« Le statut des qualités dans la philosophie moderne »

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UNIVERSITÉ PARIS XII – CRETEIL
U.F.R. DE PHILOSOPHIE
THESE
Présentée et soutenue par
SONIA BRESSLER
« Le statut des qualités dans
la philosophie moderne »
Sous la direction de Madame Le Professeur Claudine Tiercelin
JURY
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Monsieur, le Professeur Yves Michaud de l’Université de Rouen (Président)
Monsieur, le Professeur Jean-Pierre Cléro de l’Université de Rouen
Madame, le Professeur Dominique Berlioz de l’Université de Rennes
Avant-propos
“ Qu’est-ce que dire ? ” Telle est la question qui a motivé mon cursus en philosophie.
Sous une apparente simplicité, cette question se métamorphose en véritable(s)
interrogation(s).
Pour qu’il y ait un “ acte de langage ”, il faut, au moins, deux actes conjoints : parler
et entendre. Ayant fait l’expérience du coma, j’ai pu remarqué que ces deux actes
même combinés ne suffisent pas. A mon réveil, des personnes me parlaient, je les
entendais. Mais aucun mot ne résonnait en moi. Pourtant, j’entendais bien les mots
prononcés. Les mots prononcés et entendus, n’avaient, pour moi, aucun sens. Pour
dire, pour qu’il y ait “ acte de dire ”, il doit y avoir un sens. Mais d’où s’origine le
sens ?
Depuis mon mémoire de maîtrise sur La question différentielle entre Locke et
Leibniz, je n’ai cessé d’approfondir ces questions. D’une certaine façon, je suis
arrivée au schéma suivant :
Pensée (produit combiné Esprit + corps)
acte de langage (potentiel)
Mais qu’est-ce que la pensée ? Un amalgame d’idées, une sorte de matière
impalpable ou bien un combiné d’expériences et de concepts ?
A l’issue de mon DEA (sur Les Qualités dans l’Essai concernant l’entendement
humain de John Locke), j’ai compris que le mystère central de l’ensemble de ces
questions reposait sur l’analyse précise et la prise de position philosophique sur le
statut des qualités. Les qualités, en tant qu’elles désignent toute propriété qui peut
être affirmée ou niée par un sujet, sont au centre de la question de la connaissance.
Aristote en fait même une des dix catégories fondamentales qui permettent de définir
ce qui est. La qualité désigne la manière d’être d’une chose (noire, sucrée, amère,
etc.). Toute qualité se rattache à une substance et la différencie. Les qualités entrent
en relation les unes avec les autres. Ces relations sont la contrariété (entre le chaud et
le froid), la ressemblance (entre amer et âcre), la dissemblance (entre chaud et tiède),
la quantité (entre cher et bon marché). A travers ces relations, les qualités se
2
définissent les unes par rapport aux autres. Elles sont donc relatives. Mais les qualités
ne sont-elles pas également relatives au sujet qui en prend conscience ?
Il nous est impossible de poser cette question sans évoquer la polémique entre
Goethe1 et Newton autour des couleurs. Qu’est-ce que voir ou percevoir une
couleur ? Contrairement à Newton, Goethe fait de la lumière une entité
indécomposable. Les couleurs ne proviennent donc plus de la décomposition de la
lumière. Et la lumière en est leur condition première d’existence.
Nous verrons, plus précisément, son opposition à Newton au cours du premier
chapitre. Mais ce que Goethe souligne ainsi ce sont d’importants effets de contraste
des couleurs. Il s’agit d’ombres projetées par des lumières colorées, qui semblent de
la couleur complémentaire de celle de la lumière. Ce phénomène est d’ailleurs le
point de départ de la théorie du rétinex de la vision colorée d’Edwin Land.
Comme le remarque Descartes (cf. Les Principes de la Philosophie) “ parmi les
qualités ou attributs, il y en a quelques-uns qui sont dans les choses mêmes et
d’autres qui ne sont qu’en notre pensée ”.
Locke approfondit ces distinctions. Il met en évidence deux sortes de qualités : les
qualités premières inséparables de la matière, telles que la forme ou l’étendue, et, les
qualités secondes dépendant de notre sensibilité, telles que la couleur et l’arôme.
Partant de cette analyse mon premier schéma pour tout acte de langage devait se
compléter :
Objet extérieur (doué de qualités premières indiscutables)
premières (par le corps)
Perception des qualités
Perception de ces mêmes qualités par l’esprit
Production d’une pensée et/ou d’un acte de langage
Seulement dans ce schéma, je perdais la place même des qualités secondes. Où les
situer ? Dans l’objet, dans le sujet percevant ou bien dans un entre-deux ?
L’hypothèse est celle d’un entre-deux. D’une part parce que les situer uniquement
1
Cf. Goethe, Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs, trad. De Maurice Elie, éd. Presses
Universitaires du Mirail, coll. « philosophica », 2003
3
dans l’objet perçu serait rendre possible l’objectivité pure. Ceci est bleu, ou ceci est
bien vert. Si je le perçois comme tel, alors tout le monde doit en faire autant. Ce
serait ne laisser aucune place à l’erreur ou à l’illusion. D’autre part, instituer les
qualités secondes uniquement dans le sujet percevant, serait rendre tout subjectif.
Deux individus ne perçoivent jamais le même objet, même si de fait ils regardent le
même objet. Tout dépendrait ainsi du point de vue. Nous devons aller plus loin et
dépasser cette opposition qui ne va pas sans rappeler celle entre le réalisme et
l’idéalisme.
Le réalisme logique s’oppose, en effet, au nominalisme1. D’un côté, les noms sont
des entités, de l’autre des abréviations qui désignent collectivement des particuliers.
Le réalisme métaphysique a pour antithèse l’idéalisme, que Berkeley désigne comme
immatérialisme et qui consiste à nier l’existence d’une matière des corps,
indépendante de nos perceptions. D’autre part, le matérialisme, entendu comme
réalisme physique, doit comporter un postulat supplémentaire : il identifie matière et
réalité sans être capable d’élucider la nature de la matière.
Les théories platoniciennes qui attribuent aux idées formes une réalité indépendante
(tant des substrats qui les portent que des individus qui en acquièrent une
connaissance), sont considérées à la fois comme un idéalisme et un réalisme. La
transformation d’une entité logique en réel doué d’existence (ailleurs que dans
l’esprit d’un sujet connaissant), est aussi nommée réalisme.
Le réalisme affirme que les concepts tels que ceux de substance, d’infini, de cause ne
sont pas seulement des déterminations mentales ou des produits de l’entendement. Il
admet cependant outre une substance universelle, un découpage de cette substance en
essences, donnant lieu à des substances particulières (ou individuation). L’idéalisme
critique les « abstractions réalisées », et ne voit pas que la science « réalise » des
concepts en supposant des atomes, des électrons, un espace-temps courbe, etc., avant
que m’expérience soit en mesure de trouver ces entités dans le monde physique. Ces
entités sont d’abord de nature virtuelle. Les idéalistes estiment les substances
inutiles, parce que inconnaissables et indéfinissables, faute de propriétés par quoi les
définir : nous ne connaissons que les rapports. En d’autres termes, réalisme et
1
Cf. Largeault J., Enquête sur le nominalisme, éd. Nauwelaerts, Louvain, 1971
4
idéalisme sont des thèses sur ce qu’il y a et des doctrines du rapport de la pensée et
de la réalité. Comme le souligne Louis Allix1 face au réel, au monde qui nous
entoure, nous pouvons adopter deux hypothèses : soit nous considérons que nous
voyons directement la réalité extérieure, soit nous considérons que la réalité ne nous
parvient que par un enchaînement causal complexe.
Nous interroger sur les qualités s’est donc à la fois nous situer dans une
problématique historique mais aussi la nécessité de dépasser cette opposition et
proposer une connaissance fondée sur deux sources de connaissance : l’expérience et
l’entendement. Et se demander si l’expérience sensitive n’est pas une connaissance
indirecte ?
J’en suis ainsi arrivée à considérer et à poser le schéma suivant :
Objet extérieur
Qualités secondes
Sensation
Perception des Qualités premières
Par le corps
Qualités secondes
(Faut-il ici parler des Troisièmes
Qualités comme le laisse envisager
Locke ?)
Sensation
Perception de ces qualités
Par l’esprit
Production d’une pensée, d’une idée
Acte de langage (concernant l’objet perçu)
1
Cf. Allix L., Perception et réalité, essai sur la nature du visible, éd. CNRS éditions, coll. « CNRS
philosophie », Paris, 2004
5
Partant de ces considérations, il nous faut déterminer et délimiter, le champ de
l’expérience, voir si la question des qualités ne se pose qu’en tant que nous sommes
des sujets conscients.
Si comme le souligne D. C. Dennett (dans La conscience expliquée), cette question
des qualités “ ressemble à un vrai sac de nœuds ”. Il est vrai que choisissant, en
premier lieu, d’établir une analyse historique des considérations philosophiques sur
les qualités, je n’ai réussi à établir qu’un patchwork de conceptions sans de réelles
prises de position sur le sujet, ni même de clarté dans mon propos. Reconsidérant
cela, à partir de la règle cartésienne du cavalier perdu en forêt, j’ai choisi de
reprendre ma thèse afin de vous proposer clairement mon hypothèse : celle d’un
mouvement continu entre parler et entendre, entre le corps et l’esprit, entre nous et le
monde. Et c’est à une définition de ce mouvement que j’aimerais consacrer mes
futures recherches.
Il s’agit donc de vous présenter ici, dans le premier chapitre, une topologie des
qualités dans l’histoire de la philosophie. Il ressort de cette partie que depuis
Aristote, en passant par Galilée, Descartes, Berkeley, Hume, Locke, etc., que toutes
les recherches sur les qualités sont liées de près ou de loin à une recherche sur un
mouvement. Qu’il soit d’ordre extérieur, le mouvement de la terre, ou bien le
mouvement d’une intériorité (chez Aristote), le mouvement est une clef essentielle
de l’épistémologie moderne.
La seconde partie de ce mémoire sera donc consacrée à une épistémologie du
mouvement. Il est évident que toutes les sciences sont plus ou moins reliées à la
nature humaine. Même celles qui semblent s’en écarter y reviennent toujours d’une
façon ou d’une autre. Il est pratiquement impossible de dire quels changements et
quelles améliorations nous pourrions apporter dans toutes les sciences si nous avions
une connaissance complète des qualités, et si nous pouvions expliquer clairement la
nature des idées que nous employons et celle des opérations que nous accomplissons
dans nos raisonnements.
Ainsi les sciences, les mathématiques, la logique, la politique, la philosophie
dépendent de la connaissance de la nature humaine. Si nous voulons établir
clairement et solidement une connaissance de la nature humaine basée sur la question
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des qualités, il nous faut non rejeter la métaphysique mais bien constituer une
philosophie morale qui aurait pour base l’hypothèse des qualités et de leur lien avec
le mouvement.
Comment lier la philosophie morale à cette recherche sur les qualités et à cette
réflexion sur le mouvement ? A la lecture des œuvres de Hume, Locke, etc., j’ai pris
conscience de la contradiction qui fonde la morale : le caractère abstrait de la morale
est ce qui lui donne naissance, sa récusation éternelle est ce qui légitime le problème
moral.
La morale représente l’irruption de l’abstrait, de l’universel et de l’absolu dans le
concret, le présent et le contingent. Or, c’est précisément le concret qui suscite le
problème moral, exige le questionnement, le raisonnement et la théorisation. La
morale n’est pas figée, elle est une actualité constamment renouvelée. Dès que nous
sommes au cœur de l’action, nous rencontrons tous ces interrogations, ces
contradictions. C’est le concret qui demande pour ainsi dire de l’abstrait, une
réflexion morale, parce qu’il suscite des difficultés, conduit à des impasses.
Il est vrai que la philosophie morale offre un inconvénient que nous ne rencontrons
pas au travers des autres philosophies : lorsqu’elle recueille des expériences, elle ne
peut les produire à dessein, avec préméditation et de manière à répondre à toutes les
difficultés particulières.
La dernière partie de ce mémoire se propose de réunir et comparer des expériences.
Chaque expérience se nouera autour du mouvement. Quel rôle a-t-il ? Est-il
nécessairement lié à une extériorité ? N’est-il pas la dynamique de notre intériorité ?
Notre connaissance du monde ne se fonde-t-elle pas sur son rythme, sur le rythme
propre à chacun ?
Faut-il constituer le mouvement en science ? Autant
d’interrogations qu’il convient de soulever pour comprendre le rôle exact de notre
conscience dans notre rapport au monde, et définir notre propre identité.
7
Introduction
Evoquer, avec vous, le statut des qualités dans la philosophie moderne, c’est (sur la
base d’une analyse historique des qualités à travers les œuvres de différents
philosophes) mettre au point une théorie du mouvement dans laquelle s’origine la
connaissance humaine. La question à laquelle je tente de répondre est celle qui vise à
comprendre le rôle des qualités dans notre connaissance (consciente ou non) du
monde. Quel(s) sont/est leur(s) rôle(s) précis dans notre connaissance ?1
La
question des qualités est l’un des thèmes les plus anciens de l’histoire de la
philosophie. Enumérer, rechercher, expérimenter des textes qui, au fil des siècles, lui
ont été consacrés, provoquent une impression curieuse. Une première lecture et/ou
juxtaposition de recherches me poussent à constater que les mêmes questions
resurgissent, d’époque en époque, presque telles quelles. Nous verrons, à la lecture
de la modernité, que les réponses fournies par les neurobiologistes actuels, placées
sur un terrain philosophique, concernent des interrogations léguées par Platon,
Aristote, etc.
L’intérêt, pour ne pas dire la fascination, que suscitent de tels rapprochements ne
doivent pas masquer le caractère nécessairement myope de la méthode : la position
d’un problème n’est pleinement compréhensible que par son insertion dans le
système conceptuel qui l’engendre. C’est donc la prudence et l’attention qui doivent
guider l’abord de ce qui ne peut être qu’une recherche par certains auteurs. La
constance d’un questionnement masque bien une progression derrière des similitudes
troublantes. Seulement cette constance réside, au mieux, dans le détail des
raisonnements, lorsqu’elle ne fait pas appel à une somme d’éléments dont ce
mémoire ne peut, malheureusement, être le lieu.
D’autant que ce thème des qualités n’est pas strictement philosophique. Nous ne
saurions, sans manquer totalement sa dimension, l’aborder sous un jour
1
Ne sont-elles qu’une simple articulation entre un dedans (du sujet) et un dehors, entre une intériorité et une
extériorité ? Comment se compose cette articulation ?
8
exclusivement spéculatif. Cet aspect existe (il est fondamental), néanmoins il est
nourri par d’autres sources vives. Des enjeux épistémologiques, anthropologiques,
esthétiques, éthiques, etc. mais également une réflexion biologiques (trop souvent
occultée) ; sans celle-ci, il n’existe pas de questionnement sur les qualités, et ce dès
l’Antiquité.
C’est ainsi sous cet angle qu’il nous faut envisager l’évolution de la réflexion sur les
qualités jusqu’à nos jours. Nous ne raisonnons pas de la même manière lorsque nous
ignorons totalement les mécanismes matériels des sens, et lorsque nous savons ce
que sont un neurone ou une synapse. Comme nous le verrons, cela peut même nous
conduire à une forme d’abandon du terme de qualité qui nous occupe entièrement.
Deux facteurs limitent la portée de ce constat.
En premier lieu, l’état de la science d’un Aristote, ou, à plus forte raison, d’un
Descartes. Nous entendons par science non seulement l’avancement de leurs
connaissances biologiques, qui leur permettait (ou ne les empêchait pas) de poser des
questions parfaitement valides dans leur principe, si le détail peut aujourd’hui en
apparaître infime, mais également la finesse d’un raisonnement qui, partant d’une
stricte démarche déductive à partir de postulats non nécessairement biologiques, peut
parfois palier le manque d’informations concrètes.
En second lieu, l’état actuel des sciences. La neurobiologie, si prometteuse qu’elle
soit, n’est pas tant avancée qu’elle puisse trancher définitivement nombre
d’interrogations qui, pourtant, sont absolument fondamentales dans le problème qui
nous occupe.
C’est pourquoi la confrontation entre des philosophes et des scientifiques ne sera pas
ici ce joli conte auquel certains esprits contemporains voudraient bien croire. En
revanche elle nous permettra de porter atteinte à un autre mythe : celui d’une pensée
philosophique parfaitement autonome, dont l’enjeu suprême aurait toujours été
spéculatif ou métaphysique. La réflexion sur les qualités est d’emblée, chez les
présocratiques, biologique, en même temps que philosophique. Pour la simple raison
qu’ils ne concevaient pas la frontière entre les deux de la même manière que nous.
Aussi ai-je choisi, tout au long du parcours chronologique que dessine ce mémoire,
de mettre en regard des auteurs spéculatifs, avec d’autres plus techniques. Même si
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cela peut sembler déroutant, le thème des qualités illustre parfaitement cette évidence
qu’il n’est pas inutile de rappeler : la philosophie, bien au-delà de ses seuls enjeux
épistémologiques, entretient depuis ses origines des liens extrêmement étroits avec
l’ensemble des sciences. Il est toujours ardu et souvent vain de chercher à les
démêler (particulièrement dans la position d’un problème qui se situe au croisement
de questions métaphysiques ou spéculatives et biologiques, mathématiques ou
physiques) les aspects hérités des premières et ceux que les secondes ont charriés.
Cependant il ne s’agit pas de renverser le propos et de faire des interrogations les
plus abstraites concernant les qualités un simple prolongement de recherches
biologiques. Il est évident, à voir la manière dont cette question s’est forgée, que
l’aporie initiale, qui en fit l’une des grandes récurrences de la pensée philosophique,
n’est pas d’abord biologique. Elle est anthropologique ou épistémologique, sinon
simplement logique.
Ce paradoxe réside en des termes simples découverts au moins par Héraclite et
Parménide. Les qualités, par l’intermédiaire de la sensation, semblent le seul moyen
par lequel nous entrons en contact avec le monde extérieur. C’est le seul dont nous
puissions avoir une expérience directe – l’hypothèse d’un autre moyen n’étant
justifiée par aucune autre expérience concrète, quotidienne, il est à supposer qu’elle
n’a été émise qu’ a posteriori, en réponse précisément au problème que je vais
exposer. Elles paraissent donc comme les seules sources d’informations dont nous
puissions disposer sur ce monde extérieur en résonance avec notre intériorité.
Rien n’apparaît comme très problématique à ce niveau. Sauf si nous nous penchons
sur le caractère mouvant, changeant, de ces mêmes informations. Sans entrer dans le
détail et les éventuelles structures de ces changements, il est certain que nos
impressions sensibles diffèrent d’un individu à l’autre, d’un moment à l’autre. Autant
dire que nos sensations ainsi perçues ne sont ni éternelles, ni universelles. Mais les
qualités sont-elles une ou multiples ? Variables ou invariables ? Dit autrement, il
nous faut résoudre le paradoxe suivant : les qualités donnent lieu à des sensations qui
nous fournissent des objets changeants et des informations relatives, là où nos
connaissances sont constituées de propositions absolues concernant des objets
demeurant identiques. Une fois confrontés à cette contradiction, nous pouvons
commencer le travail qui consiste à sauver les qualités ou les sciences, si possible les
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deux. Par sauver, il faut entendre, ne pas frapper de nullité en décrétant que les
qualités ne nous livrent que du faux ou que toute vérité est un leurre.
Entre Qualia et Qualités
Le mot latin qualia (comme son singulier quale) est entré dans le vocabulaire
philosophique par analogie avec le terme quanta (dont le singulier est quantum). Le
quantum désigne une quantité. Déterminer un quantum suppose la référence à une
quantité d’énergie, de masse, de mouvement, etc. La notion de quale, quant à elle
désigne, comme son nom l’indique, le qualitatif. Indiquer ou désigner un quale, c’est
dire que quelque chose est comme – ceci implique parfois une référence irréductible
au caractère phénoménologique de notre expérience, à la manière dont les choses
nous apparaissent (en tant que nous sommes des sujets conscients). Des exemples de
qualia sont, par exemple, l’odeur d’un sous bois après la pluie, du café fraîchement
moulu, ou encore le goût d’un fruit, etc. Ces expériences ont un caractère
phénoménologique distinctif, que nous avons ressenti ou ressentons tous. Cependant,
malgré cette universalité de l’expérience, la plus grande difficulté demeure : celle
touchant à sa description.
Récemment, la recherche sur la nature, la phénoménologie, les origines possibles des
qualia est devenue un thème important de la philosophie de l’esprit. Plusieurs
théories à ce sujet sont repérables :
- Selon les réductionnistes, un qualia peut s’expliquer en totalité en terme d’événements
neurophysiologiques intra-cérébraux et de leurs interactions avec l’environnement.
- D’après l’épiphénoménisme, les qualia sont sous la dépendance causale – ou
contemporains – des événements intra-cérébraux, mais ne peuvent être identifiés à
eux.
- Pour le dualisme, les qualia sont indépendants du monde physique, et appartiennent au
domaine non physique ou par essence indépendant de l’esprit.
L’objet de ce mémoire ne se situe pas dans cette actualité, mais dans ce qui la soustend et la rend possible. Travailler sur le statut des qualités dans la philosophie
moderne, c’est expliquer historiquement et philosophiquement le passage des
11
qualités au terme de qualia. Ce glissement serait-il le signe de la ou d’une modernité
en philosophie ?
L’univers tel que le décrit la science moderne est surtout conçu en termes
quantitatifs. La masse, l’énergie, la vitesse, la longueur, la largeur et le poids peuvent
tous s’exprimer par des chiffres, ou quantités – sous forme de réponses à la question
quantum ? (C’est-à-dire combien ?). Cependant, notre expérience quotidienne nous
montre que nos descriptions sont le plus souvent qualitatives : elles répondent à la
question quale ? (Ou comment est-ce ?).
Des exemples de ces qualia, ou qualités sont la noirceur, la douceur, le sucré, la
fétidité, la stridence… Toutes appartiennent aux cinq types de ce qu’il convient de
nommer les “ qualités sensibles ” : respectivement la vision, le toucher, le goût,
l’odorat et l’audition. L’histoire de la philosophie repose sur la question de leur(s)
statut(s), c’est-à-dire sur celle de savoir si ces qualités sont réellement inhérentes aux
objets, ou si elles ne sont que des effets subjectifs internes à l’esprit de l’observateur.
John Locke1systématise, bien qu’il n’en soit pas à l’origine, la distinction entre les
qualités : il distingue les qualités premières, de celles dites secondes. Les qualités
premières rassemblent entre autres la forme, la grandeur et le nombre. Elles sont
supposées inhérentes aux objets, de sorte que nos idées de taille, de grandeur, etc., se
rapprochent des caractéristiques réelles des objets. Les qualités secondes (comme la
noirceur, le sucré) sont très différentes. Selon Locke, les idées que nous en avons ne
se rapprochent pas directement du caractère des objets eux-mêmes, mais sont
seulement le résultat de la manière dont les objets affectent nos sens par le
truchement de leurs qualités premières.
Certains philosophes demeurent méfiants vis-à-vis de cette distinction première /
seconde, soulignant que les attributs de couleur ne sont pas moins que les attributs de
taille fonction de règles de langage tout à fait directes et objectives, si bien qu’il est
aussi exact de dire que le soleil est “ réellement ” jaune que de dire qu’il est
“ réellement ” sphérique. Mais il demeure dans notre sensation de qualités comme le
1
Cf. An Essay concerning Human Understanding, édition Peter H. Niddich, Clarendon Pres Oxford 1975
Traduction par Coste (au XVIII° siècle) : Essai philosophique concernant l’Entendement Humain, édition Vrin,
quatrième tirage, 1994
12
jaune un caractère subjectif ou phénoménologique particulier qui semble dépendre en
partie de l’équipement sensoriel précis (dont nous sommes pourvus) – et qui n’est
pas identique chez tous les individus. Il est donc possible d’envisager que certains
individus ne disposent pas de cette notion “ jaune ”. Cette ligne de pensée conduit à
défendre l’idée qu’il existe, en fait, quelque chose de subjectif dans les qualités
sensorielles comme la noirceur et le sucré. Les notions de caractère “ carré ” ou
“ sphérique ”, au contraire, ne semblent pas liées de la même manière au “ mode ”
sensoriel particulier par lequel elles sont ressenties.
En dehors des questions touchant à la subjectivité, il existe une autre difficulté : des
qualités comme la noirceur ou le sucré peuvent-elles être utilement employées dans
les explications scientifiques ? Comme le souligne Robert Boyle1, si nous nous
demandons pourquoi la neige éblouit, s’entendre répondre qu’elle a la “ qualité de
blancheur ” n’apporte rien. Des accusations similaires de vacuité explicative sont
portées contre la théorie scolastique selon laquelle les corps tombent à cause d’une
qualité inhérente de gravitas, ou lourdeur. C’est pour ces raisons que Descartes2
insiste sur le fait que les explications scientifiques ne doivent rien évoquer en dehors
de ce que les géomètres nomment “ quantité ” - c’est-à-dire ce à quoi tout type de
division, de forme et de mouvement est applicable.
Certes cette approche s’est avérée fructueuse pour la physique, son application à la
psychologie apparaît plus controversée. Mais les qualités sensibles ne sont-elles pas
un élément inévitable du paysage psychologique ? Toute description explicative de
notre vie mentale doit, semble-t-il, pouvoir répondre à la question “ comment estce ? ”, pour nous de voir des couleurs, sentir des odeurs…Mon objet, au cours de ce
mémoire, est de démêlé cette trame entre qualia & qualités et ainsi mettre en
évidence que l’évolution de cette distinction repose sur l’histoire des sciences.
Travailler sur le statut des qualités c’est établir une épistémologie particulière : celle
du mouvement3. Avant d’en arriver à cette épistémologie du mouvement, il nous faut
dresser une topologie des qualités. Comment apparaissent-elles ou non dans la
1
En 1650 dans Works. Comme indiqué dans la bibliographie, je fais référence ici à l’édition en six volumes T.
Birch (qui date de 1772) – reprint Hidelsheim, Olms, 1965.
2
Cf. Les principes de philosophie
3
Mouvement du corps, mouvement de l’esprit, et plus encore mouvement de la matière.
13
structure des œuvres philosophiques ? Qu’est-ce que cela implique pour un
philosophe de traiter ou non des qualités ?
Développer ces questions, c’est rendre compte de notre rapport au réel. Quelles
qualifications donnons-nous au réel ? C’est cela qu’il convient de voir dans ce
premier chapitre.
Qualifier, c’est poser une différence, creuser un écart, introduire un ordre, c’est-àdire distinguer le préférable, orienter vers la perfection. C’est une activité finale. Et
nous pourrions définir l’être vivant comme l’être qui se meut selon ses fins, selon les
différences qu’il s’invente.
Ces différences nous les nommons, comme Husserl, des qualia, différences
qualitatives engendrées par des animalia1 et qui font qu’un monde devient quelque
chose de réel, quelque chose de sensible, c’est-à-dire de tangible, de visible,
d’audible, etc. En actualisant dans l’extériorité pure, somme infinie de différences
indifférentes, ce qui est nécessaire à l’entretien du vivant, la sensibilité engendre, fait
surgir, fait fulgurer une diversité de choses qui s’ordonnent alors en un monde.
Qualités & conscience
En guise de préambule, je tiens à dire quelques mots sur la conscience. Ce terme
provient du latin “ cum scientia ” ce qui signifie accompagné d’un savoir. Cette
étymologie suggère non seulement la connaissance de l’objet par le sujet, mais que
cet objet fait toujours référence au sujet lui-même.
Être conscient de ce qui nous entoure ou avoir conscience de nous-mêmes inclut de
façon générale une forme (même implicite) de rapport à nous-mêmes, qui peut
s’éprouver, soit dans l’ordre de la connaissance, soit sur le plan de l’éthique. Or, il ne
revient pas seulement aux philosophes d’avoir le privilège de l’expérience de cet
être-conscient, de cet avoir-conscience, de ce « devenir conscient ». Nous pouvons
tous l’éprouver, à chaque instant, de notre vie.
La conscience n’est pas plus une chose, une propriété ou une fonction qu’une faculté.
Elle n’est pas davantage une collection d’éléments fonctionnels comme le voulaient
Wundt. Elle n’est pas non plus, comme le voulait William James, une mouvante
multiplicité de “ données ”, “ d’états ” ou de “ contenus ”.
1
Cf. Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution ou Ideen II, éd. PUF, 1982. “ Animalia ” est
entendu ici comme “ corps propre animé ” et “ qualia ” pour aistheta, qualités sensibles.
14
La conscience est l’organisation dynamique et personnelle de la vie psychique. Elle
est cette modalité de l’être psychique par quoi il s’institue comme sujet de sa
connaissance et auteur de son propre monde. En ce sens, elle n’est pas, pour moi, un
phénomène réel. Elle est une propriété de chaque esprit, de chaque individu.
Par contre, le contenu de cette conscience est, me semble-t-il, influencé par la
société. Ma conscience est liée à mon éducation, mon environnement immédiat, etc.
En tant que propriété de l’esprit, la conscience est essentiellement un phénomène
biologique, une propriété exclusive du vivant. La conscience est un phénomène
soumis à la sélection naturelle – entièrement lié à l’évolution du vivant.
Au cours de ce mémoire, la notion de conscience sera abordée comme la doublure
invisible (qui rend visible) la question des qualités.
D’emblée, au cours de la
topologie des qualités, nous distinguerons trois grands champs notionnels de la
conscience :
- une acceptation théorique et rationaliste, portée par le paradigme de la connaissance
de soi, ou encore de ce qui se passe en nous-mêmes. Être conscient, c’est se
connaître soi-même.
- une dimension morale qui met l’accent sur le sentiment de notre intériorité et
culmine avec le sentiment de la certitude morale.
- Un point de vue pratique donne à la conscience le statut d’un potentiel. Toutes les
actions de la conscience peuvent et doivent s’éduquer selon deux grandes modes :
individuel et social.
Au cours du dernier chapitre, nous interrogerons notre définition de la conscience et
nous chercherons à établir ses liens avec une éventuelle extériorité, ses différents
rôles dans l’émergence de nos connaissances et ses différentes implications dans nos
actions.
Ce qui nous intéresse ici, ce sont les rapports de la conscience avec le monde, le
rapport qui existe entre le corps et l’esprit, entre leur unité et le monde. Nous vivons
dans un monde unique – à l’intérieur duquel, certains individus sont capables de
produire la conscience grâce à leurs systèmes nerveux centraux. La conscience en
tant que conscience relève (bien qu’elle existe à titre individuel) de la biologie. En
philosophie, ce qui nous intéresse ce sont ces liens avec le monde. En ce sens, je
15
récuse complètement la conception dualiste de Descartes – qui établit deux réalités
distinctes : celles des choses “ étendues ” et celle “ de la pensée ”. Nous vivons dans
un monde continu. C’est cette continuité que je vous propose d’explorer (au travers
de ce mémoire).
Un corpus philosophique au-delà de la modernité
Poser la question des qualités ne peut se faire à la simple lecture de la modernité, tant
elle semble justifier l’analyse de Husserl sur la crise des sciences européennes. En ce
sens, il m’a semblé justifier d’ouvrir mon corpus de recherches à de nombreux
auteurs n’appartenant pas à ce qu’il convient de nommer la modernité comme
période historique de la philosophie. Ce qui, en un sens, correspond à un des sens
définitionnel de la modernité.
La modernité n’est pas dialectique de l’histoire : elle est l’événement, le jeu
permanent de l’actualité, l’universalité du fait divers par le moyen des médias.
La modernité n’est pas la transmutation de toutes les valeurs, c’est la déstructuration
de toutes les valeurs anciennes sans leur dépassement, c’est l’ambiguïté de toutes les
valeurs sous le signe d’une combinatoire généralisée. Il n’y a plus ni bien ni mal,
mais nous ne sommes pas pour autant “ au-delà du bien et du mal ”1.
La modernité n’est pas la révolution, même si elle s’articule sur des révolutions
(industrielle, politique, de l’information, etc.). Elle est une sorte d’ombre ou de
parodie de la révolution manquée. A l’intérieur d’un monde renversé, elle accomplit
les tâches de la révolution : dépassement de l’art, de la morale, des idéologies, de la
mobilité, de l’abondance… Mais elle les accomplit sur le mode d’une révolution
permanente des formes, dans le jeu du changement, finalement dans un cycle où se
referme la brèche ouverte dans le monde de la tradition.
La tradition vit de continuité et de transcendance réelle. La modernité, ayant
inauguré la rupture et le discontinu, s’est refermée sur un nouveau cycle. Elle a perdu
l’impulsion idéologique de la raison et du progrès et se confond de plus en plus avec
le jeu formel du changement. Même ses mythes se retournent contre elle. Les idéaux,
1
Cf. la critique de la modernité que Nietzsche établit : Par-delà bien et mal, éd. Gallimard, coll. Folio-Essais,
traduit de l’allemand par Cornélius Hein, 1994
16
les valeurs humaines qu’elle s’était donnés lui échappent : elle se caractérise de plus
en plus par une transcendance abstraite de tous les pouvoirs. La liberté y est formelle,
le peuple y devient masse, la culture mode. Après avoir été une dynamique du
progrès, la modernité devient lentement un activisme du bien être. Son mythe
recouvre l’abstraction grandissante de la vie politique et sociale, sous laquelle elle se
réduit peu à peu à n’être qu’une culture du quotidien.
Qualités et Modernité : entre perception et action
En conséquence, parler des qualités, c’est toucher au premier problème de la
philosophie moderne. Celui, oserai-je dire, plus superficiel (en un premier temps),
puisqu’il se présente clairement et précisément à notre conscience mais aussi parce
qu’il est susceptible d’être problématisé abstraitement.
La formule du problème est assez simple : comment se fait-il qu’au lieu d’être
conscience de moi-même, je sois conscience d’univers, être incarné, sollicité par les
besoins et les tendances jusque dans ma pensée ? La nature de ce mouvement seraitelle uniquement centrifuge1? Comment se fait-il que le moi soit conscience du nonmoi et non conscience de soi2 ? Dans la philosophie moderne, c’est souvent Fichte
qui est présenté comme celui qui pénétrait le plus profondément cette dialectique. J.
Hyppolite remarque, à juste titre, qu’elle aussi très présente dans l’œuvre de Bergson.
D’après lui, il semble que l’Essai sur les données immédiates de la conscience3
montre que la conscience de soi est l’essence du soi, mais que, projeté dans le monde
et arraché à lui-même, le moi est conscience de son autre, c’est-à-dire de l’espace.
Cependant Bergson, au sein de cet essai, proteste contre cette déréliction et ce statut
aberrant. Et c’est sans doute, ce qu’il nous faut prendre pour point de départ de notre
réflexion. Il faut nous fonder, pour aborder le statut des qualités, sur un postulat que
vérifie une expérience pensée, et qui consiste à poser que, bien que la conscience soit
autre que le monde, son être consiste à être au monde4.
1
Comme le laisse à penser la théorie de Bergson dans Matière et Mémoire.
Comme le souligne Alexis Philonenko, en insistant sur la fonction de l’intersubjectivité, la formule moi
conscience du non-moi sans être seulement conscience de soi est erronée. Voir A. Philonenko, La liberté
humaine dans la philosophie de Fichte, 1980 (2ème éd.), p. 180.
3
Cf. Bergson, l’Essai sur les données immédiates de la conscience, éd. P.U.F, (5ème édition), 1993
4
Sans doute, nous faut-il préciser que ce In-der-Welt doit être entendu comme le veut Feuerbach et non pas au
sens de Hegel.
2
17
Réfléchir sur le statut des qualités dans la philosophie moderne, c’est donc débuter
par une analyse de la notion de qualité et donc d’incarnation comprise comme
expression de la conscience d’objet. Il ne s’agit pas de se révolter contre la
conscience d’objet. Il nous faut la comprendre. Cependant, il ne nous faut pas nous
arrêter là. Cette prise de position ne peut nous satisfaire puisqu’elle nous confronte à
un trop grand dualisme. Si nous nous en tenions là, il y aurait une opposition radicale
entre le monde et la conscience. Ce qui nous intéresse ici c’est le “ dans quelle
mesure y a-t-il ou non opposition ? ”.
Cette attention portée aux qualités, peut se traduire par une attention à la vie (dans
laquelle la conscience d’objet doit être entendue comme représentation ou peut-être
même comme Vor-stellung), et, doit se comprendre comme une opération (c’est-àdire un mouvement) liant la perception à la faculté d’action. Si nous percevons c’est
en vue d’agir et si nous agissons c’est parce que nous percevons1.
Le thème le plus essentiel de la métaphysique allemande, et dont seul Feuerbach
semble se détacher2, se fonde sur la constatation qu’au lieu d’être conscience de moi,
je suis conscience d’univers. Ce fait, cette limitation est toujours analysée comme
orientation de la conscience. Autrement dit, rien ne sort de la conscience, au point
même qu’elle s’aliène dans le monde. Tout doit donc être expliqué en termes de
conscience, et comme il nous est parfaitement impossible de faire sortir
l’inconscience de la conscience (et même l’inverse), la philosophie devient
arbitraire. Dans un célèbre passage (le Vom Ich), Schelling décrit le passage du moi
absolu au moi plongé dans un monde qu’il appelle aussi le non-moi dérive d’une
inexplicable chute3. Il est inutile de passer en revue l’ensemble de l’idéalisme
allemand. Toujours nous trouverons cette même recherche dans la conscience (saisie
à son plus haut niveau) le principe du passage à une conscience qui n’est que
conscience d’univers. Une telle démarche pourrait être qualifiée de mystique. Et, elle
est contraire aux perspectives de la philosophie comprise comme science et, partant
de la conscience, nous négligeons nécessairement la question de savoir si ce que
nous appelons la pure conscience de soi, ou encore cogito, est réellement possible.
1
Il nous faudrait ici réfléchir, voir si ce n’est pas là le lieu où s’origine la fondation philosophique de l’art. Sans
doute la perception est-elle détachée de l’action chez les artistes. Qu’implique une telle dissociation ?
2
Voir la magnifique démonstration de A. Philonenko dans La jeunesse de Feuerbach.
3
Cf. X. Tilliette, Schelling une philosophie en devenir, t. I, Paris, Vrin, 1970
Cf. X. Tilliette, L’Absolu et la Philosophie, Paris, P.U.F, 1987
18
Nous ne pouvons donc savoir si la présence de l’homme à ce qui constitue, en
principe, son être est effectivement réalisable.
Toute la problématique de ce mémoire est orientée par cette question, à laquelle je
réponds, en un sens, négativement. Car la force qui lie la faculté d’agir et celle de
percevoir est bien celle de la conscience. Cependant comme je l’ai déjà signalé dans
l’avant-propos, la conscience est un phénomène. En ce sens, il nous faut dépasser le
strict cadre de la conscience humaine (comme nous l’entendons communément). Il
s’agit davantage d’un mouvement entre les qualités entre une intériorité et une
extériorité supposées. Mouvement que nous sommes loin de dominer. Je ne suis pas
entièrement présente à moi-même, comme l’ont vu les idéalistes, mais non pas en
vertu, comme le veut Schelling, d’une inexplicable chute du moi absolu, mais parce
que nous sommes des êtres vivants qu’éloigne de soi l’attention que nous portons à la
vie, principe de la perception et de l’action, et il appartient à la philosophie et plus
encore à la métaphysique, conçue comme science des faits, de mesurer cet écart avec
nous-mêmes.
Que signifie cogito ? Rien si ce n’est : je suis présent à moi-même1. Comment puis-je
être présent à moi-même ? L’essentiel enseignement de Bergson, dans Matière et
mémoire, est que la présence, intellectuelle et morale, à soi ne peut pas se trouver
dans le présent, car notre présent est sensori-moteur, il exprime notre adhésion sans
faille à l’attention, à la vie qui ne cesse de nous écarter de nous-mêmes. Pour
reprendre J. Hyppolite2, au point de vue du soi, la dimension du présent est celle de
l’absence. Nous ne pouvons être présent à nous-mêmes (c’est-à-dire à soi) en étant
au monde et si pour le monde percevoir n’est qu’une occasion de se souvenir, par
rapport au soi, la perception signifie, en un certain sens, l’oubli3.
L’oubli possède deux significations. Il y a d’abord l’oubli des souvenirs personnels,
oubli que nous considérons comme normal et naturel, puisque vivre consiste à
1
Ce n’est pas ici le moment de discuter autour de l’élargissement du cogito cartésien, opéré par Malebranche,
jusqu’à la sphère du sentir (“ Je sens, donc je suis ”). La notion de présence a toujours été admise comme une
qualité du cogito.
Cf. M. Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons, éd. Aubier, Paris, 1953, t. I, p. 69 & Cf. M. Gueroult,
Malebranche, éd. Aubier, Paris, 1955, t. I, chap. II
2
Cf. J. Hyppolite, logique et existence, Paris, 1953.
3
En un certain sens seulement car l’oubli n’est jamais total.
19
vieillir, et que vieillir consiste à oublier. Il y a là, sans aucun doute, un fait qui nous
révolte, une inacceptable diminution de nos capacités. Chacun de nous éprouve ce
sentiment profond sans réaliser ce qui le justifie, nous jugeons la perte de nousmêmes qui s’exprime à travers lui comme une mutilation en soi peut-être inexistante,
mais qui n’est que trop cruellement ressentie. C’est ainsi que l’image des morts, tant
aimés, nous échappe en dépit de tous nos efforts pour la conserver. Bergson montre
que nous n’oublions rien en droit. Ce n’est pas là un des moindres services de sa
philosophie que de nous délivrer de ce sentiment (affreux) d’une mort que l’oubli
rend toujours plus vivace, si nous y pensons bien, puisque la perte est renouvelée, et
avec elle la torture. La seconde signification de l’oubli est la détermination
qu’impose l’habitude, pouvoir de simplification, qui, nous masquant l’originalité des
situations, nous autorise à vivre facilitant notre adaptation, puisque le nouveau est
déjà réduit à l’ancien. Ne confondons pas les habitudes pour ainsi dire originales et
dont nous avons conscience avec les innombrables habitudes qui sont intégrées à
notre corps. De l’habitude, en tant qu’elle est un schème réducteur, nous pouvons
dire qu’elle est oubli normal, nullement monstrueux à nos yeux, puisque nous
pourrions dire que tant par rapport au soi que par rapport au monde il s’agit d’une
heureuse négligence, l’habitude libérant le soi des contraintes de la nature et
permettant d’agir sur le monde1 à moindre frais. S’oubliant dans le présent tant par la
perception que par l’habitude, l’intentionnalité comme in-der-Welt-sein, (entendez
que la présence est une véritable perte du soi), qui permet de poser la question de
savoir si nous sommes faits pour la vie ou si la vie est faite pour nous. Sans doute,
nous faut-il prendre ici des airs platoniciens et retourner à notre être en son
authenticité : la présence authentique à soi ne serait donc possible que dans le
souvenir, en lequel la conversion de l’attention à la vie serait la suspension de
l’intentionnalité.
Il nous faut, en conséquence, reprendre la question : “ puis-je être présent à moimême ? ” Puisque le présent signifie l’aliénation2 dans l’intentionnalité, et que la
présence à soi n’est concevable que dans le souvenir par opposition à l’oubli, tel que
nous venons de le définir. Nous pouvons penser qu’il est possible de se libérer du
1
Cf. Félix Ravaisson, De l’habitude, éd. Payot & Rivages, coll. “ Rivages poche / petite bibliothèque ”, Paris,
1997
2
L’aliénation doit ici être entendue en dehors de toute pathologie.
20
présent accaparant. Certes, puisqu’elle est attention à la réalité vécue, au présent,
l’attention à la vie est incontrôlable. Ce n’est pas comme le veut Malebranche parlant
d’une quantité de pensée, une totalité orientable. De fait, notre élan vers le passé est
sans cesse compromis. Nous nous souvenons de certaines choses et aussi de quelques
êtres, et dans le même temps notre conscience se libère non seulement du monde,
mais de l’obsession de l’espace. Seulement se diriger vers le passé qui, sous forme de
souvenirs, comprend la réalité de notre être, est tout autre chose que déplacer notre
attention. Déplacer le faisceau de l’attention, c’est simplement projeter, pour ainsi
dire, un rayon lumineux, toujours identique, sur une autre région de l’espace. Se
souvenir apparaît donc comme l’acte de se désintéresser. Or si nous admettons cette
notion de désintéressement, la présence à soi dans le passé apparaît comme presque
impossible. A l’attention de vie sont liées des notions d’intérêt, de concentration
psychique. Plus nous nous détournons du monde et de la nature, plus l’esprit se
relâche et s’éparpille. Nous sommes ainsi obligés de revenir à une des propositions
bergsoniennes1 : pour évoquer le passé, il faut s’abstraire de l’action présente, il faut
donc vouloir rêver. Rêver signifie sortir de la pensée logique. Il y a là une
contradiction de l’intelligence : nous pouvons rêver et nous pouvons ne pas vouloir
rêver. Vouloir rêver, dans la mesure où le rêve est détente, abandon, serait ne plus
vouloir, et le vouloir subsisterait en sa propre négation, comme vouloir ne plus
vouloir, ce qui constitue l’essence de la philosophie “ tragique ” de Schopenhauer.
Sans doute, une telle prouesse n’est envisageable que pour un homme seul, c’est ce
que démontre le solipsisme cartésien.
Le cogito, s’il nous est encore possible de parler de cogito en ces conditions, si le
rêve, abolition de la volonté, a encore valeur d’intuition ou de pensée, n’est
accessible qu’à l’être soustrait à l’instinct et dans une certaine mesure séparé des
formes de la vie inférieure, si enfin les conditions infinies sont remplies. N’oublions,
cependant, pas que le rêve est une tension vers la détente, la vie mentale moins
l’effort de la concentration.
Il nous faut, désormais, regarder vers le “ peut-être ”. La présence à soi, comme
effort tourné vers le passé inutile, est, selon Descartes, possible selon certaines
1
Cf. Bergson, Matière et mémoire, éd. P.U.F, coll. “Quadrige”, 4ème édition, Paris août 1993.
21
conditions (essentiellement un usage sain la conscience réflexive) : le cogito peut
être atteint. Mais nous n’avons aucune certitude de l’accès de la présence à soi. Il
faudrait avoir le courage de tirer la conclusion : incapable d’être présent à soi dans le
présent comme actualité, l’homme est tout aussi incapable d’être présent à soi dans le
souvenir. L’homme est donc fermé à lui-même, c’est-à-dire à l’homme. Dite
autrement, l’homme n’est pas fait pour l’homme et, si le cogito n’est pas possible en
son intégralité essentielle, la conscience humaine ne saurait, comme le veut la
métaphysique allemande depuis Fichte, se poser comme absolu. La conscience
humaine est au mieux un peut-être, qui trouve son équilibre dans le bon sens que ne
connaissent ni les impulsifs, jetés dans le présent tout pur, ni les rêveurs qui vivent
dans le passé pour le plaisir d’y vivre. Bon sens, il faut le signaler, qui sans
s’éloigner de l’action jouit d’une mémoire qui suit avec précision les contours des
situations présentes.
Mais comment pouvons-nous définir cette conscience qui n’est présente à soi ni dans
le présent ni dans le passé ? Il faudrait user d’un nouveau vocabulaire comprenant
des expressions telles que “ orientations ”, “ tendances ”. La conscience est
simultanément tendue vers le souvenir et la perception, ou orientée vers le corps et
l’esprit. Et, c’est par cette forme dynamique que s’exprime la vue la plus
superficielle sur la réalité psychologique. Par elle, certes, peu de choses sont
expliquées, mais nous retrouvons une expression plastique du dualisme entre
l’extériorité et l’intériorité. Il reste, comme le montre l’existence du souvenir, que ces
tendances possèdent un terme réel. Cherchant sans y parvenir, la présence à soi dans
le passé, la conscience se tend vers une réalité existante et personne ne niera que la
faculté de percevoir, liée à la faculté d’agir ne vise une matière bien réelle. Par
l’interrogation sur les qualités, il convient donc d’élucider ce dualisme, puisque notre
réflexion sur la logique et les idées générales nous y conduit.
22
Revenir au Mouvement
Les notions d’espace et de temps sont des notions considérées à tort comme
familières. Aussi quand les physiciens parlent d’espace-temps ou de relativité, nous
considérons ce discours comme très abstrait ou encore purement mathématique.
Après la mise en place des premiers énoncés relativistes de Galilée, plus de quatre
siècles se sont écoulés, et pourtant nos idées spontanées sont encore aristotéliciennes.
Nous croyons fermement en un temps et un espace absolu. Le temps et l’espace n’en
demeurent pas moins indépendants. En réalité, comme nous le montrons, dans le
second chapitre de ce mémoire, ces idées sont fausses. Et suivant l’analyse du
mouvement, nous voyons comment certaines raisons expérimentales et théoriques
ont conduit les chercheurs à modifier leurs conceptions de l’espace et du temps.
Il nous faut, à tout prix, abandonner l’idée d’un espace absolu. Chacun sait que, pour
repérer la position d’un objet, il faut le situer par rapport à un ensemble d’autres
objets – qui jouent le rôle de système de référence (référentiel spatial). Un tel
référentiel peut être idéalisé par un système de trois axes de coordonnées avec une
origine (repère cartésien). Pour éclairer la notion d’espace, observons que ce que
nous appelons couramment un “ point fixe dans l’espace ” n’est autre qu’un objet
ponctuel dont les coordonnées spatiales dans un référentiel sont constantes. Il s’agit
donc d’un objet au repos par rapport à ce référentiel. De même, un corps dont nous
disons qu’il se déplace “ dans l’espace ” est un corps dont les coordonnées dans le
référentiel varient. La notion d’espace, comme celle de mouvement, est donc relative
à un référentiel spatial. Il existe un seul cas où nous pouvons confondre les espaces
relatifs à différents référentiels : celui où tout corps ponctuel au repos pour l’un l’est
aussi pour les autres. Croire en est un espace absolu consiste à affirmer que la
longueur
l= [( x)
2
+ ( y)
2
+ ( z)2 ]1/2 d’un intervalle d’espace entre deux
événements est la même quel que soit le référentiel. Cela reviendrait à ignorer la
notion même de mouvement puisque tout corps au repos dans un référentiel ( x = y
= z = 0) devrait alors l’être dans tous.
Pour repérer des événements, il faut aussi un repère de temporel, des coordonnées de
temps. Nous pouvons définir un référentiel d’espace-temps associant à une horloge à
23
chaque point fixe d’un référentiel spatial (horloges “ au repos ”). La notion de temps,
comme celle de repos, est donc aussi attachée à un référentiel. Dès lors, rien ne
garantit a priori qu’un intervalle de temps t entre deux événements soit indépendant
du référentiel (même si cela est vrai, en première approximation, dans la vie
quotidienne).
Le fait remarquable est que, si deux événements ont les mêmes coordonnées spatiales
(x, y, z) et temporelle (t) dans un référentiel, cela est aussi vrai dans tous les autres
référentiels. Ces événements définissent un même point de l’espace-temps. L’espacetemps est la seule notion absolue. La séparation en deux notions (espace et temps)
n’est possible qu’une fois choisi le référentiel spatial. Elle lui est donc relative. De
même l’attribution de quatre coordonnées à un événement est relative à un référentiel
d’espace-temps. La croyance usuelle en un espace et un temps absolus vient du fait
que nous ne considérons souvent qu’un seul espace : celui qui tourne avec la Terre.
Afin de comprendre la traduction mathématique de cette dialectique de l’absolu
(espace-temps) et du relatif (espace et temps), la seconde partie du mémoire, en
traçant une épistémologie du mouvement, rappelle la distinction faite en géométrie
entre objet géométrique (point, droite, etc.) et ses coordonnées (qui dépendent d’un
système de coordonnées). Les mathématiques ont montré que la structure clé en
géométrie est la structure de groupe. La géométrie euclidienne, par exemple, est
fondée sur le groupe de symétrie des translations-rotations : les propriétés
géométriques euclidiennes sont caractérisées par leur invariance vis-à-vis de ce
groupe et les systèmes de coordonnées orthonormés apparaissent comme les
systèmes privilégiés pour décrire de façon simple ces propriétés. L’étude spatiotemporelle des phénomènes physiques est elle aussi caractérisée par un groupe de
transformations (groupe Poincaré). Les référentiels (d’espace-temps) privilégiés pour
ce groupe sont ce qu’on a coutume d’appeler les référentiels d’inertie. Nous passons
d’un référentiel d’inertie à un autre par une transformation du groupe. Les
translations et les rotations d’espace ainsi que les translations de temps transforment
un référentiel d’inertie en un autre au repos par rapport au premier (les intervalles t
et
l restent alors inchangés). Les transformations de Lorentz font passer d’un
référentiel d’inertie à un autre en mouvement par rapport au premier. Dans cette
transformation, les intervalles
t et
l changent (mais la quantité
l2 -c2
t2 est
inchangée : invariant d’espace-temps). De même, nous ne connaissons un objet que
24
si nous observons ses différents aspects, de même nous ne pouvons prétendre
maîtriser les concepts d’espace et de temps sans la connaissance des lois de
transformation des coordonnées x, y, z, t d’un événement. Le groupe des
transformations est appelé le groupe de symétrie de l’espace-temps.
Après avoir établie une topologie des qualités dans la philosophie moderne, puis une
épistémologie du mouvement (liée à cette topologie à travers l’évolution des théories
mathématiques et physiques), il s’avère nécessaire de revenir au mouvement afin
d’en présenter une conception nouvelle.
Comment penser le mouvement non seulement comme expression de champs de
forces, mais comme continuum, comme non-fixité absolue ? Très probablement par
des polarités qui ne s’opposent pas. Ces polarités sont non seulement
complémentaires mais elles s’irriguent mutuellement et se renvoient l’une à l’autre,
l’une portant en germe l’autre. C’est dans cette fluidité qu’il nous faut penser les
qualités. C’est ainsi qu’il nous faut concevoir le mouvement comme un rapport entre
mobilité et stabilité, monde intérieur et monde extérieur, physique et métaphysique,
corps et esprit, l’individu et le tout, la forme et l’informe, le visible et l’invisible,
l’ombre et la lumière. Toutes ces combinatoires, qui relèvent toutes de celles entre
qualités premières et secondes, nous permettent de penser la complexité du
mouvement.
En plaçant l’instable au cœur des qualités, c’est-à-dire au sein même du mode
opératoire des naissances des formes et des mouvements, il s’agit de développer une
pensée non de la perfection mais de la plénitude mobile et oscillante. Dans l’espace
matriciel, il n’y a pas de chaos véritable, ni même de désordre, il y a des devenirs
potentiels d’individus. L’être se définit non par ses limites mais par ses lignes de
mouvement, ses polarités en rééquilibrage constant grâce aux échanges avec le
monde extérieur. Être et devenir ne s’opposent pas. Ici l’harmonie, loin d’être préétablie ou une stabilité absolue, n’est que déviation, modulation, transformation,
processus, relativité et rythme. L’espace est une matrice du vivant, un échange
constant de qualités, un continuum. Dans cette absence de fixité, tout point de
l’espace est une vivacité en puissance, sans hiérarchie.
25
Il s’agit ici d’établir ce qu’il convient de nommée une Kinésophie ou kinosophie.
Cette dernière repose sur une vision dynamique de l’espace qui devra rendre compte
de l’infinie diversité des forces, intensités et textures du monde dont les rythmes
engendrent les formes du monde. L’espace est infini et sans centre. Tout est mobilité.
Les qualités offertes, par l’espace, au mouvement bougent, se libèrent, se
transforment, deviennent de la matière. Le mouvement se condense, fuse, tournoie,
se déploie, se replie. L’espace-mouvement génère, sans cesse, des formes par
retournement de polarités dynamiques, par des correspondances d’un monde à
l’autre. Les emboîtements des éléments et des espaces font surgir de nouvelles
formes, de nouveaux élans.
26
27
Introduction
La connaissance des choses naturelles passe nécessairement par la mesure des
différentes dimensions sous lesquelles nous pouvons les envisager. L’objectif est
d’expliquer les phénomènes naturels sans faire intervenir l’idée (confuse) de principe
interne de mouvement, comme dans la physique d’Aristote. Il faut désormais
seulement utiliser des notions simples : figure, étendue, mouvement. Expliquer les
phénomènes naturels c’est montrer comment ils peuvent être engendrés ou formés :
les causes de la génération doivent toutes être mécaniques. Cela implique le rejet de
toute finalité, de toute cause finale (comme principe d’explication). Ce rejet est
identique à celui de la notion de forme : étant ce qui fait d’une chose telle chose
déterminée, possédant une essence propre, elle constitue le modèle auquel doit tendre
la formation d’une chose. La forme est une notion biologique plus que physique, elle
semble indispensable à l’explication du vivant où n’importe quoi ne peut pas
produire n’importe quoi. Ce qui persiste d’un individu à un autre c’est la forme, dite
pour cela substantielle. Mais au XVII° siècle, la science de la nature est la physique
qui englobe même la biologie naissante (biologie mécaniste). Dans la physique, telle
que la comprennent Galilée et Descartes, il faut parler en termes de forces, de
mouvements, de poids, de masses, de longueurs, de vitesses, etc., pas en termes de
formes. La nature propre d’un corps est faite seulement de l’ensemble de ses
propriétés physiques : géométriques. Le concept de corps est d’ailleurs un concept
générique qui s’applique de la même façon à l’ensemble des choses matérielles
(c’est-à-dire susceptibles d’être mesurées), ce concept permet d’unifier les choses
matérielles et de mettre en évidence les propriétés communes à toutes, ce qui rend
secondaires les différences spécifiques, c’est-à-dire les qualités par lesquelles les
unes sont distinguées des autres.
D’où cette distinction fondamentale et d’une portée considérable entre les
propriétés qui sont inhérentes aux corps matériels, qui font partie, analytiquement en
quelque sorte, du concept même de corps physique, et les propriétés qui sont
relatives à la présence et à l’expérience de l’homme. Les premières sont des
propriétés physiques (ou géométriques, car cela revient au même), les secondes sont
des qualités sensibles, elles n’existent que pour un sujet qui a des sens et qui éprouve
28
la dureté d’une pierre, la chaleur d’une flamme, la couleur du ciel, la douceur ou
l’amertume d’un aliment, etc. Ces propriétés n’ont pas droit de cité en physique, elles
n’ont aucune signification physique, elles n’en ont que pour l’homme. En devenant
objet d’une science géométrique et rationnelle la nature physique a complètement
perdu ce qui en faisait pour Aristote la source même du sens, origine et fondement de
toutes les qualités qui font des choses ce qu’elles sont. Nous ne recherchons plus ce
qu’il est, c’est une chose naturelle d’être, par exemple quel est son lieu naturel,
propre, par opposition avec ce qui est violent ou contre-nature : ainsi le lieu naturel
d’une pierre, comme de tous les corps pesants, est-il le bas, et non le haut comme
dans le mouvement violent du jet. Toutes ces “ explications ” sont aux yeux des
philosophes modernes du verbalisme pur. Tous les lieux ou plutôt tous les points de
l’espace sont identiques, aucun n’est plus naturel à un corps qu’un autre, tous les
mouvements sont naturels, c’est-à-dire se font selon les lois de la nature, et dérivent
par composition du mouvement le plus simple qu’on puisse concevoir (mais non
observer), le mouvement rectiligne uniforme.
