Réflexions méthodologiques numéro 3
30 juillet 2013
laisser-aller; ou bien savoir, pendant des jours, refouler toute curiosité et se
cantonner dans la réserve qu’impose une saute d’humeur de la tribu. (Bonte et
Izard, 2000: 471 qui citent ; Lévi-Strauss, 1985)
L’angoisse d’être partout à la fois est encore plus oppressante en ville. Bourgois (2003) en a fait
l’expérience dans sa célèbre ethnographie des Portoricains de East Harlem. Sa recherche
consistait à décrire l’expérience de l’économie-politique, la pauvreté et de la ségrégation
ethnique au cœur de la ville la plus riche au monde. En plus des entrevues avec les élus locaux et
la participation aux réunions institutionnelles, il a fait de l’observation des vendeurs et
toxicomanes, et des entrevues avec leur conjoint, amoureux, parents. Il les a accompagnés en
visite chez leur famille, il a participé aux fêtes et aux réunions plus intimes. Il a passé environ
trois nuits par semaine (donc plusieurs centaines au total) à enregistrer des conversations et des
récits de vie dans la rue et dans les crackhouses. Sa recherche a duré près de 5 ans, entre 1985
et 1990 environ.
L’apport des recherches comme celles de Whyte et Bourgois est capital à la recherche en milieu
urbain. Le temps, le travail d’équipe et le matériel audio-visuel sont des atouts majeurs dans la
réalisation de ces recherches. Pour la thèse, le temps et le travail d’équipe ne sont pas des
cartes que j’avais en main. Et le matériel audio-visuel non plus, pourtant tellement utile dans la
« maîtrise visuelle de l’ordinaire » (Winkin, 2001: 166), pour la captation continue des détails
micro, comme les regards et les mouvements du corps, qui composent les interactions. Toute la
base de la recherche en kinésie repose sur des enregistrements visuels et des photographies
(Bateson, 1981; Birdwhistell, 1970; Mead et Cooke Macgregor, 1951). L’enregistrement vidéo
d’un espace public permet de saisir l’occupation de l’espace dans son ensemble selon les
périodes de la journée d’une manière plus objective que lorsque le chercheur fait partie des
occupants et que sa place dans l’espace est soumise aux conditions de terrain (trop de soleil,
inconfort pour la prise de note, voisin de banc désagréable, etc.). Le matériel ainsi collecté peut
non seulement être analysé à satiété a posteriori, comme l’a fait Duranti, mais il peut servir à
clairement illustrer les comptes rendus. Il est à parier que Boas et Malinowski, premiers grands
anthropologues, auraient apprécié les technologies d’aujourd’hui, considérant que le temps et
les coûts de déplacements étaient plus élevés alors, rendant les données collectées d’autant
plus précieuses.
Seulement aujourd’hui, les projets de recherche universitaires sont soumis à des comités
d’éthique via un long formulaire qui contrôle le bon déroulement des études avec les « sujets
humains » : quels sont les risques et avantages qu’ils encourent à participer à la recherche? De
quelle façon sont-ils informés du projet? Comment consentent-ils à y participer? Comment les
données fournies seront protégés? etc. Utiliser du matériel audio-visuel pose problème ici car,
selon le formulaire du comité d’éthique : « Les sujets pressentis pour participer à une recherche
doivent avoir donné par écrit, sans contrainte, manipulation ou influence, un consentement
libre et éclairé. Le consentement doit être réitéré pendant toute la durée du projet ». En
consentant à participer à la recherche, le « sujet humain » reconnaît que le respect de sa vie
privée n’est pas atteint de façon dommageable, car, toujours selon le formulaire : « La
confidentialité et le respect de la vie privée sont des valeurs fondamentales faisant consensus
auprès de la communauté scientifique. Au Canada, le droit à la vie privée est d’ailleurs inséré
dans la constitution comme un droit fondamental et est protégé autant par les lois provinciales