« Le statut des qualités dans la philosophie moderne »

UNIVERSITÉ PARIS XII – CRETEIL
U.F.R. DE PHILOSOPHIE
THESE
Présentée et soutenue par
SONIA BRESSLER
« Le statut des qualités dans
la philosophie moderne »
Sous la direction de Madame Le Professeur Claudine Tiercelin
JURY
Monsieur, le Professeur Yves Michaud de l’Université de Rouen (Président)
Monsieur, le Professeur Jean-Pierre Cléro de l’Université de Rouen
Madame, le Professeur Dominique Berlioz de l’Université de Rennes
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Avant-propos
“ Qu’est-ce que dire ? ” Telle est la question qui a motivé mon cursus en philosophie.
Sous une apparente simplicité, cette question se métamorphose en véritable(s)
interrogation(s).
Pour qu’il y ait un “ acte de langage ”, il faut, au moins, deux actes conjoints : parler
et entendre. Ayant fait l’expérience du coma, j’ai pu remarqué que ces deux actes
même combinés ne suffisent pas. A mon veil, des personnes me parlaient, je les
entendais. Mais aucun mot ne résonnait en moi. Pourtant, j’entendais bien les mots
prononcés. Les mots prononcés et entendus, n’avaient, pour moi, aucun sens. Pour
dire, pour qu’il y ait “ acte de dire ”, il doit y avoir un sens. Mais d’où s’origine le
sens ?
Depuis mon mémoire de maîtrise sur La question différentielle entre Locke et
Leibniz, je n’ai cessé d’approfondir ces questions. D’une certaine façon, je suis
arrivée au schéma suivant :
Pensée (produit combiné Esprit + corps) acte de langage (potentiel)
Mais qu’est-ce que la pensée ? Un amalgame d’idées, une sorte de matière
impalpable ou bien un combiné d’expériences et de concepts ?
A l’issue de mon DEA (sur Les Qualités dans l’Essai concernant l’entendement
humain de John Locke), j’ai compris que le mystère central de l’ensemble de ces
questions reposait sur l’analyse précise et la prise de position philosophique sur le
statut des qualités. Les qualités, en tant qu’elles désignent toute propriété qui peut
être affirmée ou niée par un sujet, sont au centre de la question de la connaissance.
Aristote en fait même une des dix catégories fondamentales qui permettent de définir
ce qui est. La qualité désigne la manière d’être d’une chose (noire, sucrée, amère,
etc.). Toute qualité se rattache à une substance et la différencie. Les qualités entrent
en relation les unes avec les autres. Ces relations sont la contrariété (entre le chaud et
le froid), la ressemblance (entre amer et âcre), la dissemblance (entre chaud et tiède),
la quantité (entre cher et bon marché). A travers ces relations, les qualités se
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définissent les unes par rapport aux autres. Elles sont donc relatives. Mais les qualités
ne sont-elles pas également relatives au sujet qui en prend conscience ?
Il nous est impossible de poser cette question sans évoquer la polémique entre
Goethe
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et Newton autour des couleurs. Qu’est-ce que voir ou percevoir une
couleur ? Contrairement à Newton, Goethe fait de la lumière une entité
indécomposable. Les couleurs ne proviennent donc plus de la composition de la
lumière. Et la lumière en est leur condition première d’existence.
Nous verrons, plus précisément, son opposition à Newton au cours du premier
chapitre. Mais ce que Goethe souligne ainsi ce sont d’importants effets de contraste
des couleurs. Il s’agit d’ombres projetées par des lumières colorées, qui semblent de
la couleur complémentaire de celle de la lumière. Ce phénomène est d’ailleurs le
point de départ de la théorie du rétinex de la vision colorée d’Edwin Land.
Comme le remarque Descartes (cf. Les Principes de la Philosophie) “ parmi les
qualités ou attributs, il y en a quelques-uns qui sont dans les choses mes et
d’autres qui ne sont qu’en notre pensée ”.
Locke approfondit ces distinctions. Il met en évidence deux sortes de qualités : les
qualités premières inséparables de la matière, telles que la forme ou l’étendue, et, les
qualités secondes dépendant de notre sensibilité, telles que la couleur et l’arôme.