Ce profond changement dans la conception de la nature provoque une importante
modification de la relation art /nature et une étroite, indispensable articulation de la
science et de la technique. L’utilisation technique de la science permet d’espérer une
science plus utile que celle que les Anciens ont léguée. Au lieu de cette philosophie
seulement spéculative enseignée dans les écoles, c’est-à-dire stérile, verbale,
uniquement préoccupée de déterminer, de façon quasi juridique ou administrative, la
signification des choses naturelles, Descartes espère une philosophie pratique
alimentée par la connaissance des propriétés des corps physiques, apportant enfin
aux hommes la possibilité de se rendre “ comme maîtres et possesseurs de la
nature ”1. Il ne s’agit pas seulement de tirer profit de la nature, de l’exploiter comme
nous dirions peut-être aujourd’hui, mais d’abord de vérifier au moyen d’expériences
et à l’aide d’instruments que nous connaissons bien, vraiment et non pas seulement
verbalement, les différents corps physiques et leurs principales propriétés. La
connaissance de la nature ne consiste pas à identifier les causes ou les forces, mais à
les reproduire, ce qui est la seule façon, ou du moins la façon véritable de les
connaître. Contrairement à une idée répandue, la science moderne n’est pas une
science essentiellement spéculative, qui attendrait de la seule intellection ou du
1
Cf. Descartes, Discours de la méthode, Vième partie, éd. Alquié tome 1, p. 634, -AT VI, p. 62
29
calcul la connaissance a priori des lois ou des règles des phénomènes naturels. Elle
est au contraire consciente des limites de la spéculation ou de la déduction
strictement rationnelle. Ce n’est pas parce qu’elle serait activiste ou utilitariste, mais
c’est parce qu’elle a conscience du rôle irremplaçable de l’expérience, de la
confrontation qu’elle provoque avec les phénomènes eux-mêmes. Le recours à des
modèles mécaniques, à l’horloge notamment, favorise la réduction de la distance,
imaginée plus que véritablement connue, entre l’artifice et le naturel. Concevoir la
nature comme un artifice divin, comme le font entre autres Descartes et Hobbes,
c’est se ménager un accès aux causes de la nature, à l’atelier pour ainsi dire, au lieu
de contempler la vitrine. Du coup les corps physiques, en tant que tels et non en tant
que choses perçues, ne sont plus considérés comme des substances, c’est-à-dire des
choses qui existent par elles-mêmes et ont une unité intrinsèque, mais plutôt comme
des modes de l’étendue, individualisés par des configurations locales et des rapports
de mouvement. Le plan de la connaissance est davantage celui des propriétés
communes à tous les corps matériels que celui des propriétés spécifiques ou même
singulières qui les distinguent ontologiquement les uns des autres. Leur identité est
relative et non absolue, comme celle d’une substance qui est ce qu’elle est,
nécessairement. Les choses sensibles ne sont pas des absolus, des données premières.
Ainsi l’étude du mouvement se fait par la décomposition des mouvements composés
de plusieurs mouvements en eux-mêmes simples dont il importe bien plus d’avoir la
connaissance distincte que de savoir s’ils existent à l’état séparé dans la nature, en
d’autres termes si ce sont des êtres réels ou des abstractions de l’esprit. Galilée
définit le mouvement rectiligne uniforme, le plus simple de tous encore qu’il n’en
existerait pas dans la nature, avant et afin de faire l’étude du mouvement
uniformément accéléré qui constitue pourtant l’objet de cette science nouvelle dont il
découvre les fondements dans ses Discours1. Chacun fait sienne, la règle cartésienne
de la méthode qui veut que nous divisions la difficulté en autant de parcelles possible
et que notre esprit aille de l’idée la plus simple à la plus complexe. Rien n’est, en
effet, changé que ce soit l’esprit qui mette de l’ordre entre les choses ou qu’il le
trouve en elles, quasiment à l’état naturel. À la limite, les corps physiques peuvent
être considérés comme des figures géométriques sans que nous puissions dénoncer
dans cette opération une abstraction de l’esprit, ou du moins sans qu’une telle
1
Cf. Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, trad. M. Clavelin, éd.
Armand Colin.
30
abstraction soit tenue pour une dénaturation de l’objet de l’étude. Avec des éléments
communs à tous les corps physiques nous pouvons produire, ou concevoir que nous
le pouvons, la diversité infinie des corps, de leurs formes et des matériaux dont ils
sont faits. Les qualités qui constituent l’essence des corps physiques étant toutes
l’objet de mesures (ou pouvant l’être), il est tout à fait possible de diminuer ou
d’augmenter ces qualités et de transformer ainsi une chose matérielle en une autre
sans qu’elle perde son essence qui est celle d’une chose matérielle plus encore que
celle d’une pierre ou d’un morceau de bois. En effet, les qualités qui appartiennent au
corps matériel ou physique en tant que tel ne sont pas celles que les hommes sentent
au contact de ces corps, la chaleur, la couleur, la dureté, etc. De Galilée à Locke en
passant par Descartes la question des qualités premières et secondes accompagne,
soutient et justifie la constitution de la première science de la nature, la mécanique
rationnelle. Rappelons un passage de ces pages mémorables :
“ Je dis que je me sens nécessairement amené, sitôt que je conçois une matière ou
substance corporelle, à la concevoir tout à la fois comme limitée et douée de telle ou
de telle figure, grande ou petite par rapport à d’autres, occupant tel ou tel lieu à tel
ou tel moment, en mouvement ou immobile, en contact ou non avec un autre corps,
simple ou composée et, par aucun effort d’imagination, je ne puis la séparer de ces
conditions ; mais qu’elle doive être blanche ou rouge, amère ou douce, sonore ou
sourde, d’odeur agréable ou désagréable, je ne vois rien qui contraigne mon esprit à
l’appréhender nécessairement accompagnée de ces conditions ; et, peut-être, n’était
le secours des sens, le raisonnement ni l’imagination ne les découvriraient jamais. Je
pense donc que ces saveurs, odeurs, couleurs, etc., eu égard au sujet dans lequel
elles nous paraissent résider, ne sont que de purs noms et n’ont leur siège que dans
le corps sensitif, de sorte qu’une fois le vivant supprimé, toutes ces qualités sont
détruites et annihilées ; mais comme nous leur avons donné des noms particuliers et
différents de ceux des qualités (accidenti) réelles et premières, nous voudrions croire
qu’elles en sont vraiment et réellement distinctes ”1.
Les qualités sensibles ne sont pas des illusions subjectives, ce sont des propriétés au
même titre que les autres mais elles requièrent le concours d’un sujet qui possède des
organes pour voir, toucher, sentir, ouïr, goûter. Ce ne sont pas non plus des
1
Cf. Galilée, L’essayeur, §48, trad. C. Chauviré, éd. Les Belles Lettres, Paris, 1980, p. 239
31
apparences, mais bien des données aussi objectives que la grandeur, le volume, le
poids. Mais alors que celles-ci peuvent être divisées, comparées, mesurées parce que
ce sont des quantités, celles-là ne peuvent être qu’éprouvées, d’une façon immédiate
et globale, de la même manière qu’on éprouve un sentiment de joie ou de tristesse, la
seule différence étant qu’on se sent joyeux ou triste alors que la couleur ou l’odeur
sont attribuées à l’objet extérieur. Pourtant si l’objet, en tant que chose matérielle,
existe réellement hors de l’esprit, la couleur ou l’odeur dépendent de l’existence d’un
sujet qui voit et sent. La couleur verte de la prairie n’est pas pour autant “ dans ma
tête ”, elle est bien une propriété de la prairie que je vois en ce moment, mais cette
perception originale, singulière et indéfinissable se présente à mon esprit d’une tout
autre façon que la connaissance de la longueur et de la largeur de cette prairie. Je
peux comparer ces dimensions avec celles d’une autre prairie et savoir de combien
l’une est plus grande que l’autre, alors que la couleur d’une chose ne peut pas être
transposée dans une autre chose, ni même comparée avec une autre. Il ne faut pas
avoir vu un champ de mille mètres de long pour savoir ce que cette grandeur signifie,
alors qu’on ne peut pas se représenter une couleur ou une odeur sans l’avoir
préalablement vue ou sentie. Les qualités secondes ne sont pas moins fondamentales
que les premières, mais elles ne le sont ni dans le même sens, ni par rapport au même
sujet. Les qualités premières sont fondamentales pour les corps physiques, afin d’en
déterminer la nature (dont on voit bien qu’elle est commune à tous les corps
matériels. Certes le bois n’est pas le fer, mais cette différence n’est pas physiquement
significative car les atomes, molécules, etc., qui les composent ne diffèrent entre eux
que par leur configuration, leur nombre, leur poids, etc.).
Au sein de ce premier chapitre, il convient donc d’interroger les différentes
conceptions des qualités et de la sensibilités afin de faire émerger le lien entre
théorisation du sensible (ou qualités) et mouvement. Pour y arriver, j’ai choisi de
dresser une topologie des qualités au cours de l’histoire de la philosophie.
Cette topologie se décompose en trois temps. Le premier établit le lien entre les
qualités et le matérialisme. Le second s’attardera précisément aux liens intrinsèques
entre les qualités et l’empirisme. Enfin le dernier moment se propose d’établir un
32
pont avec la phénoménologie. Les qualités ont-elles toujours le même statut au sein
de ces courants philosophiques ?
Par définition, le matérialisme est considère qu'
il n'
y a pas d'
autre substance que la
matière et que la pensée, la conscience sont des produits secondaires de la matière ou
des illusions. Le matérialisme rejette ainsi l'
existence de l'
âme, de l'
au-delà et de
Dieu, s'
opposant en cela au spiritualisme et à l'
idéalisme.
Nous établirons déjà, au cours de cette première partie, les liens étroits du
matérialisme avec le développement de la science dont il se nourrit des résultats
pour évoluer et se structurer au fil des siècles. Le matérialisme recouvrant plusieurs
formes qui vont de l'
atomisme des philosophes Grecs à la science moderne. Nous
suivrons, dans ce chapitre, ses différents courants. Nous mettrons ainsi en évidence
qu’ils se distinguent par la façon dont ils conçoivent l’esprit, la conscience ou les
entités mentales.
Afin de bien saisir l’origine du questionnement sur les qualités, nous considérerons,
en premier lieu, l’atomisme. Les atomistes considèrent que l'
univers et la matière
sont constitués uniquement d'
atomes, particules indivisibles, assemblés par hasard et
de manière purement mécanique. Les pères en sont les Grecs Leucippe et son
disciple Démocrite pour lesquels la formation du monde et la vie s'
expliquent par les
positions, les mouvements, les collisions et les associations de ces atomes qui en
sont la seule réalité. L'
âme est une sorte de feu composé d'
atomes en suspension
dans l'
air et qui se désagrège au moment de la mort.
Nous nous attarderons davantage sur la reprise de cette théorie, un siècle plus tard,
par Epicure qui en fait une description moniste et matérialiste de la réalité, sans
finalité et sans référence à une intervention divine. Avec le clinamen (déviation
spontanée des atomes dans leur trajectoire), forme de liberté mécanique, il introduit
une part d'
indéterminisme pour laisser du libre arbitre à la volonté humaine. Nous
verrons aussi que son disciple, le romain Lucrèce développe largement la théorie
atomiste dans son poème "De la nature".
Nous aurions pu aussi évoquer ce que Platon appelle "combat des Géants". C’est-àdire la bataille des idées que se livrent les "Fils de la Terre" pour qui la réalité est
celle des corps (coma) et les "Amis des formes" pour qui il existe une réalité
33
incorporelle, un monde des idées, supérieur, incorruptible que nous ne pouvons voir.
Cependant, j’ai privilégié la démarche aristotélicienne dans laquelle la matière
apparaît relativisée, engagée dans une hiérarchie des matières et des formes. Aristote
cherchant ainsi à rendre compte du principe fondamental de la vie, offre une
réflexion philosophique très pointue sur les corpuscules.
C’est d’ailleurs cette vision des corpuscules qui nous conduit vers la modernité. Bien
que l'
hégémonie de la pensée idéaliste fondée sur celle de Platon et des philosophes
chrétiens, comme Saint Augustin durera pendant près de vingt siècles. Le
matérialisme, même s’il n’a pu s s'
exprimer ouvertement, n'
a jamais complètement
disparu. Il se développe à nouveau au XVI° siècle, à partir d'
une relecture des textes
de l'
antiquité, selon deux courants distincts, l'
un anglais et l'
autre français.
En Angleterre d’abord, sous l’influence de Francis Bacon qui souhaite que l'
on
donne à la science les moyens de dominer la nature et de contribuer au bien-être de
la société. Pour Thomas Hobbes qui nie l'
existence de l'
âme, l'
expérience est la seule
base de toute connaissance. John Locke pour qui les idées ne viennent que par les
sens, fait de l'
expérience le fondement de sa philosophie.
En France, Pierre Gassendi propose une explication de la nature très proche de celle
de Lucrèce. René Descartes tout en restant idéaliste et en défendant la religion,
reconnaît un dualisme avec une matière autonome qui obéit à ses propres lois. Il veut
créer une science matérialiste dont il formule les méthodes sur la voie du
mécanisme.
Il nous faut aussi remarquer que le terme "matérialisme" est utilisé pour la première
fois en 1668 par l'
écrivain et philosophe mystique anglais Henri More et en français,
un peu plus tard, en 1702 par Leibniz pour caractériser la pensée de ceux qui
n'
admettent que l’existence des corps.
Au cours de ces renversements matérialistes, il nous faudra être très attentifs,
puisque nous traiterons la pensée de Locke, Hume, Berkeley que dans le cadre de
l’émergence de l’empirisme. Dans ce cadre, nous nous demanderons si la
connaissance dérive entièrement de nos sens, de notre sensibilité. Mais alors où
devons-nous situer les qualités ?
34
Traitant la question du lien entre empirisme et qualités, nous établirons qu’au sens
philosophique, le matérialisme est d’abord une ontologie, ou une conception du
monde. En d’autres termes, être matérialiste, c’est penser qu’il n’existe ni monde
intelligible, ni dieu transcendant, ni âme immatérielle. Toute la difficulté de cette
position, c’est qu’elle ne renonce pas, pour autant, aux valeurs ou aux biens
spirituels. Nous verrons ainsi qu’être matérialiste, pour les modernes, c’est d’abord
reconnaître que c’est le cerveau qui pense, et en tirer toutes les conséquences.
Nous interrogerons, la définition même de l’empirisme. Faut-il réellement croire en
sa définition première qui pose que toute connaissance repose sur l’expérience ? Ne
considérer que cette optique nous obligerait à induire un statut aux qualités, celui de
l’entière subjectivité.
En dehors donc de la formule très générale qui affirme que nos informations sur le
monde viennent de l’expérience, il nous est difficile de trouver une définition de
l’empirisme.
Au cours de notre topologie, nous allons mettre en évidence que l’empirisme,
résultant de la philosophie anglaise du XVII° et du XVIII°, est une théorie de la
connaissance à la manière kantienne, sauf en ce qu’elle refuse d’admettre l’existence
de synthèses a priori. Nous verrons ainsi que cet empirisme classique est une
idéalisation construite rétrospectivement, au XIX° siècle.
Analysant les théories kantiennes, nous établirons que ce qui fait difficulté dans
l’héritage kantien, c’est moins l’idée de synthèses a priori que l’inflation de la
«nécessité», le recours à des nécessités intérieures dont nous attendons la révélation
de l’absolu comme système.
Quine, dans Theories and Things (IV, p. 39), présente l’empirisme comme «une
théorie de l’évidence». L’évidence, au sens anglais, est quelque chose que nous
pouvons montrer publiquement, une attestation ou une pièce justificative que nous
pouvons exhiber pour soutenir nos allégations. En ce sens juridique et fonctionnel, la
théorie de l’évidence pose bien, comme le voulait Kant, une question de droit et non
pas seulement de fait.
D’après
J. Hacking
(Emergence
of
Probability ,
1975),
cette
conception
fonctionnelle de l’évidence comme signe de crédibilité aurait une origine non
seulement juridique mais aussi philosophique, à savoir les travaux de Pascal sur le
35
calcul des probabilités. C’est ce que nous mettrons en lumière avant de traiter la
définition de la matière pour les empiristes.
La réflexion sur l’empirisme nous permettra ainsi d’adopter la terminologie de
l’évidence comme preuve ou base critique de discussion. Nous verrons aussi
l’importance de ce présupposé dans la définition des qualités.
Dans la réflexion sur les qualités et de leur lien avec le matérialisme, nous mettrons
en lumière que le combat contre les dogmes religieux donne une valeur positive au
matérialisme qui devient l'
un des grands courants de pensée du XVIII° siècle. Cette
période signe l'
opposition entre le monisme et le dualisme.
Cependant afin de ne pas nous éloigner des qualités, j’ai choisi de ne ni traiter les
réflexions de La Mettrie qui rejette tout dualisme entre le corps et l’âme. Un siècle
après Descartes, il reprend la notion d'"animal-machine" pour l'
étendre à l’humain
et en faire l’"homme-machine". Ni d’évoquer celles de Diderot qui expose qu'
il n'
ya
que la matière. Elle suffit pour tout expliquer car elle n'
est pas inerte, mais toujours
en mouvement et susceptible de sensibilité.
Par ailleurs, après la Révolution française et les événements de la fin du XVIII° et
du début du XIX° siècle, la bourgeoisie veut arrêter le développement des idées
progressistes liées au matérialisme. La première moitié du XIX° siècle voit alors un
recul du matérialisme au profit de l'
idéalisme et de la religion : Fichte, Hegel.
D’abord Ludwig Feuerbach développe une critique matérialiste de la pensée
spéculative. La question fondamentale de toute philosophie, et spécialement de la
philosophie moderne, est celle du rapport de la pensée à l'
être.
Pour Auguste Comte, la distinction entre matière et esprit est "oiseuse". Comme
pour sa classification des sciences, il définit une hiérarchie des phénomènes au
sommet desquels il place l'
humanisme. Un phénomène de rang inférieur porte un
phénomène de rang supérieur. Il appelle matérialisme l'
explication du supérieur par
l'
inférieur.
Les progrès des sciences, avec les découvertes majeures que sont la cellule vivante,
l'
électricité, l'
évolution de Darwin, offrent à Friedrich Engels et à Karl Marx
36
l'
opportunité de moderniser le matérialisme sous la forme du matérialisme
dialectique qui permet d'
expliquer les comportements sociaux à partir de
l'
organisation économique de la société.
Cependant la question des qualités n’apparaît plus au travers de ces dernières
évolutions du matérialisme. Ce qu’il nous faut noter, c’est qu’il accompagne les
sciences et évolue en fonction des avancées de celles-ci (par exemple le
matérialisme mécaniste du XVIII° siècle – que nous développerons au cours du
second chapitre). Il défend l'
approche scientifique du réel dans tous les domaines :
cosmologie, biologie, sociologie.
Partant de ce constat, notre topologie ne peut s’arrêter là. La lisibilité de la question
des qualités ne prend pas fin avec les métamorphoses du matérialisme, nous la
retrouvons au sein même de la phénoménologie, de la pensée analytique, mais aussi
de l’émergence des travaux sur l’intelligence artificielle. Au cours de ce chapitre,
j’ai choisi de traiter du lien entre qualités et phénoménologie.
Traiter de la phénoménologie, nous permet de relire les théories kantiennes (qui
nous ont servi de pivot pour mettre en évidence le lien entre qualités et empirisme).
En s’adossant au travail de Kant, Hegel fut le premier philosophe à envisager la
possibilité d’une phénoménologie qui aurait pour tâche d’étudier systématiquement
les figures phénoménales de la conscience que l’esprit doit parcourir pour s’élever
au savoir absolu. Sa Phénoménologie de l’esprit se présente comme une « science de
l’expérience de la conscience », dans laquelle chaque figure, par le fait de parvenir à
la compréhension de soi, se dépasse dans la figure suivante.
La pensée de Husserl que nous suivrons peut aussi être entendue comme « science
de l’expérience de la conscience », mais dans un sens très différents. L’expérience
est ici celle de la conscience intentionnelle considérée sous ses multiples formes. De
cette
expérience
subjective
peut-il
y
avoir
une
science
rigoureuse ?
Selon Husserl, le sens philosophique de la phénoménologie réside dans l’idée d’une
corrélation a priori et universelle entre l’objet transcendant et ses modes subjectifs
de donnée. En d’autres termes, la phénoménologie a pour objet de préserver la
transcendance du réel tout en respectant sa relativité à la conscience, ce qui revient à
en nier l’existence en soi. Il s’agira dans cette partie d’analyser ce que Husserl
37
désigne comme « attitude naturelle » qui consiste en cette croyance naïve que la
réalité est une et nous est entièrement donnée.
Dans ce contexte nous saisirons le déplacement de champ des qualités et mesurons
son impact dans les sciences actuelles ainsi que dans les nouvelles définitions de la
conscience. Nous saisirons ainsi que la constitution du monde dans la plénitude de
son sens ouvre donc le champ d’une recherche portant sur l’intersubjectivité.
Ce qui m’intéresse tout particulièrement dans cette lecture des œuvres de Husserl,
c’est la difficulté que rencontre la phénoménologie avec l’idéalisme transcendantal
ainsi que les sciences. Dans La Crise des sciences européennes, la science est
appréhendée du point de vue de son devenir historique, qui est caractérisé, au moins
pour ce qui est de la science moderne, par une occultation de sa fondation
subjective. Il s’ensuit un infléchissement du sens de la réduction. Désormais elle doit
être comprise
comme au retour au « monde de la vie », monde prédonné qui
constitue le sole de toute production (et en particulier scientifique). Husserl met
l’accent sur l’appartenance active de l’individu (ou ego) à la vie, au monde
environnant.
Ainsi l’objectif de cette topologie sera atteint : nous aurons établi le lien entre la
question des qualités, celle de la sensibilité. Ce sera l’occasion de souligner le
mouvement de va-et-vient entre nous, notre subjectivité et le monde.
38
I-
Le mot matérialisme désigne une attitude philosophique qui se caractérise par le
recours exclusif à la notion de matière pour expliquer la totalité des phénomènes
(physiques comme moraux). Formé dans la Grèce Classique puis oublié par la
culture chrétienne de l’âge médiéval, le matérialisme renaît avec force après la
Renaissance son destin se lie alors avec celui du développement de la science
moderne. Cependant, dans la mesure où il prétend prolonger et interpréter les
résultats de la science, le matérialisme est lui-même tributaire des vicissitudes de la
recherche scientifique. La notion de matière a sans doute pu paraître simple et
intelligible à certaines époques mais l’avènement de la physique corpusculaire et les
évolutions des sciences détruisent cette illusion. De ce fait le matérialisme
philosophique devient un matérialisme sans matière. Comment dès lors considérer
une réponse matérialiste, concernant les qualités, qui serait sans matière ?
Selon Fred Dretske1 “ pour un matérialiste, aucun fait n’est accessible qu’à une seule
personne ”. Pourtant certaines de nos expériences (notamment celles qui relèvent de
la conscience perceptive et de la conscience corporelle) revêtissent une carapace de
subjectivité pure, elles semblent avoir une qualité intrinsèque, un “ caractère
phénoménal ” que nous considérons comme étant essentiellement privé. Thomas
Nagel2 évoque “ l’effet que cela fait ” d’avoir une telle expérience. Cet “ effet ” est
déterminé par les qualia associés à notre expérience, auxquels il semble que nous
ayons immédiatement accès par introspection. Mais avant d’en arriver aux théories
de Dretske et de Nagel, le matérialisme n’a-t-il pas exploré d’autres voies ? A la
lumière du matérialisme et de son histoire nous allons chercher à résoudre la question
de la connaissance intimement liée à celle des qualités.
1
Cf. Fred Dretske, Naturalizing the Mind, ed. MIT Press, Cambridge (Mass), 1995, p. 65
Cf. Thomas Nagel, Questions mortelles, “ Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? ”, traduction P.
Engel et C. Engel-Tiercelin, éd. PUF, Paris 1983
2
39
A)
1- L’atomisme
Dans l’histoire de la pensée, le matérialisme apparaît, en Grèce antique, sous la
forme du mécanisme atomistique. La réalité sensible du monde y est considérée
comme engendrée par des combinaisons de particules élémentaires. C’est à Leucippe
(~V° siècle) que nous devons cette découverte. Ce système satisfait, à la fois, à la
vérité logique de l’être un et immobile des éléates et à la vérité expérimentale de la
pluralité en mouvement soutenue par Empédocle et Anaxagore. L’être-un éléatique
se monnaie en une infinité d’unités insécables et pleines nommées “ atomes ”, en
mouvement dans un non-être, “ qui est tout autant que l’être ” nommé “ vide ”. Les
notions fondamentales de l’atomisme sont difficiles (mouvement par le vide,
panspermie), et leur étude doit tenir compte des déformations qu’elles ont pu subir.
Aristote propose, en les énonçant, une véritable traduction des caractéristiques de
l’atome : “ rythme ”, “ contact ”, et “ trope ” deviennent “ figure ”, “ ordre ” et
“ position ”. De telles déformations trouvent, sans doute, leur explication dans
l’extraordinaire imprécision de la biographie de Leucippe. Un tel enseignement est
repris par Démocrite, contemporain des sophistes, à la fin du V° siècle. Epicure
prolonge cette théorie en l’enseignant à Athènes au début du III°siècle.
“ XXIII. Si tu combats toutes les sensations, tu n’auras pas non plus ce à quoi te
référant, tu puisses discerner celles d’entre elles que tu dis être trompeuses.
XXIV. Si tu rejettes absolument une sensation quelconque et ne fais pas la distinction
entre ce qui est opiné et qui attend confirmation, et ce qui est déjà présent comme
donné dans la sensation, les affections et toute appréhension immédiate de la pensée,
tu confondras même les autres sensations avec l’opinion vide, en sorte que tu
subvertiras tout critère. ”1
Dans cet extrait issu d’un ouvrage constitué de maximes, Epicure ajoute aux legs de
Leucippe et Démocrite, les critiques platoniciennes et aristotéliciennes. Nous ne
devons, cependant, pas être surpris par la concision et le caractère allusif des
arguments. Il apparaît clairement que, dans cette conception matérialiste, ma
sensation est le seul lien entre nous et le monde. Et si connaissance il y a, elle en
1
Cf. Epicure, Lettres à Hérodote, in Lettres et maximes, 146-147, traduit par M. Conche, PUF, 1987, 4ème éd.
1995, p. 239
40
découle. Or, il aussi essentiel de sauver la possibilité du vrai. Il convient alors, dans
un premier temps, d’invalider les récusations de la sensation en poussant jusqu’au
bout leurs hypothèses et en montrant que les conséquences en sont absurdes. Un tel
raisonnement n’est valable que si nous admettons la prémisse : “ rien de l’extérieur
ne nous vient que par les sens ”.
Cependant, c’est grâce au génie poétique de Lucrèce et de son fabuleux De rerum
natura que nous connaissons mieux la doctrine du matérialisme.
“ Polémique sur les sens
Mais celui qui pense qu’on ne sait rien ne sait pas même
Si on peut le savoir puisqu’il avoue ne rien savoir.
Je négligerai donc de plaider une cause
Contre qui a décidé de marcher sur la tête.
Même si je lui accorde cet unique savoir
Qu’il me dise comment, s’il n’a rien vu de vrai au monde,
Il sait ce qu’est savoir et ne pas savoir,
D’où provient la notion du vrai et du faux,
Quel est le critère du doute et de la certitude.
Tu découvriras que les sens formèrent les premiers
La notion de vérité et qu’ils sont infaillibles.
Car il faut reconnaître comme plus digne de foi
Ce qui peut de soi-même réfuter le faux par le vrai.
Que trouver en ce cas de plus fiable que les sens ?
La raison tout entière issue de la sensation
Pourra-t-elle les réfuter si sa source est trompeuse ?
Qu’ils ne soient pas vrais et toute la raison devient fausse.
Ou la vue pourra-t-elle être corrigée par l’ouïe,
L’ouïe par le toucher, le toucher par le goût,
A moins qu’à son tour l’odorat ou la vue ne triomphe ?
Non, je ne le crois pas : chaque sens ayant un pouvoir
Particulier et séparé, il est donc nécessaire
De sentir le mou, le froid ou le chaud séparément,
Séparément aussi les couleurs variées des choses,
Comme les qualités liées aux diverses couleurs.
Le goût possède aussi faculté particulière,
Les odeurs et les sons naissent séparément,
Ils ne peuvent donc pas se réfuter les uns et les autres,
Non plus qu’ils ne pourront se corriger eux-mêmes
Puisqu’ils devront toujours être également fiables.
Leur perception de chaque instant est donc vraie. ”1
Certes ce passage est très polémique mais nous y trouvons tous les éléments qui nous
permettent d’élaborer une doctrine de la rectification des informations délivrées par
1
Cf. Lucrèce, De la nature, IV, 469-521, trad. J. Kany-Turpin, éd. GF- Flammarion, Paris, 1997, pp. 269-271
41
les sens. Dans un premier temps, l’argument est purement logique : il place le
sceptique face aux contradictions de sa position. Puis s’affirme une conception
anthropologique : la sensation étant la seule source de la raison, la notion même de
vérité n’a de sens que par rapport à elle. La fiabilité de principe de la sensation
implique d’ailleurs que les sens ne puissent se corriger entre eux. Le travail à
accomplir en vue d’inférer correctement de l’image sensible à l’objet extérieur sera
délégué à la raison. Le fait qu’il soit toujours possible réhabilite totalement la
sensation.
L’atomisme antique est un essai de construction rationnelle, qui se propose de sauver
les apparences des phénomènes. Il ne s’agit pas d’une science, au sens moderne du
terme, mais un ensemble de maquettes figuratives, dont l’intention est de reconstituer
le réel à partir d’éléments simples. La tentative se situe dans le passage de la
connaissance de l’ordre du muthos, explication par le recours aux figures
imaginaires, à l’ordre du logos, où s’affirment les prérogatives de la raison.
Les “ éléments ” des physiologues ioniens (air, eau, feu, terre), principes souvent
divinisés, sont remplacés par les atomes, grains de matière diversement constitués,
mais normalisés et en nombre limité. Le rôle de la philosophie consiste alors à
monter qu’il est possible de rendre compte de tout ce qui est perçu et de tout ce qui
est vécu par des combinaisons variées de ces atomes dans le vide. L’intuition des
particules de poussière en suspension dans l’air donne à penser que toute réalité se
compose, comme le rayon de soleil, en grains d’intelligibilité élémentaire. Le monde
est réduit à la raison grâce au passage du grand au petit, du complexe au simple, de la
diversité à l’unité. L’ensemble s’explique par l’élément ; les atomes sont les pièces
de monnaie infimes de l’univers, mais il n’y a pas besoin d’autres choses pour
composer la totalité de l’univers.
Il s’agit donc d’éliminer tout mystère, de rendre inutile le recours à une causalité
transcendante, forme, idée ou divinité, puisque l’effet de masse se justifie par les
composantes élémentaires. Certes, nous pouvons penser que les philosophes anciens
ne se sont fait aucune illusion concernant la valeur d’une telle hypothèse figurative
(qui ne peut vraisemblablement pas faire l’objet d’une vérification réelle). Il s’agit
d’une expérience de pensée, ou plutôt d’une parabole. Un tel schéma explicatif revêt
surtout le principe d’une sagesse, d’une règle de vie, dont il me semble qu’Epicure
nous fournit la plus belle illustration.
42
L’épistémologie se trouve ici au service de la morale. Elle permet à l’homme de se
protéger des tourments et des angoisses entretenus par les mythologies et les
religions. Le réel est ce qu’il est. Il n’est que ce qu’il est. Il n’y a pas, en dehors de
lui, de monde intelligible, d’arrière-monde consolant ou inquiétant, d’où les dieux
présideraient aux destinées des hommes. Le mécanisme intégral conduit à
l’acceptation du monde tel qu’il est (sans aucune surcharge de superstitions). La
sagesse épicurienne de la résignation et du renoncement n’est pas tellement éloignée
de celle à laquelle parviennent, par d’autres voies, les stoïciens.
2- Les corpuscules
Evoquer ici les conceptions aristotéliciennes des corpuscules et de la matière peut
sembler surprenant. Mais il s’avère essentiel de nous y confronter tant la physique
moderne (que nous allons traiter plus avant) s’inspire et puise son origine de ces
théories.
Le travail d’Aristote consiste, comme il l’écrit dans L’organon1, à trouver et définir
une méthode qui permette d’analyser tout problème posé.
"Ce que nous appelons ici savoir c'
est connaître par le moyen de la démonstration.
Par démonstration j'
entends syllogisme scientifique, et j'
appelle scientifique un
syllogisme dont la possession même constitue pour nous la science. Si donc la
connaissance scientifique consiste bien en ce que nous avons posé, il est nécessaire
aussi que la science démonstrative parte de prémisses qui soient vraies, premières,
immédiates, plus connues que la conclusion, antérieures à elles, et dont elles sont
les causes. C'
est à ces conditions, en effet, que les principes de ce qui est démontré
seront ainsi appropriés à la conclusion [ ... ] Les prémisses doivent être vraies, car
on ne peut pas connaître ce qui n'
est pas, comme la commensurabilité de la
diagonale. Elles doivent être premières et indémontrables, puisque la science des
choses qui sont démontrables, s'
il ne s'
agit pas d'
une science accidentelle, n'
est pas
autre chose que d'
en posséder la démonstration."
1
Cf. Aristote, Organon, IV, éd. Vrin, Paris, 1979, p.89. Il s’applique ainsi à définir des «lieux», c'est à dire les
points de vue les plus généraux sous lesquels un sujet peut être abordé.
43
Aristote a proposé une classification des sciences et de l'
organisation du savoir : il
isole premièrement les sciences dites théorétiques, qui composent la philosophie
théorique (mathématiques, physique et théologie) ; puis la philosophie pratique, qui
traite des questions morales (éthique, politique) ; enfin la philosophie poétique, qui
s'
intéresse à la production, notamment celle des œuvres d'
art (poétique, rhétorique).
Les traités logiques qui composent l'
Organon n'
appartiennent pas à cette partition du
savoir.
En effet, Aristote ne considère pas la logique comme une partie de la science mais
plutôt comme un instrument de celle-ci. C'
est ce que rend le sens du mot organon, «
instruments » : la logique est un outil fournissant les moyens d'
obtenir des
connaissances
positives.
L'
Organon est composé de six traités : Catégories, De l'
interprétation, Premiers
Analytiques, Seconds Analytiques, Topiques, et Réfutations sophistiques. Physique,
Traité du ciel, De la génération et de la corruption, Météorologiques, Traité de
l'
Âme, ainsi que par les petits traités biologiques et zoologiques résument ses
travaux en sciences physiques et biologiques
Il faut, à la lecture des œuvres aristotéliciennes, concevoir les choses selon deux
aspects que nous ne pouvons percevoir séparément dans la réalité mais qu'
il est
possible, par la pensée, d'
analyser, c'
est-à-dire de diviser : leur forme, ou essence, ou
"quiddité", ensemble des caractères qui font que la chose est ce qu'
elle est, et leur
matière, support qui peut recevoir la forme.
Soit une statue de marbre. Sa forme ou essence est définie par l'
ensemble des
qualités et caractères qui lui permettent de représenter tel ou tel dieu par exemple. Sa
matière est le bloc de marbre d'
où le sculpteur l'
a tirée et ciselée. La matière est
puissance, virtualité, "dunamis", la forme est acte, "énergéia". En effet, initialement,
le bloc de marbre brut ou matière est indétermination: il peut devenir ceci ou cela ou
rester tel quel, il existe donc en puissance, virtuellement; c'
est par l'
acte, qui est la
forme réalisée en lui, qu'
il devient déterminé, prend la forme que le sculpteur a
voulu lui donner.
Exister en puissance se distingue donc du fait d'
exister en acte; l'
un et l'
autre peuvent
apparaître comme des causes rendant compte de l'
existence des objets, puisque le
premier caractérise ce en quoi est fait l'
objet, et le second l'
ensemble des actions qui
44
font qu'
il représente ceci plutôt que cela. Aristote leur ajoute deux autres causes, la
cause efficiente ou motrice, c'
est-à-dire l'
activité technique du sculpteur, ses coups
de ciseaux donnés de telle ou telle manière, et la cause finale, ici la statue
commandée au sculpteur en vue d'
une certaine fin déterminée.
Ainsi nous établirons qu’en élaborant cette théorie de la matière et de la forme, de la
puissance et de l'
acte, Aristote rend possible l'
explication de la réalité par les
abstractions de la raison sans faire appel à la vision dualiste de Platon.
L’opposition à l’atomisme
L’opposition aux atomistes se trouve dans l’œuvre d’Aristote. La matière y apparaît
relativisée, engagée dans une hiérarchie des matières et des formes – toute instance
de réalité se proposant à la fois comme matière de la forme supérieure et forme de la
matière inférieure. “ Certains sont d’avis que la nature et la substance des êtres qui
sont par nature est le constituant interne premier de chaque chose, par soi dépourvu
de structure, par exemple que d’un lit la nature c’est le bois, d’une statue l’airain.
[…]. La nature se dit donc ainsi d’une première manière sous-jacente première de
chacun des êtres qui ont en eux-mêmes un principe de mouvement et de
changement ; d’une autre manière, c’est la configuration et plus précisément la
forme selon la définition. ”1
Dans ce livre II de la Physique, Aristote définit l’être naturel (φνδει), objet propre de
la physique. Il se distingue de l’être artificiel en ce qu’il a en lui-même un principe de
mouvement et de repos. Tandis que dans l’art, l’agent est extérieur au produit, la
nature est un principe immanent de spontanéité : la nature ressemble à un médecin
qui se guérirait lui-même2. Une telle analogie avec l’art nous permet de comprendre
que la nature, comme l’art, agit comme cause finale, comme principe organisateur.
En ce sens, la nature et l’art s’opposent à l’image commune du hasard. Alors que
Platon estime que l’art est antérieur à la nature (cherchant ainsi à montrer qu’une
construction divine préside à l’organisation de la nature), Aristote institue le rapport
1
2
Cf. Aristote, Physique, II, I, 193a, 9-30, éd. GF-Flammarion, traduction P. Pellegrin, Paris, 2000, pp. 118-119
Cf. Aristote, Physique, II, 8, 199b31, éd. GF-Flammarion, traduction P. Pellegrin, Paris, 2000, p. 155
45
inverse. Pour lui, l’art imite la nature s’efforçant de reproduire par des médiations
laborieuses la spontanéité qui n’appartient par soi qu’aux êtres naturels.
Mais quel est donc ce principe de mouvement que nous nommons nature ? Est-ce la
forme ou la matière ? Aristote soutient que c’est la forme, car la forme est la fin du
processus naturel. La physique n’étudie cependant pas la forme séparée de la
matière, car cette étude relève de la philosophie première. Par opposition au
physicien matérialiste, qui ne s’attache qu’à la matière, le vrai physicien est celui qui
considère à la fois la forme et la matière, lesquelles sont indissociables l’une de
l’autre.
Après des considérations sur le hasard qu’il essaie de ramener à la projection d’une
finalité imaginaire sur un enchaînement causal seul réel, Aristote aborde l’objet
essentiel (au livre III de la Physique) : l’étude du mouvement. Il propose une
définition en termes d’acte et de puissance. “ Mais puisque la nature est principe de
mouvement et de changement, et que notre recherche porte sur la nature, il ne faut
pas que demeure dans l’ombre ce qu’est le mouvement. En effet, l’ignorer c’est
nécessairement ignorer aussi la nature. […] Il est possible pour quelque chose d’être
(et cela) soit en entéléchie seulement, soit à la fois en puissance et en entéléchie –
soit un ceci, soit de telle quantité, soit de telle qualité, et de même pour les autres
catégories de l’étant.1 ”
Une telle tentative définitionnelle risque d’apparaître comme un cercle vicieux, car
l’acte et la puissance ont eux-mêmes été définis par rapport au mouvement. Il serait
trop facile de dire que le mouvement est l’actualisation d’une puissance ou le passage
de la puissance à l’acte. Car ce serait là une définition intrinsèque du mouvement,
envisagée là non en lui-même, mais dans les positions qui l’encadrent. Envisagé en
lui-même, le mouvement est “ l’acte de ce qui est en puissance en tant que tel ”2,
c’est-à-dire en tant qu’il est en puissance. Le mouvement est un “ acte imparfait ”3,
dont l’acte même, aussi longtemps qu’il est en mouvement, est de ne jamais être tout
à fait en acte. De ce point de vue, le mouvement se rapproche de l’infini, notion
analysée dans la suite du livre III. L’infini a pour caractéristique de ne pouvoir
jamais être en acte. Il n’est pas une chose déterminée, à la façon d’un arbre ou d’une
1
Cf. Aristote, Physique, III, 1, 200a –200b, éd. GF-Flammarion, traduction P. Pellegrin, Paris, 2000, pp.159-160
Cf. ibid. 201a10, p. 162.
3
Cf. ibid. 201b32, p. 166
2
46
maison ; il est plutôt comparable à une lutte ou à une journée, dont l’acte consiste
dans un renouvellement perpétuel.
Le livre IV de la Physique est consacré à l’analyse de certaines notions qui sont
impliquées par le mouvement : lieu, vide (dont Aristote rejette l’existence) et temps.
L’analyse qui nous concerne le plus est celle du temps. En effet, par elle nous
sommes obligés de considérés les rapports aristotéliciens entre l’âme et le corps,
donc d’interroger au plus près notre rapport au monde, et ainsi dégager un rôle
essentiel certes au mouvement mais peut-être aussi historiquement à une certaine
forme de qualités.
Le temps n’est pas le mouvement en général, ni un mouvement privilégié (comme le
mouvement du Ciel, qui sert pourtant à le mesurer, parce qu’il est le plus régulier),
mais seulement “ quelque chose du mouvement ” : “ le nombre du mouvement selon
l’antérieur et le postérieur ”. Si nous nous rappelons que le mouvement est un
continu, divisible en puissance, mais indivisible en acte, nous pourrions dire que le
temps est comme la scansion de la continuité du mouvement. Le temps en est-il, pour
autant, discontinu ? Il paraît être composé d’instants perpétuellement différents. Mais
ce n’est là qu’une apparence : car l’instant n’est pas une partie du temps, mais
seulement une limite qui détermine à chaque fois l’avant et l’après. Et si l’instant ne
cesse de varier quant à son essence, il reste identique quant au sujet, qui n’est autre
que le sujet du changement. Le temps n’est donc pas un flux continu, mais une
structure : l’unité d’un avant et d’un après qui se constitue toujours de nouveau
autour d’un présent qui ne cesse de fuir. Il y a donc un primat du présent, mais il faut
ajouter que ce présent qui court au fil du temps est “ extatique ”, s’ouvrant sans cesse
à la rétention du passé et à l’attente de l’avenir. Que les moments du temps ne
puissent être maintenus unis que par l’activité d’une conscience, c’est ce qu’Aristote
reconnaît à la fin de son analyse en disant que “ sans l’âme il est impossible que le
temps existe ”1.
De ce fait, traiter la question de l’union fondamentale entre l’âme et le corps s’avère
fondamental. En effet, c’est en traitant de l’essence de l’âme dans les catégories de sa
1
Cf. Aristote, Physique, IV, 14, 223a26, éd. GF-Flammarion, traduction P. Pellegrin, Paris, 2000, pp. 267-268
47
propre doctrine du mouvement, de la puissance et de l’acte, qu’Aristote pose l’une
des formulations clefs de sa philosophie : « l’âme est la forme ou l’acte du corps
dont c’est la nature de pouvoir vivre »1. En d’autres termes, interroger la matière, les
liens entre l’âme et le corps, entre nous et le monde, s’est interroger la vie.
L’âme et le corps
Nous allons mettre ici en évidence que l’application de l’hylémorphisme, permet à
Aristote de surmonter tout dualisme – en expliquant que l’âme est unie au corps
comme la forme à sa matière. Et c’est précisément cette théorie du composé humain
qu’il convient ici d’interroger, tant il s’avère être le nœud historique de l’histoire
philosophique des qualités.
Nous allons ainsi mettre en évidence, qu’Aristote peut, du même coup, faire dériver
toute la connaissance de la perfection sensorielle et hiérarchiser les degrés de la
connaissance tout en réservant le cas du noûs, l’intellect, qui vient du dehors2. Seul
le noûs est inséparable de l’âme, car, seul il est essentiellement acte3, il survit à la
mort du corps. Il est l’âme immortelle et divine. En ce sens, il s’avère essentiel de
comprendre les liens aristotéliciens de l’âme et du corps.
Le traité De l’âme couronne les œuvres biologiques d’Aristote. Les deux premiers
chapitres traitent de “ cette sorte d’âme qui n’existe pas indépendamment de la
matière ”4 et qui, à la différence de l’âme immatérielle ou intellect (noûs), n’est autre
que le principe vital, caractéristique non seulement de l’homme, mais de tout être
vivant. Aristote n’est pas parvenu d’emblée à cette conception de l’âme et, dans
aucun autre domaine de sa philosophie, son évolution n’a été aussi claire. Parti de
l’affirmation platonisante d’une dualité radicale entre l’âme et le corps, Aristote
parvient, ici, à une conception de l’âme qui, au contraire, voit dans l’âme la forme du
corps, donc liée à lui et disparaissant avec lui. Mais l’âme n’est pas la forme de
n’importe quel corps : elle est la forme d’un corps naturel, c’est-à-dire d’un corps qui
a en lui-même le principe de son propre mouvement. Mais cela ne suffit pas encore à
distinguer l’âme et la forme d’un corps physique quelconque, bien que la forme du
1
Cf. Aristote, De l’âme, II, 1, 412a, 20 et 28
Cf. Aristote, De generatione animalium, II, 3, 736b, 28
3
Cf. Aristote, De l’âme, III, 5, 430a, 17
4
Cf. Aristote, De l’âme, I, 1, 403a28, éd. GF-Flammarion, traduction R. Bodéüs, Paris 1993, pp. 84-85
2
48
corps physique, cause finale et formelle de la matière soit souvent illustrée par
l’analogie de l’âme : si la hache avait une âme, cette âme serait autre que la forme
ou, en termes modernes, la fonction de la hache, de même que la vision est “ l’âme ”
de l’œil. Un pas de plus est donc nécessaire pour définir l’âme au sens strict : il faut
préciser que “ l’âme est la forme d’un corps organisé ayant la vie en puissance ”1.
C’est-à-dire qu’elle est la forme d’un corps pourvu d’instruments, d’organes, propres
à accomplir les fonctions que réclame la vie. Mais une telle vie resterait seulement en
puissance, si l’âme ne la maintenait pas constamment en acte (même en l’absence
d’une activité en exercice, comme dans le sommeil). L’âme est définie comme le
principe vital, par quoi le corps se trouve “ animé ” et faute de quoi il retourne à la
pure matérialité.
Il est caractéristique qu’Aristote se croie en mesure d’expliquer la vie avec les seuls
concepts fondamentaux qu’utilisait sa physique : l’âme est forme, acte, fin ; le corps
est matière, puissance instrument, ce qui n’empêche pas le corps organisé d’être luimême forme, acte et fin par rapport aux tissus dont il est constitué. L’âme n’est donc
pas autre chose que le terme suprême d’une hiérarchie de formes qui expliquent
successivement la cohésion de la matière spécifiée (par opposition à la matière
première), du corps physique et, finalement, de l’être animé.
Quoiqu’elle soit le terme ultime de la série, l’âme semble bien encore appartenir à
cette série, somme toute “ physique ”, de sorte que la théorie aristotélicienne de
l’âme sera entendue par certains disciples, comme Straton et Aristoxène, en un sens
“ physiciste ”, voire matérialiste. Il serait, cependant plus exact de parler
d’organicisme. L’âme est au corps ce que la vision, par exemple, est à l’œil. En
conséquence, l’âme n’est pas un être subsistant par lui-même. La substance, ce n’est
pas l’âme, mais le composé d’âme et de corps. A la question posée dès le premier
chapitre du livre I du traité De l’âme : “ l’âme a-t-elle des attributs qui lui soient
propres ? ”.
Aristote répond négativement : ce que nous appelons improprement “ passions de
l’âme ” n’affecte pas l’âme seule, mais l’âme avec le corps ; c’est l’être vivant tout
entier (âme et corps) qui se met en colère, fait preuve de courage ou éprouve des
désirs ou des sensations2.
1
2
Cf. Aristote, De l’âme, II, 1, 412a20, éd. GF-Flammarion, traduction R. Bodéüs, Paris 1993, p.133
Cf. Aristote, De l’âme, I, 1, 403a7, éd. GF-Flammarion, traduction R. Bodéüs, Paris 1993, pp. 83-85
49
En d’autres termes, l’analyse de la sensation s’avère être la clef de voûte de la théorie
de la connaissance chez Aristote, et comme nous le verrons de l’empirisme. Lorsque
nous voyons, entendons, touchons, est-ce par la vue seulement, est-ce par l’ouïe, estce par nos mains uniquement ? Ou bien nous faut-il supposer un sens spécial, un sens
commun qui perçoit ce que la vue, l’ouïe ne peuvent d’elles-mêmes percevoir ?
En d’autres termes, la sensation se saisit-elle elle-même dans l’acte accomplit ou
faut-il supposer, au risque d’une régression infinie, une sensibilité qui en supposerait
une autre pour se saisir ?
Analyse de la sensation
Autant de questions qui ne sont pas sans actualité aujourd’hui. Il s’avère nécessaire
donc d’en saisir les prémisses au sien de l’œuvre d’Aristote. Nous allons ici mettre
en évidence que sa réponse consiste à établir deux points. D’abord la sensibilité est
activité et non passivité. Deuxièmement, cette activité s’effectue dans le patient et
révèle ainsi sa destination finale, la révélation du sensible, mais aussi, sa réflexivité
propre. La sensibilité est l’activité du sentant qui se saisit elle-même dans sa
communauté active avec le sensible. Nous allons ainsi mettre en évidence,
l’utilisation aristotélicienne du mouvement dans ce processus. L’acte commun du
sensible et du sentant, ce saisissement des qualités n’est possible qu’avec les
catégories de puissance et d’acte.
La psychologie d’Aristote est construite selon un schéma ascendant, où nous voyons
les fonctions supérieures de l’âme se dégager peu à peu de leur conditionnement
sensible. Cette gradation apparaît d’abord dans la hiérarchie des êtres vivants, qui ont
tous une “ âme ”, mais définie par différentes fonctions. Ainsi la plante n’est capable
de se nourrir et de se reproduire que parce qu’elle est douée d’une âme végétative ;
l’animal doit sa faculté de sentir à l’existence en lui d’une âme sensitive ; en fin seul
l’homme possède une âme intellective. Ces trois âmes ne sont pas les espèces d’un
genre commun, mais plutôt les termes d’une série ascendante, dont chacun en dehors
du premier suppose le précédent, mais se distingue de lui par l’émergence d’un
nouvel ordre.
Une telle hiérarchie (qui doit assurer à la fois la continuité des stades, mais en même
temps l’irréductibilité du supérieur à l’inférieur) se retrouve dans la description des
50
fonctions proprement humaines, donc dans les caractéristiques d’une âme qui est
intellective dans son accomplissement le plus haut, mais aussi sensitive et végétative
dans ses conditions d’existence. Cette description s’inscrit d’emblée hors de la
“ psychologie ” platonicienne, en cela que la sensibilité et l’imagination
n’apparaissent plus comme des obstacles à la connaissance intellectuelle, mais bien
plutôt comme une médiation vers elle. Dans la Métaphysique1, Aristote insiste sur la
continuité du passage qui permet de s’élever de la sensation à la science. Ce passage
n’est autre que l’actualisation de ce qui est en puissance dans la sensation : car le
particulier, objet de la sensation, est en puissance l’universel, objet de la science.
“ Et pareillement encore, c’est la considération du monde sensible qui a conduit
certains à croire à la vérité des apparences. Ils pensent, en effet, que la vérité ne doit
pas se décider d’après le plus ou le moins grand nombre de voix ; or la même chose
paraît, à ceux qui en goûtent, douce aux uns et amère aux autres ; il en résulterait
que si tout le monde était malade, à l’exception de deux ou trois personnes seulement
qui eussent conservé la santé ou la raison, ce serait ces dernières qui passeraient
pour malades ou folles, et non pas les autres !… ”2
Dans le traité De l’âme, Aristote étudie notamment la fonction intermédiaire et
médiatrice de l’imagination. L’image, “ sensation affaiblie ”3 mais qui a l’avantage
de ne pas requérir la présence actuelle de l’objet, est la condition de la mémoire,
laquelle permet le rassemblement de plusieurs cas particuliers et met ainsi la pensée
discursive sur la voie de l’universel. C’est d’abord en ce sens qu’il faut comprendre
la formule “ il n’y a pas de pensée sans image ”4. Mais dans le petit traité Sur la
mémoire et la réminiscence, Aristote va plus loin encore en faisant signifier à cette
phrase que la saisie des êtres suprasensibles eux-mêmes ne va pas sans leur
projection dans les images : c’est ainsi que le géomètre a besoin des figures pour
schématiser et, par là, pour saisir les relations mathématiques, et que, d’une façon
générale, l’homme a besoin d’images pour “ penser dans le temps ce qui est hors du
temps ”.
Cette psychologie résolument immanentiste s’achève, cependant, par l’affirmation de
la transcendance de l’intellect (noûs). La physique fait ici place à la théologie.
1
Cf. Aristote, Métaphysique, A, 1, seconds analytiques, II, 19
Cf. Aristote, Métaphysique, Γ, 5, 1009a, traduction J. Tricot, éd. Vrin, Paris, 1991, p. 219
3
Cf. Aristote, Rhétorique, 1370a28
4
Cf. Aristote, de l’âme, III, 7, 431a17, éd. GF-Flammarion, traduction R. Bodéüs, Paris 1993, p.237
2
51
L’intellection “ est l’acte commun de l’intelligence et de l’intelligible ”1 (de même
que la sensation est l’acte commun du sentant et du sensible). Mais qu’est-ce qui
nous fait passer simultanément à l’acte serait-ce, en commun, l’intelligence et
l’intelligible ? Serait-ce un intermédiaire matériel à la façon de la lumière (qui, dans
l’ordre de la sensation, rend simultanément la couleur visible et l’œil voyant) ? Ici ce
qui nous fait passer à la puissance de l’intelligence et de l’intelligible à l’acte
commun d’intellection ne peut être qu’un principe intellectuel et qui, de surcroît, doit
toujours être en acte. Ne l’oublions pas “ ce qui est en puissance ne passe à l’acte que
par l’action de quelque chose qui est déjà en acte ”.
Cette analyse qui reste très allusive, chez Aristote (cf. De l’âme, III, 5), est le point
de départ d’une longue tradition d’exégèses qui commence avec Théophraste et
s’étend sur tout le Moyen Âge arabe et latin. D’une façon générale seront distingués
l’intellect agent (ou en acte) et un intellect patient (ou en puissance), et nous nous
accordons à reconnaître à l’intellect agent dans la formule qui achève l’analyse
d’Aristote : “ sans intellect rien ne pense ”2. Nous pourrions longuement débattre de
l’identité exacte de l’intellect agent. S’agit-il de l’intellect individuel dans ce qu’il a
de transcendant, de cet intellect dont Aristote nous dit qu’il s’introduit “ par la
porte ” à un certain moment de formation de l’embryon3 ?
C’est là l’interprétation de saint Thomas. Mais d’autres, non sans logique, tireront
une conséquence plus radicale : Alexandre d’Aphrodise assimile intellect agent et
Dieu, tandis qu’Averroès voit dans ce dernier l’unité de la raison, également
répandue chez tous les hommes.
Même si Aristote demeure dans l’interrogation et le doute, quant à cette question, il
demeure une évidence, son schéma explicatif n’étant ni mécaniste ni déterministe, il
traverse le cours des siècles allant jusqu’à introduire, d’une certaine façon, la
révolution mécaniste.
De rerum natura de Lucrèce – que nous évoquions plus haut – est retrouvé par
l’humaniste italien Poggio Bracciolini (en 1417). Aussitôt il est largement diffusé
dans les milieux novateurs qui désirent se libérer de la scolastique et auxquels il
fournit une intelligibilité de rechange. Le manuel historique de Diogène Laërce
1
Cf. Aristote, de l’âme, III, éd. GF-Flammarion, traduction R. Bodéüs, Paris 1993,
Cf. Aristote, de l’âme, III, 5, 430a25, éd. GF-Flammarion, traduction R. Bodéüs, Paris 1993, p.230
3
Cf. Aristote, De la génération des animaux, 736b28
2
52
fournit une biographie d’Epicure et quelques documents qui redonnent vie à
l’inspiration épicurienne, parallèlement au renouveau du stoïcisme. Il faut alors
souligner que ce renouveau de l’atomisme intervient avant même le développement
de, ce que nous nommions en introduction, la science moderne. Nous y trouvons un
modèle pour une construction spéculative du réel, satisfaisant pour ceux qui veulent
se libérer du finalisme de l’explication aristotélicienne. Il s’agit d’éliminer les
qualités occultes, les vertus implicites, les quiddités qui empêchent de comprendre,
ou même de soupçonner, ce qui est en question dans le devenir des phénomènes.
B) Le(s) renversement(s) matérialiste(s) du XVII° siècle
1- La disjonction entre la matière et le matérialisme : une preuve de
modernité ?
La première apparition du mot “ matérialisme ” date, semble-t-il de 1675, chez
Boyle. Savant et physicien, il est l’un des créateurs de la science expérimentale : les
Anglais appelle loi de Boyle, ce que nous Français nommons loi de Mariotte,
découverte simultanément par les deux hommes. Tout à la fois savant et croyant,
Boyle instituera par testament de nombreuses conférences destinées à la défense et à
l’illustration de la foi chrétienne.
Au XVIII° siècle, l’atomisme et le mécanisme sont des hypothèses scientifiques
généralement admises ; le matérialisme est une doctrine philosophique qui s’appuie
sur la théorie corpusculaire, mais généralise et systématise les données scientifiques.
L’opposition entre matérialisme et idéalisme entre alors dans la littérature comme
dans les mœurs.
Aussi nous faut-il, désormais, distinguer entre le langage de la représentation
scientifique du monde (qui met en œuvre une matière sans matérialisme) et, d’autre
part, le discours extrapolant ce premier langage et qui professe ainsi une
métaphysique de la matière. Tous les penseurs du XVII° siècle, à l’exception de
Hobbes, limitent la portée de l’explication corpusculaire au seul univers matériel.
