Réflexions méthodologiques numéro 3
30 juillet 2013
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Par Nathalie Boucher, doctorante INRS-UCS
Réflexions suite à une rencontre avec Alessandro Duranti.
Les multiples façons (et les plaisirs!) de faire du terrain
En décembre 2009, après presqu’un an de terrain à Los Angeles pour ma recherche de doctorat,
j’ai rencontré Alessandro Duranti, professeur au département d’anthropologie de l’University of
California, Los Angeles. Je souhaitais soumettre à son expérience mes propres stratégies de
collectes de données; il est un spécialiste des interactions verbales et non-verbales chez les
Samoans, je m’intéresse aux interactions non-verbales dans les espaces publics. Duranti, malgré
son horaire chargé de doyen, s’est montré intéressé par mon travail et m’a offert plusieurs
pistes de réflexion. Mais il s’est montré surpris, me sceptique, par ma méthodologie, qui ne
comprenait aucune caméra vidéo, aucun appareil photo, seulement le bon vieux crayon à mine
et un carnet de note.
J’expose ici la réponse imaginaire que je lui ai souvent faite depuis. Elle comprend une mise en
contexte des méthodologies utilisées pour capter les interactions sociales en milieu urbain, les
exigences des universités québécoises en matière d’éthique et les avantages et inconvénients
des méthodes de recherche impliquant du matériel audio-visuel ou seulement la bonne vieille «
mitaine » qui fut ma méthode de prédilection.
Les recherches classiques portant sur les interactions dans les lieux publics ont souvent
bénéficié soit d’une équipe de recherche énorme, d’un temps infini, ou d’un matériel audio-
visuel impressionnant. Le grand maître des recherches sur les espaces publics de New York et de
Tokyo, Whyte (1980) était accompagné, durant les huit années de sa recherche, par une équipe
d’étudiants. Pour son étude, moins ambitieuse, Placencia (2004) a enregistré (audio) 80
interactions dans deux commerces d’un quartier résidentiel de Quito, en Équateur pour
comprendre les interactions entre commerçants et clients. Duranti lui-même (1992; 1994)
possède du matériel vidéo et audio qu’il a réalisé lors de ses séjours à Samoa entre 1978 et
1989, et qu’il a analysé sous différents angles depuis, mais toujours en lien avec le langage
comme pratique culturelle.
Autre époque, autres mœurs. À Los Angeles, de septembre 2008 à décembre 2009, j’ai fait plus
d’une centaine d’heures d’observation, détaillé une quarantaine d’interactions, le tout sans
caméra, sans appareil photo, sans enregistreuse. Seule et sans caméra, mon emploi du temps a
été soumis aux conditions météo, aux heures d’ensoleillement, aux différents événements tenus
dans les espaces publics retenus. Seule et sans assistant, j’ai effectué moi-même toutes les
autres tâches connexes liées à la recherche de terrain. Être partout à la fois, voilà le fardeau de
l’ethnologue sur le terrain, comme le notait si bien Lévi-Strauss au retour de la forêt
amazonienne :
Il faut être levé avec le jour, rester en éveil jusqu’à ce que le dernier indigène se
soit endormi et même, parfois, guetter son sommeil, s’appliquer à passer
inaperçu en étant toujours présent; tout voir, tout retenir, tout noter, faire
montre d’une indiscrétion humiliante, mendier les informations d’un gamin
morveux, se tenir toujours prêt à profiter d’un instant de complaisance ou de
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laisser-aller; ou bien savoir, pendant des jours, refouler toute curiosité et se
cantonner dans la réserve qu’impose une saute d’humeur de la tribu. (Bonte et
Izard, 2000: 471 qui citent ; Lévi-Strauss, 1985)
L’angoisse d’être partout à la fois est encore plus oppressante en ville. Bourgois (2003) en a fait
l’expérience dans sa célèbre ethnographie des Portoricains de East Harlem. Sa recherche
consistait à décrire l’expérience de l’économie-politique, la pauvreté et de la ségrégation
ethnique au cœur de la ville la plus riche au monde. En plus des entrevues avec les élus locaux et
la participation aux réunions institutionnelles, il a fait de l’observation des vendeurs et
toxicomanes, et des entrevues avec leur conjoint, amoureux, parents. Il les a accompagnés en
visite chez leur famille, il a participé aux fêtes et aux réunions plus intimes. Il a passé environ
trois nuits par semaine (donc plusieurs centaines au total) à enregistrer des conversations et des
récits de vie dans la rue et dans les crackhouses. Sa recherche a duré près de 5 ans, entre 1985
et 1990 environ.
