être affirmé lui-même comme un principe réalisant, efficient 18 BERNARD BOURGEOIS et, par là, envisagé pour lui-même et non pas en sa relation avec le principe positif dont il nie l'efficience visible, comme un principe positif de ce qui, étant, réel, sensible, se donne toujours d'emblée comme positif. Nous voudrions ici proposer quelques considérations d'abord sur le statut accordé par Kant au négatif comme principe positif négateur à l'œuvre dans la position du réel pris en sa phénoménalité théorique ou pratique. Puis sur ce statut comme statut subordonné relativement au statut du principe positif aussi dans son sens, et non seulement dans son action, jugé prioritaire dans la position du monde réel, même si la relativité des deux principes affecte de négativité toute la sphère phénoménale où se déploie leur jeu d'oppositions. Enfin, prenant précisément en compte la subordination pratique, c'est-à-dire, pour l<ant, absolue, de ce jeu phénoménal de la position du réel comme simple négation se rapportant à soi ou négation de la négation, à la position immédiate nouménale de la raison, nous confirmerons, au niveau de l'affirmation catégorique du vrai, la limitation kantienne du principe du négatif: la négativité développée à l'œuvre dans le monde empirique ne peut s'accomplir que comme phénomène de l'auto-position nouménale, métempirique, du positif. Untel rapport vrai du positif au négatif, comme simple rapport, dans le phénomène lui-même, du noumène au phénomène, c'est-à-dire comme rapport ne surmontant pas la différence de l'identité nouménale et de la différence phénoménale du nouménal (le positif) et du phénoménal (le négatif), exprime bien, nous semble-t-il, la limite kantienne du sens et du rôle, tout à la fois, du négatif, qui ne constitue pas encore, en tant qu'auto-négation ou négation de soi, le cœur même du positif, et, par conséquent, de ce positif lui-même. Les thèmes novateurs de l'article kantien de 1763 sont bien connus. Si les logiciens n'ont considéré que l'opposition logique ou contradiction, destructrice d'un être qui serait à la fois A et non-A, tandis que les mathématiciens ont utilisé l'opposition réelle, qui fait annuler, dans un être cependant subsistant, un facteur + A par un facteur - A, mais dans le milieu des objectivités seulement idéales, l<ant découvre une telle opposition réelle dans le monde réel, naturel ou humain, physique ou moral. Ainsi, le repos, qui, en son sens, est la négation, comme absence ou défaut (un nihil negativuJ1t)du mouvement, peut, envisagé dans sa réalité, en être la privation (un nihil POSITIF ET NÉGATIF CHEZ KANT 19 privativlan), pour autant que l'effet produit dans un être par une certaine force motrice est supprimé par l'effet qu'y produit une autre force motrice, en elle-même aussi positive que la première, mais agissant selon une direction opposée, et que l'on peut donc appeler négative relativement à celle-là, dite corrélativement positive. L'être en question n'est pas dissous en un rien, comme s'il se contredisait en étant à la fois en mouvement et en repos, mais il est quelque chose dont le mouvement seul est réduit à zéro. Si, de la sorte, ce qui résulte de la négation comme opposition logique est un négatif qui n'est pas, qui n'est rien, ce qui résulte de la négation comme opposition réelle est un être négatif, un négatif proprement dit, simplement privé d'une détermination en raison de l'annulation réciproque de leurs effets par deux principes réels opposés, également positifs en eux-mêmes, bien qu'on appelle l'un des deux le principe négatif. Le négatif est le positif sur son mode négatif: la répulsion est une attraction négative, le froid une chaleur négative, le déplaisir un plaisir négatif, le démérite un mérite négatif, le mal un bien négatif, la mort une naissance négative, etc. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que le résultat négatif de l'opposition du négatif au positif, comme opposition du positif en tant que positif à lui-même en tant que négatif, par là comme opposition interne à ce qui est fondamentalement positif, soit lui-même positif. Le réel n'est ainsi, pour Kant, tel, positif comme vraiment posé, qu'en tant qu'il est le négatif issu du rapport d'opposition entre un positif et un négatif. La matière, réalité élémentaire, n'est fixée que comme le produit de la synthèse par laquelle la force attractive et la force répulsive, qui, livrées chacune à elle-même, dissoudraient le réel, la première en l'idéalité d'une punctiformité de plus en plus intensive et de moins en moins étendue, la seconde en celle d'une expansion spatiale de plus en plus désagrégée, se limitent et se nient réciproquement. Quant au monde, en sa réalité totale, il est luimême, précisément en tant qu'il est, dans son être identique à soi, dans son état, comme support de son devenir et de sa vie, le résultat de l'équilibre que se font ses principes positifs et ses principes négatifs, en leur opposition actuelle et potentielle: « Tous les principes réels de l'univers, si l'on additionne ense1Jlbleceux qui sont en accord et si l'on soustrait les uns des autres ceux qui sont opposés les uns aux autres, donnent un total qui est égal à zéro. Le tout du monde est, en lui-même, un 20 BERNARD BOURGEOIS néant [...] »1. Bref, le négatif, en son sens redoublé, par là confirmé, d'unité synthétisante ou totalisante négative de la relation d'opposition du négatif et du positif, est un principe constitutif de la réalité en tant qu'elle est envisagée en sa concréité déterminée: pour autant que la négation est arrachée au néant en étant détermination, la détermination de la réalité est négation, le négatif est érigé en principe ontologique. Mais un tel principe de la philosophie, en sa destination théorique de connaissance de l'être vrai, est aussi un principe d'elle-même en sa destination pratique. En tant qu'elle ne vise plus la connaissance de l'être de l'objet, mais l'appréciation de la bonté du sujet, la philosophie prend en effet en considération la négation impliquée dans l'affirmation de celle-ci. L'homme moralement bon n'est pas celui dont le vouloir est immédiatement, naturellement, identique au contenu de la loi morale, l'absence d'une telle identité naturelle étant elle-même purement naturelle (ainsi qu'il en serait chez l'animal) et, par conséquent, dénuée de toute détermination morale. Puisque le vouloir bon se veut nécessairement tel, l'absence d'un tel vouloir est elle-même voulue dans une opposition réelle au bien, et sa présence s'accomplit dans le combat contre le vouloir récusant le bien. L'omission prétendue du bien est donc son rejet et le bien moral, la positivité du bien, est la négation active du mal, en tant que ce dernier est la négation active du bien. Or, au moment où Kant élabore cette première théorie de l'efficace du négatif, il semble bien considérer que le résultat pratique global, dans le monde, de la relation d'opposition du bien et du mal, est, lui aussi, un résultat négatif, au sens de nul. Mais, déjà, une telle appréciation générale du sens négatif du positif est en passe d'être relativisée. L'homogénéisation que Kant opère encore, en sa période pré-critique, du théorique et du pratique, c'est-à-dire de ce qui, en sa vérité, sera renvoyé par les grandes critiques, pour ce qui est du premier, à l'entendement constructeur de l'objectivité phénoménale et, pour ce qui est du second, à la raison affirmant le sujet du noumène, se fait, conformément à la perspective traditionnelle, au profit de l'entendement théorique. Le traitement du négatif prend donc 1 Kant, Versuch} den BegriJJder negativen Grôf3en in die We/tweisheit eini.!'führen,in Kants Werke [KW'], Akademie Textausgabe, p.197. Band II, réed. \Valter de Gruyter, Berlin, 1968,