Descartes, nous venons de le voir, admet la possibilité d’un mécanisme strict dans
l’ordre de la substance étendue, y compris le corps humain, auquel est attribué le
53
statut d’animal-machine. Mais il réserve tous les droits de la substance pensante
(soumise au régime d’une intelligibilité spécifique), ce qui assure une pleine liberté
au développement du spiritualisme cartésien. La solution dualiste n’est pas simple :
la difficulté consiste à réunir dans l’unité humaine ce que nous avons si parfaitement
dissocié, et il semble que Descartes n’y soit pas réellement parvenu.
La philosophie matérialiste du XVIII° siècle, avec la Mettrie, recueille l’héritage
cartésien de l’animal-machine, mais rejette le dualisme (comme théorie inutile et
inintelligible). La substance pensante représente une superstructure qui pose plus de
problèmes qu’elle n’en résout. La nouvelle philosophie de la nature est alors
résolument moniste : elle ne reconnaît, dans la réalité totale, qu’un principe unique
d’action, identifié à la matière des théories corpusculaires. Ce principe fournit
l’explication complète non seulement des phénomènes physiques, mais encore des
réalités sociales et mentales.
En conséquence, la philosophie expérimentale, à l’école de la recherche scientifique,
ne retient que les forces concrètement à l’œuvre dans l’univers. Or, il n’y a pas
d’autre univers réel que l’univers matériel.
Le matérialisme philosophique du XVIII° siècle est une philosophie radicale. La
causalité naturelle élimine toute finalité de caractère providentiel : l’idée d’un Dieu
transcendant, créateur et organisateur, fait place à celle d’une Nature soumise à sa
législation interne (dont la régulation suffit pour justifier l’ensemble des faits et des
comportements observables. De là, suit que l’homme, une fois qu’il a pénétré le
secret de l’action des forces naturelles, peut les utiliser à son profit, reprenant ainsi à
son propre compte le rôle dévolu au Dieu traditionnel. L’empire des hommes sur la
nature ouvre à l’humanité des possibilités indéfinies de progrès matériel et moral.
Les physiciens, les biologistes du XVIII° siècle conçoivent la réalité sous la forme
d’un conglomérat de particules élémentaires : “ atomes animés ” ou “ molécules
organiques ”, mais ils ne sont pas matérialistes (pour autant), dans la mesure où ils
admettent la possibilité d’autres influences à l’œuvre dans la réalité. Ou alors, ils
réservent leur jugement en matière de métaphysique – faute d’informations
suffisantes. Locke, cité par Voltaire, estime que “ nous ne serons jamais peut-être
capables de connaître si un être purement matériel pense ou non ”. De même,
54
Hume, détruisant les fondements de toute métaphysique possible, se garde bien de
restaurer une métaphysique matérialiste. Tout ceci fait l’objet de notre seconde
partie.
Ce sont les penseurs radicaux français qui adoptent le matérialisme comme une arme
dans leur polémique contre l’ordre établi. L’abbé G. Raynal1 résume : “ on a dit qu’il
y avait deux mondes, le physique et le moral. Plus on aura d’étendue dans l’esprit et
d’expérience, plus on sera convaincu qu’il n’y en a qu’un, le physique, qui mène tout
lorsqu’il n’est pas contrarié par des causes fortuites, sans lesquelles on eût
constamment remarqué le même enchaînement dans les événements moraux les plus
surprenants, les progrès de l’esprit humain, les découvertes des vérités, la naissance
et la succession des erreurs, le commencement et la fin des préjugés, la formation
des sociétés et l’ordre périodique des différents gouvernements ”. Le matérialisme
est un modèle épistémologique destiné à soumettre à un déterminisme physique
l’ordre moral, politique et religieux, ou du moins à imaginer la transformation du
monde humain sur la base présupposée d’un déterminisme imité de la causalité
physique.
La Mettrie, par exemple, dans son Histoire naturelle de l’âme (1745) et son traité de
L’Homme-machine (1747), réduit la psychologie et la physiologie humaines à de
simples conséquences de l’organisation corporelles : l’être humain rentre dans le
droit commun du règne animal.
Diderot, dans ses Pensées sur l’interprétation de la nature (1754), esquisse une
philosophie naturelle, qui interprète le devenir de toute réalité en vertu d’une sorte
d’évolution de matière vivante.
Helvétius publie (en 1758) son traité De L’esprit et fait scandale. Son deuxième
ouvrage publié après sa mort, De l’Homme, reprend les théories d’Helvétius. Il
s’intéresse aux conséquences pratiques du matérialisme. Maître des mécanismes
psychophysiologiques, le pouvoir politique, par la mise en œuvre d’une éducation
toute-puissante, peut façonner un ordre social meilleur et fabriquer en série des
génies.
1
Abbé Guillaume Raynal (1713-1796), historien et philosophe français. Il s’élève contre la colonisation le clergé
dans son ouvrage intitulé histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens
dans les deux Indes (1770)
55
D’Holbach, dans son Système de la nature (1770), englobe les phénomènes humains
dans l’intelligibilité universelle du devenir. “ L’ethocratie ” dont il rêve est un
utilitarisme social qui permet à un bon gouvernement de régenter la culture autant
que la nature.
Ces différents matérialismes sont en réalité des philosophies de la nature. La matière
y apparaît sous forme de grains de vie, déjà doués d’irritabilité, de sensibilité, sinon
même de pensée, toutes propriétés qui se trouveront dans le Tout. L’intuition
maîtresse est celle d’une Nature créatrice organisée dont le devenir enveloppe la
totalité des êtres.
Le XIX° siècle, quant à lui, signe le triomphe de la théorie mécanique dans le
domaine de la chimie et de la physique (tableau de Mendeleïev en 1869).
L’avènement de la chimie organique autorise l’espérance de déchiffrer les lois de la
matière vivante. Robert Mayer découvre le principe de la conservation de l’énergie
au cœur même du métabolisme organique (en 1842). Le matérialisme scientiste
s’empresse alors de tirer des conséquences décisives de cet état provisoire du savoir.
Mais le devenir de la science ne s’en tient pas aux simples images d’Epinal.
Les disciplines atomiques d’aujourd’hui attestent, depuis la théorie des quanta, une
sorte de dématérialisation de la matière. Le matérialisme, philosophie du sens
commun, ne peut plus se réclamer de phénomènes énergétiques qui n’ont pas de sens
commun. Les recherches moléculaires ou nucléaires se situent à une échelle de
lecture où nos concepts usuels ne sont pas applicables.
Sans doute est-ce pourquoi le seul matérialisme aujourd’hui vivant est celui qui se
rattache à l’inspiration marxiste. Mais ce matérialisme n’a rien à voir avec la matière
des savants. Le marxisme est un matérialisme sans matière, qui évoque tantôt la
réalité physique en sa présence grossière, tantôt les réalités historiques. Le
“ matérialisme dialectique ” systématise ces pensées confuses sous la forme d’une
nouvelle rhétorique, laquelle parfois se contente d’invoquer plus modestement le
concept pragmatique de praxis, qui ne signifie pas grand-chose, où l’idée d’un sens
du concret, qui n’en dit pas davantage.
Dans cette première partie nous avons mis en évidence, la constitution historique de
l’expérimentation.
56
Dans un premier moment, ce qui rend possible l’expérimentation comme preuve,
comme accord inédit entre théorie et nature, c’est la naissance d’une ontologie
nouvelle, qui nie la séparation antique entre l’intelligible et le sensible. Le sensible
lui-même se trouve idéalisé : corrélativement, l’expérience sensible première est
évacuée, relativisée. Ainsi, l’expérimentation ne procède pas de l’induction, dans la
mesure où celle-ci généralise l’expérience empirique comme vécu. Elle ne prolonge
pas l’expérience sensible, mais produit une expérience théorique.
La tâche de la physique comme connaissance rationnelle du monde matériel est
définie par Aristote. Il y a bien, chez Aristote, le souci de rendre théoriquement
raison des phénomènes naturels, mais dans la mesure où Aristote sépare l’objet
mathématique de l’objet physique, il ne peut y avoir pour lui de démarche
expérimentale. Il faut donc séparer la constitution de la physique comme problème et
l’apparition de la méthode expérimentale, même si celle-ci s’appuie sur des
difficultés héritées d’Aristote. C’est Aristote qui assigne à la science de la nature la
tâche de comprendre le mouvement en général, la nature étant définie comme
principe de mouvement et de repos (Phys. II, 1, 192 b 21) ou encore la nature est
principe de changement et de mouvement (Phys. III, 1, 200 b). La physique
contemporaine souscrirait au programme d’une intelligibilité du mouvement ; c’est la
méthode et corrélativement la définition de la science (donc, celle de la vérité) qui
changent.
Si la physique aristotélicienne ne peut être expérimentale, c’est qu’Aristote s’appuie
sur l’observation et définit le mouvement comme un changement qualitatif, un
devenir, un processus finalisé, ce qui conduit à opposer mouvement et repos comme
deux êtres distincts, et à distinguer les mouvements naturels (moteur interne au
mobile, schème biologique de la vie, finalité interne) et violents (moteur externe). Le
mouvement interne, finalisé est compris comme retour au lieu naturel et vient
compenser les effets perturbateurs du mouvement violent : ainsi, dans une ontologie
qui pense le changement comme accident, le mouvement reste passager, accidentel
pour chaque être imparfait, (comme acte de l’être en puissance en tant qu’il est en
puissance), et s’il est la condition du sublunaire, il n’en reste pas moins comprimé
sous le couvercle de la sphère des fixes, dans l’enfer naturel de la génération et de la
57
corruption1. Il y a bien, comme le remarque Koyré, une physique aristotélicienne,
une “ théorie hautement élaborée qui part des données du sens commun ” et les
soumet à une “ élaboration systématique ”, qui rend compte de l’expérience naturelle
dans sa diversité qualitative, à une exception près, celle du lancer de jet (si le moteur
cause du mouvement agit par contact, pourquoi le projectile continue-t-il sa course ?
Aristote propose que le milieu ambiant - l’air- soit responsable de la poursuite du
mouvement mais cette solution peu convaincante poussera les commentateurs
médiévaux à poursuivre la recherche et à passer du mouvement comme impétus,
force, au paradigme résolument non aristotélicien du mouvement inertiel, du
mouvement relatif au référentiel dans lequel on considère un corps2).
Si Aristote conçoit la physique à partir de l’expérience commune, et ne peut
envisager de physique expérimentale, c’est que l’ontologie de la coupure entre
nécessaire et contingent, éternité et devenir, pensée et matière, substance et accident,
pose le concret phénoménal comme irréductible à l’idéalisation. La différence
ontologique entre la matière et l’objet de pensée idéal pose la coupure entre physique
phénoménale et mathématique : l’objet physique séparé et concret (substance) et
l’objet mathématique, non séparé, intelligible ne peuvent se joindre : cette séparation
ontologique (chorismos) assigne comme tâche à la philosophie de la nature de rendre
compte de l’expérience sensible en tant qu’elle est sensible, c’est-à-dire naturelle.
Rien de tel chez Galilée ou Newton : la théorie ignore l’expérience sensible et fait
apparaître par un dispositif technique les conditions phénoménales d’une vérification
qui ne peut pas se produire sur le terrain de l’expérience corporelle : la physique
classique se donne un nouveau mode d’affection sensible, non corporel :
l’expérimentation.
Contre l’empirisme abstractif d’Aristote, Galilée revendique, nous le verrons
largement lors du second chapitre, un mathématisme platonicien : Aristote avait bien
vu qu’on ne peut faire entrer les corps réels (diversité qualitative) dans l’irréel
géométrique : mais là où Aristote concluait à la séparation entre mathématique et
physique, Galilée choisit, avec Platon, de renoncer à l’expérience commune : la
physique se constitue contre l’empirisme. Elle renonce délibérément à rendre compte
1
2
Cf. Koyré, Et. Galiléennes, Hermann, p. 17-21 & Granger, La théorie aristotélicienne de la science.
Cf. Balibar, Galilée, Newton lus par Einstein, éd. PUF, coll. “ Philosophies ”, Paris, 1984
58
de l’expérience spontanée de la sensation, où le repos est premier, où le mouvement
est causé par l’effort, est le résultat d’une traction ou d’une poussée (d’une force) et
cesse dès que la force s’arrête1.
Le concept d’inertie se constitue lentement, mais il se constitue contre l’expérience
immédiate, qui apparaît comme un “ obstacle épistémologique ” (comme souligne
Bachelard), un frein doxique. Construire le concept de mouvement inertiel exige tout
simplement :
- de renoncer à rendre compte de l’empirisme spontané de la sensation ;
- de tenir pour nulle l’expérience immédiate
- de se situer hors du monde, dans un lieu où résistances et frottements sont évacués.
Le mouvement inertiel ne peut absolument pas être réalisé : “ tout corps persévère
dans son état de mouvement uniforme en ligne droite ”. Il ne s’agit pas de dire que
l’expérience n’est qu’approchée, l’inertie est radicalement idéale : les concepts
exigés “ ne sont pas tirés de l’expérience, ce sont des concepts qu’on lui suppose ”2.
Ainsi “ dans la formation de l’esprit scientifique, le premier obstacle c’est
l’expérience première ” affirme Bachelard. En ce sens, Bacon n’est pas le père de la
connaissance expérimentale, même s’il utilise le terme, parce qu’il compte sur
l’induction pour corriger le raisonnement, et qu’il dédaigne la construction déductive
(méfiance empiriste à l’égard du concept). Faute d’un paradigme assez fort, et même
si Bacon reconnaît qu’il s’agit de juger les témoignages des sens et de les rectifier (ce
n’est pas un réalisme phénoménal, car l’expérience se constitue en procès du rapport
entre témoignage des sens et ordre des choses), l’expérience, comme observation
immédiate, ne nous apprend rien.
La naissance de l’expérimentation se constitue contre l’expérience immédiate. Le fait
n’est pas donné, il est construit, il n’est pas donné empiriquement, mais construit
théoriquement. C’est précisément ce que nous allons chercher à mettre en évidence
au travers de la lecture des qualités dans les œuvres de Galilée et Descartes.
1
2
Cf. Einstein et Infield, Evolution des concepts en physique, éd. La bibliothèque du XX° siècle
Cf. Koyré, du monde clos à l’univers infini, éd. Gallimard, coll. “ Tel ”, pp. 77-78
59
2- Les Qualités chez Galilée
S’interroger sur la place que tiennent les qualités dans l’œuvre de Galilée, est la suite
logique de notre réflexion sur les corpuscules et la méthode analytique énoncés par
Aristote. Nous avons mis en évidence que seul le simple est vrai dans les théories
aristotéliciennes. Nous allons au fil de ce passage découvrir l’impact de cette position
métaphysique dans la recherche scientifique moderne.
a- Les Qualités sont occultes
Pour quelles raisons mettre les qualités du côté occulte ? Galilée ne fournit dans le
Dialogue ni explication, ni définition des qualités et pourtant son mouvement existe.
Serait-ce parce qu’admettre la présence des qualités le rapprocherait d’une sorte de
premier moteur (cher à la cosmologie aristotélicienne) ? Un tel refus est-il nécessaire,
inévitable pour instaurer sa thèse ou vision de l’univers ?
En 1623, Galilée publie Il Saggiatore (L’Essayeur) un ouvrage éclatant, riche d’une
force ironique et polémique. A son origine se trouve la controverse avec le père
jésuite Orazio Grassi à propose de la nature des comètes. Dans un ouvrage intitulé
Libra astronomica et philosophica (de 1619), ce dernier répond aux trois conclusions
du Discorso sulle comete de Mario Guidicci (qui n’est autre que Galilée). Que ce soit
dans le Discorso ou dans le Saggiatore, Galilée reprend, au sujet des comètes les
positions d’Aristote. La comète de 1577 présente une parallaxe bien plus petite que
celle de la Lune, Tycho Brahé en déduit qu’elle se trouve donc au-dessus du ciel de
la Lune. Galilée reconnaît qu’il est possible de mesurer les distances par la méthode
des parallaxes, mais il nie que cette méthode puisse être appliquée à des objets
apparents1. Il range les comètes dans la même catégorie que les rayons solaires qui
passent à travers les nuages : les comètes sont des phénomènes optique et non des
objets physiques.
Afin de soutenir cette thèse Galilée s’en prend violemment à Tycho Brahé. Il est
ainsi contraint de jouer le rôle d’un aristotélicien conservateur et semble s’empêtrer
1
Cf. Galilée, Opere, 20 volumes, Florence, Barbera, 1890-1909, VI, 66
60
au cœur d’une multitude d’incohérences1. Le saggiatore nous permet, cependant, de
découvrir deux grandes théories galiléennes.
La première part de considérations sur la proposition selon laquelle “ le mouvement
produit de la chaleur ”. Galilée repense, en tout premier lieu, l’opinion qui voit dans
la chaleur une affection, ou qualité “ qui résiderait réellement dans la matière ”. Le
concept de matière, ou substance corporelle, implique les concepts de figure, de
relation avec d’autres corps, d’existence en un temps et en un lieu, d’immobilité ou
de mouvement, de contact ou non avec un autre corps. Mais la couleur, le son,
l’odeur, la saveur ne sont pas des notions qui accompagnent nécessairement le
concept de corps. Si nous étions dépourvus de sens, la raison et l’imagination
humaines ne pourraient jamais soupçonner l’existence de telles propriétés.
Nous croyons que les sons, les couleurs, les odeurs et les saveurs sont inhérents aux
corps, comme des qualités objectives : il ne s’agit en réalité que de “ noms ”. Si nous
supprimons “ le corps animé et sensible, la chaleur n’est plus qu’un simple mot ”.
Mais Galilée ne s’en tient pas là. Il affirme que ce qui produit en nous la sensation de
chaleur, “ ce sont une multitude d’infimes corpuscules, de différentes formes, animés
de différentes vitesses ”, dont le contact avec notre corps “ que nous ressentons
provoque cette affection que nous appelons chaleur ”. Hormis la forme, le
foisonnement de ces corpuscules, leur mouvement, leur pénétration, leur contact, il
nous faut voir dans le feu aucune autre qualité.
“Je dis que je me sens nécessairement amené dès que je me représente une matière
ou substance corporelle, à la concevoir tout à la fois comme limitée et douée de telle
ou telle forme, occupant tel ou tel lieu à tel ou tel moment, en mouvement ou
immobile, touchant ou ne touchant pas un autre corps, simple ou composé, et je dis
que mon imagination ne peut en aucun cas la séparer de ces déterminations ; qu’elle
doive en revanche être blanche ou rouge, amère ou douce, sonore ou sourde,
d’odeur agréable ou désagréable, je ne vois rien qui contraigne ma raison à
reconnaître que de telles qualités accompagnent nécessairement sa perception : et
peut-être, n’était le secours des sens, le raisonnement ni l’imagination ne les
découvriraient jamais. Car je pense que ces saveurs, odeurs, couleurs, etc.,
rapportées aux objets où elles nous paraissent résider, ne sont que des mots, et ne
sont donc rien hors du corps vivant, de sorte qu’une fois l’animal supprimé elles se
trouveraient elles-mêmes supprimées et annihilées…
1
Cf. Shea WR, Galileo’s Intellectual Revolution. Londres, Mac Millan, 1972. Traduction française, La
Révolution galiléenne, Paris, éditions du Seuil, collection “ Science Ouverte ”, pp. 117-118
61
Je crois que j’expliquerai plus clairement plus clairement ma pensée avec un
exemple. Je passe ma main sur une statue de marbre, puis sur un homme vivant.
L’action de la main, pour ce qui dépend d’elle, est identique sur l’un et l’autre sujet,
constituée par les qualités premières de mouvement et de frottement, auxquelles nous
ne donnons pas d’autre nom. Le corps vivant, cependant, sur qui s’exerce cette
action, perçoit des affections différentes selon les endroits où il est touché : sous la
plante des pieds, par exemple, sur les genoux ou sous les bras, il ressent, outre le
toucher ordinaire, une autre affection à laquelle nous avons appliqué un nom
particulier, le chatouillement –affection qui dépend entièrement de nous et en aucun
cas de la main. Et il me semble qu’on se tromperait gravement si l’on disait que la
main, outre le mouvement et le toucher, possède encore en elle une autre faculté, la
faculté de chatouiller, en sorte que le chatouillement serait une qualité résidant en
elle. Un peu de papier ou une plume qu’on frotte légèrement sur n’importe quelle
partie du corps produisent, pour leur part, le même effet qui se ramène au
mouvement au toucher ; mais appliqués entre les yeux, sur le nez et sous les narines,
ils donnent naissance à un chatouillement presque intolérable, alors que dans les
autres parties on les sentira à peine. Or ce chatouillement est tout entier de notre
côté, non du côté de la plume, et dès que l’on supprime le corps animé et sensitif se
réduit à un simple nom. Tel est le mode d’existence, et le seul, que possèdent à mon
avis, beaucoup des qualités que l’on attribue aux corps naturels, comme les saveurs,
les odeurs, les couleurs, et d’autres encore ”1
Le monde réel est ainsi constitué d’éléments quantifiables et mesurables, d’espace et
“ d’infinis corpuscules ” qui se meuvent dans l’espace. Le savoir scientifique sait
distinguer ce qui dans le monde est objectif et réel, et ce qui au contraire est subjectif
et relatif aux perceptions des sens. Comme le souligne Mersenne (dans La vérité des
sciences) il semble qu’entre l’univers de la physique et celui de l’expérience sensible
se creuse, à l’époque moderne, un abîme bien plus grand que celui imaginé par les
philosophes sceptiques.
“J’incline fortement à croire que la chaleur est du même genre, et que les substances
susceptibles de produire en nous et de nous faire sentir le chaud (substances que
nous désignons sous le nom général de “ feu ”) sont une multitude de corpuscules
très petits, doués de telle ou telle forme, mus de telle ou telle vitesse ; ces
corpuscules, rencontrant notre corps, le pénètrent en raison de leur extrême
subtilité, et c’est le contact que nous ressentons lorsqu’ils passent dans notre chair
qui engendre l’affection appelée “ chaud ”, agréable ou pénible selon le nombre et
la vitesse des particules qui nous piquent et entrent en nous –agréable lorsque cette
pénétration a pour effet de faciliter l’imperceptible transpiration nécessaire, pénible
lorsqu’elle a pour effet de diviser et de partager à l’excès de notre chair. Si bien que
l’action du feu, pour sa part, se ramène au fait qu’il pénètre, en se mouvant, grâce à
sa très grande subtilité, tous les corps, dissolvant ceux-ci plus ou moins lentement
selon la quantité et la vitesse de ses particules, selon la densité ou la rareté des
corps… Mais qu’outre la forme, la quantité, le mouvement, la pénétration et le
1
Cf. Galilée, Saggiatore, pp.347-349
62
toucher, il y ait dans le feu une autre qualité, qui soit précisément le chaud, je ne le
crois vraiment pas, et j’estime que cette qualité dépend tellement de nous qu’une fois
aboli le corps animé et sensitif, la chaleur n’est plus qu’un simple mot ”1
Comme le souligne Maurice Clavelin2, “ Galilée peut entreprendre une explication
carrément mécaniste de certaines qualités secondes ”. Les qualités premières telles
que la forme, la grandeur, le contact (tout ce qui a donc une situation dans le temps et
l’espace) se prêtent aisément à la mesure, elles sont homogènes à l’entendement
mathématique. Et c’est ce qui prime pour Galilée : rétablir les rapports entre la raison
et le réel. Comme il le souligne3 “ dans tous les effets de la nature, l’expérience
m’assure du an sit, mais ne m’apporte rien sur le quamodo ”.
Le mouvement est une qualité essentielle de la matière, et, en tant que tel il a été
soumis à la loi du nombre. Il est donc difficile de trouver un obstacle qui s’opposerait
à la construction d’une représentation mathématique du réel. La conception
“ philosophico-géométrique ”
s’avère
donc
parfaitement
justifiée
dans
le
raisonnement galiléen : la matière et ses propriétés s’expliquent à l’aide de concepts
mathématiques.
b- Les qualités sont d’infimes corpuscules
Dans la discussion sur les qualités premières et secondes, Galilée évite de recourir au
mot “ atome ”. Il parle “ d’infimes corpuscules ”, “ d’infimes éléments ignés ”,
“ d’infimes quantités ”. Il s’agit toujours des plus petites parties d’une substance
donnée (le feu), et non des composantes ultimes de la matière. Mais à la fin du
Saggiatore, Galilée évoque les “ atomes réellement indivisibles ”.
Les passages dans lesquels Galilée se réfère aux positions atomistes et/ou
démocritéennes sont très importants. Dans la première journée des Discours, Galilée
revient sur cet argument à propos du phénomène de condensation. Simplicius fait,
quant à lui, une allusion méprisante à ce “ philosophe antique ”, en conseillant
Salviati de ne pas aborder de tels sujets “ qui ne conviennent pas à l’esprit modéré et
ordonné de Votre Seigneurie, non seulement religieux et pieux, mais catholique et
saint ”.
1
Cf. Galilée, Saggiatore, pp. 350-351
Cf. La philosophie naturelle de Galilée, édition Albin Michel, collection “ bibliothèque de l’Evolution de
l’Humanité ”, Paris, 1996, p. 439
3
Cf. Lettre à Liceti, 23 juin 1640, t. XVIII, p. 208
2
63
La référence à la doctrine des “ corpuscules ” contenue dans l’Essayeur n’échappe
pas à l’attention du père Gassendi. Dans sa réplique au Saggiatore, publiée en 1626
sous le titre Ratio ponderum Librae et Simbellae, il souligne la proximité des thèses
de Galilée avec celles d’Epicure (ce négateur de Dieu et de la Providence). La
réduction des qualités sensibles au domaine de la subjectivité conduit à un conflit
ouvert avec le dogme de l’Eucharistie. En effet1, lorsque les substances du pain et du
vin sont “ transsubstantiées ” dans le corps et le sang de Jésus-Christ, sont également
présentes en elles les apparences extérieures : la couleur, l’odeur, le goût. Or, pour
Galilée, il s’agit juste de “ noms ”, et, pour les noms, aucune intervention (même
miraculeuse) de Dieu ne s’avère nécessaire.
L’autre thèse célèbre de l’Essayeur exprime la conviction que la nature, bien “ que
sourde et inexorable devant nos désirs vains ”, comporte en elle un ordre et une
structure harmonique, d’ordre géométrique : “ La philosophie est écrite dans ce très
grand livre qui se tient constamment ouvert devant tous les yeux (je veux dire
l’univers), mais elle ne peut se saisir si l’on ne se saisit point de la langue et si l’on
ignore les caractères dans lesquels elle est écrite. Cette philosophie est écrite en
langue mathématique, et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres
figures géométriques, sans le moyen desquels il est impossible de saisir humainement
quelque parole ; sans eux, on errera vainement dans un labyrinthe obscur ”2.
Ce livre de la nature, par ces caractères qui diffèrent de l’alphabet classique, n’est
pas accessible à tout le monde. Sur un tel présupposé, Galilée fonde sa conviction
“ absolue ” : la science ne se contente pas de formuler des hypothèses, ou de sauver
les phénomènes, mais elle est en mesure d ‘énoncer des vérités sur la constitution des
parties de l’univers in rerum natura, de représenter la structure physique du monde.
Après la célèbre déclaration, que nous venons de citer, Galilée affirme vouloir
rechercher, comme ou avec Sénèque, la “ vraie constitution de l’univers ” et qualifie
cette recherche de “ grand et vif désir ”.
1
2
C’est aussi une objection que devra surmonter Descartes
Cf. Galileo Galilei (1890-1909) Opere, 20 vol., Florence, Barbera, tome VI, 232
64
Le sens de ces affirmations n’échappent pas à ceux qui considèrent comme impie et
dangereuse l’idée d’une connaissance mathématique fondée sur la structure objective
du monde, et par conséquent susceptible d’égaler la connaissance divine. La position
du cardinal Maffeo Barberini1 est très claire sur ce point : puisque nous pouvons
donner, d’un phénomène naturel, une explication différente de celle que nous
jugeons, nous, la meilleure, toute théorie devra s’énoncer et demeurer sur le plan des
hypothèses. Dans Le Dialogue concernant les deux plus grands systèmes du monde,
Galilée affirme la possibilité pour la connaissance mathématique d’égaler la
connaissance divine. Suivant un raisonnement que Simplicius considère comme très
audacieux, Salviati affirme “ extensive, c’est-à-dire eu égard à la multitude des
intelligibles, qui est infinie, l’entendement humain est comme nul […], mais si le
terme ‘entendement’ est pris intensive, signifiant alors la compréhension intensive,
c’est-à-dire parfaite, d’une proposition donnée, je dis que l’entendement humain en
comprend quelques-unes aussi parfaitement et en a une certitude aussi absolue que
la nature elle-même ; telles sont, par exemple, les sciences mathématiques pures, à
savoir la géométrie et l’arithmétique ; l’intellect divin en connaît un nombre
infiniment grand puisqu’il les connaît toutes, mais si l’intellect humain en connaît
peu, je crois que la connaissance qu’il en a s’égale en certitude objective à la
connaissance divine ”2.
Il n’y a donc aucun doute sur le fait que la pensée galiléenne autorise la convergence
de thèmes issus de différentes traditions. Il est donc vain de se demander si Galilée
doit être considéré comme un platonicien, un partisan de la méthode aristotélicienne,
un disciple d’Archimède, ou tout simplement un ingénieur qui parvient à tirer des
enseignements d’expériences particulières3. Les théories galiléennes doivent
beaucoup à chacune de ces traditions :
-
sa vision de l’univers comme entité mathématiquement structurée renvoie
certainement à Platon ;
-
sa distinction entre méthode constitutive et méthode résolutive (analytique) nous
plonge au cœur des œuvres d’Aristote ;
1
1568-1644 devenu le pape Urbain VIII en 1623
Cf. Galileo Galilei (1890-1909) Opere, 20 vol., Florence, Barbera, tome VII, 128-129, (éd. 1966 : 217-218)
3
Cf. Ch. Schmitt : “ Experience and Experiment : A Comparaison of Zabarella View with Galileo’s in De
motu ” in Studies in the Renaissance, XVI, pp. 128-129, 1969
2
65
-
l’application de l’analyse mathématique aux problèmes de la physique rappelle
Archimède ;
-
la construction et l’utilisation du télescope, comme son intérêt pour les arts
mécaniques et l’arsenal des Vénitiens, nous confronte à la tradition intellectuelle des
“ grands artisans ” de la Renaissance.
Galilée n’hésite pas non plus à se référer à la métaphysique de la lumière du PseudoDenys comme à la tradition hermétique et ficinienne, lorsqu’il essaye de montrer que
les Ecritures contiennent quelques-unes des vérités coperniciennes. Forte de toutes
ces traditions, la pensée mathématique (proche de l’idéalisme) de Galilée, combinée
à un héritage archimédien et à une réflexion corpusculaire et/ ou qualitative fait
naître une théorie du mouvement toute particulière, fondée sur l’inertie.
Cette recherche de l’inertie, l’émergence d’une nouvelle théorie du mouvement offre
à Galilée la possibilité, nous l’avons souligné, de réduire à néant les qualités
secondes. Mais cette recherche de l’équilibre comme d’un point de neutralité entre
deux mouvements contraires (problème similaire à celui de la poussée d’Archimède),
ne serait-elle pas en fait le signe de la nécessité d’un équilibre qualitatif ? Une étude
approfondie du mouvement chez Galilée s’avère ici nécessaire afin de montrer que
les qualités, même laissées quelque peu à l’abandon, sont ce qui sous-tend toutes les
recherches touchant au mouvement. C’est précisément ce que nous ferons lors du
second chapitre de ce mémoire. En montrant l’articulation qualités et épistémologie
du mouvement dans l’œuvre de Galilée.
b- Les qualités coupables de la condamnation de Galilée ?
Dans ce passage, je vais reprendre la perspective esquisser par Fabien Chareix1. Il
pose, en effet, la conception galiléenne des corpuscules et de la matière au centre de
sa condamnation. Il écrit « Ce qui était en cause, alors, n’était pas un modèle
astronomique postulant la réalité du mouvement, mais une doctrine regardant la
matière, sa composition atomistique et la déduction géométrique des qualités
sensibles »2. Cette conception de la condamnation de Galilée est particulièrement
intéressante, car elle nous fournit de précieux indices quant au statut des qualités.
1
2
Cf. Fabien Chareix, le mythe de Galilée, éd. PUF, coll. « Science, histoire et société », Paris, 2002
Op. Cit. p.168
66
Aux yeux des autorités religieuses, elles sont occultes. Rendre envisageable la
quantification des qualités secondes n’est donc que pure hérésie. Reprenons pas à
pas, la lisibilité des qualités sous l’angle de la condamnation, et voyons si cette
perspective est tenable.
C’est au cœur même du Dialogue mais aussi de L’Essayeur, consacrés à la mise à
l’épreuve, dans l’observation, de théories que Galilée pose une affirmation
concernant la nature de la vérité. Cependant, il ne s’agit nullement d’une hypothèse
prudente qui aurait pour but la définition du vrai dans le cadre de la philosophie
naturelle. Cette discussion apparaît lors de la quatrième journée des Discorsi. Elle
met en rapport les outils géométriques et une réalité qui ne s’y réduit pas
immédiatement.
Le vrai absolu est évidemment présent dans l’Ecriture, mais ici il a volontairement
été grossi pour être adapté au plus grand nombre. Dit autrement, Dieu aurait sans
aucun doute été copernicien s’il avait fait en sorte qu’aucun entendement ne soit
vulgaire. Une telle récupération galiléenne de l’Ecriture est contraire à la doctrine
catholique. Lorsque Galilée dévoile sa conception du corps, il y a contradiction entre
sa doctrine et les dogmes. Et c’est précisément cette contradiction que révèle le statut
des qualités (au sein même de l’œuvre de Galilée). Reprenons le passage, de
l’Essayeur, déjà explicité plus haut afin d’en rendre compte.
“ En vérité, je me sens poussé par la nécessité, aussitôt que je conçois un morceau
de matière ou substance corporelle, de l’imaginer doué d’étendue et de figure, de
sorte qu’à l’égard des autres corps il soit grand ou petit, occupe telle ou telle place,
à tel ou tel instant ; qu’il soit au repos ou en mouvement, qu’il touche ou non
d’autres corps, qu’il soit simple ou multiple ; en bref, rien ne me permet d’imaginer
un corps qui ne satisfasse à de telles conditions. Mais que ce morceau de matière
soit blanc ou rouge, doux ou amer, sonore ou non, odorant ou non, rien n’oblige
mon esprit à le doter de semblables qualités ; et si les sens ne leur servaient pas de
véhicule, la raison ou l’imagination n’y parviendraient pas. D’où je déduis que ces
goûts, odeurs, couleurs, à l’égard d’un objet où ils paraissent exister ne sont rien
d’autre que de simples noms et leur siège dans les sens de l’observateur ; celui-ci
écarté, toute qualité de ce genre serait abolie et annihilée. Toutefois, comme nous
avons imposé à ces qualités des noms particuliers et distincts de ceux des qualités
primaires, nous sommes incités à les doter également d’existence réelle. Expliquonsnous plus clairement par un exemple. Je passe une main d’abord sur une statue de
marbre, ensuite sur le corps d’un homme vivant. Concernant les effets de la main, ils
sont identiques à l’égard de celle-ci. C’est-à-dire que les qualités primaires en jeu,
mouvement et contact, sont les mêmes dans les deux cas. Mais le corps humain qui
subit cette action ressent des impressions diverses suivant les parties touchées et si la
67
plante des pieds, ou le genou, ou le coude sont touchés, ils percevront en dehors de
la sensation commune du contact, une autre impression à laquelle nous avons donné
un nom, celui de chatouillement. Et il me semble que ce serait une erreur grossière
que de dire que la main possède, en dehors du mouvement et du toucher une autre
faculté distincte de ceux-ci, savoir la faculté de chatouiller. Une feuille de papier,
une plume frottée légèrement sur quelque partie du corps que ce soit exécutera
partout, en ce qui la concerne, la même opération, à savoir mouvement et toucher.
Mais si nous-mêmes sommes atteints entre les yeux, sur le nez ou sous les narines,
nous ressentirons un chatouillement presque intolérable, sans qu’ailleurs nous
sentions à peine le contact. Donc ce chatouillement est nôtre, et non le fait de la
plume et se réduirait à un simple nom si nous étions écartés de celle-ci. J’estime
pour ma part que toutes les qualités secondaires telles que les goûts, les odeurs et les
couleurs attribués aux corps naturels n’ont pas davantage de réalité. ”1
Avec cette articulation géométrique entre les qualités sensibles et celles qui
appartiennent au corps, nous sortons du cadre du Il Saggiatore. L’épistémologie de
Galilée nous conduit à qualifier les modifications de l’étendue en les plaçant dans
une relation fixe avec les qualités qui en découlent. Mais cette épistémologie ne peut
même pas être appliquée à la géométrie utilisée en astronomie – dans laquelle l’usage
de la mesure n’a pas exactement le même sens que dans la mécanique générale.
L’astronomie ne procède pas à une réduction des qualités sensibles à un espace
géométrisé. Elle utilise la géométrie pour dégager une structure cohérente sous
l’apparence de confusion des mouvements célestes. Nous ne devons donc pas
confondre la géométrie qui dégage les effets invariants des phénomènes naturels de
celle qui vise la construction d’un système du monde rationnel. Dans la seconde, la
géométrie est un instrument mathématique. Au cœur de la pensée galiléenne, la
géométrie devient le support de l’interprétation physique des effets naturels.
Il nous faut aller plus loin dans la compréhension de ce que Galilée nomme le corps.
Si nous avons une certitude, c’est que nous sommes bien dans notre corps. C’est en
lui que nous vivons. Être vivant, c’est avoir un corps à soi, capable de se mouvoir et
d’accomplir certaines fonctions vitales (le cœur bat, assimilation des aliments, etc.).
Sentir, agir, parler ou penser sont autant d’actions qui supposent d’avoir son propre
corps à disposition. Cependant, Galilée met en question cette évidence silencieuse du
corps. S’il y a une question c’est celle de la sensation. C’est un premier paradoxe.
Nous sommes certains d’avoir un corps, mais dès que nous voulons le saisir, il se
1
Galilée, Il Saggiatore, éd. Naz VI, p. 347
68
voile d’étrangeté, d’opacité. Il y a dissociation entre les données inséparables du
corps et celles qui ne sont que l’effet de la rencontre entre une perception et l’effet
sensible, visible, d’arrangement invisibles.
Il y a là une “ nécessité ”. Nous nous orientons ainsi vers une détermination
d’essence. Galilée s’efface devant le déploiement de la nature même de la chose. Il
en résulte l’équivalence entre la notion de “ substance corporelle ” et celle de
“ matière ”.
Galilée s’empare ici des notions de la scolastique – qui mettent en rapport la
substance à ses accidents. La substance est ce qui se tient ferme, sous la variabilité
des accidents. Nous avons déjà évoqué le passage de la puissance à l’acte dans la
Physique d’Aristote. Le passage de la matière à sa forme temporaire dans le
processus du changement s’opère selon une ontologie qui n’est déterminée que par la
règle du désir. La matière indique Aristote, désire la forme “ comme la femelle
désire le mâle ”1. Il y a, chez Aristote, une hiérarchie des différents sens de l’être.
L’être est à la fois la plus simple et la plus enchevêtrée des déterminations. Les effets
de tromperie, quant au sens authentique de ce qu’est l’être, naissent d’une confusion
dans la langue naturelle. Il convient de remarquer que les problèmes relatifs à la
détermination de ce qu’est la métaphysique, c’est-à-dire le conflit entre la définition
de la plus haute science comme ontologie – répondant à la question “ qu’est-ce que
l’être ? ” – ou comme théologie – “ qu’est-ce que l’être qui est l’Un ? ”2 – ne sont
plus présents. Il ne s’agit plus de savoir quelle est la finalité authentique de la
métaphysique. A nouveau nous rencontrons un problème de classement : il s’agit de
savoir quelle science de la théologie ou de l’ontologie est la science générale dont
l’autre dépendrait.
A l’intérieur de la science de l’être en tant qu’être, à quels découpages pouvons-nous
nous livrer pour distinguer l’essentiel des catégories qui le sont moins ? Le texte fait
la distinction entre “ ce que c’est ” et “ quel il est ” (ou en quelle quantité, etc.),
lorsqu’il s’agit de questionner un être. La présentation est d’emblée classificatrice, il
est d’abord fait mention du rôle majeur de la question “ qu’est-ce ”, par opposition
aux simples prédicats de la chose. La question de l’ontologie n’est pas autre chose
1
2
Aristote, Physique, trad. Henri Carteron, éd. Les Belles-Lettres, 1926, 192a.
Pierre Aubenque, le problème de l’être chez Aristote, éd. PUF, Paris, 1962
69
que la question de l’essence1. En réduisant l’être à l’essence, Aristote ouvre la
possibilité de régler par définitions a priori et systématiques une question dont il
affirme qu’elle demeurée dans l’impasse. Nous inaugurons ainsi une certaine façon
de connaître l’être an tant que sujet déterminé et borné par sa définition d’essence.
Ainsi naît la métaphysique. En conséquence, il n’est pas inconvenant d’affirmer que
la revendication galiléenne d’une science des effets passe par une attaque conjointe
de l’autorité d’Aristote et de celle de l’Eglise.
Cependant, ce n’est pas précisément ce qui nous occupe ici. Ce que nous cherchons,
c’est comment de sa position sur les qualités découlent une vision mathématique de
l’univers qui conduit Galilée à sa condamnation par le Saint-Office.
La distinction d’un noyau substantiel (l’être), qui se tient sous les déterminations
variables (qualité, quantité, passions, etc.) des attributs (ou prédicats), doit nous
conduire à interroger le degré d’être de ces façons d’être. C’est à un tel examen
qu’Aristote se livre lorsqu’il écrit : “ les autres choses ne sont appelées êtres que
parce qu’elles sont ou des quantités de l’Être proprement dit, ou des qualités, ou des
affections de cet être, ou quelque détermination de ce genre. On pourrait ainsi se
demander si “ se promener ”, “ se bien porter ”, “ être assis ” sont des êtres ; et de
même dans n’importe quel autre cas analogue ; car aucun de ces états n’a par luimême naturellement une existence propre, ni ne peut être séparé de la substance,
mais s’il y a là quelque être, c’est bien plutôt ce qui se promène qui est un être, ce
qui est assis, ce qui se porte bien. Et ces choses semblent plus des êtres parce qu’il y
a, sous chacune d’elles, un sujet réel et déterminé : ce sujet c’est la substance ou
l’individu… ”2
Les prédicats ne peuvent donc pas revendiquer le même genre (ou sens) d’être que
celui de l’être qui répond à la question de l’essence. Le sujet, la substance, passent
par tous les accidents : ils tirent toute leur réalités de cette détermination “ sousjacente ”. La catégorie générale qu’est le prédicat n’a pas d’existence autonome et ne
peut être séparée de ce “ singulier ” qu’est la substance. La règle du mouvement par
lequel une substance passe d’un accident à un autre est le désir.
1
2
Pierre Aubenque, le problème de l’être chez Aristote, éd. PUF, Paris, 1962, p. 159
Aristote, Métaphysique, traduction Tricot, éd. Vrin, Paris, 1991, VII, 1
70
Et le désir, qu’est-ce si ce n’est un mouvement qui met en relation le corps et le
monde ? Il serait, en effet, trop naïf de croire que l’enveloppe épidermique suffit à
tracer une frontière1. La peau est aussi le lieu où le dedans et le dehors se
rencontrent. A trop vouloir resserrer le corps sur lui-même, ne risquerions-nous pas
de rencontrer l’écueil d’une forme d’angélisme qui, sectionnant le lien du monde au
corps, finirait par maintenir celui-ci dans une autarcie idéale ?
Voilà en quoi la théorie galiléenne du corps est fabuleuse. Elle rend au corps sa place
dans le monde.
Il n’est désormais pas impossible de séparer les accidents de la substance qui les fait
être, lorsque cette séparation est le fait d’un miracle. Il n’y a pas, entre la substance et
ses accidents de relation causale, la substance étant le seul noyau d’être qui donne sa
réalité au composé. Il est possible qu’une substance se donne un accident qui n’ait,
en apparence, aucune relation évidente avec elle. C’est précisément cela le miracle. Il
nous faut comprendre que l’accident est bien réel et maintenu comme tel, car le
miracle de l’Eucharistie consiste à faire coexister deux réalité : le goût du pain et vin
joint au corps et au sang du Christ.
A l’origine, l’Eucharistie est un événement. Selon un usage juif, Jésus a partagé
avant de mourir un repas avec ses disciples, rompant avec eux le pain “ qui était son
corps ”, et il les a invités à faire cela “ en mémoire de lui ”.
Ordinairement, le couple substance/accident donne la bonne forme à la bonne
matière, sauf dans le miracle de l’Eucharistie où Dieu peut accoler des accidents
ayant la forme, la saveur et la couleur du pain et du vin, à des substances qui sont
pourtant devenues le corps et le sang du Christ. C’est parce que le sujet “ passe ”
dans ces déterminations différentes, les investit sans que celles-ci soient déduites de
sa nature de substance. C’est précisément parce cette relation existe que la
transsubstantiation est pensable (selon le modèle substance/accident).
Or c’est de la transformation de ce couple traditionnel (substance/accident) que
dépend toute la nouveauté de la définition galiléenne du corps.
Galilée nous fournit toutes les déterminations qui accompagnent l’imagination des
corps : “ […] doué d’étendue et de figure, de sorte qu’à l’égard des autres corps il
1
C’est ce que montre fort bien D. Anzieu en parlant de la peau. Cf. Le Moi-peau, éd. Dunod, Paris, 1995
71
soit grand ou petit, occupe telle ou telle place, à tel ou tel instant ”. Nous retrouvons
cette définition chez Descartes1 (que nous étudierons lors du second chapitre dans le
cadre de l’analyse du mouvement).
Le critère minimal pour penser l’essence des corps, chez Galilée, tient en une simple
métrique. L’étendue entre, au même titre que la figure, dans des représentations
géométriques simples. Les considérations de la place en un instant donné et du
ressort du mouvement autorisent l’émergence de la cinématique. Une place occupée
à un instant est donc une donnée métrique qui, comme telle, pense l’essence du
corps. La contiguïté et le contact entre les corps sont aussi des données métriques.
L’espace galiléen devient ainsi, par le rapprochement des corps, un espace concret
non euclidien.
Par corps, il nous faut entendre l’amas visible qui constitue une certaine région dans
le champ perceptif (c’est là la définition commune). Bien plus encore il s’agit
d’atome, de substance ou de matière réelle simple échappant au visible (mais qui ne
cesse de l’engendrer).
Une telle dissociation de ces deux genres de qualités (qualités inhérentes et qualités
sensibles) recouvre une mise en relation immédiate. Une certaine disposition des
minima de corps2 se traduit dans le mouvement du contact, par une sensation qui
nous est propre en tant que sujet. C’est avec notre propre réceptivité que nous
actualisons, pour nous-mêmes, des déterminations de l’objet. C’est donc la qualité
première qui est cause (occasion) de la sensation. Il y a, entre les deux qualités, un
rapport de fondement doublé d’un rapport de traduction. Il nous faut bien noter que
Galilée ne fonde en rien toutes ses assertions.
Le lien mécanique entre la matière et les apparences sensibles n’est qu’une exigence
conceptuelle. Galilée fournit ainsi à la science son cadre de travail. Il ne nous faut
donc en rien extrapoler ce texte : il s’agit bien d’un traité de philosophie mécaniste.
Nous pourrions même affirmer que toute la modernité apportée par Galilée à la
science tient dans ce caractère de pari permanent. Dit autrement, une théorie nouvelle
1
Descartes, Principes de la philosophie, seconde partie, articles 24 et suivants. AT IX, 75
Chaque minimum étant préalablement défini par sa forme, son extension ainsi que par tous les caractères
métriques – comme nous les avons signalés plus en amont – ; ceci révèle un atomisme certes mais très distant
d’une conception homogène des minima corporels.
2
72
n’est pas un ensemble pré-constitué de démonstrations. Il s’agit bien plus d’une
“ synthèse a priori ” (pour reprendre les termes de Kant) qui ne trouve sa
confirmation que par la suite.
Plus que son adhésion au système copernicien, le rapporteur de la lecture du
Saggiatore1 pointe les rapports que la philosophie galiléenne entretient avec celle de
Démocrite (autrefois réfutée par Aristote). Les odeurs, les saveurs, etc. ne sont que
dans le nez, la bouche, etc. En ôtant ces organes, comme le suggère Galilée, les
figures que prennent les corps, leurs accidents ne se distinguent des atomes que par
leur nom. Le rapport d’engendrement étant ainsi posé, il nous faut trouver dans le
corps les minima de corps qui causent notre perception du pain et du vin2. Il y aurait
donc des minima de pain et de vin. Ce qui est impensable à l’époque de Galilée. La
tradition aristotélicienne nous a accoutumés au dispositif alliant la substance et
l’accident, ses attributs inessentiels. En faisant sorte que les qualités sensibles soient
l’effet mécanique de dispositions géométriques spécifiques, Galilée donne aux effets
sensibles plus de permanence.
L’odeur est dans le nez, certes, mais au titre de l’actualisation des virtualités
géométriques et structurelles du corps ! Si nous pouvons admettre que Dieu conserve
des accidents sur une substance qui change, nous ne comprenons pas pourquoi, la
substance étant changée, les effets sensibles de l’essence géométrique des corps
seraient maintenus.
La position de Galilée met de toute évidence en question les principes mêmes de la
religion. Autrement dit, sa condamnation (qui en découle directement) met en avant
une question de conflits entre la Loi des Ecritures et celle des lois de la nature. Fautil que toutes les lois n’aient qu’une seule écriture : celle divine ? Nous verrons, au
cours du second chapitre, lors de la lecture de la conception galiléenne du
mouvement, comment Galilée se joue de cette obligation de respect du des Lois
patristiques. Nous établirons ainsi comment il met en place une mathématisation du
monde.
1
Pietro Redondi, Galilée hérétique, éd. Gallimard, Paris, 1985, Pièce G.3 du procès de Galilée, pp. 369-371
Pietro Redondi, Galilée hérétique, éd. Gallimard, Paris, 1985, Pièce G.3 du procès de Galilée, pp. 369-371
Il y affirme que parler d saveur et de goût au temps de Galilée c’est immédiatement faire référence à
l’Eucharistie.
2
73
Ainsi nous montrerons que, selon Galilée, entre l’homme (ou du moins son corps) et
le monde, il y a donc une relation dans laquelle chaque terme renvoie à l’autre. Ce
n’est pas une dialectique mais une entente, une sorte de connivence ou
d’entrelacement. Le corps n’existe comme tel parce qu’il se projette dans un monde
par ce que la phénoménologie nommera intentionnalité. De même, le monde luimême n’existe comme tel que parce qu’il est visé par un corps qui le constitue. Les
choses n’ont telles propriétés sensorielles, nous montre Galilée, que parce que nous
avons un corps qui a la capacité de lire cette physique, grâce à laquelle le corps et le
monde se comprennent.
Pour conclure
Avec Galilée, nous sommes passés du complexe au simple et du simple au complexe.
L’ensemble des perspectives sur les qualités que nous avons abordées à l’aide de
l’œuvre de Galilée, permet de mettre en évidence une certaine propension du corps à
l’éclatement, à la dispersion, et d’une façon générale à la dépropriation. Que le corps
soit soumis aux mêmes lois naturelles que n’importe quel autre corps, ou bien qu’il
se donne comme étranger et hostile à travers la construction d’une image variable
parce que assujettie au ressort des systèmes inconscients, dans tous les cas la
prétention d’un sujet à désigner un corps comme le sien, comme une unité distincte
d’un certain environnement, apparaît comme une forme d’imposture.
Cependant une telle affirmation, même légitime à certains égards, n’est-elle pas le
reflet d’un point de vue extérieur sur le corps propre ? Car si les limites de celui-ci
apparaissent floues, contingentes et finalement irréelles, n’est-ce pas toujours pour
un observateur étranger qu’elles le sont ? Au contraire, du point de vue du sujet luimême, le corps propre n’est-il pas toujours, et ce, quelle que soit l’élasticité et la
labilité de ses limites, “ un ” ? Par ailleurs, si l’image corporelle se défait et se
recompose involontairement au gré de l’histoire individuelle, serait-il pour autant
impossible de parvenir, en procédant à une sorte de décomposition, à une expérience
sinon originaire du moins fondatrice du corps propre ? N’y aurait-il pas, en
74
l’occurrence, un sentir constitutif du corps propre qui serait comme la pierre de
touche ou le témoin de ce que ce corps-là est bien le sien ?
C’est désormais au cœur des œuvres de Descartes que nous allons devoir poursuivre
ce cheminement et envisager un nouveau statut des qualités. Au travers de la célèbre
expérience du morceau de cire (d’ailleurs reprise à Galilée), il met en évidence que la
vérité intrinsèque du morceau de cire, soustraite à l’appréhension des sens, se trouve
dans la seule substance matérielle, substrat de toute intelligibilité. Il nous faut
désormais vérifier si le modèle corpusculaire (commun à quelques variantes près à la
plupart des philosophies et des savants du XVII° et du XVIII° siècle) permet
l’élimination de toute finalité et la stricte application du déterminisme. Nous
mettrons ainsi en évidence s’il ouvre à la connaissance scientifique le chemin de la
rigueur et de l’économie de pensée. La quantité, le nombre se trouvent-ils promus à
la dignité des catégories fondamentales du savoir ? L’image de la machine, dont les
engrenages transmettent et transforment le mouvement selon des normes définies une
fois pour toutes, fournit-elle un modèle épistémologique aussi satisfaisant pour
l’esprit qu’exaltant pour l’imagination ? Le monde doit-il devenir une combinaison
de matières et de mouvement docile aux exigences du calcul ?
3- Dualité cartésienne & qualités :
L’œuvre de Descartes semble inspirée par un triple souci : substituer à la science
incertaine du Moyen Âge une science dont la certitude égale celle des
mathématiques, tirer de cette science les applications pratiques qui, selon la célèbre
formule du Discours de la méthode, rendront les hommes “ comme maîtres et
possesseurs de la nature ”, situer enfin cette science par rapport à l’Être, en donnant
ainsi une solution au conflit qui, à cette époque, oppose science et religion. C’est en
ayant ce triple objectif en mémoire qu’il nous faut lire et traverser l’œuvre de
Descartes.
Comme chez Galilée, Descartes propose une géométrisation comme démarche ultime
de la méthode analytique. Les phénomènes physiques présentent des qualités
sensibles qui nous paraissent simple immédiatement (comme la couleur, la chaleur,
75
etc.) mais sont extrêmement complexes du point de vue de l’entendement et
manquent d’objectivité. En ce sens, ces « qualités secondes » doivent faire place aux
« qualités premières », objectives, connaissables directement par l’entendement, que
sont la grandeur, le mouvement et les figures. Par la lecture des œuvres de Descartes,
nous offrons à notre topologie une nouvelle réflexion sur cette démarche analytique.
Nous allons mettre en évidence la limite des procédés analytiques. Nous constaterons
ainsi, comme Bachelard1, que cette attitude scientifique a rendu impossible toute
fuite dans l’irrationnel concernant la substance. Il n’y a pas de substance derrière les
phénomènes, et lorsque Descartes reprend le terme de substance s’est pour mieux se
débarrasser de son contenu passé.
a- Descartes : une ontologie ou une métaphysique ?
Cette exigence essentielle de la méthode, qui consiste à déterminer un ordre qui
conduit l’esprit du plus simple au plus complexe (du plus connu au moins connu),
nécessite l’émergence d’une science universelle de la nature et la mise en place de
modèles géométriquement intelligibles. Cet ensemble de modèles a pour objectif la
réduction de la complexité phénoménale aux notions simples et premières dont la
vérité procède directement. Cependant, en ramenant la physique à la géométrie,
Descartes a trouvé une façon de contourner ou de suspendre le problème du
“ fondement réel ”, plutôt qu’une solution au difficile problème de la correspondance
entre la vérité des perceptions de l’esprit et la réalité des choses existantes
indépendamment de l’esprit, et hors de lui. De là naît le recours aux hypothèses et
aux suppositions pour rapprocher les faits constatés des vérités nécessaires et
nécessairement conçues. Mais c’est aussi de ce cheminement qu’émerge le caractère
seulement possible de la reconstitution ou de la représentation rationnelles que la
science donne du monde.
“ J’ai pris garde, en examinant le naturel de plusieurs esprits, qu’il n’y a presque point de si
grossiers ni de si tardifs, qu’ils ne fussent capables d’entrer dans les bons sentiments, et
même d’acquérir toutes les hautes sciences, s’ils étaient conduits comme il faut. Et cela peut
aussi être prouvé par raison : car puisque les principes sont clairs, et qu’on ne doit rien
déduire que par des raisonnements très évidents, on a toujours assez d’esprit pour entendre
1
Cf. Bachelard, L’activité rationaliste de la physique contemporaine
76
les choses qui en dépendent. Mais outre l’empêchement des préjugés, dont aucun n’est
entièrement exempt, bien que ce sont ceux qui ont étudié les mauvaises sciences auxquelles
ils nuisent le plus, il arrive presque toujours que ceux qui ont l’esprit modéré négligent
d’étudier, parce qu’ils n’en pensent pas être capables ; et que les autres reçoivent souvent
des principes qui ne sont pas évidents et qu’ils en tirent des conséquences incertaines. C’est
pourquoi je voudrais assurer ceux qui se défient trop de leurs forces, qu’il n’y a aucune
chose en mes écrits qu’ils ne puissent entièrement entendre s’ils prennent la peine de les
examiner ; et néanmoins aussi avertir les autres que même les plus excellents esprits auront
besoin de beaucoup de temps et d’attention pour remarquer toutes les choses que j’ai eu
dessein de comprendre.
En suite de quoi, pour faire bien concevoir quel but j’ai eu en les publiant, je voudrais
expliquer l’ordre qu’il me semble qu’on doit tenir pour s’instruire. Premièrement, un homme
qui n’a encore que la connaissance vulgaire et imparfaite qu’on peut acquérir par les quatre
moyens ci-dessus expliqués, doit avant tout tâcher de se former une morale qui puisse suffire
pour régler les actions de sa vie, à cause que cela ne souffre point de délai, et que nous
devons surtout tâcher de bien vivre. Après cela, il doit aussi étudier la logique : non pas
celle de l’Ecole, car elle n’est à proprement parler qu’une dialectique qui enseigne les
moyens de faire entendre à autrui les choses qu’on sait, ou même aussi de dire sans
jugement plusieurs paroles touchant celle qu’on ne sait pas, et ainsi elle corrompt le bon
sens plutôt qu’elle ne l’augmente ; mais celle qui apprend à bien conduire sa raison pour
découvrir les vérités qu’on ignore ; et parce qu’elle dépend beaucoup de l’usage, il est bon
qu’il s’exerce longtemps à en pratiquer les règles touchant des questions faciles et simples,
comme sont celles des mathématiques. Puis, lorsqu’il s’est acquis quelque habitude à
trouver la vérité en ces questions, il doit commencer pour de bon à s’appliquer à la vraie
philosophie, dont la première partie est la métaphysique qui contient les principes de la
connaissance (…). La seconde est la physique, en laquelle après avoir trouvé les vrais
principes des choses matérielles, on examine en général comment tout l’univers est composé
(…). En suite de quoi il est besoin aussi d’examiner en particulier la nature des plantes,
celle des animaux, et surtout celle de l’homme ; afin qu’on soit capable par après de trouver
les autres sciences, qui lui sont utiles. Ainsi toute la philosophie est comme un arbre dont
les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce
tronc sont toutes les autres sciences, est le dernier degré de la sagesse.