L’apport des recherches comme celles de Whyte et Bourgois est capital à la recherche en milieu
urbain. Le temps, le travail d’équipe et le matériel audio-visuel sont des atouts majeurs dans la
réalisation de ces recherches. Pour la thèse, le temps et le travail d’équipe ne sont pas des
cartes que j’avais en main. Et le matériel audio-visuel non plus, pourtant tellement utile dans la
« maîtrise visuelle de l’ordinaire » (Winkin, 2001: 166), pour la captation continue des détails
micro, comme les regards et les mouvements du corps, qui composent les interactions. Toute la
base de la recherche en kinésie repose sur des enregistrements visuels et des photographies
(Bateson, 1981; Birdwhistell, 1970; Mead et Cooke Macgregor, 1951). L’enregistrement vidéo
d’un espace public permet de saisir l’occupation de l’espace dans son ensemble selon les
périodes de la journée d’une manière plus objective que lorsque le chercheur fait partie des
occupants et que sa place dans l’espace est soumise aux conditions de terrain (trop de soleil,
inconfort pour la prise de note, voisin de banc désagréable, etc.). Le matériel ainsi collecté peut
non seulement être analysé à satiété a posteriori, comme l’a fait Duranti, mais il peut servir à
clairement illustrer les comptes rendus. Il est à parier que Boas et Malinowski, premiers grands
anthropologues, auraient apprécié les technologies d’aujourd’hui, considérant que le temps et
les coûts de déplacements étaient plus élevés alors, rendant les données collectées d’autant
plus précieuses.
Seulement aujourd’hui, les projets de recherche universitaires sont soumis à des comités
d’éthique via un long formulaire qui contrôle le bon déroulement des études avec les « sujets
humains » : quels sont les risques et avantages qu’ils encourent à participer à la recherche? De
quelle façon sont-ils informés du projet? Comment consentent-ils à y participer? Comment les
données fournies seront protégés? etc. Utiliser du matériel audio-visuel pose problème ici car,
selon le formulaire du comité d’éthique : « Les sujets pressentis pour participer à une recherche
doivent avoir donné par écrit, sans contrainte, manipulation ou influence, un consentement
libre et éclairé. Le consentement doit être réitéré pendant toute la durée du projet ». En
consentant à participer à la recherche, le « sujet humain » reconnaît que le respect de sa vie
privée n’est pas atteint de façon dommageable, car, toujours selon le formulaire : « La
confidentialité et le respect de la vie privée sont des valeurs fondamentales faisant consensus
auprès de la communauté scientifique. Au Canada, le droit à la vie privée est d’ailleurs inséré
dans la constitution comme un droit fondamental et est protéautant par les lois provinciales
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que fédérales. Au Québec, la charte des droits et liberté ainsi que le code civil protègent la vie
privée des citoyens ».
Cela renvoie à la célèbre cause Aubry c. Éditions Vice‐Versa Inc. (Canada, 1998), entendue à la
Cour suprême du Canada en 1998
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. Néanmoins, le sujet de ma recherche étant réellement les
interactions, les personnes et leurs intentions dans l’espace public, je me voyais devoir
outrepasser leur droit à la vie privée, sans avoir une grande marge de manœuvre pour
l’obtention de leur consentement. J’ai donc sciemment entrepris la collecte de données à l’aide
d’un bon vieux crayon et d’un cahier d’observation. L’objectif était d’y aller à fond dans la
collecte de données à l’ancienne, et ainsi vivre les avantages et les inconvénients. Ai-je perdu au
change ?
Pour la cartographie des usagers et de leurs comportements au sein des espaces publics, j’ai
développé une technique rapide de prise de note. Le sexe, la « race », l’âge et la représentation
sociale ont été abréviés. Par exemple FB40W signifie Femme Blanche de 40 ans White Collar. Les
activités se résument en quelques mots : lit, discute, méditent.
Exemple de cartographie des activités.
Watercourt, California Plaza, 27 septembre 2009, 8 h 30
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Une jeune femme a été prise en photo sur les marches d’un escalier, à Montréal, par un photographe qui a ensuite
vendu la photo au magazine Vice-Versa. Malgré le fait que la photo est loin de l’humilier, la jeune femme intente une
action. La Cour suprême lui donne raison, mais donne des conditions : il est permis de prendre des photos de
n’importe qui, mais pas de les publier sans leur permission. Cela est cependant autorisé dans trois situations 1) droit
du public à l’information (exemple : un accusé d’acte criminel); 2) la personne n’est qu’un accessoire dans l’image
(exemple : photo d’un monument avec un passant) ; 3) si la personne est prise dans le contexte général (exemple :
lors d’un événement public).