Partant de cette analyse mon premier schéma pour tout acte de langage devait se
compléter :
Objet extérieur (doué de qualités premières indiscutables) Perception des qualités
p
remières (par le corps) Perception de ces mêmes qualités par l’esprit
Production d’une pensée et/ou d’un acte de langage
Seulement dans ce schéma, je perdais la place même des qualités secondes. les
situer ? Dans l’objet, dans le sujet percevant ou bien dans un entre-deux ?
L’hypothèse est celle d’un entre-deux. D’une part parce que les situer uniquement
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Cf. Goethe, Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs, trad. De Maurice Elie, éd. Presses
Universitaires du Mirail, coll. « philosophica », 2003
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dans l’objet perçu serait rendre possible l’objectivité pure. Ceci est bleu, ou ceci est
bien vert. Si je le perçois comme tel, alors tout le monde doit en faire autant. Ce
serait ne laisser aucune place à l’erreur ou à l’illusion. D’autre part, instituer les
qualités secondes uniquement dans le sujet percevant, serait rendre tout subjectif.
Deux individus ne perçoivent jamais le même objet, même si de fait ils regardent le
même objet. Tout dépendrait ainsi du point de vue. Nous devons aller plus loin et
dépasser cette opposition qui ne va pas sans rappeler celle entre le réalisme et
l’idéalisme.
Le réalisme logique s’oppose, en effet, au nominalisme
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. D’un côté, les noms sont
des entités, de l’autre des abréviations qui signent collectivement des particuliers.
Le réalisme métaphysique a pour antithèse l’idéalisme, que Berkeley désigne comme
immatérialisme et qui consiste à nier l’existence d’une matière des corps,
indépendante de nos perceptions. D’autre part, le matérialisme, entendu comme
réalisme physique, doit comporter un postulat supplémentaire : il identifie matière et
réalité sans être capable d’élucider la nature de la matière.
Les théories platoniciennes qui attribuent aux idées formes une réalité indépendante
(tant des substrats qui les portent que des individus qui en acquièrent une
connaissance), sont considérées à la fois comme un idéalisme et un réalisme. La
transformation d’une entité logique en el doué d’existence (ailleurs que dans
l’esprit d’un sujet connaissant), est aussi nommée réalisme.
Le réalisme affirme que les concepts tels que ceux de substance, d’infini, de cause ne
sont pas seulement des déterminations mentales ou des produits de l’entendement. Il
admet cependant outre une substance universelle, un découpage de cette substance en
essences, donnant lieu à des substances particulières (ou individuation). L’idéalisme
critique les « abstractions réalisées », et ne voit pas que la science « réalise » des
concepts en supposant des atomes, des électrons, un espace-temps courbe, etc., avant
que m’expérience soit en mesure de trouver ces entités dans le monde physique. Ces
entités sont d’abord de nature virtuelle. Les idéalistes estiment les substances
inutiles, parce que inconnaissables et indéfinissables, faute de propriétés par quoi les
définir : nous ne connaissons que les rapports. En d’autres termes, réalisme et
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Cf. Largeault J., Enquête sur le nominalisme, éd. Nauwelaerts, Louvain, 1971
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idéalisme sont des thèses sur ce qu’il y a et des doctrines du rapport de la pensée et
de la réalité. Comme le souligne Louis Allix
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face au réel, au monde qui nous
entoure, nous pouvons adopter deux hypothèses : soit nous considérons que nous
voyons directement la réalité extérieure, soit nous considérons que la réaline nous
parvient que par un enchaînement causal complexe.
Nous interroger sur les qualités s’est donc à la fois nous situer dans une
problématique historique mais aussi la nécessité de dépasser cette opposition et
proposer une connaissance fondée sur deux sources de connaissance : l’expérience et
l’entendement. Et se demander si l’expérience sensitive n’est pas une connaissance
indirecte ?
J’en suis ainsi arrivée à considérer et à poser le schéma suivant :
Objet extérieur
Qualités secondes
Sensation
Perception des Qualités premières
Par le corps
Qualités secondes
(Faut-il ici parler des Troisièmes
Qualités comme le laisse envisager
Locke ?)
Sensation
Perception de ces qualités
Par l’esprit
Production d’une pensée, d’une idée
Acte de langage (concernant l’objet perçu)
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Cf. Allix L., Perception et réalité, essai sur la nature du visible, éd. CNRS éditions, coll. « CNRS
philosophie », Paris, 2004
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