Or comme ce n’est pas des racines, ni du tronc des arbres qu’on cueille les fruits, mais
seulement des extrémités de leurs branches, ainsi la principale utilité de la philosophie
dépend de celles de ses parties qu’on peut apprendre que les dernières. ”1
L’arbre de la philosophie s’inscrit dans une longue tradition : l’arbre comme symbole
du savoir, c’est une histoire qui remonte évidemment jusqu’au jardin d’Eden. Mais
l’arbre cartésien remplit plusieurs fonctions philosophiques. D’abord il indique une
manière de donner aux savoirs une unité. L’ordre des vérités doit rassembler les
domaines en une totalité organique, il doit faire un système. Ensuite, Descartes
indique que cette unité sera hiérarchique, et qu’elle exige une fondation. Ce qui doit
donc nous retenir, ce sont les racines : dans le discours, la métaphysique se définit
par ses objets ( ” les principaux attributs de Dieu ”, “ l’immatérialité de nos âmes ”,
“ toutes les notions claires et simples qui sont en nous ”, “ toutes les notions claires et
simples qui sont en nous ”), mais, dans l’image, elle se définit par sa fonction
1
cf. Descartes, lettre-préface des Principes de la philosophie, éd. GF-Flammarion, Paris, 1996, pp. 71-75
77
(fondation, “ radicalité ”). C’est à ce niveau que les principes – terme issu du latin
princeps ce qui vient en premier – doivent être recherchés. Ces principes sont “ très
clairs ”, et, “ on en peut déduire toutes les autres choses ” : ainsi l’existence de Dieu,
garant de la véracité, ou la nature du moi qui pense. Dégager des vérités indubitables,
théoriquement fécondes et assez générales, les arranger selon l’ordre : voilà, en son
sens le plus général, la tâche de la métaphysique.
La métaphysique représente les racines de l’arbre de la connaissance, la physique est
le tronc. Les sciences particulières ne sont plus autonomes dès qu’il est question de
validité de leurs résultats. La physique, notamment, ne peut se construire que sur des
fondations métaphysiques, plus certaines que tout ce qu’elle peut produire d’ellemême. Pour trouver la certitude, il est souvent nécessaire de “ toucher en physique
plusieurs questions de métaphysique ”1. C’est ainsi que Descartes présente ses
Méditations métaphysiques : “ ce peu de métaphysique que je vous envoie contient
tous les principes de ma physique ”2. Cependant il y a plusieurs manières de
comprendre une telle radicalité de la métaphysique par rapport aux autres sciences.
Dans un premier temps, nous pouvons dire que la métaphysique est fondatrice en
vertu de l’éminence de ses objets, qui sont immatériels. Descartes annonce à
Mersenne3 “ un petit traité de métaphysique (…) dont les principaux points sont de
prouver l’existence de Dieu et l’immortalité de nos âmes, lorsqu’elles sont séparées
du corps ”. Nous rejoignons ici la topique d’Aristote4, par la transgression de la
1
cf. Descartes, lettre à Mersenne du 15 avril 1630
cf. Descartes, lettre à Mersenne du 11 novembre 1640
3
cf. Descartes, lettre à Mersenne du 25 novembre 1630
4
cf. Aristote, Métaphysique, E, 1, trad. J. Tricot, éd. Vrin, Paris 1991, t. 1, pp. 223-228
Dans l’ouverture de ce chapitre de la Métaphysique, Aristote renoue avec la problématique instituée en A, 1 et
2 : la science désirée doit être science des premiers principes et des causes des êtres (cf. op. cit. A, 1, trad. J.
Tricot, Vrin, 1991, t. I, pp.6-10). L’enjeu est le suivant : il faudrait pouvoir délimiter le champ de compétence
d’une philosophie première au sein de l’ensemble des disciplines théorétiques ou dianoétiques, tout en
conservant l’acquis de la définition de la science de l’Être en tant qu’être (cf. op. cit., Γ, 1et 2, éd. Vrin 1991, t.
I, p. 109-119). Aristote comme Platon dans la République (VI et VII), rappelle ce principe que toute science
suppose d’une certaine manière la sphère d’objets, le genre d’essences ou de substances dont elle traite, sans
jamais pouvoir la démontrer. La physique étudie les être mobiles et non séparés ; les mathématiques les êtres
immobiles, mais généralement non séparés de la matière. La philosophie première est seule donc à traiter sans
restriction des réalités séparées et immobiles, c’est-à-dire substantielles et impérissables. Puisqu’il s’agit bien
d’une science, et que la science est toujours savoir des principes et des causes, il y a lieu de parler d’une science
“ théologique ”, relative au principe des “ choses divines ” les plus manifestes, à savoir les astres. A la dignité de
l’objet répond la dignité de la science : réalité éminente, et donc éminemment digne d’être connue, la cause
immobile du mouvement éternel des astres, l’acte pure du livre Λ , garantit la primauté de la Théologie sur les
philosophies secondes. L’astronomie, et partant la physique et la mathématique, se fondent donc sur elle. Mais
cette manœuvre ne va pas de soi, car l’être pris au sens absolu, l’être en tant qu’être, ne définit pas un domaine
spécial de la réalité, il la couvre tout entière sous un certain point de vue, celui de l’universel. Vouloir situer la
2
78
physique par la philosophie première ou théologie. “ Ce sont là tous les Principes
dont je me sers touchant les choses immatérielles ou métaphysiques, desquels je
déduis très clairement ceux des choses corporelles ou physiques. ”1 Ce serait donc
une confirmation de la définition commune de la métaphysique comme l’au-delà de
la physique, le sur-naturel. La métaphysique abstrait son objet formel de toute
matière. C’est à force de séparation qu’elle pousse ses racines sous toutes les
sciences.
Dans un second temps, le fondement indique une primauté dans l’ordre de la
connaissance. La métaphysique se définit moins alors par l’abstraction et la
séparation de ses objets que par leur primauté. Nous passons de la primauté dans
l’ordre de l’être (l’étant premier) à la primauté dans l’ordre du connaître (premières
choses connues, ou connaissables). Les “ premières choses ” ne le sont que par leur
place dans la suite des choses à connaître. Une chose ne précède une autre que parce
qu’elle en rend la connaissance possible. Les catégories de l’être s’effacent devant
l’ordre des pensées ; la classification des sciences ne se règle plus sur la hiérarchie
des êtres. Aussi le dépassement de la primauté vers l’universalité ne se fait-il pas
dans le sens d’une ontologie, mais bien d’une mathesis universalis qui interroge
selon l’ordre et la mesure tout étant en tant que connaissable. En ce sens cartésien de
la primauté, irréductible à la théologie aussi bien qu’à l’ontologie de l’étant commun,
la métaphysique se présente comme une philosophie première, réduite à sa fonction
originelle de science des principes, que lui empruntent toutes les autres sciences. Ni
l’âme, ni Dieu ne sont donc des principes par eux-mêmes. Ils ne sont là qu’à titre
d’explications, de causes premières. Le cercle des principes s’ouvre d’ailleurs, audelà de ces objets “ métaphysiques ”, à “ toutes les notions claires et simples qui sont
en nous ”. C’est pourquoi il faut affirmer que la métaphysique fonde non seulement
philosophie première par rapport aux autres disciplines théorétiques, dans les termes d’une hiérarchisation
ontologique de leurs objets respectifs, c’est nécessairement lui faire subir le même traitement que les sciences
particulières, c’est vouloir cerner un genre, et donc définir l’être en tant qu’être en fonction d’une région de
l’être, d’un niveau de réalité spécial (celui des réalités premières). Mais l’être en tant qu’être concerne en droit
les anges comme les règles du tennis, les orbes célestes comme les cerises. Comment dès lors concilier ces deux
perspectives, celle de l’être en tant qu’être et celle de ses principes et causes ? Avons-nous affaire à une même
science ? Ces questions engagent l’interprétation de l’ensemble de la Métaphysique d’Aristote. Si la philosophie
première est universelle parce que première, c’est la primauté qui passe au premier plan, et l’universalité n’est
qu’un effet induit. Mais l’exigence d’universalité se laisse-t-elle ainsi résorber ? Ce problème traverse tout le
Moyen Âge arabe et latin, nous le retrouvons chez Avicenne (cf. La métaphysique du Shifâ’, livre I, 1-2, trad.
G.-C. Anawati, éd. Vrin, 1978, pp.86-95)et saint Thomas (cf. Expositio super Librum Boethii de Trinitate, V, 4,
éd. B. Decker, Leyde, 1959).
1
cf. Descartes, Principes de la Philosophie, éd. GF-Flammarion, 1996, p. 68
79
la physique, la mécanique, la médecine et la morale, mais aussi bien la métaphysique
spéciale, celle qui fait sa spécialité des choses immatérielles. Car il y a aussi des
“ fondements de la métaphysique ”.
La méthode et la science cartésiennes réclament cette métaphysique qui, dans le
système achevé, constitue leur racine. Les critères de vérité invoqués dans les Règles
pour la direction de l’esprit sont relatifs non au réel, mais au seul sujet. La
simplicité, signe du vrai, n’est jamais pour Descartes celle d’un élément objectif :
elle est non dans la chose, mais dans l’acte de l’esprit qui la saisit. La vérité de lé
déduction est elle-même définie par rapport au seul ordre de notre connaissance, et la
Règle XII déclare : “ Chaque chose doit être considérée d’une autre façon selon que
l’on se réfère à l’ordre de notre connaissance ou que l’on parle d’elle selon
l’existence réelle ”. D’autre part, Descartes emploie le mot de rêveries, de “ fable ”
de son monde, et semble n’être pas assuré de la correspondance de ses constructions
et du réel.
Pourtant, le problème du rapport de la science à l’être est posé, à cette époque, avec
une particulière intensité, par des conflits sans cesse se multipliant entre la
connaissance rationnelle et la religion. L’affaire Galilée semble aussi devoir rendre
plus urgente la solution du problème. Pour Descartes, nous le verrons, cette solution
semble être l’équilibre et la distinction des plans. Et c’est dans cette quête que nous
prendrons pleinement la mesure du statut des qualités dans son œuvre.
b- Doute & qualités sensibles
Le point de départ de la métaphysique cartésienne prend la forme du doute. Cette
métaphysique n’est donc pas formée d’un ensemble d’affirmations pouvant être
présentées dans un ordre quelconque. Elle se constitue par une suite de moments
intellectuels dont chacun suppose celui qui le précède et engendre celui qui le suit.
Elle se présente donc comme une suite de démarches vécues, se succédant
naturellement dans un ordre pouvant être modifié. Il existe plusieurs exposés de cette
configuration méthodique : celui de la quatrième partie du Discours de la méthode,
80
celui des Méditations métaphysique, celui de la première partie des Méditations
métaphysiques, celui de la première partie des Principes de la Philosophie. À
quelques différences près, ces exposés commencent tous par le doute. Cela ne
signifie pas pour autant que tous aient la même profondeur.
Dans le Discours de la méthode, le doute garde un caractère scientifiquement
sélectif, alors que le doute des Méditations met en jeu l’existence même du monde.
Dans le Discours, “ le je pense, je suis ” répond moins à un problème ontologique
qu’à la recherche d’un critère de vérité scientifique. Cependant, Descartes conserve
toujours le même cheminement : je doute, je pense, je suis, Dieu est, Dieu garantit
ma connaissance.
Par nos habitudes, nous conditionnons nos jugements. Notre connaissance est faite
d’opinions (souvent opposées entre elles). Pour rechercher la vérité, il nous faut donc
au moins douter une fois dans notre vie : “ il y a déjà quelque temps que je me suis
aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions
pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne
pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre
sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais
reçues jusque alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les
fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les
sciences ”1.
Le doute méthodique s’étend donc à tous les jugements, mais non pas aux idées en
tant qu’idées. Distinct du doute des sceptiques par ses limites, le doute cartésien s’en
distingue plus profondément encore par sa fin. Descartes l’affirme très précisément
“ Non que j’imitasse pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter, et
affectent d’être toujours irrésolu : car au contraire, tout mon dessein ne tendait qu’à
m’assurer et à rejeter la terre mouvante et le sable, pour trouver le roc ou
l’argile ”2. Tandis que les sceptiques doutent pour douter et se reposent en leur
doute, Descartes doute pour savoir. S’il “ rejette comme absolument faux tout ce en
quoi il pourrait imaginer le moindre doute ”, c’est parce qu’il désire se concentrer
1
Descartes, Méditations métaphysiques, Première Méditation, éd. GF-Flammarion, 1979, p. 57 – AT, IX, 13
Descartes, Discours de la méthode, 3ème partie, éd. De F. Alquié, coll. “ Garnier Classique ”, p. 599 – AT, VI,
29,
2
81
sur la recherche vers la vérité. Il désire “ voir s’il ne resterait point après cela
quelque chose en sa créance qui fût entièrement indubitable ”1.
Ainsi, nous avons l’impression de vivre au milieu d’objets. Mais ces objets existentils réellement dans le monde ? Nous n’en avons aucune preuve, car nous ne pouvons
pas sortir de nous-mêmes, et le monde se réduit à l’ensemble de nos sensations. Or
nos sens nous trompent parfois, et, en rêve nous prenons pour réels des objets
imaginaires. Nous ne douterons donc d’abord de la réalité des choses sensibles.
En conséquence, il nous faut rejeter entièrement le témoignage des sens, à cause des
erreurs dans lesquelles ils peuvent nous faire tomber. Plusieurs expériences nous
montrent que nous nous trompons dans les jugements fondés tant sur les sens
externes que sur les sens internes : ainsi il nous arrive de prendre une tour carrée
pour une tour ronde, ou que nous pensions sentir la douleur dans un bras ou une
jambe que nous n’avons plus2. Nos sens nous trompant, il est prudent de ne pas se
fier totalement à eux. Le rôle des sens consiste à nous enseigner “ non pas la nature
des choses, mais seulement ce en quoi elles nous sont utiles ou nuisibles ”3. Or les
qualités sensibles que nous percevons ainsi dans les objets ne sont pas en eux comme
nous nous le représentons. Avant la science moderne, Descartes proclame qu’elles
n’en sont que les signes4. Qu’est-ce qui nous garantit la vérité objective ?
Rien pour le moment ne nous offre une telle garantie. L’existence des corps en euxmêmes, existence que Descartes prouve par la véracité divine5 n’est pas pour lui un
fait de certitude immédiate6. À toutes ces raisons théoriques ou pratiques de révoquer
en doute le témoignage des sens, Descartes ajoute une autre raison, plus proprement
spirituelle, et non moins remarquable quoique moins souvent remarquée : “ pour
1
Descartes, Discours de la méthode, 4ème partie, éd. De F. Alquié, coll. “ Garnier Classique ”, p. 6001-602 – AT,
VI, 31
2
Descartes, Méditations métaphysiques, Sixième Méditation, éd. GF-Flammarion, 1979, pp. 173-211, AT, IX,
61
3
Descartes, Principes de la philosophie, II, 3
4
“ Vous savez bien que les paroles, n’ayant aucune ressemblance avec les choses qu’elles signifient, ne laissent
pas de nous les faire concevoir, et souvent même sans que nous prenions garde au son des mots, ni à leurs
syllabes… Or, si des mots, qui ne signifient rien que par l’institution des hommes, suffisent pour nous faire
concevoir des choses avec lesquelles ils n’ont aucune ressemblance, pourquoi la nature ne pourra-t-elle pas aussi
avoir établi certain signe, qui nous fasse avoir le sentiment de la lumière, bien que ce signe n’ait rien en soi qui
soit semblable à ce sentiment ? Et n’est-ce pas ainsi qu’elle a établi les rires et les larmes, pour nous faire lire la
joie et la tristesse des hommes ? ” cf. le Monde de René Descartes ou Traité de la lumière, chap. 1er , de la
différence qui est entre nos sentiments et les choses qui les produisent – AT, XI, 4
5
C’est là le dessein des Méditations métaphysiques
6
C’est sans doute pourquoi Kant définit justement l’idéalisme cartésien, touchant l’existence des choses
matérielles en lé dénommant un “ idéalisme problématique”. Cf. Critique de la Raison Pure, Analytique des
principes, ch. II, 3ème section, §4, éd. PUF, coll. “ Quadrige ”, 1993, 4ème édition, trad. A. Tremesaygues et B.
Pacaud
82
bien entendre les choses immatérielles ou métaphysiques, il faut éloigner son esprit
des sens ”. Or pour cela, il ne suffit pas d’en être persuadé ou d’avoir envisagé la
chose une fois, mais il faut la considérer longtemps et s’y exercer, “ afin que
l’habitude de confondre les choses intellectuelles avec les corporelles, qui s’est
enracinée en nous pendant tout le cours de notre vie, puisse être effacée par une
habitude contraire… ”1. C’est au prix de l’abandon de nos sensations que nous
pourrons donc découvrir la Vérité et Dieu.
Cependant, pouvons-nous totalement rejeter l’ensemble de nos sens ? Et si tel est le
cas, qu’est-ce donc que connaître ? Par quel moyen pouvons-nous connaître ? Notre
connaissance nous serait-elle parfaitement innée ?
Une connaissance sans images
Descartes remarque que même si les objets sensibles n’existent pas, “ ils ne peuvent
être formés qu’à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable. ” Il faut
en venir alors à la considération des essences, de la figure, du nombre, de la
grandeur, et, en un sens, des principes mêmes de la science qu’il veut fonder. Mais il
faut aussi douter aussi de ces principes et des démonstrations mathématiques. Pour
cela, Descartes invoque une raison très générale à savoir “ qu’il y a des hommes qui
se sont mépris en raisonnant sur de telles matières ”. Dans les Méditations
métaphysiques, il porte plus loin son analyse et envisage un Dieu trompeur. En effet,
la raison profonde du doute est que Descartes n’est pas encore en possession du
fondement métaphysique de l’intuition intellectuelle elle-même, fondement qui ne
peut que se trouver qu’en Dieu. Il est des vérités qui nous semblent certaines. Mais
comment pouvons-nous être assurés de ce qui nous semble certains ? La seule
garantie que nous possédions de la vérité d’une proposition est l’impression
d’évidence que celle-ci produit sur notre esprit. Or comment savoir ce que vaut une
telle impression avant de savoir ce qu’est notre esprit lui-même, avant de connaître
sa nature et son origine, autrement dit avant d’être assurés que le Dieu qui nous a
créés n’est pas trompeur ?
1
Cf. Méditations métaphysiques, Réponse aux 2èmes objections, -AT, IX, 103-104)
83
Pour comprendre tous les rouages de ce raisonnement, nous allons successivement
regarder la conception cartésienne du corps, de la sensation, de l’âme et de leur
prolongement commun : l’identité, la métaphysique.
En effet, interroger notre rapport au réel ne peut se faire même philosophiquement
sans considérer ce qui nous constitue : notre corps, notre esprit, les liens entre eux.
Comprendre les principes fondamentaux de notre connaissance sans analyser, chez
Descartes, ce qui constitue le corps, l’âme, leur union serait faire fi des deux thèses
métaphysiques essentielles à sa philosophie :
-
celle concernant « l’existence de Dieu et la distinction réelle entre l’âme et le
corps »1
-
la seconde se démontre par le caractère incommensurable de la substance pensante,
immatérielle et toujours une, avec la substance corporelle, étendue dans l’espace et
divisible en parties2.
Quelle est donc al place réservée aux qualités au sein de l’ensemble théorique
cartésien ?
Descartes
rejoint
Galilée
pour
établir
un
monde
saisissable
mathématiquement, objectivement. Et c’est précisément en interrogeant la conception
cartésienne du corps, de l’union de l’âme avec le corps que nous allons saisir son
cheminement qui fait des qualités secondes, des qualités phénoménales. C’est ce qu’il
convient d’explorer dans ce passage.
Le corps :
- Le corps comme machine :
“ Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou une machine de terre,
que Dieu forme tout exprès, pour la rendre plus semblable à nous qu’il est possible :
en sorte que non seulement il lui donne au-dehors la couleur et la figure de tous nos
membres, mais aussi qu’il met au-dedans toutes les pièces qui sont requises pour
faire qu’elle marche, qu’elle mange, qu’elle respire, et enfin qu’elle imite toutes
1
Il est à noter qu’il s’agit là du sous-titre des Méditations métaphysiques, Descartes écrit « touchant la
philosophie première, dans lesquelles l’existence de Dieu, et la distinction réelle entre l’âme et le corps de
l’homme sont démontrées ».
2
Cf. Sixième méditation, AT, XI-1, 68
84
celles de nos fonctions qui peuvent être imaginées procéder de la matière, et ne
dépendre que de la disposition des organes. (…) ”1
Dans les pages qui suivent cette entrée en matière, du Traité de l’homme (qui ne
forme qu’un seul ouvrage avec Le Monde), nous trouvons la conception cartésienne
et matricielle du corps. Descartes réfute, dans ce passage, la notion scolastique de
“ forme substantielle ”, principe d’animation non matériel censé rendre raison de
l’unité des corps, de leur figure, de leur action. Or ces “ formes substantielles ” et ces
“ qualités réelles ” (la chaleur serait par exemple, “ dans ” le feu), Descartes les
rejette comme superflues et confuses, comme étant “ quelque chose de plus que l’on
voit nécessairement (…) devoir être ”2. En outre, “ ces philosophes n’ont supposé
ces qualités réelles qu’à cause qu’ils ont cru ne pouvoir expliquer autrement tous les
phénomènes de la nature. –Alors que comme souligne un peu plus loin Descartes –
on peut bien mieux les expliquer sans elles. ”3
Les divers changements qui affectent les phénomènes naturels sont donc simplement
réductibles au mouvement dont les lois, au nombre de trois, sont énoncées dans Le
Monde et complétées dans Les Principes de la Philosophie. Ces lois s’appliquent à
tous les corps qui sont conçus comme des modifications de la matière – elle-même
synonyme d’étendue. Dans le monde sans vide, tel que Descartes le conçoit, toutes
les portions de matière se pressent les unes contre les autres, opposent des
résistances, se heurtent réciproquement au sein d’une chaîne indéfinie de réactions
continues et ce sont ces chocs qui donnent au corps leur figure. Si ces lois
s’appliquent à tout ce qui est étendu, alors se trouve levée la distinction conservée
par la tradition aristotélicienne entre les corps naturels, les corps vivants et les corps
artificiels : “ toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car
par exemple, lorsqu’une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle
est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il est à un arbre de produire ses
fruits ”4.
1
Cf. Descartes, Traité de l’homme, Œuvres philosophiques, T. I, éd. Bordas, Paris, Classiques Garnier, 1988, p.
379. Mais l’ensemble du texte nous intéressant pour cette démonstration va jusqu’à la page 391
2
Cf. Descartes, Le Monde, chapitre II, T. I, éd. Bordas, Paris, Classiques Garnier, 1988, pp. 319-322
3
Cf. Descartes, lettre à Mersenne du 26 avril 1643
4
Cf. Descartes, Les principes de la philosophie, IV, §203
85
À un premier niveau d’analyse, rien n’oppose donc les corps inanimés, qui sont
l’objet de la physique aux corps vivants, objets de la physiologie, c’est pourquoi Le
Monde et L’Homme ne forment qu’un seul et même ouvrage. De plus, l’étendue étant
le dénominateur commun de tout ce qui peut être appelé matériel, la frontière entre le
corps vivant et la machine se trouve brouillée ou du moins effacée. Nous pouvons,
cependant, nous demander, si, sous l’apparence de rationalité et de rigueur dont
témoigne l’abandon des qualités occultes (cachées et incompréhensibles), Descartes
ne commet pas l’erreur d’une association hâtive et d’un réductionnisme dogmatique
en identifiant le corps et la machine.
Il apparaît pourtant que cette identification n’a jamais lieu, elle est tout au plus
probable. En premier lieu, parce qu’il est bien de notre ressort de connaître la finalité
d’une machine que nous avons nous-mêmes fabriquée, la finalité des corps nous
échappe. Il faudrait, pour remédier à cette lacune, pénétrer les desseins de Dieu, ce
qui est impossible (compte tenu de notre finitude). Il y a donc bien un écart, dans
l’ordre de ce que nous pouvons connaître, entre l’organisme vivant et la machine.
L’autre raison, qui explique l’écart, est celle de la génération. Descartes avoue : “ je
n’en avais pas encore assez connaissance pour en parler du même style que du reste,
c’est-à-dire en démontrant les effets par les causes, et faisant voir de quelles
semences, et en quelle façon, la nature doit les produire ”1. Aussi l’identité
présumée du corps et de la machine fait-elle place plus subtilement à une
comparaison qui implique certes la ressemblance, c’est-à-dire la présence d’éléments
communs, mais également la différence. La machine n’est pas tant le double du corps
que son modèle interprétatif, son analogon. J-C. Beaune en fait “ l’axiomatique ” des
corps, et plus que la machine, c’est l’automate qui remplit au mieux cette fonction de
paradigme2. Dit autrement, la machine rend possible, par comparaison, par
représentation (c’est-à-dire tout aussi bien par distanciation) un repérage et une
interprétation des fonctions du corps. Mais alors pourquoi, si la différence est
irréductible, avoir choisi la machine comme référence au lieu de tout autre modèle ?
Précisément parce que en elle tout se fait par les seules lois matérielles, sans la
participation d’une âme. Or, c’est cette autonomie du corps que Descartes désire
1
Cf. Descartes, Discours de la méthode, Vème Partie, , Œuvres philosophiques, T. I, éd. Bordas, Paris,
Classiques Garnier, 1988, p.614
2
cf. L’Automate et ses mobiles, éd. GF-Flammarion, Paris, 1980, p. 173
86
souligner. Nul besoin pour expliquer les fonctions du corps, de recourir à des forces
occultes, c’est la “ disposition ” des organes qui fait tout, de la même manière que
dans la machine où c’est la configuration et l’agencement des pièces qui permet à
celle-ci de se mouvoir.
Cependant, l’utilisation du modèle mécaniste présente des limites particulièrement
sensibles lorsqu’il s’agit d’éclairer le corps humain car celui-ci est étroitement “ joint
et uni ” à une âme qui lui donne son unité. Dès lors, si les formes substantielles et les
notions d’âme végétative et sensitive deviennent caduques dans cette nouvelle
philosophie, donnant au corps un nouveau statut, un nouveau rôle, le corps humain
continue, pour sa part, d’entretenir un lien particulier avec une substance
immatérielle – à telle enseigne que là où l’histoire individuelle intervient, elle
infléchit le cours des opérations strictement mécaniques, ce qui conduit à remplacer
la notion de réflexe par celle d’habitude. M. Gueroult1 parle même de “ cassure ”
entre le corps de l’animal et celui de l’homme puisque dans le premier cas, c’est
l’âme qui lui donne sa forme et sa finalité (l’organisme animal n’ayant pas, selon lui,
de “ finalité interne réelle ” parce qu’il n’est pas associé à une âme qui seule pourrait
lui en prêter une à travers l’utilisation qu’elle ferait de lui).
Mais Descartes ne revient pas à l’interprétation scolastique d’une âme-principe de
vie qui rendrait compte de la formation ou de la génération des corps. L’âme se
contente de chausser le corps, elle ne le produit pas. Il n’en demeure pas moins que
le corps humain décrit à travers le prisme fourni par le modèle mécanique reste
valable pour Descartes – ce même s’il est la seule de toutes les machines à être
“ substantiellement ” uni à une âme –. Dans les faits, le corps vivant de l’homme ne
se dissocie jamais de l’âme à laquelle il est uni qu’il n’est pas seulement un corps
(même si d’un point de vue ontologique nous parlons bien de deux substances
distinctes) mais qu’il est amené à se dépasser lui-même à partir du moment où l’âme
lui confère de façon immanente, en vertu de l’union, une orientation. De même, le
corps objectivé, disséqué, exposé dans le détail de ses organes à l’instar d’une
machine dont nous aurions démontés les rouages n’est plus tout à fait “ mon corps ”
mais un corps devenu étranger parce que séparé de tout le vécu qui l’accompagne.
1
cf. Descartes selon l’ordre des raisons, II, p. 78
87
Le corps vécu n’est jamais celui-là, même si ce nouvel écart, que révèle l’illusion des
amputés qui croient sentir un membre qu’ils ont perdu, pourrait être comblé par
l’introduction d’une explication physiologique qui rabattrait le vécu sur une certaine
disposition corporelle (quel que soit l’endroit où le nerf est excité, sur le trajet de
celui-ci, l’impression sera toujours la même car c’est l’ébranlement de la terminaison
nerveuse située dans le cerveau qui produit la sensation). Il n’est, cependant, pas
interdit de souscrire à la lecture de F. Dagognet qui croit voir, dans le corpus
cartésien, trois corps. Au corps “ anatomique ” serait superposé le corps “ existentiel
(celui de la douleur ”, lui-même recouvert par “ le corps des souvenirs et des
usages (le corps historique) ”. Dans l’illusion, nous réagirions “ comme par le passé,
avec notre jambe entière qui n’a été perdue que pour le corps objectif ”1. Le corps
n’est donc assurément pas une machine, mais il est, en un certain sens, “ comme ”
une machine.
- Qu’est-ce que voir ?2
“ Il vous est bien sans doute arrivé quelque fois, en marchant de nuit sans flambeau,
par des lieux un peu difficiles, qu’il fallait vous aider d’un bâton pour vous conduire,
et vous avez alors pu remarquer que vous sentiez, par l’entremise de ce bâton, les
divers objets qui se rencontraient autour de vous, et même que vous pouviez
distinguer s’il y avait des arbres, ou des pierres, ou du sable, ou de l’eau, ou de
l’herbe, ou de la boue, ou quelque autre chose de semblable ”3.
Pour Descartes, sentir ce n’est ni seulement toucher ni toucher seulement avec son
corps. Nulle part, en effet, il n’affirme que le toucher est le paradigme du sentir, pas
plus qu’il ne lui donne le privilège d’apparaître comme le sens le plus noble. En
outre, sentir n’est pas l’affaire du corps car ce n’est pas en lui que s’opère
proprement le sentir. Il ne suffit pas de posséder un corps pour sentir – même si
celui-ci joue un rôle dans la formation de la sensation – car “ c’est l’âme qui sent, et
non le corps ”4.
Ceci posé, nous pourrions nous demander quelle est la signification de ce passage
célèbre et de la formule, non moins célèbre selon laquelle Descartes affirme des
1
cf. Le corps multiple et un, p. 69
Il s’agit ici d’analyser le passage du Discours Premier de la Dioptrique. Cf. Descartes, La Dioptrique, Discours
premier, in Discours de la méthode suivi d’extraits de la Dioptrique, des Météores, de la vie de Descartes par
Baillet, du Monde et de lettres, éd. GF-Flammarion, Paris, 1966, pp. 99-102
3
Cf. ibid.
4
`cf. Descartes, Dioptrique, IV, op. cit. p. 125
2
88
aveugles qu’ils “ voient des mains ”, comme si voir relevait du corps et comme si
l’opération elle-même nécessitait un contact, un toucher. Il conviendrait également
d’interroger l’explication, qui consiste à prendre pour modèle ceux qui ne voient pas
pour rendre compte de la vision.
Merleau-Ponty nous fournit les éléments susceptibles d’aplanir ce paradoxe en
distinguant deux approches complémentaires et irréductibles de la vision. Soit nous
raisonnons sur “ la lumière que nous voyons ”, sur l’expérience vécue de la vision,
soit “ sur la lumière qui du dehors entre dans nos yeux ”1 dont le mouvement se
propage par l’intermédiaire des filets nerveux jusqu’à la glande pinéale. Cette
dernière approche, qui relève de la physiologie donc de la physique et de la
géométrie2 justifie le recours au modèle de l’aveugle puisqu’il ne s’agit que
d’observer de l’extérieur l’impact du rayon lumineux sur l’œil qui peut, dans cette
perspective, être comparé au mouvement que communique à la main de l’aveugle
son bâton. De même que le linge tendu devant la chambre obscure aussi bien “ l’œil
d’un homme fraîchement mort, ou au défaut, celui d’un bœuf ou de quelque autre
animal ”3 serviront de modèles pour rendre compte non du fait de voir lui-même (par
définition irreprésentable et donc étranger à toute géométrisation) mais de la manière
dont se réfractent les rayons lumineux sur les corps extérieurs de l’œil. Et c’est cette
analyse de la vision faite du dehors, celle du “ géomètre qui la reconstruit et la
survole ”4, qui justifie aussi la comparaison de la vue au toucher, l’une et l’autre
apparaissant comme des cas particuliers du sens externe qui à son tour ne peut
donner d’occasion à l’âme de sentir que s’il est sujet à l’impression causée par les
corps extérieurs (bâton ou rayon lumineux) qui déposent sur lui leur “ sceau ”5, tout
comme “ la première partie opaque de l’œil reçoit (…) la figure imprimée par
l’action de la lumière ”6.
1
Cf. Merleau-Ponty, l’œil et l’Esprit, éd. Gallimard, coll. “ Folio- essais ”, Paris, 1964, p. 37
“ Toute ma physique n’est autre chose que géométrie ” cf. Descartes, lettre à Mersenne du 27 juillet 1638.
3
Cf. Dioptrique, V, p. 131
4
Cf. Merleau-Ponty, l’œil et l’Esprit, éd. Gallimard, coll. “ Folio- essais ”, Paris, 1964, p. 59
5
Comme Descartes le note dans la douzième des Règles pour la direction de l’esprit, trad. J. Sirven, Paris, éd.
Vrin, 1992, p. 73
6
Cf. Règles pour la direction de l’esprit, XII, op. cit.p. 74
2
89
C’est donc à partir du schème de l’impression que le voir peut être assimilé au
toucher (l’un et l’autre étant que des espèces de sens). En conséquence, si l’aveugle
“ voit des mains ”, celui qui voit touche, en quelque sorte avec les yeux.
Mais cette conclusion n’est valable que pour un observateur extérieur qui aurait,
comme le dit Merleau-Ponty, à “ survoler ” la vision. Pour celui qui voit,
l’expérience de la vision demeure irréductible à celle du toucher en vertu de l’esprit
de “ l’ubiquité ”1 qu’elle implique et que semble abolir le toucher. En ce sens, il est
exclu d’assimiler purement et simplement la vue au toucher (comme Descartes le
recommande dans la suite de ce passage). Nous pouvons faire du toucher la figure de
la vision dans la mesure où il lui est tout à la fois semblable et dissemblable.
La figure c’est, d’abord, l’aspect d’une chose réduite à ses contours, à ce qui peut
être sujet à une géométrisation. La réduction (ou la figuration) gomme et conserve en
même temps la ressemblance ainsi que le font les tailles-douces qui “ représentent
des forêts, des villes, des hommes, (…) bien que, d’une infinité de diverses qualités
qu’elles nous font concevoir en ces objets, il n’y en ait aucune que la figure seule
dont elles aient proprement la ressemblance ”2. Mais la figure, c’est également, du
point de vue de la rhétorique, le nom donné à l’usage qui détourne un terme ou une
expression de son emploi propre ou courant. L’usage inédit et surprenant fait
néanmoins sens en vertu d’une ressemblance, d’un lien plus ou moins lâche avec le
terme remplacé. Or, c’est à ce double titre qu’il faut comprendre que le toucher
figure la vue. Car la vision se fait par contact et pression, par l’excitation des filets
nerveux, par une chaîne dont les mouvements articulés, qui forment une figure,
pénètrent le corps, par l’intermédiaire des nerfs, jusqu’à la glande pinéale et agissent
instantanément sur l’âme “ ainsi que, tirant l’un des bouts d’une corde qui est toute
tendue, on fait mouvoir au même instant l’autre bout ”3.
Cependant rien ne nous autorise à faire de la vision l’avatar du toucher. Voir n’est
jamais toucher l’objet vu (ne fût-ce que son enveloppe). Car de celui-ci rien ne fuse
vers l’œil comme l’ont cru les philosophes matérialistes, ni simulacres, ni “ petites
1
Cf. L’œil et l’Esprit, éd. Gallimard, coll. “ Folio- essais ”, Paris, 1964, p.37
Cf. Dioptrique, IV, op. cit. p. 128
3
Cf. Dioptrique, IV, op. cit. p. 127
2
90
images voltigeantes ”1, mais c’est à l’occasion de la lumière qui touche l’œil après
avoir frappé l’objet que celui-ci est vu. Aussi les images peintes sur le fond de l’œil
ne sont-elles pas des reliquats de l’objet, elles n’en sont que des signes. Ce ne sont,
d’ailleurs, pas ces images que l’âme contemple quand elle voit, comme si, petit
homme dans l’homme, elle avait des yeux. L’image transmise par les canaux des
nerfs jusqu’au cerveau se résout en mouvements qui excitent l’âme à voir, qui
figurent, à leur tour, l’image et qui renvoient à la chose en vertu d’un code “ institué
de la Nature ”2. De même, il y a certes du toucher dans la vue mais réfracté, comme
détourné d’un lieu où le sens commun, assorti d’une certaine tradition, l’attend.
La logique, ici mise en œuvre par Descartes, est comparable à une dioptrique (si tant
est que la figuration dans l’ordre du discours puisse correspondre à cette partie de la
physique). Car s’il est juste de dire que voir, c’est d’abord toucher (comme l’aveugle
voit par la main), il faut se rappeler qu’il ne s’agit là que d’une figure : une
métaphore. Si nous affirmons que l’objet est à la main, ou que le rayon lumineux est
à l’œil, ce que les mouvements sont à l’âme, car, au sens propre, c’est toujours avec
notre âme que nous sentons, même si au sens figuré, c’est avec notre corps.
La sensation / sentir3 :
“ Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons
comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons.
Je n’entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d’ordinaire plus
confuses, mais de quelqu’un en particulier. Prenons par exemple ce morceau de cire qui
vient d’être tiré de la ruche : il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il
retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa
figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le
frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire
connaître un corps, se rencontrent en celui-ci.
Mais voici que, cependant que je parle, on l’approche du feu : ce qui y restait de saveur
s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente,
il devient liquide, il s’échauffe, à peine peut-on le toucher, et quoiqu’on le frappe, il ne
rendra aucun son. La même sir demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu’elle
demeure ; et personne ne peut le nier. (…) ”4.
Le régime de pensée et d’enseignement qui caractérise le Moyen Âge à partir du
XIII° siècle (et dont les personnalités majeures furent Thomas d’Aquin, Jean Duns
1
voir sur ce point le texte très éclairant de Lucrèce qui traite des émanations qui frappent les sens, cf. Lucrèce,
De la nature des chose, trad. J. Kany-Turpin, éd. GF-Flammarion, Paris, 1997, livre IV, pp. 245-281
2
cf. Dioptrique, VI, op. cit. p. 143
3
Il s’agit d’analyser les passages des Méditations métaphysiques, notamment la seconde méditation et la
sixième.
4
Cf. Descartes, Méditation Métaphysique, Méditation seconde, éd. GF-Flammarion, Paris, 1992, p. 83
91
Scott et Maître Eckhart), est constitué globalement de discussions issues du
christianisme mais aussi fortement inspiré de la doctrine aristotélicienne. D’emblée
Descartes, en évoquant la sensation, se situe contre ces systèmes de pensée. Bien
qu’il soit sceptique par rapport aux informations livrées par les sens, la perspective
de son argumentation diffère de manière très significative : nous sommes désormais
totalement à l’intérieur du sujet, et le monde extérieur doit être reconstruit à partir de
celui-ci. Tel est le but des Méditations métaphysiques.
Dans la seconde méditation, Descartes considère l’exemple du morceau de cire. Il
s’agit de montrer que l’objet que nous visons ne peut se ramener aux sensations que
nous en avons, pas même en les composant par le biais de l’imagination. Ce pour des
raisons qui tiennent à la permanence nécessaire de cet objet, et au fait que l’ensemble
de ces qualités sensibles peut se transformer sans que pour autant nous cessions de le
penser comme le même objet.
“ Et parce que je me ressouvenais aussi que je m’étais plutôt servi des sens que de la
raison, et que je reconnaissais que les idées que je formais de moi-même n’étaient
pas si expresses, que celles que je recevais par les sens, et même qu’elles étaient plus
souvent composées des parties de celles-ci, je me persuadais aisément que je n’avais
aucune idée dans mon esprit, qui n’eût passé auparavant par mes sens. (…) ”1.
Dans la sixième méditation, l’argument est différent. Il ne s’agit pas de montrer que
l’objet visé par le discours cognitif ne se ramène pas aux sensibles, mais, à rebours,
d’établir le caractère non systématiquement véridique des informations délivrées par
les sens. Il est intéressant de constater que les exemples choisis par Descartes ont une
valeur monstrance de contre-exemples, dans la mesure où ils instaurent la possibilité
du doute. Ils ne visent pas à présenter les témoignages des sens comme toujours faux,
mais à ruiner la thèse selon laquelle ils seraient toujours justes. Si Descartes est tenu
avec raison pour le fondateur de la modernité philosophique, ces textes révèlent une
étonnante proximité de raisonnement et/ou de questionnement avec ceux d’Aristote
ou de Platon.
Puisque la substance est le nom sous lequel l'
intellect peut appréhender dans le réel
une certaine forme de durabilité à partir de laquelle le réel est non seulement stabilisé
1
Cf. Descartes, Méditation Métaphysique, Méditation sixième, éd. GF-Flammarion, Paris, 1992, p. 181
92
dans son être mais aussi organisé dans une structure qui autorise la prédication, il est
possible de se demander dans quelle mesure nous disposons de l'
accès à cette
"couche" solide de l'
être où s'
articule la prédictibilité (donc l'
intelligibilité). En effet
dans les informations sensibles que notre réceptivité naturelle nous fournit, c'
est tout
d'
abord à un chaos d'
impressions flexibles et muables que nous sommes confrontés.
C'
est même sur cette flexibilité et cette mutabilité que s'
appuient les tropes sceptiques
pour invalider la catégorie même de substance, en la rejetant dans un monde des
choses cachées qui, au pire, n'
a aucune consistance ontologique, et au mieux demeure
définitivement hors de notre portée.
Par quel moyen peut-on se prémunir contre cette argumentation sceptique, et assurer
à l'
inverse la possibilité même d'
une appréhension de la substance ? Quelle faculté
nous y autorise ? Et surtout, ne faut-il pas commencer par supposer que nous
disposions d'
un concept préalable de la substance qui nous permette d'
en appliquer
l'
usage à la sphère de notre expérience sensible, “ disciplinant ” ainsi le désordre
sensible en un ordre intelligible ?
C'
est de ce faisceau de questions qu'
hérite Descartes, et c'
est ce problème qu'
affronte
frontalement l'
étude du morceau de cire dans ce passage de la seconde Méditation
métaphysique.
Descartes se confronte à un problème qu'
Aristote a déjà traité. Il s'
agit de constater
que des différentes qualités qui “ peuvent distinctement faire connaître un corps ”1,
aucune ne subsiste après que nous soumettions ce corps à des changements de
conditions physiques :
“ Mais voici que, cependant que je parle, on l'
approche du feu : ce qui y restait de
saveur s'
exhale, l'
odeur s'
évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa
grandeur augmente, il s'
échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'
on le frappe,
il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il
faut avouer qu'
elle demeure, et personne ne le peut nier. Qu'
est-ce donc que l'
on
connaissait en ce morceau de cire avec tan de distinction ? ” (id.)
Aristote se posait, déjà, la même question en Métaphysique (Z, 3) :
1
Cf. Méditations Métaphysiques, II, op. cit. p. 89
93
“ (...) la longueur, la largeur et la profondeur ne sont elles-mêmes que des quantités
et non pas des substances (car la quantité n'
est pas une substance), mais c'
est la
substance qui est plutôt le sujet premier, à qui appartiennent les attributs. Mais si
nous supprimons la longueur, la largeur et la profondeur, nous voyons qu'
il ne reste
rien, sinon ce qui est déterminé par ces qualités : la matière apparaît donc
nécessairement, à ce point de vue, comme la seule substance ”1.
Aristote choisit du point de vue de la flexibilité des qualités sensibles, il identifie la
matière et la substance. Nous avons déjà vu qu'
il réfute plus tard un usage absolu de
ce “ point de vue ”. Et s'
il considère ici la substance comme prédiquée de la matière,
ce n'
est pas le dernier mot de sa doctrine de la substance qui consiste plutôt à
composer les différents points de vue possibles. Descartes adopte une perspective
significativement différente.
Il répond en effet à la question de l'
être de ce qui demeure sous les qualités, et qui
fonde l'
identité de la cire, en invalidant fort logiquement toutes les informations des
sens, et s'
arrête à l'
idée de corps :
“ La cire [était] seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces
formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'
autres ”.
Mais ce corps n'
est pas strictement équivalent à la matière d'
Aristote : là où la
matière est indéterminité pure2, le corps cartésien possède un certain nombre de
qualités dites premières, inamissibles (il est “ quelque chose d'
étendu, de flexible et
de muable ”).
Descartes se tourne alors vers un nouveau problème : quelle faculté en moi identifie
cette cire “ permanente ” (ou “ rémanente ” d'
après le texte latin) ? Invalidant les sens
et l'
imagination (laquelle ne saurait parcourir l'
infinité des métamorphoses possibles
de la cire pour en synthétiser une quelconque connaissance), il doit reconnaître que
l'
entendement seul peut identifier avec clarté cette permanence. La substance n'
est
donc jamais l'
objet d'
une appréhension sensible, mais toujours celui d'
un jugement.
La conclusion cartésienne est donc formelle : “ à proprement parler nous ne
1
Cf. Aristote, Métaphysique, Z, 3, 1029a15-20
Aristote envisage même que soit prédiquée toute détermination substantielle : “ la substance est elle-même
prédicat de la matière ”, cf. Métaphysique Z, 3, 1029a23
2
94
concevons les corps que par la faculté d'
entendre qui est en nous, et non point par
l'
imagination ni par les sens ”1
C'
est donc bien la notion de la cire qui est ainsi saisie, cette permanence intelligible
sur laquelle Aristote fonde déjà le principe d'
énonciation suffisante. Mais Descartes
tire de cette conclusion une conséquence fondamentale : “ (...) de ce que nous
concevons [les corps] par la pensée, je connais évidemment qu'
il n'
y a rien qui me
soit plus facile à connaître que mon esprit ”2
Ce serait donc le primat de la connaissance de soi qui fonderait l'
appréhension
intelligible de la substance : le sujet par excellence, la permanence par excellence,
c'
est celle du moi dont la notion est telle que non seulement rien n'
est plus clair mais
encore que sa certitude sert explicitement de critère à l'
appréhension de toute autre
notion.
En conséquence, ce sont les modes de l'
appréhension du moi qui servent de modèle à
l'
appréhension de la substance extérieure. Ainsi, dans le temps même où il établit le
principe de son dualisme, selon lequel il existe fondamentalement deux ordres de la
substantialité (substance pensante et substance étendue), Descartes montre que le
second s'
atteint pour nous par le premier.
Cela est plus explicitement encore affirmé dans le passage suivant de la troisième
Méditation, lorsqu'
il s'
agit d'
étudier ce qui, dans l'
ensemble de ce que nous
appréhendons du monde et de nos idées, peut être tiré de nous seuls - et ce qui nous
excède. “ Quant aux idées claires et distinctes que j'
ai des choses corporelles, il y en
a quelques-uns qu'
il semble que j'
ai pu tirer de l'
idée que j'
ai de moi-même, comme
celle que j'
ai de la substance (...) ”3.
Il s'
agit donc bien de trouver dans l'
attestation du moi la catégorie même de la
substance, telle que nous pourrons ensuite la transférer à toutes les autres choses4. De
quel type d'
analogie est-il besoin pour opérer un tel transfert ?
“ Lorsque je pense que la pierre est une substance, ou bien une chose qui en soi est
capable d'
exister, puisque je suis une substance, quoique je conçoive bien que je suis
une chose qui pense et non étendue, et que la pierre au contraire est une chose
étendue et qui ne pense point, et qu'
ainsi entre ces deux conceptions il se rencontre
1
Cf. Descartes, Méditations métaphysiques, seconde méditation, éd. GF-Flammarion, p. 95.
Cf. ibid.
3
cf. Descartes, Méditations métaphysiques, troisième méditation, éd. GF-Flammarion, p. 115
4
ad qualcunas alias res transferre, cf. Descartes, Méditations métaphysiques, troisième méditation, éd. GFFlammarion, p. 114
2
95
une notable différence, toutefois elles semblent convenir en ce qu'
elles représentent
des substances ”1
Ainsi c'
est dans leur existence de substance, c'
est-à-dire de “ chose apte à exister par
soi ”, que les choses extérieures sont susceptibles d'
être appréhendées sous le type de
“ notion ” qui est exigée à la fin de l'
analyse du morceau de cire.
Descartes n'
a pas encore formellement récupéré la certitude de l'
existence d'
un
monde sensible. À dire vrai, ce monde est même particulièrement fragilisé, dans son
statut ontologique, par le passage même que nous venons d’évoquer : il s'
agit en effet
ici pour Descartes de montrer le caractère “ dérivable ” de l'
existence des substances
naturelles - le sujet pensant excepté. Le but est de montrer, a contrario, le caractère “
indérivable ” de la substance divine. Mais l'
effet immédiat de l'
argument est aussi de
secondariser les substances sensibles, et d'
ouvrir ainsi la voie à une sorte d'
hyper
cartésianisme qui refuserait de distinguer entre qualités premières et qualités
secondes : en allant au bout de la logique cartésienne, nous pouvons abolir l'
existence
des substances matérielles2.
En effet, si nous restons liés à ce principe de trans-posabilité, alors nous pouvons
faire la transposition dans l'
autre sens, et soutenir que la seule substance véritable est
pensante, et que les corps ne sont pas des substances en un sens analogue à notre
propre être pensant. Au contraire, les corps ou leurs qualités (que nous ne pouvons
dès lors plus distinguer en premières ou secondes) ne sont que des modifications de
notre substance, ou d'
une substance pensante en général. Chez Berkeley, cela signifie
qu'
il n'
y a de substance que pensante : les substances finies que sont les esprits
humains, affectées d'
un immense tissu d'
idées ne renvoyant à aucune autre substance
qu'
à l'
esprit divin qui les produit et en lequel elles trouvent leur seul véritable
substrat.
La nature est, pour ainsi dire, un langage que Dieu nous parle, et la matière n'
est rien
d'
autre que la substantialisation indue, pour des raisons strictement grammaticales,
d'
un soi-disant sujet passif et non-pensant que l'
on imagine à l'
extérieur de nous. Or
un tel être est impensable et impossible. Nous devons admettre que les choses
1
cf. Descartes, Méditations métaphysiques, troisième méditation, éd. GF-Flammarion, p. 115
C’est ce qu’opère Berkeley dans son Traité des Principes de la Connaissance Humaine, paragraphes 3-10 et
paragraphe 17
2
96
n'
existent qu'
en tant qu'
elles sont pensées (par nous, ou par Dieu), et la démonstration
est simple : nous ne pouvons absolument pas concevoir une chose comme nonconçue. Le cogito est ici pris dans ses conséquences les plus extrêmes : je ne pense
que des choses pensées, ce qui ne veut pas seulement dire que je ne les pense qu'
en
tant que pensées, mais même qu'
il est impossible de leur assigner un quelconque
autre être que cet “ être-pensé ”.
Cette fragilité de la substance matérielle, qui est un résultat nécessaire de l'
argument
de la troisième Méditation, se niche au fond dans la possibilité de réduire la position
des substances matérielles à une position purement nominale. C'
est sur ce point que
se greffe la critique de Berkeley, qui fait de la substance étendue une illusion
grammaticale, et c'
est également ce point que choisit Leibniz pour greffer sa propre
critique : “ Il est bien vrai que, lorsque plusieurs prédicats s'
attribuent à un même
sujet, et que ce sujet ne s'
attribue à aucun autre, on l'
appelle substance individuelle ;
mais cela n'
est pas assez et une telle explication n'
est que nominale ”1.
La première partie de ce jugement décrit précisément la définition cartésienne de la
substance qui, dans la droite ligne de la troisième Méditation, est fournie par
est aussi le lieu où il reprend le
Descartes dans les Principes de la philosophie2. C'
problème métaphysique que pose cette définition, et que vise également la troisième
Méditation : celui de la substance divine.
Le passage de la troisième Méditation qui pose la transposabilité de la catégorie de
substance du moi vers les choses étendues constitue en effet une articulation entre la
théorie des idées et la remontée vers Dieu, comme excédant toute transposabilité de
la substantialité du moi. Descartes cherche en effet à montrer par opposition que la
façon dont nous concevons la substance divine rend au contraire impossible toute
transposition et toute réduction de Dieu à la pensée. Nous pouvons avoir engendré
les idées des substances matérielles, nous ne pouvons en revanche pas avoir engendré
l'
idée de la substance infinie, toute-puissante, omnisciente.
1
2
Cf. Leibniz, Discours de Métaphysique, paragraphe 8, Vrin p. 43
cf. Principes de la philosophie, I, 51
97
Cette analyse est extrêmement importante : elle montre comment, selon l'
ordre des
raisons, nous dérivons la catégorie de la substance de notre propre appréhension de
nous-mêmes, avant de la transposer aux choses (par où notre entendement peut saisir
les foyers de stabilité du réel comme substances), et nous visons la notion de la
substance divine en prenant appui sur cette même conception de la substance, mais
cette fois pour l'
excéder.
Or, si nous abordons ce même problème selon l'
ordre des raisons, nous devons
reconnaître que c'
est évidemment la substance divine qui est première. Les Principes
posent le problème dans ces termes : “ Lorsque nous concevons la substance, nous
concevons seulement une chose qui existe en telle façon qu'
elle n'
a besoin que de soimême pour exister. En quoi il peut y avoir de l'
obscurité touchant l'
explication de ce
mot, n'
avoir besoin que de soi-même ; car, à proprement parler, il n'
y a que Dieu qui
soit tel, et il n'
y a aucune chose créée qui puisse exister un seul moment sans être
soutenue et conservée par sa puissance. ”1
Réaffirmer l'
équivocité du terme de substance, c'
est donc proposer une table des
substances différente : la distinction majeure ne passe plus entre les substances
pensantes (éminentes) et les substances étendues (dérivables), mais entre la seule
substance parfaitement adéquate à sa définition (Dieu) et les substances créées qui,
bien qu'
elles puissent constituer des foyers locaux de stabilité ontologique, doivent
leur être à la puissance divine (et ce non pas dans le seul instant de la création, mais
bien dans chaque instant de leur permanence : autant de puissance est requis pour
conserver que pour créer, et cette précision ultime fragilise à nouveau la substance
dans son cœur même : la durée).
Cela signifie-t-il qu'
il nous est impossible de penser la substance matérielle sans
l'
exposer immédiatement à la fragilité, d'
un côté par sa dérivabilité depuis la
substance pensante, de l'
autre par sa secondarisation de substance crée et
perpétuellement soutenue dans l'
être par le vouloir divin ? Dans cette seconde
perspective, si nous échappons à l'
immatérialisme et à la dissolution de la substance
1
Cf. Descartes, Principes de la philosophie, I, 51, éd. Garnier, Paris, 1963, p. 122
98
matérielle, nous retirons à toute substance, y compris au moi, la puissance nécessaire
à sa propre durée, c'
est-à-dire à son être même de substance.
- L’utilité de la sensation :
C’est au cœur du second chapitre des Principes de la philosophie que nous trouvons
la solution au questionnement sur les sens.
“ §3. Que nos sens ne nous enseignent pas la nature des choses, mais seulement ce
en quoi elles nous sont utiles ou nuisibles.
Il suffira que nous remarquions seulement que tout ce que nous apercevons par
l’entremise de nos sens se rapporte à l’étroite union qu’a l’âme avec le corps, et que
nous connaissons ordinairement par leur moyen ce en quoi les corps de dehors nous
peuvent profiter ou nuire, mais non pas quelle est leur nature, si ce n’est peut-être
rarement et par hasard. Car, après cette réflexion, nous quitterons sans peine tous
les préjugés qui ne sont fondés que sur nos sens, et ne nous servirons que de notre
entendement, parce que c’est en lui seul que les premières notions ou idées, qui sont
comme des semences des vérités que nous sommes capables de connaître, se trouvent
naturellement ”1.
Ce paragraphe est essentiel pour comprendre les limites de la récusation cartésienne
de la sensation. Il résume, en effet, l’opposition entre une information portant sur
l’existence ou sur la relation des corps avec le nôtre et une autre qui nous livrerait
leur nature. La seconde, à l’origine de nos connaissances proprement scientifiques,
doit être dévolue au travail de l’entendement seul. À ce titre, il est clair que la
sensation n’entre pas dans le processus qui mène à ces connaissances, ce qui ne
signifie d’ailleurs pas qu’elle n’ait aucune place dans l’activité de recherche.
L’expérience, physique ou médicale, ainsi que le graphe tracé par le mathématicien,
sont bien évidemment des objets sensibles d’un grand secours dans le cadre de
travaux de recherche. Cependant, ils ne sont que le support d’une opération d’analyse
et de déduction concernant des principes qu’ils n’engendrent pas. C’est à leur sujet
que s’élabore la connaissance, c’est par eux qu’elle s’image, mais ils n’en sont pas la
source. Pour autant, cela n’implique pas que les sens ne nous apprennent rien. La
première information que nous évoquons leur est déléguée et elle est cruciale. Il y a
1
Cf. Descartes, Principes de la philosophie, II, §3, éd. Garnier, Paris, 1963, pp. 148-149
99
non seulement là un enseignement et une forme de connaissance provenant de la
sensation, mais son rôle ne doit surtout pas être minimisé. Bannir la sensation de la
stricte science, c’est encore lui laisser le quotidien comme terrain sur lequel légiférer.
C’est ce qui permet à Descartes (puis à Malebranche dans La Recherche de la Vérité)
de dédouaner l’acte créateur de Dieu des infirmités de nos sens. Ces derniers ne sont
pas trompeurs si nous savons en circonscrire la fonction, dont l’importance est à la
hauteur de leur omniprésence dans notre rapport au monde.
L’âme :
“ Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien
n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense
n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne
sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peutêtre rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.
Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger
incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? (…) De sorte qu’après y avoir
bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour
constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que
je la prononce ou que je la conçois en mon esprit. (…) ”1.