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Je consacrai à cette prise de notes environ une vingtaine de minutes à chaque période
d’observation. Les espaces publics étaient assez grands et bien sûr, pendant que je parcourais
disons le coin sud-ouest, des changements pouvaient avoir eu lieu dans le coin nord-est. Mais en
dehors des périodes charnières (juste avant le début d’un concert, ou lors de la fermeture d’un
marché public par exemple), les changements d’occupation et de représentations sont mineurs.
Poser une caméra qui aurait fil24 heures sur 24 les mouvements dans les espaces publics
m’aurait fait gagner du temps (j’aurais pu être ailleurs, peut-être même dans le parc en question
pour faire des observations et ainsi filmer l’impact de ma présence) et aurait offert un condensé
de détails sur le contexte. Je pense notamment aux déplacements des usagers d’un parc selon
les endroits ensoleillés et ombragés mouvant au fil de la journée. La position du soleil n’est pas
nécessairement considérée dans la prise ponctuelle de notes ; pourtant, le soleil est une valeur
ajoutée (surtout à L.A.!). À moins de 30⁰C (90⁰F) les gens s'assoient au soleil, sinon ils cherchent
l'ombre (Whyte, 1980: 40, 44).
Cependant, la quantité de matériel et d’informations générées par de tels outils est immense
mais le temps d’analyse n’est pas toujours infini. En prenant moi-même les notes alors que je
me trouvais dans l’espace public étudié, j’ai pu détailler la technique de collecte de données,
mais j’ai également été forcée de préciser mon objet d’étude afin de rendre mes heures
d’observations les plus rentables possibles. Mon objectif n’était pas l’étude des espaces publics
et leur aménagement, contribution déjà faite par Whyte d’une façon riche et détaillée ; je
cherchais plutôt à étudier les gens entre eux, leur rapport les uns aux autres, les gens par
rapport aux gens.
Technique du silhouettage (Winkin, 2001: 171)
Pour l’observation des interactions, Winkin propose la technique du silhouettage, qui consiste à
faire une esquisse des acteurs en action (Winkin, 2001: 166). Mais outre le talent requis pour le
dessin, l’attention du chercheur se détache des sujets le temps de tracer l’esquisse.
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J’ai développé, pour un projet de recherche auquel j’ai participé (Boudreau, Boucher et Liguori,
2009), une technique de dessin qui opérationnalise les concepts proposés par Goffman pour les
interactions. Cette technique, appelé Humpty Dumpty (personnage ovoïde éponyme d’une
comptine anglaise) est plus simple et plus rapide à réaliser que le silhouettage, bien que plus
simpliste et sommaire.
Exemple de la technique Humpty Dumpty.
Autobus 720, 13 juin 2006, Los Angeles.
La proximité des autres usagers est un avantage non négligeable dans l’observation des
interactions dans les lieux publics. En prenant des notes, j’ai pu me déplacer aisément et
discrètement pour observer les « sujets humains », toujours en mouvement. Leurs paroles et
discussions, éléments précieux de l’interaction, m’étaient accessibles. Mes propres interactions
alors que j’étais « sous couvert » avec les utilisateurs m’ont apporté de précieux
éclaircissements sur eux, sur moi en tant qu’utilisatrice, et sur eux en tant qu’utilisateurs.
En étant sur place, parmi les utilisateurs, j’ai pu faire une immersion totale de l’expérience
cue par les utilisateurs. Mes cinq sens étaient sollicités dans la détection de l’ambiance des
lieux. Un banc inconfortable, une section malodorante ou un voisin bruyant sont des éléments
qui influencent l’utilisation des espaces publics et les rapports entre les usagers, et qui ne sont
pas nécessairement perceptibles dans une vidéo.
Creswell et Duranti reconnaissent que les inconvénients du matériel audio-vidéo sont
considérables. Les enregistrements peuvent être difficiles à interpréter, d’autant plus que tout
n’est pas enregistré, ni enregistrable (Creswell, 2002: 187; Duranti, 1992: 665). Aussi, la
présence de la caméra peut gêner les participants. L’autre difficulté liée à l’utilisation de ce
matériel est celle, moins importante, du transport. Les terrains d’étude étant parfois éloignés et
compliqués à atteindre, il peut être encombrant et coûteux d’utiliser cette méthode de collecte
de données qu’est l’audio-visuel. Les risques que le matériel soit volé ou abimé lorsqu’utilisé en
public sont non-négligeables.
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