Je suis, j’existe : c’est la certitude absolue où s’arrête le doute, du moins tant que
nous pensons. Que nous nous trompions, nous serons toujours certains d’être tandis
que nous nous trompons. Mais qui sommes-nous ? Ou que sommes-nous, nous qui
pensons ? Nous ne sommes pas René Descartes, avec son apparence physique, ses
traits de caractère, ses souvenirs, ses goûts et ses dégoûts – bref, toutes ces
caractéristiques sociales et psychologiques : tout cela est justement mis à distance par
le doute. Le “ je ” du “ je pense ” n’a pas de visage. C’est un sujet absolu qui semble
se confondre avec la possibilité même de la pensée : pôle de tous les vécus, sujet
d’inhérence auquel tous les prédicats se rapportent ultimement, et qui reste le même
sous le flux des qualités accidentelles.
Mais je pense, c’est aussitôt j’existe. Cette existence n’est pas déduite à la manière
d’un syllogisme, comme nous le pensons souvent en lisant la formule des Principes
et du Discours2. C’est une intuition première qui vient avec la pensée. Mais quel
mode d’existence, quel mode d’être ? Descartes transpose aussitôt le sujet universel
de la conscience en une chose : “ je suis une chose qui pense ”, une res cogitans,
1
2
cf. Descartes, Méditations métaphysiques, seconde méditation, éd. GF-Flammarion, Paris, 1992, pp. 73-79
cf. “ je pense donc je suis ” célèbre formule non écrite dans les méditations métaphysiques.
100
“ une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser ”1, “ c’est-àdire l’âme par laquelle je suis ce que je suis ”2. Le cogito, en permettant d’affirmer
le primat de la pensée sur tout objet connu (voir le passage sur le morceau de cire que
nous avons évoqué plus haut) ouvre la voie à l’idéalisme, au kantisme, à la
phénoménologie. Mais le passage de l’intuition du Je pensant à la position de son
existence comme chose pensante est précisément ce que Kant (dans les
paralogismes) et Husserl (dans sa critique de la “ falsification psychologisante ” du
cogito) reprochent à Descartes.
Je suis une “ chose qui pense ”, c’est-à-dire, je suis mon âme, je suis âme. Du Je pur
(dans le cogito) nous ne glissons pas au moi empirique, mais à un réalisme de l’âme
comme substance. Si l’âme est une chose, ce n’est pas au sens courant où elle serait
quelque chose du monde, au même titre que le reste, et que nous pourrions nous
représenter en images. Sans image et sans visage, l’âme n’est pas non plus une
simple forme (ou, pire, une abstraction intellectuelle). Elle est substance3, c’est-àdire le seul vrai concret, ce qui, selon la définition donnée dans les Réponses aux
sixièmes objections, a la capacité de subsister par soi seul : “ tout ce qui est réel peut
exister séparément de tout autre sujet ; or ce qui peut ainsi exister séparément est
une substance ”.
Mais le nom d’âme est “ équivoque ”, parce que nous sommes toujours tentés de lui
associer des images qui la réduisent, précisément, à “ quelque chose d’extrêmement
rare et subtile, comme un vent, une flamme ou un air très délié ”, si bien que
Descartes lui préfère souvent le nom “ d’esprit ” : “ je n’ai pas dit que j’étais une
âme, mais seulement j’ai dit que j’étais quelque chose qui pense, et j’ai donné à cette
chose qui pense le nom d’esprit, ou celui d’entendement ou de raison, n’entendant
rien de plus par le nom d’esprit que par celui d’une chose qui pense ”4.
Significativement, “ âme ” disparaît de notre passage après “ passons donc aux
attributs de l’âme ” : elle s’éclipse derrière la “ chose qui pense ”, au point que
lorsque cette dernière est définie, la version française revue par Descartes omet
curieusement le mot “ âme ”, pourtant présent dans le texte latin (res cogitans, id est,
1
Cf. Descartes, Discours de la méthode, IV,
Cf. Ibid.
3
“ Je connus de là que j’étais une substance ” cf. Descartes, Discours de la méthode, IV.
4
cf. Descartes, réponses aux septièmes objections
2
101
mens, sive animus, sive intellectus, sive ratio) : “ un esprit, un entendement ou une
raison ”, voilà ce qui reste. Il faut aussi remarquer que, dans le cadre de la Seconde
Méditation, Descartes ne prétend pas démontrer l’existence d’une “ chose spirituelle
et incorporelle ”. Il ne parle que d’une “ chose qui pense ”, sans chercher encore à
établir la distinction réelle de l’âme et du corps (il faut attendre pour cela la sixième
Méditation). Tout ce qui est dit est l’âme se connaît plus aisément que le corps, parce
que précisément son essence est la pensée. La possibilité demeure donc “ qu’une
chose qui pense soit quelque chose de corporel ”1.
La question de l’union :
C’est la sixième méditation qui fonde la distinction réelle de l’âme et du corps : après
avoir établi que l’âme et le corps sont des “ choses complètes ”, c’est-à-dire des
choses dont les attributs (ici la pensée et l’étendue) nous les font reconnaître comme
des substances (pensables sans le secours d’aucune autre chose), nous pouvons, en
prenant acte de l’hétérogénéité absolue des attributs en question affirmer que ces
substances sont réellement distinctes. La notion que nous possédons de notre âme
n’emprunte rien aux attributs du corps, tels la figure et l’étendue : c’est une notion
“ primitive ”. Ni corps subtil, ni vent, ni flamme, rien de matériel ne peut traduire la
notion que nous avons d’une pure pensée. Sont ainsi posées deux notions primitives,
et deux genres de substances : l’âme, substance immatérielle et pensante, et le corps,
substance matérielle et étendue. Mais où est l’homme ? N’est-il pas lui-même
composé de ces deux substances, n’est-il pas le nom même de l’union de l’âme et du
corps ? Descartes lui-même ne cesse de répéter que l’âme est autrement dans le corps
qu’un ange serait dans un corps humain, que l’homme n’est pas dans son corps
“ ainsi qu’un pilote en son navire ”, que l’âme donc ne conduit pas son corps par le
seul intellect – toute l’expérience de l’affectivité est là pour le prouver2.
Or, la princesse Elisabeth, avec laquelle Descartes correspond abondamment à partir
de 1643, pose des questions embarrassantes questions. Comment comprendre qu’une
volonté puisse mouvoir la matière ou qu’un mouvement de matière puisse produire
une douleur ? Ayant divisé l’homme, en deux substances, Descartes peut-il les
réunir ? Faut-il invoquer, à côté de l’âme et du corps, une troisième notion primitive,
1
2
cf. Descartes, réponses aux troisièmes objections
Cf. Descartes, lettre à Régius, 1642 ; ou sixième méditation ou encore Discours de la méthode V
102
donc inanalysable dans les termes des deux premières, et qui s’appelle justement
l’union, et parfois même “ union substantielle ” ? Mais ce n’est encore là, semble-t-il
qu’une manière de donner un nom au problème.
Dans la lettre de juin 16431, nous retenons souvent que Descartes relègue le
problème tout entier hors de la philosophie pour le laisser aux “ conversations
ordinaires ”. Généralement, nous caractérisons cela comme un aveu d’impuissance.
Mais la réalité est bien plus simple, Descartes n’a jamais perçu cela comme un
problème. Si la communication des substances paraît être un problème insoluble, ce
n’est pas parce qu’il présente une difficulté réelle, mais parce que, dans le contexte
de la théorie cartésienne, il s’agit précisément d’un faux problème. L’erreur
d’Elisabeth, à cet égard, consiste à poser la question de l’union à partir des
substances prises à part (ainsi sur l’analogie de la “ pesanteur ”), alors que la division
cartésienne des notions primitives en fonction des facultés de l’esprit (entendement
pour l’âme, entendement accompagné de l’imagination pour le corps, et sens pour
l’union) interdit par avance toute demande qui viserait l’explication de l’union à
partir des notions primitives de l’âme et du corps.
La connaissance de l’union, en d’autres termes, n’est pas celle d’une essence, mais
celle d’un fait. Et, à cet égard, la recommandation que fait Descartes à la princesse de
ne pas passer trop de temps à philosopher est moins une manière d’éviter la difficulté
que de faire comprendre à son interlocutrice qu’elle ferait bien de poser de vrais
problèmes, au lieu de subtiliser sur des faux. Attribuer de la matière et de l’extension
à l’âme2 vaut encore mieux que de poser des questions vides de sens. Nous sommes
toujours conduits à “ concevoir la façon dont l’âme meut le corps, par celle dont un
corps est mû par un autre corps ”3. Et le vrai problème que soulève implicitement
Descartes, c’est celui de savoir quel type d’explication des choses nous sommes en
droit d’espérer. S’il y a donc un problème de l’union, il n’est pas dans l’impossibilité
de son explication, mais dans la difficulté qu’il y a à l’identifier par l’entendement
pur ; il ne porte pas sur le fait de l’union, mais sur la manière dont nous devons le
concevoir. Du point de vue du système philosophique, il est curieux en effet qu’à
1
Cf. Descartes, lettre du 23 juin 1643 à Elisabeth, in Correspondance avec Elisabeth, éd. GF-Flammarion, Paris,
1989, pp. 73-76
2
Sous la plume cartésienne, cela ressemble fort à un désaveu du principe de la distinction des idées.
3
cf. Descartes, lettre de mai 1643 à Elisabeth
103
moins d’en altérer le contenu en lui accordant l’extension et la matérialité, il n’est
aucune notion adéquate de l’âme qui permette de concevoir l’union – et a fortiori de
l’expliquer, mais, ce n’est pas là la question. Il nous faut cependant noter que si le
problème de l’union elle-même ne peut en toute rigueur être posé par la
métaphysique, il peut resurgir sur un autre terrain, à l’occasion notamment d’une
réflexion sur les phénomènes psychophysiologiques1.
L’identité :
Descartes ne développe pas réellement une philosophie de l’identité même s’il existe
une évidente pensée de l’identité et de l’individuation dans son œuvre. Ce n’est
cependant aucunement une lacune, il n’y a dans cette notion d’identité aucun
problème pour Descartes. Il est singulier de constater que la fameuse analyse du
morceau de cire (que nous avons évoquée) n’est sans doute pas du tout un exemple
d’identité à travers le temps. Certes cette lumineuse expérience de pensée fournit
apparemment un excellent exemple d’identité diachronique. Ce seulement en un
certain sens. Car ce morceau de cire ex hypothesi n’existe pas, il n’a pas d’autre
consistance que mentale, il ne s’agit donc nullement d’un individu concret et rien
n’autorise à considérer qu’il puisse cautionner la pensée cartésienne de l’identité. Il
est peut-être plus singulier encore de songer que le texte proposé n’est jamais que le
prolongement d’une réponse que Descartes fournit au père Mesland2 à propos de
l’épineux problème de transsubstantiation : comment expliquer qu’un morceau de
pain ou une hostie puisse être identique au corps du Christ ?
En somme, cette lettre à Mesland est conjoncturelle : si Mesland n’avait pas sollicité
Descartes sur ce problème théologique (donc sur l’identité), peut-être Descartes
n’aurait-il pas eu l’occasion de déployer explicitement sa théorie de l’identité.
Soulignant l’équivocité foncière du concept de corpus, Descartes opère une fracture
ontologique radicale entre les corps physiques en général (les pierres, les fleuves,
etc.) et le corps humain comme tel associant à chacune de ces deux catégories des
critères d’identité bien distincts. “ (…) Quand nous parlons du corps d’un homme,
1
cf. Descartes, les passions de l’âme.
Cf. Lettre à Mesland du 9 février 1645, in Œuvres philosophiques de Descartes, éd. Alquié, Garnier, tome III,
pp. 547-548
2
104
nous n’entendons pas une partie déterminée de matière, ni qui ait une grandeur
déterminée, mais seulement nous entendons toute la matière qui est ensemble unie
avec l’âme de cet homme ; en sorte que, bien que cette matière change, et que sa
quantité augmente ou diminue, nous croyons toujours que c’est le même corps ”1.
Le critère d’identité des corps physiques en général est strictement matériel ou
compositionnel et correspond exactement à la théorie de l’invariance. Ce corps
physique est ce qu’il est en vertu de sa seule composition matérielle. En généralisant
cette thèse, nous dirons qu’un segment temporel de physique en général a et un
segment temporel de corps physique général b sont deux segments temporels de la
carrière d’un seul et même corps physique général si et seulement si a et b sont
composés de la même matière ou des mêmes atomes. En revanche, le critère
d’identité du corps humain comme tel est strictement spirituel : un segment temporel
de corps humain a et un segment temporel de corps humain b sont deux segments de
la carrière d’un seul et même corps humain si et seulement si a et b sont unis à la
même âme. La thèse cartésienne est très claire. Cependant, elle conduit à des
conséquences radicales. Nous pouvons en révélées trois.
D’abord la matière seule n’est pas un critère pertinent d’identité y compris dans le
cas des corps physiques en général. Les débris d’un vase brisé sont rigoureusement la
même matière que ce vase lorsqu’il n’était pas brisé. Or des débris ne sont pas un
vase et ne sont donc pas identiques à ce vase. En outre, il est possible avec les mêmes
débris, et donc la même matière, de composer un objet qui ne soit pas un vase mais,
par exemple, un cendrier ou une cruche en forme très différente du vase d’origine,
objet qui donc ne serait pas non plus identique à ce vase. La matière simpliciter n’est
ni une condition suffisante ni une condition nécessaire d’identité numérique.
Descartes a sans doute conscience de ces difficultés puisqu’il parle de figure comme
pour adjoindre à son critère matériel trop strict un critère de forme – il rejoint
incidemment la tradition aristotélicienne. Quoi qu’il en soit, Descartes ne croit pas à
l’identité à travers le temps des corps physiques en général et sa pensée sur ce point
doit bien être rattachée à la tradition philosophique qui fait coïncider purement et
simplement l’identité avec la permanence ou l’invariabilité.
1
Cf. op. cit.
105
Dans un second temps, les animaux au même titre que les objets biologiques (comme
les plantes) ne sont pas des êtres animés, ce sont des machines ou des robots, et leur
critère d’identité est bien celui de tous les corps physiques en général. Comme le
note Martial Gueroult1 un cheval auquel nous coupons une patte est moins un cheval
qu’un autre. Plus encore, un cheval à trois pattes n’est tout simplement plus identique
à lui-même : ce n’est plus le même corps, or un animal est son corps, donc ce cheval
amputé est, à proprement parler, devenu un autre cheval. Ce raisonnement peut
s’appliquer mutatis mutandis à tous les corps, excepté le corps humain. Une pierre
que nous rayons, un arbre auquel nous retirons une feuille, etc. deviennent ipso facto
un autre corps.
Enfin dans un troisième temps et concernant le corps humain, c’est exactement
l’inverse qui se produit. Une amputation n’affecte nullement l’identité du corps
humain mutilé. Couper le bras ou la jambe d’un homme, c’est certes diminuer le
corps humain appréhendé comme corps physique en général, mais certainement pas
le corps humain comme tel rattaché ou uni par définition à une âme. Il n’y a pas de
mutilation ou d’amputation d’âme, pas de moitié, de tiers ou de quart d’âme, le corps
demeure in numero par-delà les mutilations qui peuvent intervenir. Pour avoir été luimême témoin de l’amputation du bras gangrené d’une jeune fille, Descartes est donc
au courant de l’illusion des amputés ou phénomène des membres fantômes2 ce qui
permet sans doute à ses yeux de cautionner sa thèse. Thèse aussi étonnante que celle
concernant l’identité des plantes et des animaux, et qui peut se prêter à deux
interprétations : l’une qui consiste à soutenir qu’il doit exister une limite à
l’amputation du corps humain ou limite somatique, comme en témoigne la précision
de l’article six des Passions de l’âme où Descartes évoque la notion de “ principales
parties du corps ”. Une telle limite est d’ailleurs proposée “ nous croyons que ce
corps est tout entier, pendant qu’il a en soi toutes les dispositions requises pour
conserver cette union ”. L’autre plus téméraire consiste à soutenir l’hypothèse d’une
amputation radicale : si un homme sans bras ou sans jambe est toujours le même
homme, pourquoi pas un homme sans corps ? Si ces remarques ont quelque
pertinence, ne devons-nous pas reconnaître l’existence d’un véritable scandale au
sein de la théorie cartésienne ? D’un côté, des animaux qui, à l’image du fleuve
1
2
Cf. Descartes selon l’ordre des raisons, II, L’âme et le corps, éd. Aubier-Montaigne, 1968, p. 181
Cf. Les principes de la philosophie, IV, art. 196, et les Méditations métaphysiques, VI, -AT IX, p. 61
106
héraclitéen, ne coïncident jamais avec eux-mêmes et, de l’autre, des hommes qui, à
l’image de leur âme inaltérable, coïncident quelle que soit l’ampleur des
bouleversements corporels.
Aussi trois identités liées à l’homme peuvent-elles être distinguées :
-
celle du corps appréhendé comme corps physique en général (mais, dans ce cas,
l’homme au même titre que les animaux n’est ni plus ni moins qu’un zombie et n’est
donc pas véritablement un homme) ;
-
celle de l’âme humaine, autrement dit, de la personne, mais dans ce cas, l’homme,
au même titre que des créatures angéliques, n’est donc pas non plus véritablement un
homme ;
-
celle du corps appréhendé comme humain dont l’âme qui par définition lui est liée
ne forme, souligne Descartes, “ qu’un seul tout avec lui ”. Dans ce cas, l’homme
amputé pourrait se résumer à son cerveau fonctionnel.
“ Puis examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que
je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse ;
mais que je ne pouvais pas feindre, pour cela, que je n’étais point ; et qu’au
contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il
suivait très évidemment et très certainement que j’étais. (…) ”1. Descartes affirme
dans ce passage le divorce entre “ mon corps ” et “ moi ”. Comment puis-je être ? De
quoi puis-je me passer ? Et que signifie être sinon le même être et donc l’identité ?
Or que fait notamment Descartes, au cours des deux premières méditations, pour en
arriver à la certitude du cogito, sinon s’amputer fictivement de tout son corps ? Le
cogito est formulé par un être sans corps, une créature immatérielle qui, tout en étant
bien Descartes, n’a pas d’autre réalité substantielle que celle d’un spectre. La théorie
cartésienne de l’identité personnelle est spiritualiste. Que sui-je donc ? Une chose
pensante, autrement dit, tout sauf une chose. Je suis ma pensée. Je suis ma
conscience, mon esprit, mon âme. En d’autres termes, une personne x est identique à
une personne y si et seulement si x et y sont la même substance immatérielle.
Descartes a beau affirmer qu’il n’est pas “ logé dans son corps comme un pilote dans
1
Cf. Discours de la méthode, quatrième partie, in Œuvres philosophiques de Descartes, éd. F. Alquié, Garnier,
tome I, 1963, pp. 603-604
107
son navire ”1, il semble que la glande pinéale (point de charnière de sa pensée et de
l’âme et du corps) soit tout entière un morceau du navire. Ainsi rien ne peut
permettre aux plus grands exégètes de réconcilier ce divorce foncier de l’âme et du
corps si ancré dans nos habitudes. Cette amputation radicale, cautionnée par
l’illusion des membres fantômes, sangle la pensée chrétienne (pour ne pas dire plus
largement, la pensée que l’homme a de lui-même) dans ces certitudes. Sur le plan
philosophique, plus personne ne pourra faire l’économie du point de vue atomique et
médical.
c- La métaphysique comme seule connaissance du suprasensible :
Evoquer l’inconcevable (l’infini, l’incompréhensible), c’est déjà concevoir quelque
chose, à moins de ne rien dire du tout, d’émettre un pur flatus vocis. Cette manœuvre
de Descartes, contre un objecteur anonyme ne se réduit pas à un artifice rhétorique.
L’argument qui le sous-tend touche au cœur de la métaphysique. Il s’agit de
comprendre qu’il est possible de concevoir, et très clairement, là où l’imagination
fait défaut, et cela “ par une simple inspection de l’esprit ”2.
Dans l’espace de la représentation où nous confine le cogito, l’idée de Dieu joue un
rôle stratégique : seule en effet elle porte avec elle la marque d’une extériorité réelle.
Mais si Dieu peut être pensé, c’est sans le secours de l’imagination, sans
compréhension. Descartes fait le pari, qu’ainsi nous concevons encore quelque
chose, c’est-à-dire que notre pensée a encore un contenu. Contenu paradoxal car il
semble s’exprimer tout entier à travers une série de jugements négatifs portant,
précisément, sur le rapport de l’objet à la pensée. Dieu, nous le concevons comme ce
qui ne peut pas être représenté par l’imagination : infini, incompréhensible, sans
commune mesure avec le chiliogone de la sixième Méditation, dont l’esprit peut
moins se former “ confusément quelque figure ”. Descartes ouvre ainsi le territoire
d’une connaissance sans images. L’idée de Dieu y jouit du même statut que les
notions formelles de quantité, de totalité, vérité. Son contenu s’épuise dans ce que
nous y concevons simplement en y appliquant “ l’intellection de la conception
1
2
Cf. Discours de la méthode, 5ème partie, & 6ème méditation.
Cf. Descartes, Méditation métaphysique, méditation seconde
108
pure ” (Cf. 6ème Méditation). Il n’y a rien à y entendre d’autre que ce que nous y
entendons lorsque nous disons que nous n’y comprenons rien.
L’âme, quant à elle, charrie avec elle tout le lot de représentations que la vision
populaire lui associe : “ j’imaginais qu’elle était quelque chose extrêmement rare et
subtile, comme un vent, une flamme ou un air très délié, qui était insinué et répandu
dans mes plus grossières parties ”1. Cependant, la conception strictement
métaphysique de l’âme se limite à celle d’une chose qui pense toutes les fois que
nous pensons, une chose d’autant plus concevable, en fait, que nous la dépouillons
mieux de toute image pour la considérer dans le sillage de chacun de nos actes de
pensée.
La métaphysique se définit moins par la nature immatérielle de ses objets, que par le
genre d’opérations que l’esprit leur applique. Par-delà l’imagination et son rapport
d’adhésion immédiate aux choses, elle ouvre l’espace de la réflexivité, de cette
“ réflexion sur soi-même ” à laquelle nous invite la préface des Méditations
Métaphysiques, et qui déplace l’attention vers les opérations et les productions de
l’esprit. Cette proscription des images et des comparaisons est aussi ce qui le rend si
“ pénible et laborieuse ”. “ Afin que l’esprit du lecteur se pût plus aisément abstraire
des sens, je n’ai point voulu me servir en ce lieu-là d’aucunes comparaisons tirées
des choses corporelles, si bien que peut-être il y est demeuré beaucoup
d’obscurités ”2. La conception pure, cependant, n’abandonne pas l’esprit à des
spéculations débridées. Dans la métaphysique, la méthode connaît une seconde
naissance, elle s’épure, se ramène à l’ordre seul (celui des raisons), et à la règle de
l’évidence qui guide l’analyse des concepts. Son point de départ, la métaphysique le
trouve dans le champ de la pensée, dans l’expérience pure du concept. Distinctions et
disproportions : âme et corps, entendement et volonté, moi et Dieu, fini et infini.
Commencement absolu : cogito. Il y a là des faits aussi sûrs que ceux du monde, des
rapports d’idées qui ont la solidité et le tranchant des choses minérales.
Seulement, une telle connaissance a un prix. L’idée de Dieu, dans sa nudité, ne
renvoie pas uniquement à une extériorité, elle a aussi cette propriété singulière
d’envelopper pour ainsi dire l’existence de son objet. Elle fournit le pivot de la
1
2
Cf. Descartes, Méditation métaphysique, méditation seconde
Cf. Descartes, Abrégé des méditations.
109
preuve ontologique, dénoncée par Hume, plus encore par Kant, et, qui consiste à
passer du concept à l’être. Descartes se défend de s’être rendu coupable d’une
pétition de principe : concevoir l’idée de Dieu, c’est irrésistiblement concevoir son
existence, mais en aucun cas ce jugement ne se réduit à une simple analyse du
concept1.
Enfin, l’âme se trouve au centre d’un dispositif qui conduit à sa distinction réelle
d’avec le corps, puis à la preuve de l’existence des corps extérieurs et de leur relation
à nous, selon un modèle mécanique dont Kant démonte et reconstruit les moindres
rouages, dans la section des paralogismes de la raison pure.
Pour conclure
Ce rejet de l’induction, nous l’avons vu, va de pair avec un rejet symétrique de la
déduction : la démarche expérimentale pose une conception dialectique du savoir où
la séparation entre ordre sensible et intelligible est niée. Ce que montre la capacité
expérimentale d’une science, c’est la capacité non seulement de transformer une
théorie en hypothèse, mais surtout de passer de l’hypothèse à la réalité presque
tangible par le biais de l’expérimentation : l’activité scientifique produit du concret.
C’est pourquoi le mathématisme de Descartes ne débouche pas plus sur une physique
expérimentale que l’empirisme abstractif d’Aristote. Alors même qu’il pense la
matière comme intelligible, Descartes procède selon l’ordre des raisons : c’est lui qui
déduit correctement le principe d’inertie (que Galilée n’arrive pas à formuler). Il
rompt explicitement avec le mouvement sensible, le mouvement-processus
d’Aristote : le mouvement n’est qu’un état “ chaque partie de la matière continue
d’être dans le même état ”2. Nous passons ainsi du cadre ontologique du mouvement
comme processus au mouvement relatif, pourtant, ce changement ne suffit pas. Les
Principes ne contiennent pas de lois exprimables mathématiquement3.
L’échec de Descartes physicien provient du fait qu’il n’idéalise pas l’expérience
sensible, il l’annule. La fameuse expérience du morceau de cire montre que
Descartes rejette les données de l’observation sensible (les qualités secondes
changent) et saute à la déduction des qualités premières par l’entendement seul. La
1
Cf.Descartes, lettre au père Mersenne, juillet 1641, in Œuvres et lettres, éd. Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1953, pp. 1124-1127
2
Cf. Descartes, Le Monde, A.T., vol. XI, p. 40.
3
Cf. Koyré, Etudes Galiléennes, p. 127, 130-1.
110
Méthode est métaphysique, parce qu’elle régresse du complexe au simple (2ème
règle de la Méthode), et que le simple est donné par perception mentale : l’évidence,
l’idée claire et distincte. L’expérience est seulement mentale (évidence). L’idéal
déductif de l’analyse en “ natures simples ” et séparées (distinctes) interdit de lire la
diversité phénoménale autrement que comme une masse de détails où tout agit sur
tout. Bien sûr, Descartes pose bien par ailleurs la nécessité d’une expérience pour
franchir l’abîme entre principes et réalité contingente : “ ces choses ayant pu être
ordonnées par Dieu d’une infinité de façon, c’est à la seule expérience et non par la
force du raisonnement que l’on peut savoir laquelle de ces façons il a choisie ”1.
Mais en réalité l’expérience cartésienne reste descriptive et phénoménale, et ne peut
déboucher sur une expérimentation au sens propre, un montage précis, identifiant les
acteurs et les conditions de l’expérience, accompagné de mesures permettant de
recueillir des données numériques2.
Dans le monde simplement pensé par Descartes (tourbillons, matière subtile), tout
agit sur tout, tout dépend de tout (physique du plein et du continu) : impossible
d’isoler le moindre phénomène. Ceci nous permet de définir la méthode
expérimentale : au lieu de partir des principes, il faut procéder à l’inverse : ce sont les
phénomènes qui sont donnés, et les principes qu’il faut chercher. Il s’agit
d’objectiver le réel hic et nunc, c’est-à-dire d’abstraire un cas général du divers (au
lieu de postuler une nature simple) : le jugement est synthétique, il immobilise,
sélectionne, simplifie les phénomènes, il ne régresse pas du complexe au simple.
L’idéalisation s’opère dans le concret, non en rupture avec lui. Ainsi Galilée, puis
Newton posent un rapport expérimental entre mathématique et physique : certes,
Descartes montrait que la matière est en droit mathématique — l’étendue est
géométrique —, mais la réalité sensible n’est pas quantifiable par la déduction seule.
Ramener la matière à l’espace, comme le veut Descartes, c’est réduire la physique
(matière) à la géométrie (espace), le fait à la raison, la contingence à la nécessité et
donc s’interdire le recours théorique à la méthode expérimentale, mais encore
évidemment, le recours pratique à l’expérimentation comme vérification numérique
de la prédictibilité de la loi. L’expérimentation n’est possible que là où la déduction
de suffit pas pour imposer le théorème.
1
Cf. Descartes, Principes III, § 46
Sur tous ces points voir : Bréhier, Histoire de la Philosophie T.II, PUF, coll. “ Quadrige ”, p. 83-84 ; Cassirer,
La philosophie des Lumières, éd. Presses-Pocket, p. 47 ; Koyré, Etudes Galiléennes p. 130-135
2
111
La mathématisation expérimentale de la nature diffère donc de la mathématisation
cartésienne : l’abstraction mathématique est présente dans la réalité perçue, à
condition qu’on objective le perçu en passant du sensible à l’expérimental, c’est-àdire en simplifiant les objets d’expérience, qui dans leur épaisseur phénoménale sont
aussi mathématiques par essence que les formes géométriques, mais trop compliqués
pour être calculés. L’idéalité est présente hic et nunc, mais doit être dégagée par un
travail concret qui idéalise les phénomènes pour les ramener à leur type
mathématique : ce phénomène ainsi idéalisé, c’est le fait expérimental.
Une fois ce développement de l’expérimentation et du matérialisme posé, au travers
duquel le statut des qualités s’affirme et se nie. Il nous faut nous interroger, dans la
seconde partie, sur la nouvelle évolution du statut des qualités celui d’une relation
avec le corps qui est à la fois sujet et objet de se propre perception. Que sont les
qualités dans l’expérience ? Dans notre quotidien ? Où se situent-elles ? Comment
interfèrent-elles sur notre relation à notre propre corps mais aussi dans nos rapports
au monde ?
L’empirisme, chez les Grecs, est une forme de scepticisme rattachée à l’école de
Pyrrhon. Nous en trouvons la définition dans les Hypothèses pyrrhoniennes de
Sextus Empiricus1. Dans cet ouvrage, il commence par définir les sceptiques comme
les représentants d’une des attitudes face à la recherche de la vérité, parmi les trois
possibles. Ce qui oppose donc les sceptiques aux dogmatiques et aux académiciens
n’est pas un désaccord sur leurs principes ou leurs résultats, mais l’idée qu’ils se font
de la philosophie elle-même. Celle-ci se manifeste dans la définition du scepticisme
comme une capacité ou une faculté, c’est-à-dire la simple maîtrise pratique d’une
technique de pensée (“ l’antithèse ”) et non la connaissance théorique d’une doctrine
ou l’application d’une morale. Le sceptique se reconnaît simplement à ce dont il est
capable, à ce qu’il peut faire surgir la discordance. “ La raison pyrrhonienne est une
1
Cf. Sextus Empiricus, Hypothèses pyrrhoniennes, I, 1-4 et III, 280-281, traduction modifiée de J.-P. Dumont, in
Les Sceptiques grecs, textes choisis, éd. PUF
112
sorte de mémoire des apparences ou des pensées de toutes sortes, par laquelle elles
sont toutes confrontées les unes aux autres et sont reconnues, par cette comparaison,
comme très irrégulières et très désordonnées ”1.
Dans les Hypothèses (I, 1- 4, & III, 280-281), Sextus ne s’exprime pas sur la
“ méthode ” sceptique mais sur son résultat. Nombreuses sont les discussions autour
de ces passages puisqu’il y analyse la portée ou l’extension de l’epochê – dont nous
pouvons nous demander si elle se limite aux convictions dogmatiques (13),
scepticisme urbain, ou si elle inclut toutes les opinions qui viennent s’ajouter au pur
phénomène (19), scepticisme rustique. Quoi qu’il en soit le sceptique peut vivre et
agir en “ observant ” (23) les guides ordinaires de la vie. A ceux qui reprochent au
sceptique son inactivité, Sextus répond : “ le sceptique ne vit pas conformément à
une doctrine philosophique (sur ce point il est inactif), mais en prenant la vie pour
guide non philosophique, il est capable de choisir et d’éviter ”2.
Il est particulièrement intéressant de remarquer, même si cela n’est pas notre objet
ici, comment Sextus ne cesse de délester son propre discours de son dogmatisme
apparent (voir (4), (15), (24)) et le décrit comme une “ annonce ”, une “ chronique ”,
une absence d’opinion. Il s’agit ici autant d’échapper à une contradiction triviale
(vous affirmez que vous n’affirmez pas) que de définir le statut du discours sur le
scepticisme, discours aux allures dogmatiques, qui ne doit en aucun cas acquérir une
autonomie par rapport à l’activité sceptique. Sextus oppose ainsi l’activité même
d’énonciation des formules sceptiques et son effet suspensif (14) au contenu, à la
signification de ces formules qui ne sont que des signes de la vie sceptique (15). La
question qui se pose cependant est : pourquoi ce discours ? Pourquoi enseigner le
scepticisme et lutter à armes égales contre les dogmatiques (plutôt que de vivre
indifférent à tout comme Pyrrhon) ?
La réponse de Sextus se trouve dans le dernier paragraphe des Hypothèses (280), elle
se fonde d’ailleurs davantage sur le Sextus médecin. Elle montre que les sceptiques
se soucient plus des usages et des effets de leurs arguments, conçus comme des
purgatifs, que de leur valeur théorique intrinsèque. Finalement, peut-être que leurs
1
Cf. Aenésidème dans vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, IX, 78, trad. R. Genaille, GFFlammarion, 1965, p. 197
2
Cf. Sextus, contre les moralistes, 165
113
ouvrages eux-mêmes ne s’adressent finalement pas aux philosophes. Et c’est
probablement “ l’observation de la vie quotidienne ” qui les conduit à ne pas être
indifférents au bonheur de leurs semblables.
Fondé sur une analyse des critères du jugement, l’empirisme est une méthode
“ critique ” qui entend s’opposer à la méthode “ dogmatique ” des aristotéliciens, des
épicuriens, des stoïciens, ainsi qu’au scepticisme de la Nouvelle Académie –
considérée par les pyrrhoniens comme un dogmatisme négatif. Ceux-ci se qualifient
eux-mêmes de chercheurs, le doute devenant pour eux une méthode de recherche
consistant d’abord à comparer des phénomènes ou des pensées jusqu’à faire
apparaître des “ antithèses ” en présence desquelles il s’avère sage de suspendre son
jugement. Toutefois, cette suspension du jugement (épochè) ne supprime pas la
perception sensible, elle permet, au contraire, de l’utiliser pour explorer comment les
phénomènes apparaissent et comment les pensées sont jugées. La tradition
pyrrhonienne donne naissance, un siècle avant Jésus-Christ, à une école de médecine
dite empirique qui met l’accent sur l’individualité (“ l’idiosyncrasie) du malade et
divise le champ des études cliniques en trois parties : la sémiologie, la thérapeutique
et l’hygiène.
L’habitude de classer les doctrines philosophiques sous la double étiquette du
rationalisme et de l’empirisme ne s’est généralisée qu’au XIX° siècle. Le mot
“empirisme ” prend alors une autre signification. Il sert ainsi à désigner, à interpréter
l’histoire de la philosophie à la lumière des oppositions établies par la dialectique
kantienne entre la thèse dogmatique et l’antithèse empiriste1.
En effet, l’image que nous nous faisons aujourd’hui des empiristes anglais du XVIII°
siècle est une illusion rétrospective. Au XVIII° siècle, étaient évoqués les cartésiens,
les platoniciens, les aristotéliciens, les sceptiques, les épicuriens, les matérialistes,
etc. Mais les empiristes, eux, étaient bien absents de cette liste. Nous pouvons
rechercher en vain le mot “ empirisme ” dans l’œuvre de Locke, de Berkeley, de
Hume. Aucun d’eux ne s’est déclaré “ empiriste ”. Leibniz, quant à lui, présente la
philosophie de Locke : “ En gros, l’illustre anglais est assez dans le système de
Gassendi, qui est dans le fond celui de Démocrite. Il est pour le vide et les atomes ; il
1
Cf. Kant, Critique de la raison pure, dialectique transcendantale, chap. II, 3ème section
114
croit que la matière pourrait penser, qu’il n’y a point d’idées innées, que notre esprit
est une tabula rasa, et que nous ne pensons pas toujours ; et il paraît d’humeur à
approuver la plus grande partie des objections que M. Gassendi à faites à M.
Descartes ”1.
Les gassendistes et les épicuriens sont partisans de la philosophie mécaniste ; Leibniz
est trop bien informé pour les assimiler aux empiristes (le mot “ empirisme ” n’ayant
pas encore reçu la signification kantienne d’étiquetage épistémologique ou de figure
éternelle de la dialectique). L’allusion à la tabula rasa d’Aristote2 et au rejet par
Locke des idées innées est une thèse de philosophie naturelle. Elle ne se trouve pas
chez tous les auteurs que nous désignons comme empiriste – elle est inexistante chez
Hume et Quine, par exemple.
La distinction entre l’inné et l’acquis est elle-même une question empirique relevant
d’une théorie de l’apprentissage. L’adjectif “ empirique ” a un sens relativement
précis lorsqu’il s’applique à un type d’argument fondé sur des évidences sensibles et
des critères d’observations communicables. Cependant, nous avons pris l’habitude de
qualifier globalement certaines philosophies d’empiristes. Ainsi nous projetons cette
étiquette sur une ensemble de d’auteurs anciens et modernes : “ le fait est que
l’usage systématique des étiquettes empiristes et rationalistes est un produit du XIX°
siècle, un produit des historiens de la philosophie qui ont vu la philosophie XVIII°
siècle sous la forme idéalisée d’un conflit entre deux écoles opposées qui auraient
cherché à résoudre un problème intérieur à la philosophie de Kant ”3.
Ainsi Locke, considéré au siècle de Voltaire comme un grand rationaliste, devient le
père de l’empirisme. Il nous faut donc être davantage attentif à l’emploi des mots.
Nous avons aussi fait de Francis Bacon une des grandes figures de l’empirisme,
illustrant la dialectique kantienne. Pourtant il écrit : “ ceux qui ont traité des sciences
furent ou des empiriques ou des dogmatiques. Les empiriques, à la manière des
fourmis, se contentent d’amasser et de faire usage ; les rationnels, à la manière des
araignées, tissent des toiles à partir de leur propre substance ; mais la méthode de
l’abeille tient le milieu, elle recueille sa matière des fleurs des jardins et des champs,
1
Cf. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, chap. I, 1, éd. GF-Flammarion, Paris, 1990, p.55
cf. Aristote, De l’âme, III, IV, 43a, éd. GF-Flammarion, trad. R. Bodéüs, Paris, 1993, p. 215
3
Cf. R. S. Woolhouse, The empiricists, éd. Oxford, 1988, p. 2
2
115
puis la transforme et la digère par une faculté qui lui est propre. Le vrai travail de la
philosophie est à cette image. Il ne cherche pas son seul et principal appui dans les
forces de l’esprit ; et la matière que lui offrent l’histoire naturelle et les expériences
mécaniques, il ne la dépose pas telle quelle dans la mémoire, mais modifiée et
transformée dans l’entendement. Aussi d’une alliance plus étroite et plus respectée
entre ces deux facultés, expérimentale et rationnelle – alliance qui reste à former –,
il faut bien espérer ”1.
En conséquence, il s’avère légitime de s’appuyer sur l’empirisme professé par les
philosophes du XIX° et du XX° siècle pour retrouver chez leurs prédécesseurs des
thèses dites empiristes. Il convient alors, comme nous l’avons fait jusqu’à présent, de
bien les replacer dans leurs contextes, c’est-à-dire dans l’histoire des problèmes
scientifiques et philosophiques. Au XVII° et au XVIII° siècle, c’est celui de la
causalité mécanique qui est au centre des débats aussi bien chez Descartes,
Malebranche et Gassendi que chez Hobbes, Bacon, Berkeley et Hume. La
transformation de l’idée de causalité bouleverse non seulement l’idée que nous nous
sommes faite de la nature mais aussi celle que nous avons de la morale et de la
théologie. Cependant, c’est seulement au XIX° siècle que sera créé le mot
“ épistémologie ” et que l’histoire de la philosophie au XVII° et XVIII° siècles sera
interprétée comme un débat entre rationalistes et empiristes.
Voir en couleurs
L’une des questions majeures à laquelle l’empirisme doit apporter une réponse
concerne notre vision. Qu’est-ce que voir ? Perception essentielle pour établir la
connaissance d’un objet, la vision nous permet de saisir immédiatement ce qui se
présente à nos yeux. Cette question est le centre du problème de Molyneux (que nous
allons aborder avec les théories de Locke). Cependant, nous voyons en couleurs. D’où
proviennent donc ces couleurs ? Invention ou phénomène physique ?
Cent ans après Newton, Gœthe s’attaque à la difficile question des couleurs. Mettant
en relation toutes les branches de la science naturelle, il espère atteindre une « unité
plus complète de la connaissance physique ».
1
Cf. F. Bacon, Novum Organum, aph. 95
116
Ses premières Contributions d’optique datent de 1791, après qu’il eut été surpris, lors
de son voyage en Italie, par les difficultés que les artistes contemporains éprouvaient
pour exprimer le coloris et l’harmonie des couleurs : « J’entendais parler de couleurs
”chaudes” et ”froides”, de couleurs qui se ”relèvent” mutuellement, et bien d’autres
choses encore », mais tout cela se confondait « en un étrange tourbillon ».
Dans son ouvrage intitulé Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs1, il
développe son système à partir du contraste élémentaire entre le clair et le foncé (qui
ne joue aucun rôle chez Newton). . Les couleurs sont classées, selon que leur
"fugacité" diminue, dans les trois premières sections : Couleurs physiologiques (celles
qui sont visibles sans raison extérieure), Couleurs physiques (celles qui apparaissent
dans des milieux incolores) et Couleurs chimiques (celles qui sont plus ou moins
fixées sur les corps).
La quatrième section, « Vues générales internes », rassemble les considérations
générales sur les couleurs.
La cinquième section, « Rapports de voisinage », est consacrée aux rapports entre
cette étude des couleurs et les autres sciences (philosophie, mathématiques, etc.) et de
très intéressantes Considérations finales sur la langue et la terminologie.
La sixième section s’intitule « Effet physique-chimique » de la couleur. Goethe
applique les catégories kantiennes à l'
étude des phénomènes et de les divise en
phénomène empirique, phénomène scientifique et phénomène pur. D'
abord le
scientifique doit observer et classer les phénomènes. Dans un deuxième temps, la loi
qui se révèle peu à peu à chaque observation peut être résumée par une
expérience. Enfin, une cause ultime, d'
abord révélée par les observations de
phénomènes empiriques, puis isolée, déduite des phénomènes scientifiques observés
expérimentalement, devient un phénomène pur, ou primordial.
Dans un écrit Sur la division des couleurs et leur rapport mutuel, Gœthe établit que
seuls le jaune et le bleu sont perçus par nous comme des couleurs entièrement pures,
« sans rien rappeler d’autre ». Le jaune très comparable à la clarté (« tout proche de la
lumière ») et le bleu très apparenté à l’obscurité (« tout proche de l’ombre ») sont les
deux pôles opposés entre lesquels toutes les autres couleurs se laissent ordonner.
1
Cf. Goethe, Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs, trad. De l’Allemand par Maurice Elie, éd.
PUM, Toulouse, 2003
117
En 1793, Gœthe esquisse son cercle chromatique dans lequel il dispose le jaune et le
bleu en triangle avec le rouge, baptisé pourpre en un premier temps et placé au
sommet du cercle). Il caractérise cet « effet de rouge » comme le « plus haut degré »
de la série de couleurs qui va du jaune au bleu et lui oppose, au bas du cercle, le vert
qui naît du mélange de jaune et de bleu. Le cercle est complété du côté ascendant par
un orange et du côté descendant par un rouge-bleu.
Gœthe appelle le secteur allant du jaune au rouge le côté positif de son cercle
chromatique, et le secteur allant du rouge au bleu son côté négatif. Il y ajoute les
connotations suivantes : le jaune est mis en relation avec « effet, lumière, clarté, force,
chaleur, proximité, élan », le bleu avec « dépouillement, ombre, obscurité, faiblesse,
éloignement, attirance ».
Nous pouvons constater ainsi que la perspective de Gœthe est d’analyser « l’effet
sensuel-moral » des couleurs isolées « sur le sens de la vision […] et, par
l’intermédiaire de celui-ci sur l’humeur ». Il entend les couleurs au premier chef
« comme des contenus conscients de qualités sensuelles » et il ancre son interprétation
dans le domaine de la psychologie. Les couleurs du côté positif « évoquent une
atmosphère d’activité, de vie, d’effort », le jaune est « prestigieux et noble » et procure
une « impression chaude et agréable » ; les couleurs du côté négatif « déterminent un
sentiment d’inquiétude, de faiblesse et de nostalgie », le bleu lui-même « nous donne
une sensation de froid ».
Avec cette perspective « sensuelle-morale », Gœthe approche de son objectif initial, à
savoir amener l’esthétique du désordre à l’ordre. Il conçoit un coloris dans les
catégories du « puissant », du « doux » et du « brillant », et imagine la conception
suivante : l’effet de puissance naît lorsque jaune, rouge-jaune et pourpre dominent ;
l’effet de douceur est déterminé par le bleu et les couleurs voisines. Si « toutes les
couleurs sont en équilibre les unes par rapport aux autres », naît un coloris harmonieux
susceptible de produire le brillant et l’agréable.
Pour celui qui survole ainsi la théorie gœthéenne des couleurs en la comparant à celle
de Newton, il est clair qu’il s’agit ici de deux approches radicalement différentes du
même sujet. Elles sont naturellement en opposition mais elles sont aussi
complémentaires, dans le sens où aucun des deux systèmes ne peut à lui seul rendre
118
compte des couleurs. Le terme « complémentaire » prend ici un sens plus profond que
dans le domaine des couleurs. Aucune des deux théories n’est fausse, chacune d’elles
donnant en soi un aspect juste du monde qui est complété par l’autre. Seule est fausse
la conclusion de Gœthe selon laquelle Newton se serait trompé « doublement et
triplement ».
Pour animer cette idée de complémentarité, comparons ce que le physicien anglais et
le poète allemand disent des couleurs. Ce qui est simple pour Newton — par exemple
la lumière bleu pur, couleur ”monochromatique” dotée d’une longueur d’onde précise
— est complexe pour Gœthe puisqu’il faut d’abord la préparer à grands frais : elle est
artificielle. En revanche, pour Gœthe, la lumière blanche est simple parce qu’elle est
disponible instantanément et tout naturellement, alors que Newton y voit un mélange
de toutes les couleurs : elle n’est pas simple, mais composée.
Ce qui est unité ou totalité de vision – perception – pour Gœthe est décomposé,
comme nous allons le voir, par Newton en plusieurs parties. La vue des couleurs
commence par des réactions dans l’œil, puis nécessite pour son explication un
supplément de détails sur la rétine, sur les cellules nerveuses et les stations qui
acheminent cette sensation, enfin sur les zones du cerveau qui traduisent ces
impulsions électriques en ”perception”.
Nous ne pouvons réellement reconnaître cette complémentarité des deux systèmes si
nous nous interrogeons sur le rôle du sujet. Tandis que Gœthe le place naturellement
au centre de sa théorie, Newton l’exclut totalement de sa description. Deux vérités se
rencontrent ici et se complètent : le poète donne la vérité immédiate de l’impression
sensorielle, le physicien la vérité médiate de la science. Pour obtenir la vérité sur la
nature, celui-ci néglige l’intuition (« le sens propre de l’homme ») que celui-là
privilégie expressément. Précisément en nous interrogeant sur l’empirisme, son
évolution, son traitement du sujet, de la perception nous allons mettre en évidence la
nécessité de la distinction des qualités. Puis que la dynamique perceptive ne repose
pas seulement sur une mécanique mathématique.
119
!"
!
Dans “ l’Epître au lecteur ” qui ouvre l’Essai concernant l’entendement humain,
Locke indique que son propos n’est pas l’exposé dogmatique de la philosophie
“ comme connaissance vraie et systématique des choses ”, mais le désir de faire
“ œuvre moralement utile ”.
Locke présente ses ambitions. Contrairement à Boyle, à Galilée ou à Newton, il veut
se situer hors du contexte de la philosophie naturelle. Il cherche seulement à
défricher la voie de la connaissance1. Il se place, en conséquence, dans une
recherche concernant la nature et les pouvoirs de l’entendement humain. Son dessein
consiste à examiner « la certitude et l’étendue des connaissances humaines, aussi
bien que les fondements et les degrés de foi, d’opinion, et d’assentiment qu’on peut
avoir par rapport aux différents sujets qui se présentent à notre esprit »2.
Locke se propose donc, comme le souligne Y. Michaud de « convertir le regard de la
chose vue à l’œil qui la voit, des choses connues à l’entendement qui les connaît »3.
Aussi nous faut-il comprendre que sa philosophie commence par une épistémologie,
c’est-à-dire la connaissance de nos capacités. Le problème auquel il souhaite
apporter une solution n’est autre que celui de la réalité de la connaissance qui repose
sur celui du rapport (possible ou probable) entre les idées et les choses. Nous allons
ainsi suivre le cours de ce rapport et saisir toute l’importance de la sensation et du
corps dans la perception du sensible.
1- L’origine des idées : l’émergence du problème des qualités
Croire à la réalité de ce que nous révèlent les sens est une réaction naturelle. Les
premiers philosophes grecs considèrent comme un principe du monde un élément
intuitif (l’eau, l’air, le feu) élevé au rang d’abstraction. Progressivement la
différence, entre le perçu et le pensé, est mise au jour. Dès lors, naissent des
commentaires sur les erreurs des sens. Certains penseurs affirment alors qu’il est
plus sûr de raisonner sur des idées ou concepts –que sur les données de l’intuition.
1
Cf. Essay… Epître au lecteur p. XXXII
Cf. Essay… I,I, §2,éd. Nidditch p.43, éd. Vrin ‘avant-propos’, §2, p.1
3
Cf. Locke, IV, ‘les matériaux de l’entendement’, éd. PUF, p.122
2
120
L’idéalisme s’origine alors au sein même de la distinction entre le phénomène (qui
peut être perçu par les sens) et le noumène (qui désigne « l’objet » de la
connaissance rationnelle et/ou intellectuelle).Mais il ne se constitue véritablement
qu’à partir du moment où nous définissons le monde ou l’univers comme la
représentation d’une conscience ou d’un sujet pensant.
L’intérêt de cette digression est qu’elle nous permet de nous interroger sur la notion
de réalité. Qu’est-ce que le réel ? Et comment le percevons-nous ? Quel est le rôle
des qualités dans notre conception du monde ?
La tradition scolastique distingue les divers types de réalité dont les idées sont
dotées : matérielle, objective, formelle. Le terme « matériel » désigne les idées en
tant que modes ou façons de penser d’un sujet : la matérialité de l’idée n’est autre
que sa parure mentale. Leur objectivité caractérise leur appartenance à l’intelligence,
leur présentation à l’entendement1. La formalité s’applique à ce qui est cause des
représentations objectives, l’idée revêt une forme lorsqu’elle représente une chose.
Avoir une réalité formelle, ou exister formellement, équivaut à être dans un substrat,
un support ou un sujet, autrement dit être subjectivement. Jusqu’au XVII° siècle, on
enseigne qu’une entité existe objectivement dans la représentation ou dans l’idée que
nous avons de cette entité, formellement ou subjectivement dans l’être représenté de
cette idée. Qu’en est-il pour Locke ? Comment conçoit-il la représentation de la
réalité ? Comment s’opère l’articulation entendement (qui est le pouvoir de penser
ou la faculté de comprendre) réalité ? Quels rôles ont les idées ?
Frappé par la diversité des opinions, Locke se demande si l’esprit est aussi différent
d’un homme à l’autre que le palais et le goût, et, laissant à d’autres le soin d’élever
l’édifice du savoir, il se propose d’étudier l’esprit comme instrument de ce savoir. Il
espère ainsi “ débarrasser le terrain de quelques ordures ”, avant de construire la
maison.
La question essentielle, qui se pose comme propédeutique au savoir, est alors celleci : quelle est la nature et quelles sont les limites de l’entendement humain ? Locke
adopte d’emblée le point de vue d’une psychologie empirique et cherche
1
Représenter signifie tenir la place de la chose ou de l’objet désigné et la ou le présenter à la pensée.
121
l’explication des errements de l’intelligence dans une inadéquation fondamentale du
langage et de la pensée : “ je sais qu’il n’y a pas assez de mots dans aucune langue
pour répondre à la grande variété des idées qui entrent dans nos discours et
raisonnements ”. Cela admis, la grande variété des idées ne sera guère tenue pour
signe d’une témérité illégitime de la raison. L’irréductibilité de la richesse de la
pensée à la pauvreté du discours demande simplement une discipline stricte de la part
de l’homme parlant “ lorsque que quelqu’un use d’un terme, il doit avoir une idée
déterminée dont ce terme est le signe et à laquelle ce terme doit être rapporté
fidèlement pendant tout le discours. L’homme qui ne procède pas de cette façon
prétend en vain avoir des idées claires et distinctes ”1.
Préférant l’idée déterminée à “l’idée claire et distincte ”, Locke fait à la philosophie
cartésienne le même reproche de verbalisme que Descartes adressait aux
scolastiques. Les “ idées claires et distinctes ” sont en effet beaucoup moins claires et
distinctes que nous l’affirmons. Tant que nous nous ne sommes pas interrogés très
précisément sur leur nature et leur origine, nous nous fions à une évidence
subjective, et, c’est pour éviter le caractère par trop subjectif de l’idée claire que
Locke substitue à celle-ci l’idée déterminée. Les sophismes renaissent dès que nous
manquons le contrôle quasi expérimental de l’origine de nos idées, et la
correspondance souhaitable des mots avec des idées “ déterminées ” n’existe pas tant
que nous ne nous serons pas débarrassés de ces prétendues “ idées claires ” qui ne se
rapportent à aucun fait actuel et de ces vérités qui ne peuvent être testées par
l’expérience. Pour avoir une idée juste des choses, il faut, pour Locke, conduire
l’esprit à leur nature inflexible, et non nous efforcer d’amener les choses à nos
préjugés.
“ §5. Toutes nos idées viennent de l’un de ces deux sources [sensation ou réflexion –
en faisant référence aux précédents paragraphes]
L’entendement ne me paraît avoir absolument aucune idée, qui ne lui vienne de l’une
de ces deux sources. Les objets extérieurs fournissent à l’esprit les idées des qualités
sensibles, c’est-à-dire, toutes ces différentes perceptions que ces qualités produisent
en nous : et l’esprit fournit à l’entendement les idées de ses propres opérations. Si
nous faisons une exacte revue de toutes ces idées, et de leurs différents modes,
combinaisons et relations, nous trouverons que c’est à quoi se réduisent toutes nos
idées, et que nous n’avons rien dans l’esprit qui ne viennent par l’une de ces deux
1
Cf. Locke, Essai sur l’entendement Humain, “ Epître aux lecteurs ”, trad. Coste, réédition Vrin 1989
122
voies. Que quelqu’un prenne seulement la peine d’examiner ses propres pensées, et
de fouiller exactement dans son esprit pour considérer tout ce qui s’y passe ; et qu’il
me dise après cela, si toutes les Idées originales qui y sont, viennent d’ailleurs que
des objets de ses Sens, ou des opérations de son âme, considérées comme des objets
de la réflexion qu’elle fait sur les idées qui lui sont venues par les Sens. Quelque
grand amas de connaissances qu’il y découvre, il verra, je m’assure, après y avoir
bien pensé, qu’il n’a d’autre idée dans l’esprit, que celles qui y ont été produites par
ces deux voies, quoique peut-être combinées et étendues par l’Entendement avec une
variété infinie, comme nous le verrons par la suite ”1.
Le premier livre de l’Essai concernant l’entendement humain est consacré aux
“ notions innées ”, et consiste en une réfutation de l’idée selon laquelle il y aurait
dans l’esprit humain des principes qui y seraient introduits avant tout contact
sensoriel avec le monde. Il commence par dire (cf. Livre I, chap.1, 1,2) que la
compréhension, comme l’œil, nous permet de “ voir et de percevoir toutes les autres
choses ”, à l’exclusion d’elle-même ; “ les arts et les douleurs ” sont nécessaires pour
découvrir sa nature.
Après cette entrée négative, il est nécessaire à Locke, dans le livre II, de caractériser
positivement l’origine de nos idées, ou des contenus de nos pensées. La sensation et
la réflexion sont distinguées comme les seules sources des idées2. L’argument de
Locke en faveur de cette thèse repose sur une fiction célèbre, celle de la “ table
rase ” : l’âme ou l’esprit, d’un nouveau-né peut être vue comme une tablette de cire
totalement vierge, où la sensation vient d’abord inscrire un certain nombre de signes,
qui sont autant d’idées, complétées par ceux produits par les opérations de l’âme
elle-même sur ces premiers signes.
Nous pouvons considérés ce texte comme l’un des fondements de l’empirisme
moderne. Toute idée, c’est-à-dire toute connaissance ou même tout contenu de
croyance, a comme source première l’expérience, issue d’abord de la sensation. Le
rôle dans la connaissance de l’âme sur elle-même est précisé, notamment, dans le
neuvième chapitre de l’Essai.
Locke traite, dans ce passage3, de la perception – entendue comme le résultat de
l’action des objets extérieurs sur l’âme par l’intermédiaire des sens. Il remarque, ici,
combien il est rare que les sens soient seuls à agir dans la production des
1
Cf. Locke, Essai sur l’entendement humain, trad. Coste, réédition Vrin 1989, livre II, chap. I, §5, p. 62
Cf. Locke, Essai sur l’entendement humain, trad. Coste, réédition Vrin 1989, livre II, chap. I, § 1-5, pp. 60-62
3
Cf. notamment : Locke, Essai sur l’entendement humain, trad. Coste, réédition Vrin 1989, livre II, chap. IX, §
8-10, pp.99-101
2
123
perceptions : le jugement, opération intellectuelle, exerce une action que seule
l’habitude nous permet d’ignorer.
Les idées peuvent être simples ou complexes. Les idées complexes peuvent
analysées en idées simples, ou sont construites à partir d’idées simples, mais ces
dernières ne sont ni analysables, ni construites. L’esprit est passif lorsqu’il reçoit des
idées simples, et il ne peut choisir d’avoir une idée simple donnée en l’absence de
stimulus approprié. Néanmoins, cette passivité est limitée, et l’esprit peut être actif
dans la réception d’idées simples comme un processus purement physique, mais
comme supposant également un élément mental, logiquement distinct des éléments
physiques. Selon lui, “ dans la perception pure, l’Esprit est pour sa plus grande part
seulement passif ” (cf. ibid., II, IX, 3), mais il déclare aussi que “ quelles que soient
les impressions qui prennent naissance à l’extérieur, elles ne deviennent des
perceptions que lorsqu’il leur est prêté attention de l’intérieur ” (cf. ibid., II, IX, 3).
Si nous sommes en train de nous concentrer sur une lecture difficile, il est possible
que nous ne remarquions pas certains bruits, même forts, et que nous n’en recevions
pas l’idée, même si nos organes des sens ont été stimulés (cf. ibid., II, IX, 4). Il en est
de même pour les idées simples de réflexion (cf. ibid., II, IX, 7, 8).
L’exemple1 pris par Locke pour illustrer cette importante action de jugement dans la
production d’idées (de croyances, de connaissances) est le suivant : les corps avec
lesquels nous sommes en contact sensoriel sont tridimensionnels ; les images de ces
corps qui se forment sur notre rétine sont, elles, bidimensionnelles. Cependant nous
n’avons aucune conscience de cette bidimensionnalité : nous percevons des “ corps
convexes ” en tant que convexes. Nous corrigeons instantanément, semble-t-il, la
perte de la profondeur causée par la mise en images sur la rétine. Cette correction est,
selon Locke (comme nous allons le voir plus en avant), l’œuvre du jugement, et il en
veut pour preuve une expérience de pensée célèbre due à Molyneux. Il s’agit de
savoir si un aveugle de naissance, capable de différencier par le toucher une sphère et
un cube, serait capable de les différencier par la seule si elle lui était rendue. Locke,
comme Molyneux, répond par la négative à cette question. Selon lui, une sensation
visuelle particulière, par exemple la vision d’un cube, nous donne accès à
1
Cf. Locke, Essai sur l’entendement humain, trad. Coste, réédition Vrin 1989, livre II, chap. IX, § 8-10, pp. 99101
124
l’apparence d’un objet. Cette apparence est bidimensionnelle, mais le jugement, qui
s’ajoute à la sensation, nous fait accéder à la cause de cette apparence en nous, c’està-dire ici au cube tridimensionnel. C’est uniquement l’habitude, acquise durant la
petite enfance, qui nous fait oublier cette composante intellectuelle. Or l’aveugle de
naissance n’a pas acquis cette habitude consistant à ajouter à ses sensations visuelles
toutes nouvelles un jugement qui le ferait accéder aux causes tridimensionnelles de
ses perceptions. Il n’a donc aucun moyen de les comparer à celles issues de ses
perceptions tactiles. “ Il ne faut donc pas s’étonner, que notre esprit prenne souvent
l’idée d’un jugement qu’il forme lui-même, pour l’idée d’une sensation dont il est
actuellement frappé, et que sans s’en apercevoir il ne se serve de celle-ci que pour
exciter l’autre ”1.
a-
!
Fixer les limites de la connaissance ou déterminer nos capacités de connaître, c’est
s’interroger sur nos perceptions, nos manières d’entretenir une relation avec le monde.
Il s’agit, pour Locke, de mettre en question nos rapports au monde, c’est-à-dire
l’interaction entre notre entendement et les phénomènes.
Couramment, nous accordons au terme « perception » trois sens :
-
un acte ou une opération de l’intelligence sous la forme d’une représentation
intellectuelle ;
-
la fonction par laquelle l’esprit se représente les objets ; acte par lequel s’exerce cette
fonction ;
-
c’est, en dernière instance, la prise de connaissance, une sensation, une intuition.
A tous les niveaux, ce sont les sens qui apparaissent comme la source essentielle de
nos perceptions donc de la connaissance.
« Nos sens, dis-je, font entrer toutes ces idées dans notre âme, je signifie ainsi, qu’ils font
passer des objets extérieurs dans l’esprit qui produit alors ces sortes de perceptions »2
Le phénomène est alors ce qui « surgit » hors de la réalité afin d’apparaître à la
perception sensible. En quoi consiste, dès lors, la perception des phénomènes ?
1
2
Cf. Locke, Essai sur l’entendement humain, trad. Coste, réédition Vrin 1989, livre II, chap. IX, §10, p. 101
Cf. Essai… II, I, §3, éd. Vrin p.61 /éd. Nidditch p.105
125
En fait, avoir une perception, c’est avoir une sensation consciente, c’est-à-dire que
notre entendement perçoit sous la forme d’idée. Selon Locke, il nous faut alors
distinguer deux sources d’idées :
-
la sensation proprement dite, qui provient des impressions des objets extérieurs sur nos
sens :
« Et comme cette grande source de la plupart des idées que nous avons, dépend entièrement
de nos sens, et se communique par leur moyen à l’entendement, je l’appelle sensation »1
-
la réflexion :
« L’autre source d’où l’entendement vient à recevoir des idées, c’est la perception des
opérations de notre esprit sur lui-même, comme sur les idées qu’il a reçues des sens… Mais
comme j’appelle l’autre source de nos idées Sensation, je nommerai celle-ci Réflexion, parce
que l’esprit ne reçoit par son moyen que les idées qu’il acquiert en réfléchissant sur ses
propres opérations »2
L’objectif de Locke, il est important de le souligner, n’est pas de savoir comment
s’origine la sensation mais de voir à partir de quand et par quel biais elle est objet de
connaissance.
Nos sens explorent donc à la fois le monde extérieur, mais aussi notre propre
intériorité. Ils nous fournissent des informations sur l’extériorité comme sur nos
propres fonctionnements internes. De manière plus subtile d’innombrables signaux
internes dirigent nos activités physiologiques. Cependant, rares sont ceux qui
parviennent à notre conscience. Nous pouvons, en effet, nous étonner de la faible
proportion consciente de nos perceptions quotidiennes, qui nous permettent de vivre.
Mais Locke nous montre par sa seule lecture épistémologique que l’étude
expérimentale nous permet de comprendre les bases physiologiques de ces perceptions
et la manière dont nous découvrons le monde des objets et dont nous arrivons à donner
sens à des images et des symboles.
La question à laquelle je chercherai à apporter une réponse, via la lecture lockienne,
n’est autre que : comment la perception sensorielle permet-elle la connaissance ?
La tradition philosophique considère que la perception –en particulier le toucher et la
vision- donne des informations dont la vérité est indéniable. Le contexte historique,
1
2
Cf. Essai… II, I, §3, éd. Vrin p.61/ éd. Nidditch p.105
Cf. Essai…II, I, §4, éd. Vrin p.61/éd. Nidditch p.105
126
que nous avons dégagé, nous permet de mettre en évidence le fragile équilibre sur
lequel repose l’Essai. Cet essai est, en fait, bâti à la fois sur les théories scientifiques
–qui demeurent instables car constamment remises en cause par de nouvelles
données- et sur la certitude philosophique –sur laquelle doit reposer les thèses
lockéennes afin d’établir la possibilité d’une discussion.
Locke semble particulièrement intéressé par l’aspect irrécusable de « l’expérience
brute » de sensation comme les couleurs, la douleur, le chatouillement. Cependant,
les perceptions ont-elles la même véracité ?
Nous ne pouvons le penser que si nous croyons que les perceptions sont de simples
sensations. Mais, Locke considère la perception comme nous renseignant, quoique
de manière indirecte, sur les causes ou sources des sensations (telles celles
concernant l’état de notre corps ou bien celui des objets extérieurs). L’entendement
est donc capable de franchir ce qui sépare la sensation et la perception de l’objet –il
n’est, cependant, pas exclu qu’au cours de ces franchissements il puisse faire des
erreurs.
Il est intéressant de se demander pourquoi nous avons à la fois des perceptions et des
conceptions du monde. Pourquoi la perception est-elle d’une certaine façon distincte
et, sous plusieurs aspects, différente de notre compréhension conceptuelle ?
Sans doute est-ce dû au fait que la perception, afin d’être utile, doit fonctionner avec
une grande rapidité, alors que la formation de concepts peut nous prendre des années
–la connaissance et les idées étant, en un sens, hors du temps. Il est alors impossible
à notre perception de reposer sur l’ensemble de nos connaissances, en raison de la
vitesse qui lui est nécessaire.
Il nous faut aussi souligner que, pour Locke, la perception sensorielle semble être
une vitre (parfaitement passive) à travers laquelle l’esprit reçoit sans distorsion des
sensations, considérées comme des « données sensorielles »1. Ces sensations sont
sélectionnées et assemblées par l’entendement. Aussi les données sensorielles
peuvent-elles être sélectionnées en fonction des besoins ou de l’attention. Par
exemple, dans l’acte de voir, l’entendement (ou esprit) sélectionne et cueille les
éléments dans l’éventail ambiant de la lumière.
1
Cf. Essai…II, I, §25, éd. Vrin pp.74-75/éd. Nidditch p.116
127
Mais les sensations, comme les couleurs, les formes et les sons, sont-elles
« cueillies » par les sens, ou sont-elles créées par celui qui les perçoit ? Cette
question du fonctionnement actif ou passif de la perception est très importante chez
Locke. Les conséquences d’un tel débat sont immenses. En effet, si les sensations
sont créées par l’entendement, il s’agit difficilement de données se trouvant dans le
monde des objets, vu que, si ces données se trouvent dans le monde pour être
« cueillies », il faut bien qu’elles existent en dehors de nous.
Qu’est-ce qui, dès lors, peut être considéré comme objectif et comme subjectif ?
Locke répond à cette question par la distinction entre les qualités premières et celles
secondes. Mais avant d’aller au cœur de celle-ci je m’attarderai sur la notion
lockienne d’idée et ses conséquences dans le domaine philosophique.
#
Nous pourrions dire des idées qu’elles sont les « phrases de l’esprit ». Elles
s’expriment par le langage, mais lui sont sous-jacentes car les idées sont antérieures
à leur expression.
Traditionnellement, on distingue les idées simples de celles complexes. Ces idées
simples sont supposées directement dérivées des sensations. Leur combinaison peut
permettre l’élaboration d’idées complexes et abstraites, très éloignées de
l’expérience sensorielle et que seul un langage commun permet d’exprimer.
Comment pourrions-nous avoir une idée nouvelle, si les idées ne font que se suivre
les unes les autres ou ne proviennent que des sensations ? Serait-ce par l’émergence
de nouvelles et surprenantes propriétés dans des combinaisons d’éléments, comme
en chimie ?
Les idées simples
Elles sont pour ainsi dire les « atomes » de l’entendement. Elles peuvent apparaître
associées à d’autres, mais elles sont et demeurent une et inanalysable.
L’entendement les reçoit et ne peut les modifier.
« Or ces idées simples, qui sont les matériaux de toutes nos connaissances, ne sont
suggérées et fournies à l’esprit que par les deux voies dont nous avons parlé ci-dessus, je
128
veux dire, par la Sensation, & par la Réflexion. Lorsque l’entendement a une fois reçu ces
idées simples, il a la puissance de les répéter, de les comparer, de les unir ensemble, avec
une variété presque infinie, & de former par ce moyen de nouvelles idées complexes, selon
qu’il le trouve à propos. Mais il n’est pas au pouvoir des esprits les plus sublimes & les plus
vastes, quelque vivacité & quelque fertilité qu’ils puissent avoir, de former dans leur
entendement aucune nouvelle idée simple qui ne vienne par l’une de ces deux voies que je
viens d’indiquer ; & il n’y a aucune force de l’entendement qui soit capable de détruire
celles qui y sont déjà »1
Il est évident que l’esprit peut dépasser les limites du monde à partir de l’utilisation
qu’il fait des idées simples. Si celles-ci proviennent uniquement de deux sources
différentes (à savoir la sensation et la réflexion), elles peuvent venir d’un ou
plusieurs sens2. Ainsi la lumière, les couleurs proviennent uniquement de la vue. Il
existe un nombre incalculable de nuances à l’intérieur de chaque classe d’idées
simples.
« Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de faire une énumération de toutes les idées qui sont
des objets particuliers des sens. Et on ne pourrait même en venir à bout quand on voudrait,
parce qu’il y en a beaucoup plus que nous n’avons de noms pour les exprimer »3
Les idées simples qui proviennent de plusieurs sens sont celles d’espace, d’étendue,
de figure ou de forme, de mouvement ou de repos. Ces idées nous les voyons et les
sentons (le sentir caractérise ici le toucher).
Comme le souligne Y. Michaud, par cette distinction, « Locke anticipe ici sa
distinction entre les idées de qualités premières et les idées de qualités secondes
comme si l’appréhension d’une idée par un sens commun garantissait l’accès à une
certaine objectivité »4.
Outre les idées simples de sensation, il existe des idées de réflexion. L’esprit les
obtient lorsqu’il se tourne sur lui-même : « L’esprit faisant réflexion sur lui-même, &
considérant ses propres opérations par rapport aux idées qu’il vient de recevoir tire de là
d’autres idées qui sont aussi propres à être les objets de ses contemplations qu’aucune de
celles qu’il reçoit dehors »5
1
Cf. Essai… II, II, §2, éd. Vrin pp.75-76 / Essay…, II, II, §2, éd. Nidditch pp;119-120
Cf. Essai… II, III, §1 éd. Vrin pp.77-78 / éd. Nidditch p.121
3
Cf. Essai… II, III, §2, éd. Vrin, p.78 / II, III, §2, éd. Niddicth p. 122
4
Cf. Michaud, Locke, matériaux de l’entendement, III, éd. PUF, p.137
5
Cf. Essai…II, VI, §1, éd. Vrin, p.83 / II, VI, §1, éd. Nidditch p.127
2
129
Ces idées sont la perception ou la puissance de penser et la volonté ou puissance de
vouloir. Enfin, il existe des idées simples qui proviennent à la fois de la sensation et
de la réflexion : « Il y a d’autres idées simples qui s’introduisent dans l’Esprit par toutes
les voies de la sensation, & par réflexion, à savoir : le plaisir et son contraire, la douleur
ou l’inquiétude, la puissance, l’existence, l’unité »1
Presque la totalité, souligne Locke au paragraphe suivant, de nos idées simples
s’accompagnent du plaisir ou de la peine. Si nous n’étions pas soumis à cette double
instance nous serions dans l’incapacité à nous déterminer : « Dans cet état, l’homme
quoique doué des facultés de l’entendement & de la volonté, ne serait qu’une créature
inutile plongée dans une parfaite inaction, passant toute sa vie dans une lâche et continuelle
léthargie »2
Locke confère ainsi une tonalité affective à nos idées. Nous avons un rapport sensitif
à nos idées. Qu’en est-il dès lors de nos idées complexes ?
Les idées complexes
Une fois la « totalité » (ou du moins la globalité) de nos idées simples analysée
corrélativement aux opérations que l’esprit est susceptible d’effectuer sur elles,
Locke peut aborder la question de la nature de nos idées complexes.
« Nous avons considéré jusqu’ici les idées dans la réception desquelles l’esprit est purement
passif, c’est-à-dire, ces idées qu’il reçoit par la sensation & par la réflexion, en sorte qu’il
n’est pas en son pouvoir d’en produire en lui-même aucune nouvelle de cet ordre, ni d’en
avoir aucune qui ne soit purement passif dans la réception de toutes ses idées simples, il
produit néanmoins de lui-même plusieurs actes par lesquels il forme d’autres idées, fondées
sur les idées simples qu’il reçues, & qui sont les matériaux & les fondements de toutes ses
pensées »3
L’esprit opère selon trois modes :
-
la combinaison : plusieurs idées simples sont composées et ne forment plus qu’une
idée
-
la relation : deux idées sont jointes ensembles (qu’elles soient simples ou
complexes)
1
Cf. Essai… II, VII, §1, éd. Vrin p.84 /éd. Nidditch p.128
Cf. Essai…II,VII,§3, éd. Vrin p.85/éd. Nidditch p.129
3
Cf. Essai… II, XII, §1, éd. Vrin p. 117 / Essay…II, XII, §1, éd. Nidditch, p.163
2
130
-
l’abstraction : une idée est extraite de toutes celles qui existent réellement, l’esprit
obtient ainsi les idées générales.
L’esprit est donc actif, il construit ou assemble les idées entre elles1. Cependant, la
liberté de l’entendement n’est pas absolue : l’expérience limite ses investigations en
lui présentant des complexes d’idées avec une certaine régularité –il n’a plus qu’à
les reproduire2 ; de plus, il ne peut réunir un ensemble d’idées que si elles sont non
contradictoires3. Ainsi une idée complexe est une association de plusieurs idées
simples –qui s’imbriquant mutuellement apparaissent à l’esprit, qui les considère,
comme étant une et unique. L’esprit a, envers celles-ci, une attitude intentionnelle :
il se concentre et oriente sa pensée vers elles. C’est précisément cette activité de
l’entendement qui confère cette unité à l’idée complexe ; celle-ci étant rattachée à un
mot, elle cimente son unité. Selon Gibson4, cette unité de l’idée complexe provient
d’une prise de position face au nominalisme, elle symboliserait l’unité réelle ajoutée
à celle des idées réunies.
Seulement une telle thèse semble nous faire oublier que Locke donne au mot un
véritable pouvoir unificateur. D’autant plus que nous ne donnons pas de noms aux
idées complexes qui ne nous apportent rien : « Chaque mode étant composé de plusieurs
idées simples, distinctes les unes des autres, il semble raisonnable de rechercher d’où naît
son unité, & comment une telle multitude particulière d’idées vient à faire un seule idée,
puisque cette combinaison n’existe pas toujours réellement dans la nature des choses. Il est
évident que l’unité de ces modes vient d’un acte de l’esprit qui combine ensemble ces
différentes idées simples, &les considère comme une seule idée complexe qui renferme
toutes ces diverses parties : & ce qui est la marque de cette union, ou qu’on regarde en
général comme ce qui la détermine exactement, c’est le nom qu’on donne a cette
combinaison d’idées. Car c’est sur les noms que les hommes règlent ordinairement le
compte qu’ils sont d’autant d’espèces distinctes de modes mixtes ; & il arrive rarement
qu’ils reçoivent ou considèrent aucun nombre d’idées simples comme faisant une idée
complexe, excepté les collections qui sont désignées par certains noms »5
1
cf. Essai…II, XXII, §2, éd. Vrin pp.224-225/éd. Nidditch pp. 288-289
cf. . Essai…II, XXII, §2, éd. Vrin pp.224-225/éd. Nidditch pp. 288-289
3
Cf. Essai…II, XXII, §2, éd. Vrin pp.224-225/éd. Nidditch pp. 288-289 (lignes 27-29): il est à remarquer que
Coste n’évoque pas cette condition sine qua non.
4
Cf. Locke’s Theory of Knowledge and Its Historical Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 1917,
3° éd., 1968, p.62
5
Cf. Essai… II, XXII, §4, éd. Vrin pp.225-226 / II, XXII, §4, ed. Nidditch pp.289-290
2
131
Aussi l’unité des idées complexes réside-t-elle davantage dans notre engouement
pour les choses que dans les choses elles-mêmes. Locke distingue trois espèces
d’idées complexes :
-
les idées de modes : ce sont des idées qui dépendent des affections des substances,
telles sont les idées signifiées par les mots de triangle, de gratitude, de meurtre,
etc1. Locke distingue, en leur sein, les modes simples limités à une seule idée
répétée ou bien agrandie (les distances, la durée, les nombres) et les modes mixtes
qui réunissent des idées de divers horizons (telles la beauté, le vol, etc.).
-
les idées de substance : elles regroupent les idées simples qui représentent des
choses particulières subsistant par elles-mêmes telles la dureté, la malléabilité, la
substance2.
-
Les idées de relation : elles consistent dans la considération et/ou comparaison
d’une idée avec une autre3.
Ces différents passages sur les idées complexes sont mis en évidence par Locke afin
de nous montrer que son épistémologie est loin d’être passive ; et que les idées qui
nous semblent ordinairement les plus abstraites peuvent être ramenées à des idées
simples. L’entendement est parfaitement capable de décomposer et de recomposer
ses idées4.
2- Les conséquence de la réhabilitation de la sensation : la distinction des
qualités
#
“ §8. Que si après tout cela il se trouve quelqu’un qui soit assez Sceptique pour se
défier de ses propres Sens & pour affirmer que tout ce que nous voyons, que nous
entendons, que nous sentons, que nous goûtons, que nous pensons, & que nous
faisons pendant tout le temps que nous subissons, n’est qu’une suite & une
1
Cf. Essai… II, XII, §4, éd. Vrin p.119/ éd. Nidditch p.165
Cf. Essai… II, XII, §6, éd. Vrin p.119/éd. Nidditch p.165
3
Cf. Essai… II, XII, §7, éd. Vrin pp.119/éd. Nidditch p.166
4
C’est ce que Locke entreprend de démontrer en prenant des exemples précis : d’abord sur l’idée d’espace (cf.
II, XIII, éd. Vrin pp.120-134/ éd. Nidditch pp.166-181), puis celle de temps (II, XIV, éd. Vrin pp.134-147/ éd.
Nidditch pp.181-204), de nombre (II, XV, éd. Vrin pp.147-155/éd. Nidditch pp.204-209), enfin celle d’infinité
(II,XVI, éd. Vrin pp.155-159/éd. Nidditch pp.209-223)
2
132
apparence trompeuse d’un long songe qui n’a aucune réalité ; de sorte qu’il veuille
mettre en question l’existence de toutes choses, ou la connaissance que nous pouvons
avoir de quelque chose que ce soit, je le prierai de considérer que si tout n’est que
songe, il ne fait lui-même autre chose que songer qu’il forme cette question, &
qu’ainsi il n’importe pas beaucoup qu’un homme éveillé prenne la peine de lui
répondre ”1.
La réhabilitation de la sensation est aussi cruciale, pour Locke, qu’aux atomistes. Ici,
il emploie un argument classique de la réfutation du scepticisme2. Il est révélateur de
le trouver employé pour une polémique dirigée contre des doctrines qui ne se
revendiquent en aucun cas comme sceptiques, en particulier toutes celles qui, à la
suite de Platon ou de Descartes, récusent le témoignage des sens. Il ne faut pas voir
dans ce glissement une méconnaissance de Locke mais bien plutôt un parti pris
logique. Si nous nous méfions des sens, alors, quelque dénégation que nous y
émettons, nous sombrons nécessairement dans le scepticisme et nous sommes
vulnérable à la réduction ad absurdo qui est faite de cette thèse.
“ §12. Si donc les Objets extérieurs ne s’unissent pas immédiatement à l’Âme
lorsqu’ils y excitent les idées & que cependant nous apercevions ces qualités
originales dans ceux de ces Objets qui viennent à tomber sous nos sens, il est visible
qu’il doit y avoir, dans les Objets extérieurs, un certain mouvement, qui agissant sur
certaines parties de notre corps, soit continué par le moyen des nerfs ou des esprits
animaux, jusqu’au cerveau, ou au siège de nos Sensations, pour exciter là dans notre
esprit les idées particulières que nous avons de ces premières qualités. Ainsi, puisque
l’étendue, la figure, le nombre et le mouvement des corps qui sont d’une grosseur
propre à frapper nos yeux, peuvent être aperçus par la vue à une certaine distance, il
est évident que certains petits Corps imperceptibles doivent venir de l’Objet que
nous regardons jusqu’aux yeux, & par-là communiquer au cerveau certains
mouvements qui produisent en nous les idées que nous avons de ces différentes
qualités.
§13. Nous pouvons concevoir par même moyen, comment les idées des secondes
qualités sont produites en nous, je veux dire par l’action de quelques particules
insensibles sur les organes de nos Sens. (…) ”3
La conception lockienne est, d’une certaine manière, l’héritière des conceptions
empédocléennes et épicuriennes. Comme dans la première, il s’agit d’une action sur
1
Cf. Locke, Essai sur l’entendement humain, trad. Coste, réédition Vrin 1989, livre IV, chap. IX, §8, pp. 528529
2
Nous trouvons ce même argument chez Epicure (cf. Lettre à Hérodote, in Lettres et Maximes, 146-147, éd.
PUF, trad. M. Conche, p. 239) et Lucrèce (cf. De la nature des choses, IV, 469-521, éd. GF- Flammarion, trad. J.
Kany-Turpin, 1997, pp. 269-271)
3
Cf. Locke, Essai sur l’entendement humain, trad. Coste, réédition Vrin 1989, livre II, chap. VIII, §12-13, pp.
90-91
133
les sens mais le détail de cette action est expliqué, comme dans la seconde, au moyen
de particules élémentaires dont les propriétés sont exclusivement géométriques.
Toutefois, un élément déterminant indique que la mécanique classique a laissé son
empreinte sur le traitement du sujet : l’action est désormais considérée comme
communication
d’un
mouvement.
Cela
explique
d’ailleurs
la
conception
particulaire : la communication du mouvement n’est pensée que par le choc, il faut
donc que quelque chose émane de l’objet et comme nous ne le voyons pas, c’est que
sa dimension nous en empêche. C’est à partir de cette seule donnée que Locke tente
de comprendre l’ensemble des qualités perçues. Cela implique notamment que toutes
les qualités qui ne s’expriment pas en des termes géométriques se résolvent
ontologiquement en un support qui ne leur ressemble en aucun cas. Puisque toute
sensation est communication de mouvements élémentaires, lorsque nous sentons une
odeur ou que nous voyons une couleur, il ne peut s’agir que d’une traduction opérée
par nous d’une réalité hétérogène.
“ §14. Ce que je viens de dire des Couleurs & des Odeurs peut s’appliquer aussi aux
sons, aux saveurs, & à toutes les autres Qualités sensibles, qui (quelque réalité que
nous leur attribuions faussement) ne sont dans le fond autre chose dans les Objets
que la puissance de produire en nous diverses sensations par le moyen de leurs
premières qualités, qui sont, comme je l’ai dit, la grosseur, la figure, la contexture &
le mouvement de leurs parties.
§15. Il est aisé, je pense, de tirer de-là cette conclusion, que les idées des premières
qualités des Corps ressemblent à ces qualités, & que les exemplaires de ces idées
existent réellement dans les Corps, mais que les idées, produites en nous par les
secondes qualités, ne leur ressemblent en aucune manière, & qu’il n’y a rien dans les
corps mêmes qui ait de la conformité avec ces idées. Il n’y a, dis-je, dans les Corps
auxquels nous donnons certaines dénominations fondées sur les sensations produites
par leur présence, rien autre chose que la puissance de produire en nous ces mêmes
sensations : de sorte que ce qui est doux, bleu, ou chaud, dans l’idée, n’est autre
chose dans les corps auxquels on donne ces noms, qu’une certaine grosseur, figure
& mouvement des particules insensibles dont ils sont composés ”1.
Locke opère, dans ce passage, un travail conceptuel qui permet de jeter sur
l’articulation Aristote – Descartes un éclairage bien distinct de celui qui jaillit des
propos de Malebranche. La perspective est en effet totalement cartésienne, puisque le
fait de séparer dans la sensation les qualités proprement géométriques et les autres
provient directement, comme nous l’avons vu dans la première partie de ce mémoire,
1
Cf. Locke, Essai sur l’entendement humain, trad. Coste, réédition Vrin 1989, livre II, chap. VIII, §14-15, pp.
91-92
134
des Méditations métaphysiques et des Principes de la philosophie. Seules les
premières appartiendraient à l’objet, les secondes ne lui ressembleraient en aucun cas
et seraient l’effet des propriétés géométriques et dynamiques de ses parties. En
revanche, l’appellation de “ qualités premières ” et “ qualités secondes ” est
lockienne. Plus surprenante est la reprise du terme aristotélicien de puissance, en vue
de rendre compte des qualités secondes. A bien y réfléchir, il n’y a pas là de trahison
de la pensée du Stagirite. D’autant moins que ce dernier écrivait dans le contexte des
conceptions particulaires des phénomènes sensibles, finalement assez proches du
raisonnement cartésien.
Locke ayant rejeté l’innéisme au cours du premier livre de l’Essai, il ne poursuit sa
discussion qu’en termes d’idées –désignant ainsi les objets présents à l’entendement
quand nous pensons. La capacité de l’esprit à réfléchir sur ses propres opérations
nous positionne, même si celle-ci reste ambiguë, au-delà d’un simple
sensationnalisme. Cependant, comme le souligne Locke, la réflexion demeure une
pure contemplation, il subsiste donc une passivité de l’esprit dans l’activité de
connaître. Selon Descartes, les idées en l’homme sont « comme » des images des
choses. Elles n’en sont pas complètement. A la différence, chez Locke, elles le sont
totalement. L’idée est même parfois identifiée à une qualité de l’objet extérieur. Les
idées de réflexion se rapportent aux images des choses que sont les idées de
sensation et ne peuvent exister sans elles. Les conséquences sont ainsi très
importantes sur le contenu même de nos pensées.
La critique de la notion de substance permet à Locke d’asseoir sa thèse. Descartes a
conservé et la chose et le terme : il évoque la chose pensante et la chose étendue,
restant ainsi dans la ligne tracée par le substantialisme. Pour Locke, nous
composons, à partir d’éléments simples, les idées complexes de sensation et de
réflexion. Cependant comme nous n’arrivons pas à imaginer comment ces idées
simples peuvent subsister par elles-mêmes, nous supposons un substrat où elles
subsistent et que nous nommons substance. Il fait alors appel à notre propre
expérience : si nous examinons en nous-mêmes alors nous nous rendons compte que
nous ne possédons pas d’idée, réellement établie, de cette notion en dehors d’un « je
ne sais quoi ». Il ne conteste pas que nous avons l’idée de substance, car l’existence
du mot indique, si nous suivons pas à pas son raisonnement, la présence d’une idée
135
correspondante dans l’entendement. Mais il cherche à montrer que cette idée claire
et distincte dont parle Descartes, est finalement très confuse et ne correspond à
aucune réalité déterminée. La question est alors de savoir ce que nous entendons par
le terme même de substance. Comment pouvons-nous affirmer l’existence de ce « je
ne sais quoi », si précisément nous ne savons pas de quoi nous parlons ? Selon
Locke, nous ne pouvons envisager que les idées simples puissent subsister par ellesmêmes.
De ce fait, nous faisons de la substance ce qui répond à la nécessité de relier la
diversité des éléments. Mais cette exigence de cohésion des parties est-elle claire ?
Si nous posons le « je » au travers de la diversité de nos états de conscience,
comment pouvons-nous analyser cette « cohésion » entre notre colère et notre
sérénité ? Le langage (au même titre que dans l’expérience du morceau de cire, chez
Descartes) ne fait ici que canaliser la magma de la pensée. Une fois l’exigence
fondamentale d’un substrat reconnue, aucune idée déterminée n’est engendrée. Dès
lors, pourquoi le support permanent que nous visons serait-il une substance distincte,
alors que dans le cadre des corps solides et liquides nous avons affaire à une seule et
même substance ?
Il nous faut examiner, plus précisément, comment Locke conçoit l’interaction entre
l’esprit et la matière. Notre croyance au dualisme s’origine, selon lui, dans
l’expérimentation de notre capacité à provoquer ou recevoir du mouvement. Mais si
nous faisons quotidiennement l’expérience de mouvements qui sont, les uns
provoqués par impulsion externe, les autres par décision volontaire, l’expérience
n’est pas, même si elle est immédiate, l’idée claire et distincte de quelque chose. Et
l’initiative volontaire ne reçoit aucune explication intelligible. Le dualisme cartésien
s’effondre : l’homme vit comme un tout. Locke, soucieux de suivre l’expérience
quotidienne,
remarque que pour arriver à dire « je », ou parler d’une même
personne, un même corps est tout aussi nécessaire qu’une même conscience.
Il s’insurge ainsi contre Descartes en montrant que ni le corps ni l’âme ne sont
évidents à connaître. Dans les deux cas nous nous trouvons en pleine confusion
(et/ou obscurité), rien ne pourra donc nous assurer que la matière est incapable de
penser, ni que la pensée n’est pas d’origine matérielle. Il est impossible de connaître,
par le simple examen de nos idées, de découvrir si Dieu n’a pas doté certains
systèmes matériels de telle sorte qu’ils puissent percevoir et penser. L’animal
136
éprouve, sans doute, du plaisir ou de la douleur ; comment réduire ces affections à
de simples mouvements ? Si nous pouvons les y réduire pourquoi ne pas ne faire
autant sur nous-mêmes ?
Certes l’immatérialité de l’âme est soutenue par la religion comme par la morale, et
peut se passer des preuves philosophiques, mais il nous faut reconnaître qu’il n’est
pas logiquement contradictoire qu’elle soit moins spirituelle et davantage
corporelle. En effet, rien ne nous interdit de poser sur le même plan :
-
Dieu a ajouté à la matière une faculté de penser
-
Dieu a ajouté à la pensée de la matière
La méfiance de Locke à l’égard des a priori est une véritable leçon. Notre pouvoir
de connaître n’est pas à la mesure de la réalité des choses ; notre savoir ne coïncide
pas avec nos propres idées et notre connaissance n’atteindra jamais ce qu’elle vise
réellement. Toute l’expérience de l’homme ne peut pas devenir connaissance pour
l’homme. C’est précisément ce que la distinction entre les qualités met en évidence.
Elle est le point d’ancrage du pessimisme de l’Essai.
#
!
L’univers tel que le décrit la science moderne est surtout conçu en termes
quantitatifs. La masse, l’énergie, la vitesse, la longueur, la largeur et le poids
peuvent tous s’exprimer par des chiffres ou quantités – sous forme de réponse à la
question quantum ? C’est-à-dire combien ? Cependant, nos habitudes descriptives
sont loin de s’accommoder avec cet aspect quantitatif des choses, elles relèvent
davantage d’un ordre qualitatif. Nos descriptions répondent à la question quale ?
Comment est-ce ?
Des exemples de ces qualia, ou qualités sont la noirceur, la douceur, le sucré, la
fétidité, la stridence (appartenant aux cinq sens : la vision, le toucher, le goût,
l’odorat et l’audition). Toute la question étant de savoir si ces qualités sont
réellement inhérentes aux objets, ou si elles ne sont que des effets subjectifs internes
à l’esprit de l’observateur. Locke a systématisé la distinction entre les qualités
137
premières et celles secondaires, bien que, comme nous l’avons souligné lors du
premier chapitre, il n’en soit pas à l’origine.
Une distinction véritablement nécessaire ?
« Afin de mieux découvrir la nature de nos idées et en discuter intelligemment, il sera
nécessaire de les distinguer telles qu’elles sont idées ou perceptions dans nos esprits et
telles qu’elles sont modifications de la matière dans les corps qui causent de telles
perceptions en nous ; de telle sorte que nous ne puissions pas penser (comme semble-t-il, il
arrive habituellement) qu’elles sont exactement les images et les ressemblances de quelque
chose d’inhérent au sujet, alors que beaucoup de ces sensations ne sont dans nos esprits pas
plus la ressemblance de quelque chose au dehors de nous que les noms qui valent pour elles
ne sont les ressemblances de nos idées que pourtant, à l’audition, ils sont capables
d’évoquer en nous »1
Tel est donc l’objectif de Locke : distinguer nos idées selon leur ressemblance aux
choses extérieures. Il ne définit pas avec précision ce qu’il entend par
« ressemblance ». Sans doute, nous faut-il y voir une anticipation de l’impossibilité
du maintient de cette distinction. Locke fait de l’idée quelque chose qui est à la fois
de l’ordre de l’objet mais qui relève aussi du sujet. Les idées sont en nous et dans les
choses en tant qu’elles en sont des modifications. L’idée a donc un double visage,
elle est d’une part une réalité formelle, et, d’autre part, une réalité objective. Comme
le souligne Y. Michaud « on a souvent stigmatisé l’inconséquence de Locke passant
sans prévenir « dans l’esprit » à l’idée « dans la chose », à la qualité. Cette
inconséquence, si elle existe, est en tout cas présente dès le départ – et voulue »2.
A bien y regarder, toutes les idées simples ne différent que si nous les regardons à
partir de leurs causes :
« §1- A l’égard des Idées simples qui viennent par la sensation, il faut considérer, que tout
ce qui en vertu de l’institution de la Nature est capable d’exciter quelque perception dans
l’esprit, en frappant nos sens, produit par ce même moyen une idée simple dans
l’entendement, qui par quelque soit la cause extérieure qui la fait naître, ne vient pas plutôt
à notre connaissance, que notre esprit la regarde et la considère dans l’entendement comme
une idée aussi réelle et aussi positive, que quelque autre idée que ce soit : quoique peutêtre la cause qui la produit, ne soit dans le sujet qu’une simple privation.
§2- Ainsi les idées du chaud et du froid, de la lumière et des ténèbres, du blanc et du noir,
du mouvement et du repos, sont des idées également claires et positives dans l’esprit, bien
que quelques-unes des causes qui les produisent, ne soient peut-être que de pures privations
dans les sujets d’où les sens tirent ces idées. Lors, dis-je, que l’entendement voit ces idées, il
les considère toutes comme distinctes et positives, sans songer à examiner les causes qui les
1
2
Cf. Essai…II, VIII, §7, éd. Vrin p.89 / II, VIII, §7, éd. Nidditch p.134
Cf. Y. Michaud, Locke, éd. PUF, p. 139
138
produisent : examen qui ne regarde point l’idée entant qu’elle est dans l’entendement, mais
la nature même des choses qui existent hors de nous. Or ce sont deux choses bien
différentes, et qu’il faut distinguer exactement : car autre chose est, d’apercevoir et de
connaître l’idée du blanc ou du Noir, et autre chose, d’examiner quelle espèce et quel
arrangement de particules doivent se rencontrer sur la surface d’un corps pour faire qu’il
paraisse blanc ou noir »1
Locke accepte donc de faire une étude à la fois physique et physiologique2. Il
développe ainsi une thèse corpusculaire mécaniste de la perception. Toutes les
sensations sont ainsi produites en nous par la différence de degrés, ou de modes, du
mouvement des corps (qui constituent notre esprit) diversement agités par les objets
extérieurs3. Comme le souligne P. Alexander4, Locke ne cherche pas à justifier
philosophiquement cette distinction, il la reprend telle qu’elle apparaît chez Boyle
afin de l’appliquer à notre quotidien et ainsi en confirmer la nécessité. Il distingue,
en conséquence, plusieurs qualités.
Les Trois qualités
« J’appelle idée tout ce que l’esprit aperçoit en lui-même, toute perception qui est dans
notre esprit lorsqu’il pense : et j’appelle qualité du sujet, la puissance ou faculté qu’il a de
produire une certaine idée dans l’esprit. Ainsi j’appelle idées, la blancheur, la froideur et la
rondeur, en tant qu’elles sont des perceptions ou des sensations qui sont dans l’âme : et
entant qu’elles sont dans une boule de neige, qui peut produire ces idées en nous, je les
appelles qualités. Que si je parle quelque fois de ces idées comme si elles étaient dans les
choses mêmes, on doit supposer que j’entends par-là les qualités qui se rencontrent dans les
objets qui produisent ces idées en nous »5
Locke pose ici une stricte opposition entre les idées et les qualités. Celle-ci n’est pas
tenable, mais elle a le mérite de détacher les thèses de l’Essay de la tradition
scolastique. L’indépendance des idées simples découle, en fait, de la distinction
entre les qualités. Les qualités en général sont définies comme des pouvoirs, ce qui
rend possible une définition uniforme de la réalité des idées simples. Cependant la
réalité des qualités n’est pas uniforme. Et cette distinction entre les qualités ne peut
pas avoir pour base une analyse des idées. Rien ne permet, en effet, à l’esprit de
1
Cf. Essai…II, VIII, §1 et §2, éd. Vrin pp.87-88 / II, VIII, §1 et §2, ed. Nidditch, pp.132-133
C’est ce qu’il souligne aux paragraphes §4 et §22, de ce huitième chapitre.
3
Cf. Essai… II, VIII, §4 et § 12
4
Boyle and Locke on Primary and Secondary Qualities, in Ratio, 1974, vol. 16, pp.51-67
5
Cf. Essai… II, VIII, §8, éd. Vrin p.89 / II, VIII, §8, éd. Nidditch p. 134
2
139
distinguer, du point de vue de la réalité des idées simples, l’idée d’une figure de
celle d’une couleur. Quelle que soit la qualité, la véracité de l’idée n’est pas altérée.
C’est donc en physicien que Locke doit aborder ces qualités et reprendre la position
de Boyle :
« Cela posé, nous devons distinguer dans les corps deux sortes de qualités. Premièrement,
celles qui sont entièrement inséparables du Corps, en quelque état qu’il soit, de sorte qu’il
conserve toujours, quelques altérations et quelques changements que le corps viennent à
souffrir. Ces qualités, dis-je, sont de telle nature que nos sens les trouvent toujours dans
chaque partie de matière qui est assez grosse pour être aperçue ; et l’esprit les regarde
comme inséparable de chaque partie de matière, lors même qu’elle est trop petite pour que
nos sens puissent l’apercevoir »1
Les qualités premières
Ces qualités sont absolument inséparables des corps. Ce « quels qu’en soient l’état,
les altérations, la force exercée sur lui et que les sens trouvent constamment dans
toute particule de matière »2.
Une telle attribution des qualités premières à
toute la matière, même à ses parties insensibles, nous place au-delà de l’expérience.
Même si notre réflexion démarre à partir de données sensibles, il nous faut raisonner
par analogie. Cette méthode trouve certes son point d’ancrage au sein même des
limites de nos facultés, mais l’analogie reste le seul secours que nous ayons3. Le
fondement lockien trouve ainsi sa véritable signification : il s’agit d’un point de
départ nécessaire. Mais que l’expérience soit le fondement de notre connaissance ne
signifie pas que tout notre savoir y trouve un cadre duquel il ne saurait sortir. Dès
lors, s’interroger sur les qualités premières c’est se positionner au-delà de notre
propre champ de perception de celles-ci. Cependant, nous restons dans le cadre
dessiné par les idées des qualités premières. Locke souligne (et c’est une
conséquence logique de ce que nous venons de mettre en évidence) qu’à leurs
propos nous ne pouvons établir que des hypothèses dont la compréhension doit être
accessible à notre esprit. « Il est visible, du moins autant que nous pouvons le
1
cf. Boyle, The Origins of Forms and qualities according to the corpuscular Philosophy, 1661, in the Works…,
t. III,Olms
2
Cf. Essai…II, VIII, §9, éd. Vrin p.89/ éd. Nidditch §9 p134-135
3
Cf. Essai…IV, XVI, §12, éd. Vrin pp.555-556 /éd. Nidditch pp.66566
140
concevoir, que c’est uniquement par impulsion »1. C’est ainsi que nous pouvons
expliquer, selon P. Alexander, les qualités secondes par les qualités premières –qui
demeurent les seules qualités originales et premières accordées à la matière.
Toute la question est alors de savoir si les qualités premières, en tant qu’elles sont
inhérentes à l’ensemble de la matière, ont le même sens que celles saisies par
l’expérience ?
Notre entendement ne peut, en effet, pas affirmer qu’à une partie de la matière
correspond une figure particulière. Il aboutit seulement à la conclusion que cette
partie possède une figure. Force est donc de constater que ce passage du sensible à
l’insensible nécessite que les qualités particulières s’infléchissent en qualités
génériques. Cela nous apporte un éclairage sur la relation de ressemblance
entretenue par les qualités premières.
« Il est aisé, je pense, de tirer de-là cette conclusion, que les idées des premières qualités
des corps ressemblent à ces qualités, et que les exemplaires de ces idées existent réellement
dans les corps.. »2
Comme le fait remarquer J. M. Vienne3, le terme de ressemblance ne doit pas être
pris sur le plan du sensible mais en un sens générique qui s’accorde avec la relation
entre les idées et les choses. Y. Michaud note de façon remarquable qu’une :
« réponse acceptable [à cette difficulté posée par la ressemblance] est que Locke n’a pas à
donner de justification philosophique à une thèse empruntée à la science mécanique de son
temps et soutenue par des faits expérimentaux. Une autre réponse suggérée par E. M.
Curley, est que, dans le cas des qualités premières, on ne peut découvrir une connexion
entre la structure de la chose et celle de représentation. Bertrand Russell dans Human
Knowledge, its Scope and Limits affirmera de la même manière qu’il y a isomorphie entre
l’espace visuel et l’espace physique inféré. Locke, influencé comme ses contemporains par
les développements de l’optique, pouvait avoir une conception de cette sorte en tête »
4
Il nous faut désormais examiner la liste lockienne des qualités premières : « ces
qualités du corps qui n’en peuvent être séparées, je les nomme qualités originales et
1
cf. Essai…II, VIII, §11, éd. Vrin p.90/éd. Nidditch p. 136
Cf. Essai…II, VIII, §15, éd. Vrin p.91/ éd. Nidditch p.137
3
Cf. J. M. Vienne, « Locke et l’intentionnalité : le problème de Molyneux », Archives de Philosophie, 55, 1992
4
Cf. Michaud, Locke, éd. PUF, p.144
2
141
premières, qui sont la solidité, l’étendue, la figure, le nombre, le mouvement, ou le repos, et
qui produisent en nous des idées simples, comme chacun peut, à mon avis, s’en assurer par
soi-même »1
Si nous ne faisons que considérer l’étendue, la figure et le mouvement, alors nous
serions tenter de faire de ces qualités premières l’équivalent des idées simples issues
de plusieurs sens (la vue et le toucher) mentionnées au cours du cinquième chapitre
de ce second livre. Mais la solidité brise cette idée car elle ne provient que d’un seul
sens2. L’assurance d’un fondement des qualités premières est donc posée dès le
quatrième chapitre de ce livre :« (…) cependant l’âme ayant une fois reçue cette idée par
le moyen de ces corps grossiers, la porte encore plus loin, la considérant, aussi bien que la
figure, dans la plus petite partie de matière qui puisse exister, et la regardant comme
inséparablement attachée au corps, en quelque lieu qu’il soit, de quelque manière qu’il soit
modifié »3
Aussi Locke fait-il de toutes les idées simples issues de plusieurs sens des qualités
premières. Mais cela n’en assure aucunement l’objectivité. Qu’en est-il des qualités
secondes ?
Les qualités secondes
L’intérêt de l’analyse de ces qualités réside dans le fait qu’elles sont constamment
regardées par rapport à une autre classe de qualités. Elles ne sont pas dans les
objets : « Il y a, en second lieu, des qualités qui dans les corps, ne sont effectivement autre
chose que la puissance de produire diverses sensations en nous par le moyen de leurs
premières qualités…. Je donne à ces qualités le nom de qualités secondes : auxquelles on
peut ajouter une troisième espèce que tout le monde s’accorde à ne regarder que comme
une puissance que les corps ont de produire tels ou tels effets, quoique ce soient des qualités
aussi réelles dans le sujet que celles que j’appelle qualités… par exemple la puissance qui
est dans le feu de produire par le moyen de ses premières qualités une nouvelle couleur ou
une nouvelle consistance dans la cire ou dans la boue, est autant une qualité dans le feu
que la puissance qu’il a de produire en moi… une nouvelle idée ou sensation de
chaleur… »4
1
Cf. Essai… II, VIII, §9, éd. Vrin pp.89-90/éd. Nidditch p.135
Cf. Essai… II, IV, §1, éd. Vrin p. 79/ éd. Nidditch pp.122-123
3
Cf. Essai… II, IV, §1, éd. Vrin p. 79/ éd. Nidditch p.123
4
Cf. Essai…,II,VIII, §10, éd. Vrin p.90/éd. Nidditch p.135
2
142
Les qualités secondes ne sont donc pas seulement inhérentes au sujet qui les perçoit.
D’un point de vue ontologique, la puissance d’agir sur un corps est identique à celle
d’agir sur un esprit. L’objectivité des qualités secondes est à penser sur l’échelle de
n’importe quelle puissance capable d’agir sur la matière. Ces qualités qui sont, en
fait, le pouvoir de produire, en nous, diverses sensations, ne sont autres que la
couleur, le son, les odeurs. Locke affirme qu’elles ne sont pas réellement dans les
objets et n’hésite pas à les considérer comme inexistantes lorsque nous ne percevons
plus les objets d’où elles émanent :« (…) Otez le sentiment que nous avons de ces
qualités, faites que les yeux ne voient point la lumière ou les couleurs, que les oreilles
n’entendent aucun son, que le palais ne soit frappé d’aucun goût, ni le nez d’aucune odeur,
et dès lors toutes les couleurs, tous les goûts, toutes les odeurs, et tous les sons, en tant que
ce sont telles et telles idées particulières, s’évanouiront, et cesseront d’exister, sans qu’il
reste après cela autre chose que les causes mêmes de ces idées, c’est-à-dire certaine
grosseur, figure et mouvement des parties des corps qui produisent, en nous, toutes ces
idées »1
Ces qualités ont une réalité, et, elle est établie par le long développement que Locke
fait sur les notions d’idées adéquates et inadéquates. Chaque sensation étant une
réponse à une puissance qui opère sur un de nos organes sensoriels, alors l’idée ainsi
produite ne peut être que réelle, elle ne peut en aucun cas n’être qu’une fiction de
l’esprit2. Ces secondes qualités ne sont donc pas plus subjectives que celles du
troisième type.
Vers une troisième classe de qualités
Cette classe de qualités est constituée par ce que nous pourrions nommer les
« simples pouvoirs ». Elles possèdent le même degré et le même statut de réalité que
les qualités secondes. Ces qualités « tout le monde s’accorde à ne les regarder que
comme puissance que les corps ont de produire tels ou tels effets, quoique ce soient
1
2
Cf. Essai… II, VIII, §17 éd. Vrin p.92/éd. Nidditch p.138
Cf. Essai… II, XXI, §2, éd. Vrin pp.298-299/éd. Nidditch pp.375-376
143
des qualités aussi réelles dans le sujet que celles que j’appelle qualités »1. Locke en
donne une définition plus évidente : « (…) On peut remarquer, en troisième lieu, dans
chaque corps la puissance de produire en vertu de la constitution particulière de ses
premières qualités, de tels changements dans la grosseur, la figure, la contexture et le
mouvement d’un autre corps, qu’il le fasse agir sur nos sens d’une autre manière qu’il ne
faisait auparavant. Ainsi le soleil a la puissance de blanchir, et le feu celle de rendre le
plomb fluide. (…) ce n’est qu’une puissance d’agir en différentes manières sur d’autres
choses : puissance qui résulte des combinaisons différentes des premières qualités »2
Dit autrement, ces qualités sont les dispositions –à produire des changements dans
les autres corps ou en lui-même- que tout corps possède (ce en fonction des qualités
premières de ses parties insensibles). Aussi les corps produisent-ils en nous des
perceptions que leurs interactions sont susceptibles de modifier.
Dès lors, la
différence essentielle entre ces qualités du troisième ordre et les qualités secondes
réside dans le fait qu’elles sont indicibles et ne sont pas considérées comme des
catégories de la pensée.
Quelles difficultés soulèvent de telles distinctions ? La théorie de la connaissance
lockienne reconsidère-t-elle, au travers des qualités, la question essentielle de la
relation entre les idées et les choses ?
Afin d’éclairer la distinction lockienne
concernant les qualités, j’ai décidé de consacrer la dernière partie, de ce second
chapitre, à la mise en évidence des interrogations qu’elle révèle.
3- Des qualités aux degrés de connaissance :
“ §14. Voilà donc les deux degrés de notre Connaissance, l’Intuition & la
démonstration. Pour tout le reste qui ne peut se rapporter à l’un des deux, avec
quelque assurance qu’on le reçoive, c’est foi ou opinion, & non pas connaissance,
du moins à l’égard de toutes les vérités générales. Car l’esprit a encore une autre
perception, qui regarde l’existence particulière des êtres finis hors de nous :
connaissance qui va au-delà de la simple probabilité, mais qui n’a pourtant pas
toute la certitude des deux degrés de connaissance dont on vient de parler. Que
l’idée que nous recevons d’un objet extérieur soit dans notre esprit, rien ne peut être
plus certain, & c’est une connaissance intuitive. Mais de savoir s’il y a quelque
chose de plus que cette idée dans notre esprit, & si de-là nous pouvons inférer
certainement l’existence d’aucune chose hors de nous qui corresponde à cette idée,
1
2
Cf. Essai…II, VIII, §10, éd. Vrin p.90/éd. Nidditch p.135
Cf. Essai…II, VIII, §23, éd. Vrin p.95/éd. Nidditch pp.140-141
144
c’est ce que certaines gens croient qu’on peut mettre en question ; parce que les
hommes peuvent avoir de telles idées dans leur esprit, lorsque rien de tel n’existe
actuellement, & que leur sens ne sont affectés d’aucun objet qui correspondent à ces
idées. Pour moi, je crois pourtant que dans ce cas-là nous avons un degré d’évidence
qui nous élève au-dessus du doute. (…)
C’est pourquoi je crois que nous pouvons encore ajouter aux deux précédentes
connaissance, celle qui regarde l’existence des objets particuliers qui existent hors
de nous, en vertu de cette perception & de ce sentiment intérieur que nous avons de
l’introduction actuelle des idées qui nous viennent de la part de ces objets ; &
qu’ainsi nous pouvons admettre ces trois sortes de connaissance, l’intuitive, la
démonstrative, & la sensitive, entre lesquelles on distingue différents degrés &
différentes voies d’évidence et de certitude ”1.
Locke établit, dans ce paragraphe, une typologie des connaissances, lié au mode de
leur genèse. Il est à noter que l’empirisme ne discute pas le fait que la source ultime
de tout savoir soit la sensation ; il s’en prend plutôt à la manière dont l’esprit parvient
à telle ou telle certitude. La “ connaissance démonstrative ” est celle qui opère à
partir des principes de déduction. Mais les principes en question sont eux-mêmes les
objets de la “ connaissance intuitive ”. Cette dernière correspond à l’ensemble des
idées dont la perception est indubitable. Par exemple, l’existence même de la
sensation, lorsqu’elle survient, qu’elle corresponde ou non à un objet extérieur. Enfin
la “ connaissance sensitive ”, qui elle ne peut dépasser le domaine du probable et qui
concerne tout ce qui, dans la sensation se rapporte à ce même objet extérieur. Outre
l’échelle de nos connaissances (dont toutes proviennent donc des sens), il importe de
remarquer que le caractère apodictique de certaines d’entre elles est à trouver,
contrairement à ce qui se passait chez Descartes, dans la sensation elle-même. Voilà
cette dernière devenue le sol ferme sur lequel s’édifie le savoir. Car le doute qui,
certes, persiste dans la connaissance sensitive ne doit surtout pas conduire à
l’invalider : l’appel à l’expérience commune est là pour rappeler que tout le monde
peut et si faire la distinction entre le songe et la perception, qui a toutes les chances
d’être vraie. Le degré de probabilité est le critère qui nous permet de valider certaines
de nos sensations, opération selon laquelle l’existence serait impossible.
“ §9. Lors donc que nos sens introduisent actuellement quelque idée dans notre
esprit, nous ne pouvons éviter d’être convaincus qu’il y a alors quelque chose qui
existe réellement hors de nous, qui affecte nos sens, & qui par leur moyen le fait
connaître aux facultés que nous avons d’apercevoir les objets, & produit
1
Cf. Locke, Essai sur l’entendement humain, trad. Coste, réédition Vrin 1989, livre IV, chap. II, §14, pp. 437438
145
actuellement l’idée que nous apercevons en ce temps-là ; & nous ne saurions nous
défier de leur témoignage jusqu’à douter si ces collections d’idées simples que nos
sens nous ont fait voir unies ensemble, existent réellement ensemble. Cette
connaissance s’étend aussi loin que le témoignage actuel de nos sens, appliqués a
des objets particuliers qui les affectent en ce temps-là, mais elle ne va plus avant.
(…) Ainsi, quoiqu’il soit extrêmement probable qu’il y a présentement des millions
d’hommes actuellement existants, cependant tandis que je suis seul en écrivant ceci,
je n’en ai pas cette certitude que nous appelons connaissance, à prendre ce terme
dans toute sa rigueur ; quoique la grande vraisemblance qu’il y a à cela ne me
permette pas d’en douter, & que je sois obligé raisonnablement de faire plusieurs
choses dans l’assurance qu’il y a présentement des hommes dans le monde, & des
hommes même de ma connaissance avec qui j’ai des affaires. Mais ce n’est pourtant
que probabilité, & non connaissance.
§10. D’où nous pouvons conclure en passant quelle folie c’est à un homme dont la
connaissance est si bornée, & à qui la raison a été donnée pour juger de la
différente évidence & probabilité des choses, & pour se régler sur cela, d’attendre
une démonstration & une entière certitude sur des choses qui en sont incapables, de
refuser son consentement à des propositions fort raisonnables, & d’agir contre des
vérités claires & évidentes, parce qu’elles ne peuvent être démontrées avec une telle
évidence qui ôte je ne dis pas un sujet raisonnable, mais le moindre prétexte de
douter » 1
Ce passage (auquel il faut ajouter le paragraphe 11) affine encore la distinction entre
les sensations quasi certaines et celles dont le degré de probabilité est moindre.
Locke travaille ici autour de la notion de simultanéité, dans une perspective
temporelle. Quand une sensation est actuelle, son témoignage est fiable d’abord pour
l’instant précis où elle est opérée. En inférer la continuation de l’existence de l’objet
après que nous ayons cessé de le percevoir nous fait entrer dans un domaine
beaucoup moins probable. Pour autant, celui-là ne doit pas devenir le terrain d’un
nouveau scepticisme. La quantification de la notion de probabilité implique une
attitude complexe : si pour un objet singulier nous ne pouvons être absolument
certains de sa perpétuation et s’il nous faut conserver à l’esprit la possibilité inverse,
en revanche, le fait que ce pari soit statistiquement corroboré dans une écrasante
majorité des cas doit nous conduire tout de même à n’adopter une attitude de doute
que de manière exceptionnelle.
Ce raisonnement n’est pour Locke qu’une explication de celui qu’accomplit tout un
chacun, jour après jour, sans même y songer. La mémoire permet d’en préciser
1
Cf. Locke, Essai sur l’entendement humain, trad. Coste, réédition Vrin 1989, livre IV, chap. IX, §9-10, pp.
529-530
146
encore les contours : elle est la possibilité de rappeler à chaque instant la certitude
quasi indubitable dont était porteuse la sensation actuelle. Nous pouvons douter de la
perpétuation de l’objet après que nous ayons cessé de le percevoir, mais nous ne le
pouvons presque pas pour ce qui concerne son existence au moment précis où nous
l’avons perçu. Cette étude des différentes conjectures et de leur degré de probabilité
permet de fonder la science sur d’autres bases. De ce que nos sens ne nous
fournissent, pour la plupart des types d’informations qu’ils nous livrent, que du
probable et non de l’absolument certain, il ne s’agit pas de chercher ailleurs une
source à nos connaissances, mais de réformer le statut de celles-ci. La science doit
délaisser son fantasme d’apodicticité.
4- Les conséquences de la distinction des qualités :
!
!
!"
L’explication du dysfonctionnement mental
Une des notions centrales de la pensée lockienne, nous l’avons vu, est l’idée. Il
emploie ce terme pour désigner plusieurs choses différentes, notamment des
sensations ou des données sensorielles, des souvenirs et des concepts. Aucune idée
ne peut être considérée comme une image mentale, mais elle peut être une image. Ce
point s’éclaircit à partir de l’analyse du contexte dans lequel ces significations sont
comprises. Le terme « idée » signifie ou désigne tout objet de la compréhension dans
notre pensée ou « tout ce à quoi l’esprit peut s’appliquer au cours de la pensée »1.
Toutes les idées proviennent de l’expérience vécue.
Il existe, comme nous l’avons vu, deux sources d’idées : la sensation et la réflexion.
Les idées de sensation surviennent lorsque nous observons des objets extérieurs, et
les idées de réflexion, lorsque nous observons les opérations de nos esprits.
Cependant comment l’activité et la passivité de l’esprit
peuvent elles
dysfonctionner ?
Dans la quatrième et la cinquième édition de l’Essai, nous trouvons un chapitre
consacré à l’étude de l’association des idées, c’est là pour Locke, le moyen de nous
faire comprendre comment l’esprit peut mal fonctionner.
1
Cf. Essai… I, I,§8, éd. Vrin p.6/éd. Nidditch p. 47
147
Souvent face à une personne qui soutient, de manière obstinée, une opinion en dépit
de toutes les évidences de la raison, nous attribuons cette attitude à son éducation.
Selon Locke la raison est différente : « c’est souvent à juste titre que l’éducation en est
considérée comme cause, et le parti pris est une manière adéquate de dénommer le
phénomène lui-même. Je pense néanmoins que nous devrions pousser un peu plus loin pour
remonter aux racines de cette folie, pour montrer d’où provient ce défaut dans les esprits
sobres et rationnels, en quoi il consiste »1
Locke en parle en terme de « folie » parce qu’il s’agit d’une opposition à la raison,
ce qu’il considère comme une forme de folie –mais non la seule.
A côté de cette théorie, Locke considère le raisonnement à partir de fausses
prémisses
fournies
par
des
associations
d’idées.
Certaines
idées
sont
« naturellement » liées. A ce niveau, il aurait pu prendre comme exemples les idées
des formes et des dimensions, qui sont des propriétés essentielles de la matière.
Outre cette relation naturelle, selon Locke : « il existe une autre association d’idées qui
ne dépend que du hasard ou de l’habitude ; des idées qui, en elles-mêmes, ne sont pas du
tout proches, en viennent à être mises en rapport dans les esprits des hommes qui sont très
difficiles à séparer (…) et l’une apparaît-elle à la compréhension à quelque moment
qu’aussitôt l’accompagne l’idée qui lui est associée »2
Locke propose alors une explication possible pour le phénomène : l’habitude va ici
fonctionner comme ce qui rend possible la trace cérébrale. L’habitude peut établir
des cortèges de mouvements « dans les esprits animaux » qui une fois leurs chemins
respectifs tracés, persistent à les suivre. L’habitude rend encore plus faciles ces
itinéraires, de sorte que « ces mouvements deviennent aussi évidents que s’ils étaient
naturels »3. Ainsi deux idées peuvent se trouver reliées par accident puis, par la force
de l’impression originale ou par celle de la répétition fréquente, apparaître comme
nécessairement liées.
Un tel associationnisme ne peut pas réduire l’activité de l’esprit, et le faire relèverait
d’une incompréhension de la théorie lockienne. Comment dès lors puis-je me
permettre d’évoquer la notion de folie et sa résolution par la théorie associationniste
1
Cf. Essai… II, XXXIII, §3 éd. Vrin p.316
Cf. Essai… II, XXXIII, §5
3
Cf. Essai…II, XXXIII, §6
2
148
dans le cadre du scepticisme lockéen ? Je pense que ces conceptions qui dérivent de
la distinction entre les qualités, reposent, de ce fait, sur le scepticisme qui lui est
inhérent1. C’est ce que je vais désormais m’attacher à démontrer.
Distinction qualitative et scepticisme
Locke admet que les objets physiques sont composés de particules minuscules ne
possédant que quelques qualités simples, intrinsèques et « primaires », et, que les
qualités « secondaires », plus complexes, des objets physiques pouvaient s’expliquer
en termes des qualités primaires des corpuscules qui les constituent. Sur le même
plan que celui des objets, les activités cérébrales ou les états mentaux complexes
peuvent être analysés ou expliqués en termes d’entités mentales simples. Il semble
que Locke suppose l’existence d’une substance mentale aussi bien que matérielle. Il
existe un étrange parallélisme entre la notion de corpuscules physiques simples se
combinant pour constituer des corps physiques complexes (les qualités premières
étant arrangées de manière à ce qu’elles produisent les qualités secondes), et la
notion d’idées simples se combinant pour constituer des idées complexes. Cette idée
appliquée aux phénomènes mentaux comme aux phénomènes physiques, suggère
une forme de « chimie mentale »dans laquelle les composés mentaux peuvent être
analysés en éléments simples, comme les sensations.
Cependant rien n’indique que Locke ait pu attribuer la combinaison de ces idées à sa
notion de l’association des idées. Il la réserve à l’explication des liens involontaires
entre idées et soutient que les liens fiables entre idées sont le résultat de connexions
naturelles ou choisies2. La signification de « naturel » pose évidemment problème,
de même que la manière dont les idées de connexions naturelles et volontaires
peuvent se lier les unes les autres, ainsi qu’à une combinaison de qualités mentales
primaires pour donner des qualités mentales secondaires. Nous pouvons aussi nous
demander jusqu’à quel point l’analogie avec les combinaisons physiques
correspondantes est valable. D’où provient donc ce scepticisme ?
1
Certains passages de l’essai laissent supposer que si Locke avait pu, il aurait considéré les phénomènes
mentaux sur le même plan que ceux physiques.
2
Cf. Essai II, XII, §2
149
La distinction entre les qualités réelles des corps et les qualités qui ne résultent que
de nos organes sensoriels doit être considérée à la fois comme une réponse au
scepticisme mais aussi comme le signe de sa renaissance. Comme le note Bayle : «
Personne parmi les bons philosophes, ne doute plus que les sceptiques n’aient raison de
soutenir que les qualités des corps, qui frappent nos sens, ne sont que des apparences.
Chacun de nous peut bien dire, je sens de la chaleur à la présence du feu ; mais non pas, je
sais que le feu est tel en lui-même qu’il me paraît. Voilà quel était le style des anciens
pyrrhoniens. Aujourd’hui la nouvelle philosophie tient un langage plus positif : la chaleur,
l’odeur, les couleurs, etc., ne sont point dans les objets de nos sens, ce sont des
modifications de mon âme ; je sais que les corps ne sont point tels qu’ils me paraissent »1
Cette distinction, véritable fondement « métaphysique » de toute la physique
moderne, était déjà considérée par Descartes. Il la concevait à partir d’une critique,
qui reprend certains arguments sceptiques, de la théorie antique des « espèces »
censées transporter jusqu’aux organes sensoriels les images des propriétés des corps
perçus. Dans l’Essai, Locke présente cette distinction à partir d’exemples qui
évoquent clairement les modes d’Aenésidème. Elle résulte d’un usage relativiste (et
non sceptique) de ces modes car, de l’incompatibilité des apparences, elle conclut à
la relativité de ces apparences à la situation (c’est-à-dire aux autres objets et aux
organes sensoriels du sujet) et non pas à la suspension du jugement. La relativité au
sujet et aux autres objets, utilisée par le septième mode, est ici posée comme vraie et
complémentaire de l’isolement des propriétés absolues des corps. Locke souligne
l’utilité de cette distinction, elle permet de savoir ce qui est réellement dans les corps
et ce qui est seulement dans nos sens. Elle sépare donc les dimensions de notre
expérience qui seront toujours vouées au scepticisme (les couleurs, les sons, les
odeurs) de celles sur lesquelles peut se construire une science objective des corps.
Selon Locke, les qualités sont des « pouvoirs des (dans les) corps » de produire des
« idées dans l’esprit ». Les qualités « réelles » des corps sont ainsi celles qui sont
dans le corps indépendamment des circonstances changeantes, mais l’argument ne
consiste pas à affirmer que les qualités premières ne changent jamais par différence
avec les qualités secondes. Le principe du raisonnement de Locke est donc, par
exemple à propos du porphyre : le porphyre ne peut pas être rouge, c’est-à-dire avoir
1
Cf. Bayle, dictionnaire historique et critique, « Pyrrhon », remarque B
150
une propriété produisant l’idée de rouge, quand il n’apparaît pas rouge. Par contre, il
peut parfaitement être rond ou en mouvement quand nous le voyons pas tel. La
différence entre le rouge et le bleu ne peut être faite que visuellement, nous ne
pouvons décrire le rouge ou le bleu lorsqu’ils sont absents. Ce qui n’est pas le cas
pour un cercle ou un carré, ces deux figures peuvent être expliquées ou décrites dans
l’obscurité, leur différence est parfaitement compréhensible1.
Il résulte donc que Locke raisonne à partir d’une théorie physique de la nature des
corps mais aussi à partir de nos manières communes de percevoir les qualités des
corps, c’est-à-dire nos idées. Il rejette ainsi l’idée que l’esprit peut acquérir des
connaissances par intuition directe, sans aucune intervention de l’expérience
sensorielle. L’esprit est donc bien isolé du monde physique mais juste relié à lui par
les nerfs. Le scepticisme de Locke se situe bien au niveau de cette jonction
catégorielle entre les lois de l’esprit et les lois physiques. L’un et l’autre domaines
devant s’équilibrer.
#
$
Pour G. Frege, l’identité est indéfinissable « puisque toute définition est une identité,
l’identité elle-même ne saurait être définie »2. Le même appartient à la liste des
« transcendantaux » médiévaux, c’est-à-dire que, dans un autre langage, l’identité est
une notion d’ontologie formelle. Elle est transversale à tous les modes du discours ;
sa généralisation et son abstraction sont encore plus élevées que celles des
oppositions catégoriales. Cette prééminence a comme contrepartie une relative
indétermination. Il y a une difficulté intrinsèque à saisir l’identité, sur les plans les
plus divers –logique et métaphysique, psychologique, anthropologique- et
l’explication de l’identité consiste à mettre en évidence un certain nombre de
paradoxes. Comme l’écrit J. Austin3, « même », « réel » ou « entité » sont des mots
dont l’usage négatif est repérable. Ils fournissent les soubassements de la sémantique
de la langue (de la compréhension du monde, de soi et de l’autre), cependant, leur
propre signification reste obscure.
1
C’est ce que remarque M. Bolton dans son ouvrage intitulé The Skeptical Tradition, « Locke and Pyrrhonism »
Cf. Frege, écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert, éd. Points essais
3
Cf. Austin, truth, et/ou écrits philosophiques, éd. Seuil, 1993
2
151
L’influence lockienne est décisive sur la théorie contemporaine de la relativité de
l’identité, dont il est un précurseur (après Hobbes) grâce à sa théorie de l’identité
personnelle. Je reviendrai sur ce point.
Le principe d’exclusion sortale
(Pour expliciter ce principe, je m’appuie sur les trois premiers paragraphes du
chapitre XXVII du second livre de l’Essai).
Dans ce chapitre, intitulé de l’identité et de la diversité –qui paraît lors de la seconde
édition- , Locke expose le principe métaphysique selon lequel deux êtres de la même
espèce ne sauraient occuper le même lieu au même moment : « car ne trouvant jamais,
et ne pouvant même concevoir qu’il soit possible, que deux choses de la même espèce
existent en même temps dans le même lieu, nous avons droit de conclure que tout ce qui
existe quelque part, dans un certain temps, en exclut toute autre chose de la même espèce, et
existe là tout seul »1
Locke n’affirme pas ici que deux êtres quelconques ne peuvent pas partager la même
place ou le même volume au même moment2, mais que deux êtres de la même
espèce ou de la même sorte ne peuvent pas simultanément occuper le même espace.
Ce principe lui permet de fonder l’individuation (nommé principum individuationis)
sur l’espace et le temps. Ainsi le principe d’individuation consiste : « dans l’existence
même qui fixe chaque être, de quelque sorte qu’il soit, à un temps particulier, et à un lieu
incommunicable à deux êtres de la même espèce »3.
Deux choses sont ici soulignées. D’une part, Locke montre, au même titre que
Aristote ou Leibniz, que l’identité ou l’existence sont deux concepts identiques (ou
mimétiques) : exister, c’est exister en tant qu’un et le même. Les critères de
l’identité à travers le temps d’une chose quelconque coïncident simplement avec ses
critères d’existence, c’est-à-dire ses conditions de persistance. D’autre part, en
affirmant que l’individuation et l’identité reposent sur l’espace et le temps, il semble
dire que telle chose de telle espèce est ce qu’elle est, et aucune autre, parce qu’elle
1
Cf. Essai… II, XXVII, §1, éd. Vrin p.258/éd. Nidditch p.328
Position que critique de façon rigoureuse –qui met fin au relativisme de l’identité-, Wiggins dans son article
« On Being in the same Place at the same Time », in Philosophical Review, janvier 1968, pp.90-95
3
cf. Essai… II, XXVII, §3, éd. Vrin p.260/éd. Nidditch p.330
2
152
est la seule chose de son espèce à tracer telle ou telle trajectoire spatio-temporelle
déterminée. A un moment donné (donc à chaque instant), telle chose est
nécessairement localisée dans un lieu qui exclut tout autre chose. Pourtant une chose
ne possède pas nécessairement (c’est-à-dire qu’elle ignore) les coordonnées spatiotemporelle qu’elle possède. Par exemple, ce bureau (sur lequel je travaille) n’est pas
ce qu’il est du fait de sa localisation actuelle. Un autre bureau pourrait occuper cette
place précise et ce bureau (le bureau que j’utilise) pourrait se trouver actuellement
dans un autre lieu, voire même ne pas exister. Dès lors, il demeure la question qui
consiste à savoir si telle chose est ce qu’elle est en fonction de ses coordonnées
spatio-temporelles ou, si ces coordonnées d’une chose quelconque ne sont pas plutôt
une des conséquences de ce que cette chose est.
Pour Locke, l’identité d’une chose se définit par rapport au temps : « une autre source
de comparaison dont nous faisons un assez fréquent usage est l’existence même des choses,
lorsque venant à considérer une chose comme existant dans un tel temps et dans un tel lieu
déterminés, nous la comparons avec elle-même existant dans un autre temps, par où nous
formons les idées d’identité et de diversité »1
L’ambition de Locke est donc tracée, elle vise à proposer des critères de l’identité
des différentes sortes ou espèces de choses à travers le temps (c’est précisément ce
qu’il établit au cours des paragraphes suivants : §4, §5, §6, §7, §8). Enfin, il nous
faut remarquer que le principe d’ininterruptibilité revendiqué, principe métaphysique
selon lequel une chose ne peut commencer à exister qu’une seule fois, est faux ou du
moins mal formulé. Une seule et même chose peut connaître une existence
intermittente ou discontinue –comme le démontre ou en témoigne les objets sans
cesse remonter et démonter2.
Identité et diversité
(Je base ici mon analyse sur les paragraphes quatre, cinq, six, sept et huit, du
chapitre XXVII du second livre de l’Essai.)
1
cf. Essai… II, XXVII, §1 éd. Vrin p.258/éd. Nidditch p.328
Sur ce point voir la démonstration de Ferret dans Le bateau de Thésée, le problème de l’identité à travers le
temps, éd. Minuit, 1996, notamment pp.119-125. Voir aussi Reid, chapitre IV et VI de « Of Memory », premier
essai de Essays on the intellectual Powers of Man (1785) in Personal Identity, édité par J. Perry, University of
California Press, 1975, pp.108-112 et pp. 113-115
2
153
Il s’agit de traiter de l’identité diachronique, car elle seule pose des problèmes. La
question lockienne consiste à se demander : à quelles conditions nécessaires et
suffisantes un segment temporel a et un autre b appartiennent-ils à la destinée d’un
seul et même objet ? Locke considère que la réponse à cette question est
indissociable de la nature de l’objet considéré, ce qui est logique puisque le principe
d’individuation coïncide avec l’existence même des choses et ainsi avec leurs
conditions de persistance. Locke considère, à la suite de Hobbes, que nous ne
pouvons pas répondre à cette question de la même façon s’il s’agit d’une masse,
d’une personne, d’un organisme, etc. ; il inaugure ainsi une nouvelle tradition. En
effet, il pose que répondre à la question « a est-il identique à b ? » dépend de la sorte
ou de l’espèce de chose que a et b sont censés être. La question canonique est « le
même quoi ? ». Comme le remarque Hobbes1 : « nous devons considérer quel nom nous
appliquons à une chose lorsque nous nous interrogeons sur son identité. Car une chose est
de demander concernant Socrate s’il est le même homme, une autre de demander s’il est le
même corps »
Et comme le remarque Locke : « pour concevoir l’identité et en juger sainement, nous
devons considérer quelle idée est signifiée par le mot auquel elle est appliquée : c’est une
chose d’être la même substance, c’en est une autre d’être le même homme et une troisième
d’être la même personne, si « personne », « homme » et « substance » sont trois noms qui
contiennent trois idées différentes; t elle qu’est l’idée qui appartient à un certain nom, telle
doit être l’identité »2
L’expression « a le même que b » est partielle, donc incomplète. De plus, cela n’a
pas de sens réel de chercher à savoir si a est identique à b, tant que nous ignorons à
quoi a et b font référence. A partir de là, Locke dresse un inventaire des conditions
d’identité à travers le temps des différentes sortes d’objets. Le critère d’identité d’un
organisme ou d’une machine (telle une montre) est strictement structurelle : deux
segments temporels a et b d’un organisme appartiennent à la destinée d’un seul et
même organisme, si et seulement si ces deux segments partagent la même vie
individuée. Dans le cas d’une machine, a et b appartiennent à la même carrière
uniquement si ils participent à une fin commune sous une même organisation. Dans
1
Cf. Hobbes, « Of identity and difference », chap. XI du De corpore, in The English Works of Thomas Hobbes,
vol. I, édité par Sir W. Molesworth, John Bohn, 1839, pp.132-138
2
Cf. Essai… II, XXVII, §7, éd. Vrin p.267/éd. Nidditch p.332
154
le cadre d’une masse atomique, a et b sont dans la destinée d’une seule et même
chose à condition qu’il soient composés des mêmes atomes. Pour ce qui est de
l’identité personnelle, nous le verrons par la suite, le critère repose sur la mémoire.
Les deux segments appartiennent à la même destinée uniquement si b, le segment
subséquent, possède le souvenir en première personne de la vie du segment
antécédent a.
Nous pouvons ici objecter à Locke que son explication consiste à définir le même
par le même. Autrement dit, une telle circularité empêche l’obtention d’une
définition rigoureuse de l’identité. Que nous faut-il entendre par même vie
individuée, par fin commune ou par même organisation ?
Si nous reprenons le raisonnement lockéen depuis le début de ce chapitre, il apparaît
comme une évidence que cette circularité trouve son dénouement.
En effet, à partir du moment où nous considérons, en premier lieu, que l’identité doit
être relativisée à un concept sortal (c’est-à-dire que l’identité spécifique est une
condition nécessaire de l’identité numérique), en seconde instance, que le principe
d’exclusion est le centre de la thèse lockienne, alors il nous est facile d’apporter une
solution à la question précédente. En conséquence, cette circularité se résout du fait
d’une interprétation spatio-temporelle continue. Aussi a et b sont-ils deux segments
temporels de la destinée d’un seul et même objet si et seulement si :
-
a et b sont sortalement identiques ;
-
a et b sont reliés par une trajectoire spatio-temporelle continue, telle que chaque
segment temporel de cette trajectoire est lui-même sortalement identique à a ou à
b.
Certes, cette formulation réduit la pensée de Locke, mais elle a le mérite de répondre
à l’objection de la circularité.
L’identité personnelle
(Pour cette question essentielle, je fixe mon analyse sur les paragraphes allant du
neuvième au vingt-neuvième paragraphe du chapitre XXVII, de ce second livre de
l’Essai).
155
Les questions sur le concept d’identité personnelle se posent à partir d’une analyse
philosophique interrogeant l’usage que nous faisons ordinairement de la question
« est-ce la même personne ?», ou de cas hors du commun, réels ou imaginaires, où il
n’est pas possible d’y répondre par la démarche habituelle. La réflexion qui jette un
doute sur notre emploi habituel, de cette question, est par excellence celle de
Descartes mais Locke nous offre, au sein de ce chapitre, une analyse novatrice de
celle-ci.
Pour Locke, une personne c’est : « un être pensant et intelligent, capable de raison et de
réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme le même, comme une même chose qui
pense en différents et en différents lieux »1
Aussi l’identité personnelle consiste-t-elle en l’identité de conscience. Cette
conscience peut être interrompue par la perte de mémoire, mais peut aussi s’étendre
vers le passé aux actes accomplis par des sujets morts depuis longtemps. Selon
Locke, une personne qui étend sa conscience vers le passé aux actes accomplis par
quiconque, longtemps auparavant, se trouve lui-même la même personne que celle
qui a réalisé ces actes. La résolution proposée au problème de l’identité personnelle
découle logiquement : « aussi loin que cette conscience peut s’étendre sur les actions ou
les pensées déjà passées, aussi loin s’étend l’identité de cette personne : le soi est
présentement le même qu’il était alors, et cette action passée a été faite par le même soi que
celui qui se la remet présent dans l’esprit »
La thèse de Locke est fondée sur la réflexivité de la conscience étendue aux actions
passées, donc sur la mémoire personnelle. Certes elle est très discutable et pose la
question : la mémoire peut-elle être le seul critère de l’identité personnelle ?
Cette thèse de la continuité mémorielle se fonde sur deux caractéristiques
principales :
-
la première dénie absolument la question de savoir si « E est la même personne
que F » équivaut à « E est la même substance que F ». En ce sens la thèse
lockienne n’est pas substantialiste. Il ne prétend pas qu’il n’existe rien de tel
qu’une âme ou qu’une substance immatérielle, mais il considère que ce n’est pas le
problème, et il prend soin de réitérer l’affirmation selon laquelle l’identité
personnelle n’est pas fondée sur une identité de conscience.
1
Cf. Essai…II, XXVII, § 9, éd. Vrin p.264/éd ; Nidditch p.335
156
-
La seconde montre que Locke est sous l’influence de Hobbes, il prend soin de
découpler les termes « personne » et « homme ». Si c’est la conscience de soi qui
doit être rattachée, c’est l’organisation biologique qui doit être rattachée au second.
Dès lors, il est possible, selon Locke, d’être à la fois la même personne mais pas le
même homme et réciproquement. Ce dédoublement est nécessaire car ces deux
termes ne sont pas coréférentiels – cependant il nous est possible de douter du fait
que cela puisse résoudre les paradoxes de l’identité personnelle. Car un tel
découplage contredit, d’une part, le principe de l’indiscernabilité des identiques
qui gouverne la relation d’identité. D’autre part, nous pouvons nous demander si
sur ce point Locke ne confond pas la perspective épistémologique avec celle
métaphysique.
L’innovation
lockienne
sur
le
sujet
de
l’identité
personnelle
repose
essentiellement sur trois points :
-
Ce problème d’identité posé en des termes non techniques, rend sa thèse
susceptible d’un plus vaste accueil – d’autant qu’elle met en place la relation entre
identité personnelle et mémoire personnelle.
-
Le refus de dissoudre les perplexités liées au problème par des notions
controversées (comme celle d’âme substance usitée chez Descartes ou chez
Butler1).
-
La volonté d’assumer jusqu’au bout certaines des conséquences les plus radicales
de sa thèse en recourant à des exemples facilement compréhensibles, souvent
imaginaires, dont l’objectif foncier est de mettre en avant la scission entre le critère
psychologique de l’identité personnelle et le critère organique de l’identité
humaine.
Aussi Locke nous fait-il prendre conscience que deux approches de la question de
l’identité personnelle semblent possibles. Nous pouvons regarder ce concept comme
semblable à une essence aristotélicienne, c’est-à-dire comme une pénétration
intellectuelle suffisante qui permettrait à elle seule de parvenir à une réponse. Ou
bien nous pouvons soutenir que le concept d’identité personnelle dont nous
disposons est adapté aux critères que nous utilisons, lesquels correspondent à la
1
Voir notamment le premier appendice de The Analogy of Religion, édité pour la première fois en 1736,
également in Personal Identity, par J. Perry, University of California Press, pp.99-105
157
majorité des situations, et qu’il ne deviendrait incohérent que si ses critères
commençaient à ne plus convenir. Il est possible de débattre sur le fait de savoir si,
un jour, les conditions, qui rendraient nécessaires un nouveau concept, seront
réunies. C’est chez Hume que nous pouvons trouver la préfiguration de l’idée de
« continuité psychologique ».
!
!
!
$
$
Dans l’œuvre de Locke
“ §1. Car ne trouvant jamais et ne pouvant même concevoir qu’il soit possible, que
deux choses de la même espèce existent en même temps dans le même lieu, nous
avons droit de conclure que tout ce qui existe quelque part dans un certain temps, en
exclut toute autre chose de la même espèce, et existe là tout seul. Lors donc que nous
demandons, si une chose est la même, ou non, cela se rapporte toujours à une chose
qui dans un tel temps existait dans une telle place, et qui dans cet instant était
certainement la même avec elle-même, et non avec une autre. (…)
§3. Ce qu’on nomme dans les écoles Principium individuationis. – Par tout ce que
nous venons de dire il est aisé de voir ce que c’est qui constitue un individu et le
distingue de tout autre (…) il est, dis-je, évident que ce principe consiste dans
l’existence même qui fixe chaque être, de quelque sorte qu’il soit, à un temps
particulier, et à un lieu incommunicable à deux êtres de la même espèce. Quoique
cela paraisse plus aisé à concevoir dans les substances ou dans les modes les plus
simples, on trouvera pourtant, si l’on y fait réflexion, qu’il n’est pas plus difficile de
le comprendre dans les substances, ou dans les modes les plus complexes, si l’on
prend la peine de considérer à quoi ce principe est précisément appliqué”1
L’influence de Locke est décisive tant sur la théorie contemporaine de la relativité de
l’identité que sur la théorie de l’identité personnelle. Ce passage, issu du fameux
chapitre intitulé “ Of identity and diversity ” qui n’apparaît que lors de la seconde
édition de l’Essai, expose le principe d’exclusion sortale, principe métaphysique
selon lequel deux êtres de la même espèce ne saurait occuper le même lieu au même
moment. Ce principe est souvent mal compris. Locke ne dit pas que deux êtres
quelconques ne peuvent pas partager la même place ou le même volume au même
moment2, mais que deux êtres de la même espèce ou de la même sorte ne peuvent
pas simultanément occuper le même espace. Ce principe permet à Locke de fonder
1
Cf. Locke, Essai sur l’entendement humain, trad. Coste, réédition Vrin 1989, livre II, chap. XXVII, §1-3
Ce qui est clairement faux commen en témoigne le texte de Wiggins, que nous étudierons plus tard, “ On being
in the same Place at the same Time ”, in Philosophical Review, janvier 1968, p. 90-95
2
158
l’individuation sur l’espace et le temps. Ainsi le principium individuationis sera dit
consister “ dans l’existence même qui fixe chaque être, de quelque sorte qu’il soit, à
un temps particulier, et à un lieu incommunicable à deux êtres de la même espèce ”.
Il y a là deux idées. D’une part, Locke souligne, comme Aristote et Leibniz, que
l’identité et l’existence sont deux concepts siamois : exister, c’est exister en tant
qu’un et le même. Les critères de l’identité à travers le temps d’une chose
quelconque coïncideront simplement avec ses critères d’existence, autrement dit, ses
conditions de persistance. D’autre part, en affirmant que l’individuation et l’identité
reposent sur l’espace et le temps, Locke semble dire que telle chose de telle sorte ou
espèce est ce qu’elle est et aucune autre parce qu’elle est la seule chose de sa sorte ou
espèce à tracer telle ou telle trajectoire spatio-temporelle déterminée. A chaque
moment de son existence, telle chose est nécessairement localisée dans un lieu qui
exclut toute autre chose co-spécifique. Pour autant, une chose ne possède pas
nécessairement les coordonnées spatio-temporelles qu’elle possède. Par exemple, ce
bureau (sur lequel je travaille) n’est pas ce qu’il est du fait de sa localisation actuelle.
Un autre bureau aurait pu occuper cette place précise et ce bureau aurait lui-même pu
se trouver actuellement dans un autre lieu, voire ne pas exister.
Dès lors, la question demeure de savoir si telle chose est ce qu’elle est en fonction de
ses coordonnées spatio-temporelles ou plutôt, comme j’aurais pour ma part tendance
à le penser, si les coordonnées d’une chose quelconque ne sont pas plutôt l’une des
conséquences de ce que la chose est. Quoi qu’il en soit ici du bien-fondé de la thèse
qui considère que l’espace et le temps permettent d’élucider l’individuation,
soulignons que Locke définit l’identité d’une chose par rapport au temps : “ une
autre source de comparaison dont nous faisons un assez fréquent usage est
l’existence même des choses, lorsque venant à considérer une chose comme existant
dans un tel temps et dans un lieu déterminés, nous la comparons avec elle-même
existant dans un autre temps, par où nous formons les idées d’identité et de
diversité ”.
L’ambition de Locke est de proposer des critères de l’identité des différentes sortes
ou espèces de choses à travers le temps1. Enfin, il nous faut noter que le principe
1
Voir aussi Locke, Essai sur l’entendement humain, trad. Coste, réédition Vrin 1989, livre II, chap. XXVII, § 48,texte que nous étudierons plus en avant et qui pose la question de la diversité.
159
d’ininterruptibilité revendiquée ici par Locke, principe métaphysique selon lequel
une chose ne peu commencer à exister qu’une seule fois est sinon faux (dans le pire
des cas), sinon mal formulé. Une seule et même chose peut connaître une existence
intermittente ou discontinue, comme en témoigne notamment les objets sans cesse
remontés et démontés.
“ §9. En quoi consiste l’identité personnelle. – Cela posé, pour trouver en quoi
consiste l’identité personnelle, il faut voir ce qu’emporte le mot de personne. C’est, à
ce que je crois, un être pensant et intelligent, capable de raison et de réflexion, et qui
peut se considérer soi-même comme le même, comme une chose qui pense en
différents temps et en différents lieux ; ce qu’il fait uniquement par le sentiment qu’il
a de ses propres actions, lequel est inséparable de la pensée, et lui est, ce me semble,
entièrement essentiel, étant impossible à quelque être que ce soit d’apercevoir sans
s’apercevoir qu’il aperçoit. Lorsque nous voyons, que nous entendons, que nous
flairons, que nous goûtons, que nous sentons, que nous méditons, ou que nous
voulons quelque chose, nous le connaissons à mesure que nous le faisons. Cette
connaissance accompagne toujours nos sensations et nos perceptions présentes ; et
c’est par là que chacun est à lui-même ce qu’il appelle soi-même. On ne considère
pas, dans ce cas, si le même soi est continué dans la même substance, ou dans
diverses substances. Car puisque la conscience accompagne toujours la pensée, et
que c’est là ce qui fait que chacun est ce qu’il nomme soi-même, et par où il se
distingue de toute autre chose pensante : c’est aussi en cela seul que consiste
l’identité personnelle, ou ce qui fait q’un être raisonnable est toujours le même. Et
aussi loin que cette conscience peut s’étendre sur les actions ou les pensées déjà
passées, aussi loin s’étend l’identité de cette personne : le soi est présentement le
même qu’il était alors, et cette action passée a été faite par le même soi que celui qui
se la remet à présent dans l’esprit ”.1
La thèse de Locke se fonde sur la réflexivité de la conscience étendue aux actions
passées, autrement dit sur la mémoire personnelle.
La continuité de la mémoire ainsi posée présente deux caractéristiques. D’une part,
elle dénie la question de savoir “ si x est la même personne que y ” équivaut à la
question de savoir “ si x est la même substance que y ”. En ce sens, Locke s’éloigne
du substantialisme que nous avions remarqué chez Descartes2. Locke ne prétend pas
qu’il n’existe rien de tel qu’une âme ou une substance immatérielle, mais il considère
que ce n’est pas fondée sur une identité de substance, mais bien sur une identité de
conscience.
1
Cf. Locke, Essai concernant l’entendement humain, livre II, chapitre XXVII, §9, trad. P. Coste (1700), éd.
Vrin, 1983.
2
Je fais ici référence au traitement cartésien de l’identité dans la quatrième partie du Discours de la méthode.
Partie dans laquelle, il affirme que ce que nous sommes n’est rien d’autre qu’un pur esprit. Voir sur ce sujet la
première partie de ce mémoire.
160
D’autre part, Locke (sans doute sous l’influence de Hobbes1) prend soin de séparer
les termes “ personne ” et “ homme ”. Si c’est la conscience de soi qui doit être
rattachée au premier, c’est l’organisation biologique qui doit être rattachée au
second. Dès lors, il devient possible d’être à la fois la même personne mais pas le
même homme et réciproquement. Ce découplage semble légitime tant il est vrai que
ces deux termes ne sont pas coréférentiels. Il demeure possible, cependant,
d’exprimer quelques doutes sur la possibilité de dissoudre par ce biais les paradoxes
propres à l’identité personnelle.
D’une part, ce découplage contredit le principe de l’indiscernabilité des identiques
qui gouverne la relation d’identité. D’autre part, nous pouvons nous demander si
Locke
ne confond pas la perspective épistémique du problème avec celle
métaphysique. Cette thèse lockienne soulève un grand nombre de difficultés, comme
en témoignent les textes de Joseph Butler2 et Thomas Reid3.
Paul Ricœur, dans son ouvrage intitulé Soi-même comme un autre, est très sceptique
et renverse la théorie de Locke4. Cependant subsistent plusieurs raisons pour que la
théorie lockienne demeure d’une grande force :
o il parfaitement original d’avoir posé le problème en des termes non techniques,
susceptibles de rencontrer un large écho auprès du public et de cautionner
philosophiquement une intuition très largement partagée en articulant l’identité
personnelle et la mémoire personnelle ;
o Locke affirme ainsi son refus de dissoudre les perplexités liées au problème de
l’identité personnelle par des notions controversées comme la notion d’âmesubstance (notion chrétienne chère à Descartes ou à Butler)
1
cf. Hobbes, “ Of Identity and difference ”, chapitre XI du De Corpore, in The English Works of Thomas
Hobbes, vol. I, édité par Sir W. Molesworth, John Bohn, 1839.
2
Cf. J. Butler, premier appendice de The Analogy of Religion, également in Personal Identity, édité par J. Perry,
éd. University of California Press, 1975, pp. 99-105
3
Cf. T. Reid, chapitres 4 et 6 de “ Of Memory ”, premier essai de Essays on the intellectual Powers of Man,
également in Personal Identity, édité par J. Perry, éd. University of California Press, 1975, pp. 108-115
4
Cf. P. Ricoeur, soi-même comme un autre, éd. Seuil, 1990, notamment pages 150 à 163. Il écrit “ De Locke, la
tradition ultérieure a retenu l’équation entre identité personnelle et mémoire. Mais il faut voir au prix de quelle
invraisemblance dans l’ordre des conséquences cette équation a été payée. Inconséquence dans
l’argumentation, (…), Locke introduit un concept d’identité qui paraît échapper à notre alternative de la mêmeté
et de l’ipséité ; après avoir dit que l’identité résulte d’une comparaison, Locke introduit l’idée singulière de
l’identité d’une chose avec elle-même… ”
Dans ce texte, Ricoeur montre comment s’opère un glissement implicite entre la mêmeté personnelle (qui
apparaît au début du texte de Locke) et l’ipséité ou mienneté dès que les paradoxes affluent.
161
o enfin il semble parfaitement assumer les conséquences les plus radicales de sa
thèse en recourant à des exemples dont la vocation consiste à mettre en lumière
le divorce entre le critère psychologique de l’identité personnelle et le critère
organique de l’identité humaine.
Dans l’œuvre de Reid
« Je considère l’identité, en général, comme étant une relation entre une chose dont on sait
qu’elle existe à un moment, et une chose dont on sait qu’elle a existé à un autre moment.
[…] Si vous me demandez une définition de l’identité, j’admets que je ne peux en donner
aucune. Il s’agit d’une notion trop simple pour admettre une définition logique : je peux
dire qu’il s’agit d’une relation, mais je ne peux trouver les mots pour exprimer la différence
spécifique qui la distingue d’autres relations, et cela, bien que je ne coure pas le risque de
la confondre avec aucune autre. Je peux dire que la diversité est la relation contraire, et
que la similitude et la dissimilitude sont un autre couple de relations contraires, que chaque
homme distingue aisément de l’identité et de la diversité. »1
L’identité serait donc la relation entre un objet à un moment de son existence et un
objet à un autre moment. Cependant l’identité n’est pas définissable pour autant.
Reprenant le principe métaphysique d’ininterruptabilité (établi par Locke), il opère
la distinction entre l’identité stricte (ou philosophique) et l’identité au sens large. Il
nous faut donc distinguer d’un côté l’identité flottante des corps qui est foncièrement
d’ordre linguistique ou conventionnel (ce sont les noms que nous donnons
nécessairement aux objets qui les cimentent en individus) et de l’autre, l’identité des
personnes qui est l’identité parfaite. Il écrit : « l’identité d’une personne est une identité
parfaite : dans tous les cas où elle est réelle, elle n’admet aucun degré ; et il est impossible
qu’une personne puisse être en partie la même et en partie différente ; la raison en est
qu’une personne est une monade, et n’est pas divisible en parties. Les indices de l’identité
des personnes différentes de nous-mêmes admettent, certes, tous les degrés […]. Il n’en
demeure pas moins vrai qu’une même personne est parfaitement la même et ne saurait l’être
en partie ou à un certain degré seulement. »2
De la question de l’identité, Reid passe, au chapitre VI, à celle touchant la mémoire.
Il reprenant les commentaires de Butler, il récuse les conceptions posées par Locke.
« Dans un long chapitre consacré à l’Identité et à la Diversité, M. Locke a formulé de
nombreuses observations à la fois ingénieuses et justes et d’autres qui, à mon avis, ne sont
pas défendables. Je ne m’occuperai que de ses remarques consacrées à notre propre
1
Cf. T. Reid, chapitres 4 de “ Of Memory ”, premier essai de Essays on the intellectual Powers of Man,
également in Personal Identity, édité par J. Perry, éd. University of California Press, 1975, p. 108
2
Ibid. p. 110
162
identité personnelle. […] Comme on l’a déjà remarqué (chapitre IV du présent essai),
l’identité suppose l’existence continue de l’être dont elle est affirmée, et ne peut,
conséquemment, être appliquée qu’aux choses qui possèdent une existence continue. Tant
qu’un être quelconque continue d’exister, il est le même être ; mais deux êtres qui ont un
commencement ou une fin d’existence différents ne peuvent en aucun cas être le même. De
ceci, je pense que M. Locke convient »1.
Locke mettant la mémoire avant l’identité se trouve contredit. « Dire que le souvenir
ou la conscience que j’ai d’avoir accompli une certaine chose est ce qui fait que je
suis la personne qui a effectué la chose en question est, selon moi, une absurdité
trop grossière pour être ne serait-ce qu’envisagée par quiconque y prête attention ;
car cela revient à accorder à la mémoire ou conscience l’étrange pouvoir magique
de produire son objet, alors même que cet objet doit avoir existé avant la mémoire
ou la conscience qui l’a produit »2.
C’est là une remarque fondamentale car être x, ou savoir x ou encore coïncider avec
x sont des actions totalement distinctes. La mémoire est de l’ordre du savoir, elle ne
peut donc qu’être un indice de l’identité personnelle. Elle n’en est nullement un
critère. D’autre part, notre existence ne coïncide pas avec notre mémoire. Nous ne
nous souvenons pas de toute notre vie, dans ses moindres détails. A titre d’exemple,
Reid évoque l’histoire d’un officier « supposez qu’un brave officier ait été fouetté
lorsqu’il était un écolier pour avoir dérobé des fruits dans un verger, qu’au cours de
sa première campagne il ait réussi à prendre un étendard à l’ennemi, et qu’à un âge
plus avancé, il ait été fait général. Supposez également, ce qui est dans l’ordre du
possible, que lorsqu’il prit l’étendard, il était conscient d’avoir été fouetté à l’école
et que, lorsqu’il fut nommé général, il était conscient d’avoir pris l’étendard mais
n’avait absolument plus conscience d’avoir été fouetté »3.
Aussi par cette absence de mémoire, il serait deux personnes à la fois : l’officier et le
général. Mais il serait aussi vrai de dire que le général est à la fois la même personne
que l’officier, et, que l’officier est la même personne que l’enfant. Or cela est
parfaitement absurde si nous suivons l’idée de transitivité de l’identité. Reid conclut
« […] par conséquent, d’après la doctrine de M. Locke, il n’est pas la même
1
Op. Cit. Chap. VI, pp. 113-114
Op. Cit. Chap. VI, p. 114
3
Op. Cit. Chap. VI, p. 115
2
163
personne que celui qui fut fouetté. D’où il s’ensuit que le général est et n’est pas,
dans le même temps, la même personne que celui qui fut fouetté à l’école »1.
L’intérêt de ce passage dans l’œuvre de Reid consiste dans la mesure des débats qui
agitent la modernité. Réhabilitant le sens commun, il se trouve confronté aux
théories postcartésiennes de la connaissance et principalement à la thèse selon
laquelle nous ne connaissons que par idée.
A la différence de Hume et de Berkeley (comme nous allons le voir plus loin), qui
posent le problème, l’un en défendant la croyance spontanée, l’autre en rejetant toute
réalité étrangère, Reid s’attache à dénoncer le préjugé que cette thèse constitue à ses
yeux. Il justifie ainsi la perception immédiate des objets du sens externe et, au même
titre, les vérités du sens commun, lequel englobe aussi bien la raison elle-même que
la croyance spontanée et n’est pas à entendre comme simple faculté passive. Alors
que l’idéisme postcartésien réduit l’activité de l’esprit à une sorte de monisme, Reid,
par ce principe, de la perception immédiate, est conduit à distinguer, en celle-ci,
divers registres : perception immédiate des objets extérieurs (perception externe),
des modifications internes (conscience), du passé (mémoire), des convictions et des
valeurs, etc.
Il est évident qu’une telle conception de l’immédiat influence comme nous le
verrons à travers la lecture des œuvres de Bergson, la pensée du XIX° siècle.
5- La question des qualités comme résolution de la diversité
%
&
« Supposez un aveugle de naissance, qui soit présentement homme fait, auquel on ait appris
à distinguer par l’attouchement un Cube et un Globe, du même métal, et à peu près de la
même grosseur, en sorte que lorsqu’il touche l’un et l’autre, il puisse dire quel est le Cube
et quel est le Globe. Supposez que le Cube et le Globe étant posés sur une table, cet aveugle
viennent à jouir de la vue. On demande si en les voyant sans les toucher, il pourrait les
discerner, et dire quel est le Globe et quel est le Cube. Le pénétrant et judicieux auteur de
cette question répond en même temps que non : car, ajoute-t-il, bien que cet aveugle ait
appris par expérience de quelle manière le Globe et le Cube affectent son attouchement de
telle ou telle manière, doive frapper ses yeux de telle ou telle manière, ni que l’angle avancé
d’un Cube qui presse sa main d’une manière inégale, doive paraître à ses yeux tel qu’il
paraît dans le Cube. Je suis tout à fait du sentiment de cet habile homme, que j’ai pris la
liberté d’appeler mon ami, quoique je n’aie pas eu encore le bonheur de le voir. Je crois, disje, que cet aveugle ne serait point capable, à la première vue, de dire avec certitude, quel
1
Ibid.
164
serait le Globe et quel serait le Cube, s’il se contentait de les regarder, quoiqu’en les
touchant il pût les nommer et les distinguer sûrement par la différence de leurs figures qu’il
apercevrait par attouchement »1
Il s’agit ici, comme le note J. Proust d’une fiction. « Mais cette fiction mérite toute
fois d’être explorée, si la question qui est posée est non pas empirique, mais
conceptuelle ou théorique »2.
Locke, nous l’avons vu, a introduit sa notion d’idée simple. Cependant la réponse
qu’il donne, à l’aide de celle-ci, au problème de Molyneux est pour le moins
surprenante. En effet, il pose qu’un aveugle de naissance recouvrant la vue ne
distinguerait pas (avec certitude) le cube du globe. Il s'
agit pourtant bien de
reconnaître une figure, c’est-à-dire une idée simple provenant de deux sens : la vue
et le toucher. « Les idées qui viennent à l’esprit par plus d’un sens, sont celles d’espace ou
de l’étendue, de la figure, du mouvement et du repos. Car toutes ces choses font des
impressions sur nos yeux et sur les organes de l’attouchement, de sorte que nous pouvons
également, par le moyen de la vue et de l’attouchement, recevoir et faire entrer dans notre
esprit les idées de l’étendue, de la figure, du mouvement et du repos des corps »3
Mais il ne faut pas nous laisser prendre au piège. Locke ne dévoile pas ici sa
véritable solution. Celle-ci ne peut se comprendre à partir de l’idée « des sensibles
communs »4. Selon G. Brykman, il y a chez Locke une théorie des sensibles
communs mais pas de sens commun. Dit autrement, il semblerait qu’un autre
argument en faveur d’une réponse positive au problème de Molyneux, résulte du fait
que la figure constitue une qualité première. Ce qui ne nous éloigne pas de la
précédente réponse, car tous les sensibles communs constituent des qualités
premières (notons que la réciproque est fausse). Mais il semble que la question ne se
pose pas en ces termes selon Locke. Le problème de Molyneux s’inscrit, en fait, au
sein de la définition de la première « idée simple de réflexion » : la perception.
Locke nous fournit la réponse à cette interrogation (du paradigme de Molyneux)
dans un paragraphe consacré à l’adjonction d’un jugement aux idées simples : « Une
autre observation qu’il est à propos de faire au sujet de la perception, c’est que les idées qui
1
Cf. Essai … II, IX, §8, éd. Vrin pp.99-100/éd. Nidditch pp. 145-146
Cf. J. Proust, Perception et intermodalité approches actuelles de la question de Molyneux, présentation, éd.
PUF, 1997, p.3
3
Cf. Essai…II, V, éd. Vrin p.83/ éd. Nidditch p.127
4
. Cf. G. Brykman, « Sensibles communs et sens commun chez Locke et Berkeley », Revue de Métaphysique et
de Morale, 4, 1991.
2
165
viennent par voie de sensation, sont souvent altérées par le jugement dans l’esprit des
personnes faites, sans qu’elles s’en aperçoivent »1
Le jugement, comme nous dévoile le quatrième livre de l’Essai, est une supposition
concernant uniquement les idées (et non la relation idées-choses)2. Aussi ce huitième
paragraphe doit-il être compris comme la dénonciation de nos prises de positions
intellectuelles –au sens où face à nos idées nous prenons position, notre intelligence
ne peut être objective. Ces positions sont présentées comme :
-
le résultat de l’expérience, nous prenons position par rapport à un vécu. Autrement
dit, un aveugle de naissance recouvrant la vue est comparable en tout point à un
nouveau né. L’expérience nous fournit donc les matériaux propices à nos
connaissances, mais elle est aussi la source de nos jugements erronés.
-
Elles sont inconscientes, Locke continue ici à lutter contre toutes les formes
d’innéisme ; ce qui nous semble inné est, en fait, acquis par la force de l’habitude,
c’est-à-dire les expériences répétées.
-
Elles sont confuses dans leurs effets, car bien qu’elles introduisent une confusion
entre les jugements et les idées, elles demeurent absolument nécessaires à
l’évaluation des distances, des volumes et des figures :« Lorsque nous plaçons devant
nos yeux un corps rond d’une couleur uniforme, d’or par exemple, d’albâtre ou de jayet, il
est certain que l’idée qui s’imprime dans notre esprit à la vue de ce globe, représente un
cercle plat, diversement ombragé, avec différents degrés de lumière et de luminosité dont
nos yeux se trouvent frappés. Mais comme nous sommes accoutumés par l’usage à
distinguer quelle sorte d’image les corps convexes produisent ordinairement en nous, et
quels changements arrivent dans la réflexion de la lumière selon la différence des figures
sensibles des corps, nous mettons aussitôt, à la place de ce qui nous paraît, la cause même
de l’image que nous voyons, et cela en vertu d’un jugement que la coutume nous a rendu
habituel : de sorte que joignant à la vision un jugement que nous confondons avec elle,
nous nous formons l’idée d’une figure convexe et d’une couleur uniforme, quoique dans le
fond nos yeux ne nous représentent qu’un plan ombragé et coloré diversement, comme il
paraît dans la peinture »3
1
Cf. Essai…II, IX, §8, éd. Vrin pp.99-10/éd. Nidditch pp.145-146
Voir notamment IV, XIV, §3
3
Cf. Essai…II, IX, §8, éd. Vrin p.99/éd. Nidditch p.145
2
166
Si nous reprenions cet exemple en ôtant tout jugement à l’idée simple, qu’en
resterait-il ? Le texte nous offre, en lui-même, deux possibilités :
-
l’idée est d’abord considérée comme « un cercle plat diversement ombragé », il
s’agit alors de l’idée d’une figure accompagnée d’une lumière et/ou de couleur(s).
-
cependant, à la fin du paragraphe, ce n’est qu’une série d’éléments colorés qui est
diversement reçue. Ceci nous laisse donc penser que l’idée même du cercle est
reconstituée à partir des éléments (ou indices) colorés.
Aussi, suivant pas à pas, le raisonnement lockéen, il nous faut, pour comprendre le
problème de Molyneux, garder cette dualité analytique. Il faut premièrement suivre
l’esprit dans sa constitution de l’idée de cercle à partir de la réception d’idées
simples de couleurs. Puis, en seconde instance, comprendre comment à partir de
l’idée de cercle, il en arrive à celle de sphère.
Le cercle même s’il s’agit d’une idée reconstituée demeure une idée simple.
Cependant, il est évident qu’elle nécessite une expérience visuelle. C’est, selon J. M.
Vienne, elle qui dessine la réponse négative au problème de Molyneux : « Il ne s’agit
pas pour Locke de révéler que le passage de l’idée simple au jugement de perspective
demande de l’expérience, mais au contraire de souligner que ce qui passe pour idée simple
est effet de jugement. La figure de la chose n’est pas perçue immédiatement, car seules sont
perçues la couleur et la luminosité. Il est donc nécessaire que l’entendement interprète les
variations de couleur et de luminosité en termes de volumes, de perspective, bref de figure…
Ceci ne peut se faire instantanément car il y faut d’autres impressions ; l’aveugle ne peut
donc à l’instant poser ce jugement constituant l’idée simple de figure, faute d’expériences
visuelles antérieures »1
Cette expérience n’est pas de l’ordre du jugement, elle est une visée, une sorte
d’intentionnalité. L’aveugle-né est semblable à un spectateur qui ne comprend pas ce
qu’il perçoit : il voit quelque chose mais ne distingue pas ce qu’il voit, car il est dans
l’incapacité d’en extraire les idées simples. Il nous faut constater que cette
distinction ou extraction des idées simples se pose dans des termes identiques à ceux
de la distinction des idées complexes. Il s’agit de trouver le terme exact ou adéquat
qui convient au premier temps de la sphère -cercle2 : « (…) lorsqu’un miroir
cylindrique placé comme il faut par rapport à ce tableau, a fait paraître ces traits
1
2
Cf. Vienne, « Locke et l’intentionnalité : le problème de Molyneux », Archives de Philosophie, 55, 1992, p.672
Voir notamment Essai…II, XXIX, §6 éd. Vrin p.289/éd. Nidditch p.364
167
irréguliers dans leur ordre, et dans leur juste proportion, la confusion disparaît dès ce
moment, et l’œil aperçoit aussitôt que ce portrait est un homme ou César, c’est-à-dire que
ces noms-là lui conviennent véritablement et qu’il est suffisamment distingué d’un singe ou
de Pompée, c’est-à-dire des idées que ces deux noms signifient »1
Une fois ces idées simples mises en place, une expérience nouvelle vient se greffer
sur elles. Celle-ci prend donc appuis sur ou dans la mémoire du sujet percevant. Il
faut passer du cercle à la sphère. C’est-à-dire reconnaître en cette idée de cercle,
l’idée d’une qualité d’un objet mondain. Expérience et jugement sont donc
absolument nécessaires et intimement liés. Il faut alors à l’aveugle de Molyneux,
expérimenter les lois naturelles comme celles issues de la relation corps- esprit.
Aussi reconstituer l’idée d’une figure en trois dimensions et remonter à un objet dont
elle est l’idée, sont une seule et même opération intellectuelle. M. Parmentier écrit :
« Celle-ci ne se borne pas à l’application d’une règle ou d’un principe dans la mesure où le
passage de l’idée de cercle à l’idée de sphère est une nouvelle fois d’ordre intentionnel :
selon les circonstances, des indices colorés devront être interprétés comme idée de cercle
ou comme idée de sphère, et nommés en conséquence. Voilà pourquoi le passage de l’une à
l’autre n’est pas décrit comme une opération directe mais « oblique », métonymique »2
L’analyse lockienne du problème de Molyneux est absolument indispensable à sa
conception de la perception. Il révèle les difficultés qui se rencontrent dans la
définition de la distinction non seulement entre les qualités et les idées mais aussi
entre les qualités. Toute la difficulté, dans la définition des idées simples, est ainsi
mise en évidence. Ce problème de l’aveugle de naissance est une expérience
nécessaire à la prise de conscience que l’analyse des idées simples ne peut faire
l’économie d’une réflexion se surpassant elle-même.
La résolution de la question de Molyneux, répond chez Locke aux exigences
épistémologiques qu’il s’est imposé3 : il ne nous faut recevoir aucun principe qui ne
soit évident par lui-même. Il nous faut refuser tout contenu (prétendu) immédiat. Il
faut nous soumettre à la rigueur de l’analyse. Il faut aller au-delà de la spontanéité de
1
Cf. Essai… II, XXIX, §8, éd. Vrin pp.290-291/éd. Nidditch pp.365-366
Cf. Parmentier, Introduction à l’Essai sur l’entendement humain de Locke, I, éd. PUF, 1999, p.34
3
Voir Essai… IV, XII, §4, éd. Vrin pp. 534-535/éd. Nidditch pp.641-642
2
168
la conscience afin d’atteindre les éléments ultimes de notre connaissance les idées
simples : « Il faut de la peine et une longue et sérieuse application pour examiner ses
propres idées, jusqu’à ce qu’on les ait réduites à toutes les idées simples, claires et
distinctes dont elles sont composées, et pour démêler parmi ces idées simples celles qui ont
ou qui n’ont point de liaison et de dépendance nécessaire entre elles »1
La résolution du problème de Molyneux est un fantastique tremplin pour expliquer
la transformation des sensations en idées. Celle-ci n’est pas automatique. Une idée
simple peut être enracinée dans l’expérience sans pour autant être directement livrée
par celle-ci. De plus, cette métamorphose est inséparable d’une projection de l’idée
simple dans l’univers qualitatif, au moyen d’un jugement, qu’il nous faut (en suite)
séparer par le biais de l’analyse.
Le problème de Molyneux révèle toute la difficulté –voire même l’impossibilitéqu’il y a à appliquer une approche quantitative à l’entendement. Il dévoile les
questions qui n’ont pas encore trouver leur(s) résolution(s) : les qualités sensibles ne
seraient-elles pas l’élément inévitable du paysage psychologique ? Toute description
explicative ne doit-elle pas pouvoir répondre à la question « comment est-ce ? » ?
#
'
Dans le livre II, chapitre XXVII (notamment les paragraphes 4 à 8), de l’Essai
concernant l’entendement humain, Locke traite de l’identité et de la diversité,
autrement dit de l’identité diachronique2. Si nous reformulons la question de Locke
nous obtenons une formulation plus contemporaine : à quelles conditions nécessaires
et suffisantes un segment temporel a et un segment temporel b appartiennent-ils à la
carrière d’un seul et même objet ? Locke considère que la réponse à cette question
est indissociable de la nature de l’objet considéré, ce qui est logique dans la mesure
où le principium individuationis coïncide avec l’existence même des choses et donc
in fine leurs conditions de persistance. La réponse qu’il convient d’apporter n’est pas
1
Cf. Essai… II, XII, §27, éd. Vrin pp.132-133/éd. Nidditch p.180
C’est en effet, pour Locke, la seule identité qui pose problème puisque celle synchronique a été traitée au début
de ce même chapitre. Cf. Locke, Essai sur l’entendement humain, trad. Coste, réédition Vrin 1989, livre II, chap.
XXVII, § 4-8
2
169
la même s’il s’agit d’une masse atomique, d’un organisme, d’un objet fabriqué ou
artefact, d’un homme ou encore d’une personne. En cela Locke inaugure, à la suite
de Hobbes1, la grande tradition selon laquelle une réponse à la question “ a est-il
identique à b ? ” dépend crucialement de la sorte ou de l’espèce de chose que a et b
sont censés être. La question canonique est “ le même quoi ? ”. Comme le remarque
Hobbes : “ nous devons considérer quel nom nous appliquons à une chose lorsque
nous nous interrogeons sur son identité. Car une chose est de demander concernant
Socrate s’il est le même homme, une autre est de demander s’il est le même corps ”2.
Et comme le remarque Locke à son tour “ pour concevoir l’identité et en juger
sainement, nous devons considérer quelle idée est signifiée par le mot auquel elle est
appliquée : c’est une chose d’être la même substance, c’en est une autre d’être le
même homme et une troisième d’être la même personne, si “ personne ”, “ homme ”
et “ substance ” sont trois noms qui contiennent trois idées différentes ; telle qu’est
l’idée qui appartient à un certain nom, telle doit être l’identité ”3.
Comme le remarquent les théoriciens de la relativité de l’identité au XX° siècle,
l’expression “ a est le même que b ” est foncièrement incomplète et cela n’a pas
grand sens de chercher à savoir si a est identique à b, tant que nous ignorons à quoi a
et b font référence. A partir de cette intuition fondamentale, Locke en vient tout
naturellement à dresser une sorte d’inventaire ou de catalogue des conditions
d’identité à travers le temps des différentes sortes d’objets. Le critère d’identité
d’une masse atomique est, comme chez Descartes ou Hume, strictement matériel :
deux segments temporels a et b d’une masse atomique appartiennent à la carrière
d’une seule et même masse atomique si et seulement si a et b partagent la même vie
individuée ; deux segments temporels a et b d’une certaine sorte de machine comme
une montre appartiennent à la carrière d’une seule et même machine si et seulement
si a et b participent à une fin commune sous une même organisation. Et, comme nous
l’avons vu plus haut, l’identité personnelle est mémoriel : deux segments temporels a
et b appartiennent à la carrière d’une seule et même personne si et seulement si b, le
1
cf. Hobbes, “ Of Identity and difference ”, chapitre XI du De Corpore, in The English Works of Thomas
Hobbes, vol. I, édité par Sir W. Molesworth, John Bohn, 1839.
2
Cf. Hobbes, op.cit.
3
Cf. Locke, Essai concernant l’entendement humain, livre II, chapitre XXVII, §7, trad. P. Coste (1700), éd.
Vrin, 1983.
170
segment subséquent, possède le souvenir en première personne de la vie du segment
antécédent a.
Cependant, même après cette traduction, la pensée de Locke se prête à une objection
majeure : celle de la circularité. Tout se passe comme si Locke ne parvenait pas à
définir le même autrement que par le même. Quels sont les critères d’identité d’une
même vie individuée ou d’une même organisation ?
Il n’est pas difficile, à la lecture de la pensée lockienne, de trouver la solution à cette
circularité et donc de répondre à cette question.
Premièrement, il nous faut relativiser l’identité à un concept sortal (ou, en termes
aristotéliciens, l’identité spécifique est une condition nécessaire de l’identité
numérique).
Deuxièmement, il nous faut revenir au centre de la thèse de Locke, comme nous
l’avons déjà vu, qui affirme l’exclusion sortale. Deux choses de la même espèce ne
peuvent pas occuper le même lieu au même moment.
Une fois c’est deux points posés, il est aisé d’interpréter le texte de Locke selon une
continuité spatio-temporelle. Deux segments temporels a et b sont deux segments
temporels de la carrière d’un seul et même objet si et seulement si a et b sont
sortalement identiques, et a et b sont reliés par une trajectoire spatio-temporelle
continue, telle que chaque segment temporel de cette trajectoire est lui-même
sortalement identique à a ou à b. Ce raisonnement n’est pas celui de Locke, mais il
nous permet de nous éloigner (tout en partant des intuitions lockéennes) de la
circularité. Comme Locke l’affirme explicitement à propos d’une montre : “ si nous
supposons que cette machine fût un seul corps continu, dont toutes les parties
organisées fussent réparées, augmentées ou diminuées par une constante addition ou
séparation de parties insensibles par le moyen d’une commune vie qui entretînt toute
la machine, nous aurions quelque chose de fort semblable au corps d’un animal avec
cette différence que dans un animal, la justesse de l’organisation et du mouvement,
en quoi consiste la vie, commence tout à la fois, le mouvement venant de dedans, au
171
lieu que dans les machines la force qui les fait agir, venant de dehors, manque
souvent lorsque l’organe est en état et bien disposé à recevoir les impressions ”1.
Dans ce passage, Locke distingue bien deux types de changements :
-
ceux compatibles (ou non) avec l’identité non générés par la chose qui est changée
-
ceux compatibles (ou non) avec l’identité non générés par la chose qui change.
C’est Leibniz, comme nous le verrons par la suite, qui tire tous les enseignements de
cette distinction. Il est essentiel, selon lui, d’assumer explicitement ce distinguo entre
les véritables substances individuelles comme les organismes (ens per se) et les
simples agrégats comme les pierres ou les machines (ens per alio)2.
Avec Locke, l’explication du cheminement de nos pensées ressemble assez à la
théorie de la “ trace cérébrale ”3. L’habitude peut “ établir ” des cortèges de
mouvements dans les “ esprits animaux ”, “ qui, une fois leur chemin tracé,
persistent à suivre les voies dont elles sont coutumières, voies rendues faciles par
l’habitude, de sorte que ces mouvements deviennent aussi évidents que s’ils étaient
naturels ”4. Ainsi deux idées peuvent se trouver reliées par accident puis, par la force
de l’impression originale ou par celle de la répétition fréquente, apparaître comme
nécessairement liées.
L’associationnisme, essentiellement conçu comme la tentative pour réduire toute
activité mentale, y compris la pensée rationnelle, à des associations d’idées ou de
sensations, est très éloigné de la notion d’association de Locke. Néanmoins, d’autres
aspects de la philosophie de l’esprit et de la matière de Locke pourraient être reliées
de manière plus plausible avec l’idée de “ chimie mentale ” qu’adoptèrent certains
associationnistes. Dans sa discussion des phénomènes physique, Locke est très
influencé par la chimie et notamment l’hypothèse corpusculaire de Robert Boyle. Il
1
Cf. Locke, Essai concernant l’entendement humain, livre II, chapitre XXVII, §5, trad. P. Coste (1700), éd.
Vrin, 1983.
2
Cf. Leibniz, Lettre à Arnaud du 30 avril 1687, in Leibniz, Œuvres, tome I, édité par L. Prenant, éd. Aubier,
1972, pp. 251-256
3
Plus connue sous le nom de “ engramme ”. Il s’agit d’une modification physique du cerveau, produite (ceci est
une supposition) par le vécu d’une expérience, et représentant des souvenirs. Nous ne connaissons cependant pas
le substrat physique de la mémoire. C’est dans l’œuvre de Karl Lashley que nous trouvons le plus grand nombre
d’explications concernant cette théorie. Cf. K.Lashley, In search of engram in Symposia of the Society of
Experimental Biology, t. 4, p. 454-482
4
Cf. Locke, Essai concernant l’entendement humain, livre II, chap. XXXIII, §6, trad. P. Coste (1700), éd. Vrin,
1983
172
admet que les objets physiques sont composés de particules minuscules ne possédant
que quelques qualités simples, intrinsèques et “ primaires ”, et que les qualités
“ secondaires ”, plus complexes, des objets physiques pouvaient s’expliquer en
termes de qualités primaires des corpuscules qui les constituent, selon leur
arrangement.
Certains passages de Locke suggèrent que, s’il avait entrepris de considérer les
phénomènes mentaux plus en détail, il serait parvenu à une vision similaire à celle
qu’il avait des phénomènes physiques, à savoir que les activités ou les états mentaux
complexes peuvent être analysés ou expliqués en termes d’entité mentales simples. Il
semble même, par instants, supposer qu’il existe une substance mentale aussi bien
que matérielle. De cette supposition, il distingue les qualités mentales primaires
(simples) des qualités mentales secondaires (complexes). Il existe un parallélisme
entre la notion de corpuscules physiques simples se combinant pour constituer des
corps physiques complexes, les qualités primaires étant arrangées de manière à ce
qu’elles produisent les qualités secondaires, et la notion d’idées simples se
combinant pour constituer des idées complexes.
Cette idée, appliquée aux phénomènes mentaux comme aux phénomènes physiques,
suggère une forme de “ chimie mentale ” dans laquelle les composés mentaux
peuvent être analysés en éléments simples, comme les sensations. Mais rien
n’indique que Locke attribue la combinaison de ces idées à sa notion de l’association
d’idées. Il la réserve à l’explication des liens involontaires entre idées et soutient que
les liens fiables entre idées sont le résultat de connexions naturelles ou choisies1. La
signification de “ naturel ” pose problème, de même que la manière dont les idées de
connexions naturelles et volontaires pourraient se lier les unes aux autres, ainsi qu’à
une combinaison de qualités mentales primaires pour donner des qualités mentales
secondaires. Nous pouvons ainsi nous demander jusqu’à quel point l’analogie avec
les combinaisons physiques correspondantes est valable.
Mais ne pouvons-nous pas envisager que tout soit immatériel ? Que ce que nous
percevons soit le fruit d’une combinaison complexe d’images projetées ? Pour
1
Voir sur ce point, Locke, Essai concernant l’entendement humain, livre II, chap. XII, §2, trad. P. Coste (1700),
éd. Vrin, 1983
173
comprendre si la théorie de la connaissance repose entièrement sur la conception
lockéenne, nous allons consacrer deux passages, l’un sur Berkeley, l’autre sur
Leibniz qui sont des lecteurs attentifs de son œuvre et qui en émettent une analyse
critique.
Dans un premier temps, nous allons traverser l’œuvre de Berkeley et voir que son
immatérialisme repose sur l'
idée qu'
il n'
existe que deux types d'
existence : celle des
idées, passives et dépendantes, et celle des esprits qui sont actifs, Dieu étant l'
esprit
suprêmement actif, créateur de tout le reste. Contre Locke et Newton qui défendent
l'
idée de corpuscules matériels, Berkeley refuse l'
existence des substances
matérielles, quelles qu'
elles soient. Seuls les esprits actifs supportent les idées sans
que rien de matériel n'
existe au-delà. C'
est pour lui le moyen de prouver l'
existence
de Dieu car, si rien de matériel n'
explique l'
existence de nos idées, leur cause ne peut
être qu'
en Dieu.
Déjà Locke, comme nous venons de le voir, soutient que les idées des qualités
secondes (par exemple l'
idée de chaleur, de couleur, de son etc.) ne ressemblent en
rien à ce qui existe dans le monde mais sont seulement l'
effet des particules sur nos
sens. Seules les idées des qualités premières (par exemple l'
idée de solidité, de
forme, de dimension) ressemblent aux choses qui existent dans le monde matériel.
Pour mesurer l’ampleur de la critique adressée par Berkeley à Locke, nous allons
interroger les grandes notions (perceptions, idées, relation esprit-corps, imagination,
etc.) que nous avons suivies au cours de notre lecture de l’Essai.
Berkeley soutient qu'
en réalité toutes nos idées sont relatives à nos sens. Ce n'
est pas
seulement la couleur ou l'
impression de chaleur qui varient selon la position de
l'
observateur ou de son état d'
esprit mais aussi la forme et la dimension des choses.
Dit autrement, les qualités premières ne sont pas différentes des qualités secondes.
Mais Berkeley va plus loin encore : la seule réalité des choses est d'
être perçue (esse
est percipi c'
est-à-dire être c'
est être perçu). Alors que l'
esprit a tendance à croire que
les qualités sensibles doivent forcément appartenir à quelque substance matérielle,
Berkeley répond que les choses ne sont qu'
une "collection d'
idées". Qu'
est-ce, par
exemple, qu'
une tomate sinon un ensemble de formes, de couleurs, d'
odeurs ? Nous
nommons "tomate" un ensemble de qualités sensibles que l'
expérience nous montre
174
toujours réunies mais il n'
est nul besoin de supposer pour autant qu'
existe, derrière
ces qualités, une substance sous-jacente.
Déjà en ce qui concerne les idées produites par l'
imagination nous savons avec
évidence qu'
elles sont produites par l'
individu sans correspondance matérielle. On
pourrait certes objecter que nos perceptions des objets ne procèdent pas de notre
libre volonté, qu'
elles persistent contre notre volonté : je ne choisis pas de voir cette
table, ce stylo etc. Berkeley répond qu'
effectivement l'
esprit n'
en est pas l'
origine
mais Dieu. C'
est Dieu, responsable de l'
ordre de la nature, qui m'
envoie les
perceptions. Les idées ne peuvent exister sans Dieu à partir du moment où on nie
l'
existence de la matière tout en affirmant que les idées viennent des sens et, dès lors,
l'
athéisme devient impossible.
( (
"
% !
!"
Comprendre l’importance des théories lockéennes de la connaissance et de notre
rapport au monde, n’est possible qu’au regard de la réception de ces dernières et des
débats qu’elles ont suscité. Berkeley présente une argumentation magistrale pour
démontrer que les objets immédiats de nos sens n’existent pas indépendamment de
nous.
Il nous faut suivre son cheminement afin de saisir toute la subtilité de sa pensée.
Nous verrons aussi combien la critique de Locke par Berkeley se prolonge dans la
pensée contemporaine.
Ses Trois dialogues entre Hylas et Philonous en opposition aux Sceptiques et aux
Athées s’efforcent de prouver que la matière n’existe pas et que le monde n’est
constitué que par les esprits et les idées. Hylas, croit en l’existence de la matière,
mais il ne peut résister aux arguments de Philonous Ce dernier l’accule sans merci à
des contradictions et à des paradoxes. Hylas est alors conduit à reconnaître
l’inexistence de la matière.
Mettre en question l’existence de la matière est-ce seulement de la sémantique ?
Berkeley ouvre la voie de la mise en abîme de la réalité concrète qui relève du sens
commun. La matière peut être niée sans absurdité. C’est cette mise en question de la
175
matière et de la nature de nos sensations qu’il convient de mettre en avant
maintenant.
1- Matière & perception
Contre ceux qui, comme Descartes, séparent la matière elle-même et ses
caractéristiques réelles des impressions (qu’elle produit sur nos sens – en avançant
que nos impressions visuelles, sonores, gustatives, etc. ne nous disent rien d’objectif)
Berkeley prend à revers ce même raisonnement.
Nous distinguons ainsi les qualités premières (objectives) et les qualités secondes
(subjectives). Berkeley vise, dans Principes de la connaissance humaine, Descartes
qui oppose la forme et le mouvement, seules caractéristiques véritables de la
substance étendue, aux données sensorielles qui ne nous informent pas de la réalité
de l’objet. La critique se révèle, cependant, beaucoup plus vaste (Descartes
n’admettant pas l’impénétrabilité comme une qualité première), et nous pourrions
même penser qu’elle vise les atomistes – qui évoquent la forme des atomes, par
exemple, tel Gassendi essayant de penser la forme qu’ils doivent avoir afin de se lier
les uns aux autres – et rejettent toutes les qualités sensorielles dans le domaine de
l’apparence subjective. Berkeley prend ces différentes positions à contre-pied : il ne
défend pas l’objectivités des qualités secondes, thèse contre laquelle cartésiens ou
atomistes ont précisément dirigé leurs attaque en multipliant les exemples de
l’inconsistance du témoignage des sens. Tous ses arguments ont, au contraire, un but
unique : rabattre les qualités secondes et montrer que les premières ne tirent pas
moins que les secondes toute leur substance de nos perceptions.
Berkeley enchaîne une série1 argumentative très intéressante et qu’il nous faut suivre
pas à pas pour en saisir la pleine mesure.
Premier argument §10 : “ Ceux qui affirment que la figure, le mouvement et le reste
des qualités premières ou originelles existent hors de l’esprit, dans des substances
non pensantes, reconnaissent bien en même temps qu’il n’en est pas de même pour
les couleurs, les sons, la chaleur, le froid et les autres semblables qualités secondes
(…) Pour ma part, je vois évidemment qu’il n’est pas en mon pouvoir de forger une
idée d’un corps étendu et en mouvement, mais que je dois en même temps lui donner
quelque couleur, ou autre qualité sensible que l’on reconnaît n’exister que dans
1
Cf. Berkeley, Principes de la connaissance humaine, trad. D. Berlioz, éd. GF-Flammarion, Paris, 1991, livre 1,
§ 10-20, pp. 68-76
176
l’esprit. Bref, l’étendue, la figure et le mouvement, abstraits de toutes els autres
qualités, sont inconcevables. Là donc où se trouvent les autres qualités sensibles
celles-là doivent se trouver aussi, à savoir dans l’esprit et nulle part ailleurs ”.
Ainsi si les qualités secondes dépendent des premières, cette dépendance implique
une communauté de nature entre ces qualités. Impossible donc de les séparer dans
notre conscience de l’objet.
Deuxième argument §11 : “ De plus, le grand et le petit, le rapide et le lent ne
peuvent exister nulle part hors de l’esprit, étant entièrement relatifs et changeant
selon que la constitution et la position des organes varient. Donc l’étude qui existe
hors de l’esprit n’est ni grande ni petite, le mouvement n’est ni rapide ni lent, c’està-dire, qu’ils ne sont rien du tout. (…) C’est ainsi que nous voyons combien la
théorie qui pose des substances mobiles, étendues, existant hors de l’esprit, dépend
de l’étrange doctrine des idées abstraites ”.
Si nous dépouillons la perception d’un objet de toute ce que nous pouvons attribuer à
nos sens, il ne reste rien qu’une idée abstraite, aussi abstraite que la notion
indéterminée appelée matière première par les aristotéliciens.
Troisième argument §12-13 : Berkeley prend les exemples de l’unité et du nombre.
Ils sont si évidemment dans l’esprit que les tenir pour des qualités premières jette le
doute sur l’objectivité de toutes les qualités premières.
Quatrième argument §14 : la relativité que nous trouvons aux qualités secondes et
qui nous fonde à les juger subjectives peut aussi bien être attribuée aux qualités
premières.
Cette première série d’arguments permet de conclure que l’être de tout objet matériel
réside dans son être perçu. Berkeley peut alors avancer dans la critique de l’idée de
matière en s’attaquant à la matière comme substrat (substratum), notion
aristotélicienne placée derrière les apparence des qualités1 ou attribuée à l’étendue
chez Descartes.
Pour pouvoir conclure à l’inutilité de supposer l’existence d’une matière pour rendre
compte de nos perceptions, Berkeley prend appui sur l’un des arguments qu’utilisent
les matérialistes eux-mêmes (l’indépendance entre le perçu et la réalité de la
matière), usant, encore une fois, du raisonnement pour renverser leurs thèses : “ Bref,
s’il y avait des corps extérieurs, il est impossible que nous parvenions jamais à el
1
Voir sur ce point le fameux texte d’Aristote, Physique, I, 7 et 9, 189b30-191a22 et 192a13-a34, trad. H.
Carteron, éd. Les Belles Lettres, coll. “ des universités de France ”, Paris, 1973, p. 43-47 et p. 49-50
177
savoir ; et s’il n’y en avait pas, nous pourrions avoir exactement les mêmes raisons
que nous avons maintenant de penser qu’il y en a. (…) Cela est indiscutable, et cette
seule considération suffit pour que toute personne raisonnable suspecte la solidité
des arguments, quels qu’ils soient, qu’elle peut penser avoir en faveur de l’existence
des corps hors de l’esprit ”1.
L’objet est la perception
“ Hylas. – Une grande bévue, je crois, c’est celle-ci, je n’ai pas suffisamment
distingué l’objet de la sensation. Or, même si celle-ci ne peut exister hors de
l’intelligence, il ne s’ensuivra pourtant pas que celui-là ne le puisse pas.
Philonous. – De quel objet voulez-vous parler ? L’objet des sens ?
Hylas. – Exactement.
Philonous. – Il est donc immédiatement perçu ?
Hylas. – Juste.
Philonous. – Faites-moi comprendre la différence qui existe entre ce qui est
immédiatement perçu et une sensation.
Hylas. – La sensation, je la considère comme un acte de l’intelligence qui perçoit ;
en plus il y a quelque chose que j’appelle l’objet. Par exemple, il y a du rouge et du
jaune dans cette tulipe. Mais alors l’acte qui perçoit ces couleurs est seulement en
moi et non dans la tulipe. ”2
Dans les Dialogues entre Hylas et Philonous, Berkeley défend, par l’entremise de
Philonous, une thèse à la fois originale et radicale : les êtres n’existent que par le
biais de la perception. Ce qui du fait de la définition de Dieu comme entendement
percevant, n’implique pas les nombreuses conséquences que nous avons voulu
attribuer à cet idéalisme absolu. Mais ses idées malgré leur fécondité, ont suscité de
vives réactions sans pour autant révéler un héritier. Pourtant, il apparaît clairement au
fil des arguments (de Philonous) que cette hypothèse permet d’échapper aux
dilemmes posés par la tradition cartésienne au sujet de l’objectivité des sensations.
En effet, le problème de la ressemblance entre nos sensations et l’objet qui les suscite
n’a de sens que si nous pouvons connaître ce dernier par un autre moyen. Dans le cas
contraire, il est totalement aporétique. Or, il semble bien que l’objet extérieur ne soit
pour nous rien d’autre qu’une manière de désigner ce qui nous fait face dans
l’expérience sensible. Plutôt donc que de s’interroger sur ce qu’il serait,
indépendamment de tout rapport à une sensation, il peut être tentant d’affirmer que
son être même est d’être perçu. Nos sensations rejoignent donc la perception divine
qui confère l’existence aux choses, ce qui permet de postuler que rien ne se cache
1
Cf. Berkeley, op. Cit. §20
Cf. Berkeley, Dialogues entre Hylas et Philonous, I, in Œuvres choisies, trad. A. Leroy, éd. Aubier, Paris,
1944, t. II, pp. 59-60
2
178
derrière ou hors d’elles. Comprendre l’audace, comme l’originalité de la position
Berkeley (qui prépare, comme nous allons le voir l’émergence des théories
phénoménologiques), c’est aussi interroger l’origine de la remise en question du rôle
du langage.
Afin d’arriver à cette compréhension, nous devons aborder, nécessairement,
l’immense controverse qu’il entretient avec John Locke au sujet des idées abstraites.
Ce débat présente l’intérêt de mettre clairement en évidence un problème majeur que
rencontre toute théorie mentaliste de la signification.
2- Les idées abstraites en question ?
Conformément à la théorie classique du signe, admettons que les expressions
linguistiques tirent leur signification de relations à des entités mentales, les idées.
Ces idées (de quelque façon nous les concevions) sont des particularités, des objets
singuliers qui apparaissent et disparaissent selon le cours pris par les pensées. A quel
type d’idée devons-nous donc associer un terme abstrait ? Dans l’Essai concernant
l’entendement humain, Locke propose de résoudre de problème en postulant
l’existence d’une faculté d’abstraction, capable de produire des idées dénuées de
toutes les qualités particulières des individus dont elles étaient issues. Ainsi l’idée
“ générale ” d’homme serait produite à partir d’exemples particuliers d’individus
humains, mais en enlevant aux idées de ces individus toutes les propriétés
susceptibles de les individualiser.
Cette théorie de l’abstraction suscite de la méfiance chez Berkeley. “ §18. J’en viens
maintenant à l’examen de la source de cette notion dominante, qui me semble être le
langage. Et, assurément, rien de moins étendu que la raison elle-même ne pouvait
être la source d’une opinion aussi universellement reçue. La vérité de cela apparaît
pour d’autres raisons et nous avons aussi l’aveu clair des plus habiles défenseurs
des idées abstraites qui reconnaissent qu’elles sont faites pour nommer. Il résulte
clairement de là que s’il n’y avait pas eu la parole ou les signes universels, on
n’aurait jamais pensé à l’abstraction. Voyez l’Essai sur l’entendement humain, III,
chap. VI, §39 et ailleurs encore. Examinons donc la manière dont les mots ont
contribué à l’origine de cette méprise. ”1
En effet, le lien entre un mot singulier et l’objet particulier qu’il désigne ne semble
pas poser de problème dans la théorie de Locke. Par exemple, le nom propre “ mont
1
Cf. Berkeley, Principes de la connaissance humaine, Introduction, §18, trad. D. Berlioz, éd. GF-Flammarion,
Paris, 1991, p. 55
179
Cervin ” est associé par un locuteur à cette montagne via une idée particulière, par
exemple une image mentale du mont Cervin. Mais qu’en est-il des termes généraux ?
Il semble clair qu’aucune image ne correspond, par exemple, au terme “ montagne ”,
puisqu’une image dépeint toujours une montagne particulière.
Il ne nous reste que deux possibilités. Soit les idées correspondant aux termes
généraux sont exactement du même type que les idées correspondant aux termes
particuliers (dans ce cas, nous ne voyons plus nettement ce qui distingue le premier
type du second). Soit nous supposons qu’il existe des idées d’un type particulier qui
rendent compte de l’intentionnalité propre aux termes généraux (il nous faut alors
préciser leur nature). Or, pour Berkeley, de telles idées sont tout simplement
impossible. Pas seulement parce que nous ne voyons pas très bien ce que serait une
image ou une idée complètement dépourvue de traits individualisants, mais surtout
parce qu’il pense que les propriétés générales ne peuvent jamais être séparées des
individus qui les instancient. Un triangle dont la surface ne serait ni grande ni petite,
ni noire ni blanche, dont les côtés ne seraient ni courts ni longs, et dont les angles
seraient indéterminés n’est pas un objet concevable. Nous ne pouvons pas former
l’idée d’un tel objet.
Les défenseurs des idées abstraites sont donc victimes d’une illusion dont Berkeley,
dans Les principes de la connaissance humaine, situe l’origine dans le langage. La
source de cette illusion réside dans une tendance qui nous pousse à croire en
l’existence d’une sorte de correspondance biunivoque entre les mots et les idées. Or,
selon Berkeley, la communication d’informations factuelles n’est pas l’unique
fonction des mots. “ §20. En outre, la communication des idées marquées par les
mots n’est pas la seule ni la principale fin du langage, comme on le suppose
communément. Il y a d’autres fins, comme éveiller une passion, provoquer une
action ou en détourner, mettre l’esprit dans une disposition particulière ”1. Dans
tous ces emplois du langage, il est illusoire de supposer qu’à chaque mot correspond
l’idée d’une chose.
Il s’ensuit que nous devons comprendre la “ philosophie de Berkeley ” comme un
immatérialisme, c’est-à-dire la démonstration de la non-existence de la matière, selon
une double argumentation. D’abord le mot “ matière ” est dépourvu de sens. Ensuite,
1
Cf. Berkeley, Principes de la connaissance humaine, Introduction, §20, trad. D. Berlioz, éd. GF-Flammarion,
Paris, 1991, p. 57
180
la notion de matière est contradictoire. Ces définitions ne sont pas illusoires. Car si
nous reconnaissons généralement que toute l’œuvre de Berkeley est au service d’une
vérité unique (en Dieu nous vivons, nous nous mouvons et avons notre être), nous
devrions reconnaître aussi que sa philosophie est un moyen au service des Ecritures
saintes. Or la fin ne justifie pas les moyens et les moyens ne peuvent être confondus
avec la fin qu’ils servent. Tel fut, de l’aveu même de Berkeley, l’immatérialisme qui
fut un “ détour ” dans la théorie, le langage et la libre pensée, de la part d’un prélat
pour lequel le primat de la pratique, du silence et de l’humble soumission ne fait
aucun doute.
L’analyse des Cahiers de notes et de la Nouvelle Théorie de la vision, montre avec
les Principes de 1710, que Berkeley ne forge pas ses premières armes contre le
scepticisme. A la suite de Pierre Bayle, la première hypothèse immatérialiste
souligne que les arguments mis en œuvre par les “ nouveaux philosophes ” pour
montrer la subjectivité totale des “ qualités secondes ” s’appliquent tout aussi bien
aux “ qualités premières ”. Selon cette première tentative immatérialiste, la réalité se
ramène d’ores et déjà aux “ idées ” que nous en avons. Mais il reste possible qu’une
substance matérielle, un inaccessible “ quelque chose ”, demeure hors de nous,
coexistant avec Dieu même. Avec la seconde hypothèse immatérialiste, découverte
en même temps que le principe selon lequel “ exister c’est être perçu ”, nous passons
à des questions plus radicales. Au lieu de s’en tenir à la valeur de vérité de nos
perceptions, Berkeley interroge le sens de nos descriptions : le langage par lequel
nous décrivons la réalité est-il, comme nous le reconnaissons alors, en
correspondance terme à terme avec les idées ? Quel est plus précisément le sens des
mots “ chose ”, “ substance ”, “ existence ” ? Qu’est-ce, en définitive, que, pour un
mot, avoir un sens ? Par de telles questions, Berkeley s’avère très original et
précurseur. Mais même dans les passages de l’introduction des Principes, que nous
venons d’abordés, où il affirme vouloir “ lever le voile des mots ”, il ne tient pas
encore compte de l’indispensable voile métaphorique à travers lequel le langage fait
apercevoir l’indicible.
Que le mot “ matière ” n’ait pas de sens tient donc à ce que nous n’en avons pas
d’idée. Mais, dès les Principes, Berkeley semble chercher à atténuer l’extravagance
de thèses qui, telle l’intermittence de toute chose, suivent du principe “ exister, c’est
être perçu ”. En 1713, il fait quelques concessions à l’existence d’une Sagesse divine
pour rendre compte de la création du monde sensible en six jours avant celle de
181
l’homme. Ces concessions ne sont pas un abandon de l’immatérialisme. Cependant,
au terme de l’année 1713, cette “ étrange philosophie ” est délibérément passée sous
silence, comme le confirme le De Motu, qui, des écrits précédents, ne conserve que
l’élément le moins original – la dualité action / passion – et appelle sans discussions
les choses des “ choses ” et non pas des idées.
De 1710 à 1732, souvent objet de sarcasmes, l’immatérialisme a parfois donné lieu à
des discussions jusqu’à ce que le retour d’Amérique fasse rebondir les controverses.
Aussi l’année 1733 marque-t-elle un tournant : d’une part, avec la publication de la
réfutation des Principes par A. Baxter ; d’autre part, avec la réfutation de la doctrine
du sens des mots incluse dans l’Alciphron par P. Browne.
Baxter et Browne s’accordent à dire que la critique de la substance matérielle repose
sur l’usage lâche du mot “ idée ”, mis à la mode par Descartes. Usage qui entraîne
nécessairement l’inexistence de toute substance. Pour répondre à ces objections,
Berkeley modifie et réédite ses œuvres de jeunesse en 1734. Le voile des mots n’est
plus, désormais, le fait d’encombrantes “ notions abstraites ”. Il marque l’inévitable
usage des métaphores par lequel les hommes s’évertuent à dire l’indicible et à parler
des choses spirituelles et divines. Pour désigner les exigences non représentables
concrètement de la pensée, le mot “ notion ” prend, en 1734, le relais de l’usage
dangereusement relâché du mot “ idée ”. Ce qui est au-dessus de la raison se voit,
avec la “ notion ”, assigner un statut : nous parlons de ce dont nous n’avons aucune
idée. Et puisque ce qui est au-dessus de la raison ne lui est pas contraire, la
“ matière ” est réhabilitée dans la Siris, où le consensus des philosophes anciens
étaye le bon sens populaire pour faire de l’illusion réaliste un effet de la Providence
de Dieu. Il nous faut ainsi noter que si la méthode de Berkeley peut sembler très
moderne – préconisant de se pencher sur la fonction particulière de certains mots afin
de résoudre un problème philosophique –, sa conclusion est entièrement conforme à
l’épistémologie de l’époque : derrière le voile des mots, il nous faut retourner aux
idées, auxquelles seul le regard de l’esprit peut accéder.
182
Pour conclure sur l’apport essentiel de Berkeley
Berkeley est le premier à mettre en place un tel système de type phénoméniste. Son
système résulte de trois thèses principales :
- Le sujet perçoit immédiatement des qualités sensibles et des corps. C’est là une
position adoptée par le réalisme direct, cette position est donc commune aux deux
théories ;
- Les objets immédiats de la perception sont des idées sensibles (il ne parle pas en
terme de sens-data bien sûr) et leurs composés. Notons que ce second point est
commun au réalisme représentatif et à l’idéalisme perceptuel.
Cette affirmation du point semble incompatible avec la première, pour les rendre
compatible, il faut un troisième point :
-
Les qualités sensibles sont des idées sensibles et les corps sont des composés d’idées
sensibles. C’est là la naissance du phénoménisme.
Tout le problème consiste donc à savoir ce que signifie cette dernière affirmation. Il
Si nous voulons dire que les qualités sont des idées sensibles il convient d’être très
clair sur un point : lorsque nous parlons d’idée, il faut savoir idée de quoi ? Mais
nous ne pouvons dire cela d’une qualité. Il est évident que nous pouvons demander
une « idée de quoi ? » mais il nous est quasiment impossible de demander une
« qualité de quoi ? ». Une idée est toujours « de quelque chose ».
Dans un premier temps, une telle thèse peut sembler choquante comment le rouge,
(en tant que qualité non-représentative), pourrait être quelque chose de
représentatif ? La qualité ne renvoie pas à quelque chose, elle « est » et c’est tout.
Cette théorie ne fonctionne que si par le mot « idée », nous ne faisons pas allusion à
une entité représentative. Berkeley ne veut pas dire que le rouge est purement
mental, alors pourquoi dit-il que les qualités sont des idées ? Le mot « idée » est
utilisé pour se référer à quelque chose qui n’existe que si il est perçu… l’idée existet-elle dans notre esprit quand nous n’y pensons plus ? La sensation de rouge cesse
d’exister du moment que nous cessons de percevoir ce qui est rouge.
183
Berkeley appelle les qualités des idées car elles ont la propriété d’exister qu’à la
condition d’être perçues. Ainsi quand il pose l’identité entre qualités sensibles et
idées sensibles il transforme le sens habituel du mot « idée ». En d’autres termes,
l’un des points importants c’est d’enlever l’aspect « au sujet de » de l’idée. Quelles
en sont les conséquences ? Si les corps sont des composés d’idées sensibles, si
chaque idée n’existe qu’aussi longtemps qu’elle est perçue, alors le corps n’existera
qu’aussi longtemps qu’il est perçu. Son esse est percipi, l’être du corps est d’être
perçu, selon la formule de Berkeley.
Mais il convient de bien comprendre que cela ne vaut que pour les corps et les
qualités sensibles, il y a en effet beaucoup de chose dans l’univers de Berkeley qui
existent sans être perçus (nos esprits, Dieu). Donc la formule ne vaut que pour les
qualités sensibles et les corps. La particularité de Berkeley est de dire que les
qualités sensibles sont des idées sensibles et qu’elles n’existent qu’aussi longtemps
qu’elles sont perçues et que c’est aussi le cas des corps.
Dans les systèmes classiques on trouve toujours un esprit infini, Dieu (dans la
plupart des cas). Chez Berkeley, Dieu doit percevoir toujours et c’est cela qui fait
exister. Il est ainsi le seul à identifier qualités sensibles et idées sensibles ; il est le
seul à identifier les corps avec des composés d’idées sensibles. Si la matière est
quelque chose qui peut exister sans être perçu, alors il n’y a pas de matière dans
l’univers de Berkeley. Il vient de mettre en place l’immatérialisme.
Berkeley est novateur dans les identifications qu’il fait et l’est tout autant dans la
distinction qu’il fait entre matière et corps. Selon lui la notion de matière est
contradictoire. Ce qui peut nous conduire à affirmer son inexistence. La matière est
pour Berkeley, une substance qui ne pense pas, si elle pensait alors elle serait
immatérielle. La substance est aussi quelque chose qui change, elle doit comprendre
des accidents. La substance reçoit et perd des qualités (c'
est l'
exemple que nous
avons vu avec Descartes du morceau). Ce qui lie les qualités ensemble ce n'
est pas
leur unité (inhérent de la même substance), mais pourtant ceux qui admettent la
substance pensent que c'
est bien parce qu'
elle rend inhérent, que c'
est un objet.
Cependant pour Berkeley ce sont les relations de ces qualités. Ce qu’il importe de
voir, désormais, c’est comment les différents courants philosophiques vont prendre
appui sur cette conception berkeleyenne de la matière et des qualités.
184
3- Les prolongements contemporains de la critique de Berkeley
La philosophie de Berkeley est un réalisme qui exclue tout scepticisme. Il rejette
certes toute existence de choses cachées sous nos représentations, tout matériel
transcendant le perçu, mais cela ne signifie pas une négation des choses pour peu
qu'
on veuille bien admettre qu'
exister ne signifie rien d'
autre qu'
être perçu. Berkeley
ne doute pas du témoignage des sens. Il faut accepter le donné tel qu'
il est. Dieu n'
est
pas trompeur. L'
apparence est la vraie réalité. Ce qui existe c'
est ce que nous
touchons, voyons, entendons. Qu'
il n'
y ait rien d'
autre caché derrière, au fond ne
change rien. Le cheval est toujours dans l'
écurie, la fleur dans le vase etc. Rien n'
en
est changé et nous aboutissons à un réalisme naïf qui ne considère nullement le
sensible comme trompeur.
La conséquence de l'
immatérialisme sur la connaissance scientifique est que, puisque
les qualités sensibles (les objets sensibles) autour de nous sont passives, elles ne
peuvent exercer d'
action les unes sur les autres. En ce sens il n'
y a pas de causalité
physique mais uniquement des successions dont l'
activité de Dieu seule est à
l'
origine. Berkeley récuse l'
idée d'
un espace absolu (qui n'
a effectivement plus de
sens sans l'
existence de la matière) parce que "l'
âme n'
est pas dans le monde mais le
monde est dans l'
âme". De même le temps n'
est pas un absolu. Le seul temps est un
temps
perçu
"plus
long
dans
la
douleur
que
dans
le
plaisir".
La nature est donc le langage par lequel l'
esprit divin nous parle. En ce sens, les
théories de Berkeley sont d’une très grande modernité et constituent un jalon majeur
dans la construction de la philosophie contemporaine.
a- Ernst Mach & la matière
“ Nous poussons l’analyse de ce que nous percevons jusqu’aux éléments que nous ne
pouvons provisoirement pas dépasser. Cela a surtout l’avantage de mettre sous la
forme la plus simple et la plus transparente les deux problèmes de la chose
insondable, et du moi également impénétrable, et de les faire par là même
reconnaître comme de pseudo-problèmes. Si nous excluons ce dont la recherche n’a
aucun sens, nous n’en verrons apparaître que plus nettement ce que nous pouvons
185
réellement atteindre par les sciences particulières : toutes les relations et les
différents modes de relations des éléments entre eux. ”1
Dans la préface de La Connaissance et l’Erreur, Ernst Mach annonce la
déconstruction systématique des “ dogmes philosophiques ” responsables des
“ pseudo-problèmes2
dangereux
et
oiseux ”
qui
encombrent
la
science.
“ Scheinproblem ”, c’est littéralement le problème apparent, le problème illusoire –
en ayant à l’esprit le sens kantien de la Logik des Scheins, la logique de l’apparence
présentée dans la dialectique transcendantale à propos, précisément, des
constructions illégitimes de la métaphysique.
La Connaissance et l’Erreur reprend le fil du premier chapitre de L’Analyse des
sensations, à partir d’une analyse phénoméniste de la perception qui entend
contourner les concepts du moi et de la chose en commençant par nous plonger dans
le pur espace des perceptions, en deçà du partage entre l’apparence et la réalité et le
monde. “ On peut appeler physique tout ce qui dans l’espace est immédiatement
donné à tous ; d’autre part, on appellera provisoirement le psychique ce qui n’est
immédiatement donné qu’à un seul, et qui, pour les autres, n’est connu que par
analogie ”3. Les éléments perçus dans l’espace dépendent les uns des autres, je peux
établir entre eux des corrélations, mais “ ils sont liés de façon plus spéciale à ce qui
est mon corps ”4. “ Nous avons toujours devant les yeux la limite de notre corps
dans l’espace, et nous voyons que les choses que nous trouvons en dehors de cette
limite spatiale U (Umgrenzung, limite) sont liées entre elles, mais dépendent aussi
de ce qui se trouve en dedans de cette limite ”5.
A partir de là, Mach décrit la genèse des faux problèmes métaphysiques. Nous
passons insensiblement de l’expérience de l’illusion à la pensée vulgaire d’un partage
entre l’apparence de la chose et sa réalité, puis à la conception métaphysique du
phénomène et de la chose en soi. Nous portons en somme à l’absolu le mécanisme de
l’illusion, en renvoyant à la pure apparence le contenu total du moi. Ce processus est
1
Cf. Mach, La Connaissance et l’Erreur, trad. M. Dufour, éd. Flammarion, 1908, pp. 22-26
“ Scheinproblem ” dans le texte allemand. Nous verrons plus loin combien est grande l’influence de E. Mach
sur le Cercle de Vienne (originellement baptisé “ Société Ernst Mach ”). Et nous ne sommes encore moins
surpris de retouver Scheinproblem dans le titre d’un opuscule de Carnap de 1928 : Scheinprobleme in der
Philosophie. Dans son projet d’élimination de la métaphysique, la dette du positivisme logique à légard de
l’empirisme critique de Mach ne saurait donc être sous-estimée.
3
Cf. Mach, La Connaissance et l’Erreur, trad. M. Dufour, éd. Flammarion, 1908, p.18
4
ibid, p. 20
5
Cf. ibid, p. 21
2
186
strictement corrélatif de la dissociation des éléments du moi, qui tend à opposer
l’extérieur et l’intérieur comme des domaines absolus. Comme Russell après lui,
Mach pense que la meilleure manière de se défaire de la fiction des “ choses isolées ”
consiste à opposer au point de vue métaphysique de la chose en soi le point de vue
scientifique de l’objet relationnel, constitué par un réseau de dépendances ou
corrélations fonctionnelles1. Cette “ règle négative pour la recherche scientifique ” a
influencé Russell (mais aussi Moore, James et Peirce, Hertz et toute l’école de
Copenhague de la mécanique cantique, mais surtout les positivistes logiques dans
leur dénonciation du non-sens métaphysique comme nous l’avons vu avec Ayer).
“ On ne résout pas tous les problèmes qui se présentent au cours du développement
de la science. Beaucoup sont, au contraire, laissés de côté, parce que l’on reconnaît
qu’ils ne font pas question, et c’est un progrès essentiel que de supprimer les
questions mal posées. C’est un progrès aussi que de prouver qu’elles n’ont pas de
sens ”2.
Loin de Mach, Russell propose d’appliquer aux problèmes de construction la
logique des Principia, ce qui revient à utiliser pour les fondements de la physique la
méthode qui lui a servi pour les fondements des mathématiques. Comprendre la
théorie des fondements chez Russell, c’est d’abord interroger la matière. De la
matière, conçue comme ordre des événements, s’origine l’expérience. A partir de la
notion d’expérience, entendue comme données des sens, Russel fonde le langage,
puis les mathématiques.
b- La matière comme ordre des événements
“ Nous percevons des événements et non des substances, c’est-à-dire que ce que
nous percevons occupe un volume d’espace-temps, peu important dans les quatre
dimensions, et pas indéfiniment étendu dans une dimension (le temps). Or ce que
nous pouvons, en premier lieu, déduire des perceptions, en admettant la validité de
la physique, ce sont des groupes d’événements, et non, de nouveau, des substances.
Ce n’est qu’une commodité de langage de considérer un groupe d’événements
1
Nous pourrions ici renvoyer au texte de Comte “ Discours sur l’esprit positif ”, où il rappelle cette “ grande
loi ” qui gouverne “ l’entière évolution intellectuelle de l’humanité ” : “ Toutes nos spéculations quelconques
sont inévitablement assujetties, soit chez l’individu, soit chez l’espèce, à passer successivement par trois états
théoriques différents, que les dénominations habituelles de théologique, métaphysique et positif pourront
qualifier suffisamment ” (cf. Comte, Philosophie des sciences, “ Discours sur l’esprit positif ”, éd. TelGallimard, 1996, p. 128)
2
Cf. Mach, La Connaissance et l’Erreur, trad. M. Dufour, éd. Flammarion, 1908, p.262
187
comme les états d’une “ chose ”, d’une “ substance ” ou d’une “ particule
matérielle ”. A l’origine, cette déduction fut accomplie en s’appuyant sur la logique
dont les philosophes avaient hérité du sens commun. Mais cette logique se trompait
et cette déduction n’est pas nécessaire. En définissant la “ chose ” comme le groupe
de ce que l’on aurait auparavant appelé des “ états ” de cette “ chose ”, nous ne
changeons rien aux détails de la physique et nous évitons une inférence aussi fragile
qu’inutile ”1.
A la suite des découvertes en physique contemporaine, Russell s’interroge sur le sens
qu’il faut attribuer à la réalité matérielle. Comment décrire le type de réalité auquel
nous renvoient les équations de la physique ? Ce que nous pouvons dire, c’est que
tout corps physique se signale par un “ groupe de perceptions ”. Que signifie
désormais le terme de perception ? Il faut comprendre la perception comme mesure.
Elle n’est plus seulement “ l’œuvre ” directe des sens humains. La perception est
aussi “ l’œuvre ” des machines, des instruments qui la prolongent, et, permettent
d’isoler la présence d’un corps, d’en mesurer la grandeur, le mouvement, etc. La
physique classique offrait aux philosophes un certain nombre de propriétés stables de
la matière. Cela leur donnait l’occasion de faire usage de la notion de “ substance ”,
interprétant les perceptions que nous avons de la réalité physique comme les “ états ”
de substances diverses : la glace, la vapeur, le liquide sont des états d’une substance
fondamentale, l’eau. La physique de Newton, comme nous l’avons vu, affirme la
conservation de la masse (de la quantité de matière) dans un système physique
donné. Nous avons ainsi une confirmation de l’idée que la matière, c’est substantiel,
permanent. Or depuis 19052, nous savons que la masse est convertible en énergie.
Russell ne s’attaque pas seulement à la permanence de la matière, mais aussi et
surtout à ce geste théorique qui conduit à faire des données immédiates de
l’expérience (les perceptions) les états, les “ accidents ” d’une réalité substantielle
sous-jacente. Ce qui nous est donné est purement et simplement un ensemble de
perceptions. La substitution, par la théorie de la relativité, d’un “ espace-temps ” aux
cadres spatio-temporels newtoniens porte un coup de grâce à l’usage de la substance
en physique. La permanence d’un substrat matériel a peut-être un sens lorsque nous
1
Cf. Russell, L’Analyse de la matière, trad. P. Devaux, éd. Payot, Paris 1965, pp. 221-224
En 1905, Einstein publie un article intitulé “ L’inertie d’un corps dépend-elle de son contenu énergétique ? ”. Il
y démontre que “ la masse inerte d’un corps diminue lors de l’émission de lumière ”. Si l’énergie émise par un
corps correspond à une diminution de sa masse, c’est donc que la matière et l’énergie sont convertibles. Il n’y a
dès lors plus lieu de conserver une différence de nature entre matière et énergie. C’est là le sens de E=mc2,
présentée dans le même article et parlaquelle énergie (E) et masse (m) sont rendues équivalentes (moyennant la
valeur de la constance c, vitesse de la lumière : la différence entre énergie et masse n’est qu’une question de
vitesse.
2
188
pouvons dissocier les trois dimensions de l’espace, dans lequel cette substance se
meut, de l’axe du temps selon lequel elle ne varie pas “ en profondeur ”. La relativité
du temps et de l’espace rend au contraire le recours à de tels concepts obsolète, en
même temps qu’elle doit nous faire concevoir ces perceptions qui nous sont données
comme de purs “ événements ”, c’est-à-dire comme une sorte “ d’atome ” d’espacetemps – unité cependant toute relative : par rapport à notre perception ou à la mesure
des machines et décomposable en d’autres événements.
Des transformations de la matière, telles celles du morceau de cire de Descartes, nous
ne pouvons plus déduire l’existence d’une substance ou d’une permanence
matérielle. Sommes-nous, pour autant, réduits à une suite d’événements
désordonnés ? Les suites d’événements ne sont pas désordonnées : les lois physiques
nous permettent précisément de les ordonner le long d’une série causale. Ainsi ce qui
peut substituer de l’identité matérielle des corps ou des substances, c’est le fait de
pouvoir isoler une série d’événements qui se produisent toujours ensemble. La seule
permanence matérielle est désormais la permanence d’une relation entre des
événements, relation exprimée dans la loi mathématique. Ainsi la matière comme
événement a une structure purement logique, et conformément à la formule de
Berkeley, son être est un être perçu.
c- L’expérience russellienne comme données des sens
“ La physique est considérée comme une science empirique, fondée sur l’observation
et l’expérimentation. Elle est supposée être vérifiable, c’est-à-dire capable de
calculer par avance des résultats confirmés ensuite par l’observation et
l’expérimentation.
Que pouvons-nous apprendre par l’observation et l’expérimentation ?
Rien, en ce qui concerne la physique, sauf des données immédiates des sens : des
taches de couleur, des sons, des goûts, des odeurs, etc., dans certaines relations
spatio-temporelles. Les contenus supposés du monde physique sont prima facie très
différents de cela : les molécules n’ont pas de couleur, les atomes ne font pas de
bruit, les électrons n’ont aucun goût, et les corpuscules ne sentent même rien.
Si ce sont de tels objets qui doivent être vérifiés, il est nécessaire que ce soit
uniquement par l’intermédiaire de leur relation aux données des sens : ils doivent
entretenir une sorte de corrélation avec les données des sens, et doivent être
vérifiables par l’intermédiaire de leur seule corrélation.
Mais comment la corrélation elle-même est-elle établie ? On ne peut établir
empiriquement une corrélation que si l’on découvre que les objets corrélés sont
toujours ensemble. Mais dans notre cas, seul l’un des termes de la corrélation, à
savoir le terme sensible, peut-être découvert : l’autre terme semble par essence
189
incapable de la corrélation avec les objets des sens, grâce à laquelle la physique
devait être vérifiée, est elle-même totalement et pour toujours invérifiable.
Il existe deux moyens d’éviter ce résultat.
(1)Nous pourrions dire que nous connaissons un principe a priori, sans l’aide de la
vérification empirique, par exemple le principe selon lequel nos données des sens ont
des causes autres qu’elles-mêmes, et que l’on peut connaître quelque chose de ces
causes par inférence à partir de leurs effets. Les philosophes ont souvent adopté ce
moyen. Il peut être nécessaire de l’adopter dans une certaine mesure, mais à partir
du moment où on l’adopte, la physique cesse d’être empirique ou fondée uniquement
sur l’expérimentation et l’observation. Par conséquent on doit éviter ce moyen
autant que possible.
(2)Nous pourrions parvenir à définir les objets de la physique comme des fonctions
des données des sens. Dans l’exacte mesure où la physique conduit à des prévisions,
cela doit être possible, puisque nous ne pouvons que prévoir ce dont il est possible
de faire l’expérience. Et dans la mesure où l’état de choses physique est inféré des
donnés des sens. Le problème qui consiste à parvenir à une telle expression conduit
à un travail logicomathématique extrêmement intéressant ”1.
Russell aborde ainsi la question du rôle exact que joue l’expérience dans la
constitution de la connaissance scientifique. Dans ce passage, il pose le problème de
la relation entre les données des sens (sense data) et la physique, le gouffre entre la
matière même de l’expérience – à savoir les données des sens – et la sophistication
théorique de la physique est présenté de façon particulièrement frappante. Comment
établir un lien, faire un pont au-dessus de ce gouffre ? Comment justifier la
connaissance scientifique par l’expérience ? Le paradoxe2 consiste en ce que la
connaissance véhiculée dans les théories physiques ne peut avoir de justification et
de confirmation, que par l’intermédiaire de l’expérience, ou plus précisément que par
l’établissement d’un lien entre les données des sens et les objets des théories
physiques. Or comment nous est-il possible d’établir ce lien, puisque seules les
données des sens nous sont accessibles ?
La solution russellienne se situe, non dans ce texte bien que sous-jacente, mais
davantage dans l’expression de son paradigme philosophique : la théorie des
descriptions. Il s’agit là d’un paradigme analytique, puisque par analyse logique
Russell propose une élégante solution à des problèmes ontologiques et sémantiques
en apparence inextricables. Reprenons le vieux problème posé par Parménide et
1
Cf. Russell, “ The Relation of Sense-Data to Physics ”, in Mysticism and Logic, éd. Routledge, Londres, 1986,
1ère édition 1917, trad. A. Barberousse, p. 140-141
2
Ce paradoxe est en fait le développement et la généralisation des questions abordées par Hume dans son
Enquête sur l’entendement humain, comme nous le soulignerons un peu plus en avant.
190
Platon : comment pouvons-nous dire d’une chose qu’elle n’est pas, puisque pour y
faire référence, il faut qu’elle soit ?
Une première solution apparaît, aux yeux du philosophe Meinong, au début du XX°
siècle. Elle revient à accepter la réalité d’êtres non existants. A côté des êtres
existants, qui peuplent notre monde, Meinong, nous enjoint d’accorder une forme
d’être, différente de l’existence, à toutes choses dont nous pouvons parler : le père
Noël, Gandalf, etc. Russell1 oppose à cette proposition la nécessité de posséder, pour
faire de la logique, “ un robuste sens de la réalité ”. Si nous admettons, ne sommesnous pas obligés d’accepter dans notre ontologie des entités non seulement
inexistantes, mais même impossibles, puisque le référent de la description “ le cercle
carré ”, par exemple, sera à la fois rond et non rond ?
Russell tranche ainsi le nœud gordien des énoncés singuliers négatifs en les réalisant,
de sorte que le problème qu’ils posaient disparaisse. Ces énoncés ne sont qu’en
apparence des référentiels. Les propositions qu’ils expriment ne contiennent donc
qu’en apparence un individu à la réalité suspecte. Prenons le cas des descriptions
indéfinies, étudiées par Russell dans son Introduction à la philosophie
mathématique, du type “ une licorne ” ou “ un homme ”. Ces descriptions
appartiennent à la catégorie grammaticale des groupes nominaux : dans les phrases,
elles peuvent prendre des positions identiques à celles des termes référentiels,
comme les noms propres ou les pronoms personnels. Russell soutient cependant que
cette ressemblance n’est que superficielle. Un terme référentiel comme un nom
propre dénote un individu, qui appartient au fait décrit par la phrase dans laquelle il
apparaît. En revanche, une description indéfinie comme “ un homme ” ne dénote
aucun individu particulier. Le fait “ j’ai rencontré un homme ” ne contient aucun
homme particulier. Pour qu’il se réalise, il suffit que j’aie rencontré un homme, quel
qu’il soit. Nous pouvons ainsi décomposé la phrase en trois segments :
o il existe quelque x ;
o j’ai rencontré x ;
o x est un homme.
1
Cf. Russell, Introduction à la philosophie mathématique, chap. XVI, trad. F. Rivenc, éd. Payot, Paris, 1991, pp.
313-318
191
Aucun de ces segments ne correspond exactement à la description. Dans la
terminologie de Russell, la forme grammaticale cache donc la forme logique sousjacente. Appliquons cette analyse à un énoncé singulier négatif, comme “ une fourmi
de 18 mètres n’existe pas ”. Nous obtenons :
o il n’existe aucun x ;
o x est une fourmi de 18 mètres.
Aucune de ces expressions n’étant référentielle, l’énoncé cesse de paraître paradoxal.
Il ne présuppose pas de capacité à identifier un certain individu, dont il nierait ensuite
l’existence, mais simplement une capacité à comprendre ce que serait une fourmi de
18 mètres, s’il en existait une.
4- logique & mathématique : science(s) de la matière
“ On a l’habitude de dire que les mathématiques sont la science des “ quantités ”.
Le mot “ quantité ” est vague ; mais pour faciliter le raisonnement, nous pouvons le
remplacer par le mot “ nombre ”. L’affirmation que les mathématiques sont la
science du nombre serait fausse pour deux raisons différentes. D’abord il y a des
branches bien établies des mathématiques qui n’ont rien à voir avec le nombre –
toute la géométrie qui n’emploie pas les coordonnées ou les mesures par exemple ;
la géométrie projective et descriptive, jusqu’au moment où l’on introduit les
coordonnées, n’a point de rapport avec le nombre, ni même avec la quantité dans le
sens de plus grand ou de moindre. D’un autre côté, par la définition des cardinaux,
par la théorie de l’induction et des relations ancestrales, par la théorie générale des
séries et grâce aux définitions des opérations arithmétiques, nous en sommes venus à
pouvoir généraliser une grande partie de ce que l’on avait l’habitude de prouver à
l’aide des nombres. Le résultat a été que ce qui constituait autrefois le but de la seule
arithmétique est maintenant fractionné en une multitude d’études séparées dont
aucune n’est spécialement consacrée aux nombres. ”1
Ce qui retient l’attention de Russell, c’est le travail de “ réduction ” des
mathématiques à l’arithmétique des entiers naturels. Faisant le bilan du XIX° siècle,
il tient pour un “ fait ” acquis que toutes les mathématiques ont été réduites à la
théorie des nombres naturels. Il attribue à Giuseppe Peano2 le mérite d’être allé plus
1
Cf. Russell, Introduction à la philosophie mathématique, trad. G. Moreau, éd. Payot, Paris, 1970, pp. 232-233.
Giuseppe Peano (1858-1932). Il s’est principalement intéressé aux fondements des mathématiques, ainsi qu’à
la théorie des langages. Grâce à lui nous comprenons mieux la fécondité des méthodes formelles et
axiomatiques.
Ses premiers travaux sont liés à la rédaction d’un court traité de calcul différentiel et intégral. Ce remarquable
traité contraste avec presque tous les livres similaires de l’époque. Il s’attache à formuer des concepts sans
ambiguïté et à analyser le champ de validité des théorèmes fondamentaux de l’analyse réelle. Il donne souvent la
2
192
loin encore dans cette direction, en définissant le “ très petit nombre des prémisses et
de termes non définis, d’où il est possible de déduire la théorie des entiers naturels ”.
Il suffit alors de “ trois idées et cinq propositions ” pour garantir l’ensemble de
l’édifice mathématique traditionnel.
Dans l’Introduction à la philosophie mathématique, Russell se présente comme le
successeur immédiat de Peano. Il s’agit “ d’aller au-delà de Peano qui représente le
dernier perfectionnement de l’arithmétisation des mathématiques, jusqu’aux travaux
de Frege, qui réussit le premier à ‘logiciser’ les mathématiques, c’est-à-dire à
rattacher à la logique les notions arithmétiques que ses prédécesseurs avaient
montré être suffisantes pour les mathématiques ”. S’il importe d’opérer encore un
pas supplémentaire dans la “ réduction ”, c’est que Peano en reste encore à des
considérations que Russell juge dérivées. Trois des termes qui jouent un rôle décisif
dans son axiomatique n’y sont pas définis : “ 0 ”, “ nombre ” et “ successeur ”. C’est
en s’attachant à la définition de ces termes (notamment à celle du “ nombre ”) que
nous pourrons faire apparaître qu’elles se laissent ramener à des “ idées de logique ”.
L’un des moments décisif de ce travail consiste dans une nouvelle conception du
nombre : “ le nombre d’une classe est la classe de toutes les classes qui lui sont
semblables ”.
Comment, dès lors, expliquer que la logique et les mathématiques ont longtemps
semblé constituer des disciplines distinctes, ayant chacune leurs objets spécifiques :
la théorie du syllogisme, pour la logique classique, la science de la quantité pour les
mathématiques ?
Si nous suivons le raisonnement de Russell, un tel écart ne serait que très provisoire,
lié aux contingences historiques ainsi qu’à l’immaturité respective des deux
disciplines et destiné à disparaître au fur et à mesure de leurs progrès. “ Une grande
part du travail mathématique moderne côtoie la logique et une grande part de la
logique moderne devient symbolique et formelle, de manière que la relation étroite
qui unit le mathématicien au logicien saute aux yeux de tout travailleur instruit ”1.
première démonstration correcte d’un énoncé “ bien connu ”. Il dépiste ainsi un grand nombre d’erreurs dans les
ouvrages de ses prédécesseurs et de ses contemporains. Pour mettre en évidence ces incorrections, Peano se
révèle le “ maître du contre-exemple ”.
1
Cf. Russell, Introduction à la philosophie mathématique, trad. G. Moreau, éd. Payot, Paris, 1970, p. 234
193
N’y a-t-il rien d’autre dans les mathématiques que dans la logique ? Russell met au
défi les lecteurs des Principia mathematica d’indiquer “ à quel point, dans les
définitions successives et dans les déductions, ils voient la fin de la logique et le
commencement des mathématiques ”.
Au-delà de ces déclarations de principe,
l’effort de réduction des mathématiques à la logique se heurte à des difficultés
importantes :
o même si nous accordons la définition “ logique ” du nombre, il reste que
certains axiomes, mathématiquement fondamentaux (comme l’axiome de
l’infini) ne sont pas de nature logique ;
o le statut même de la logique à laquelle nous entendons “ réduire ” les
mathématiques
est
problématique :
est-elle
le
système
unique
des
“ constantes ” fondamentales dont dépendent toutes nos constructions
intellectuelles ? est-elle (à la manière des mathématiques) une construction
axiomatique, incapable d’occuper, comme certains “ logicistes ” semblent en
avoir rêvé, la place et les fonctions d’un “ absolu ” ?
La logique du monde sensible, si elle n’est pas tout à fait celle d’un strict
isomorphisme entre le construit et le concret, établit, sans préjugé métaphysique et en
faisant l’économie la plus stricte de tout engagement ontologique, que le monde est
perméable à notre légitime ambition de lui trouver une structure rationnelle.
Le sens commun recommande de partir de la considération des “ choses ” dans
l’examen de la connaissance humaine, et le langage naturel de préférer des phrases
du discours de structure prédicative. Russell part, nous l’avons vu, des données-dessens, des conditions initiales empiriques d’ordre causal et de la proposition, ou
encore de la fonction propositionnelle. Cette double restriction affecte toute la
conception épistémologique de Russell. Si la perception convoque le patrimoine
empirique de la connaissance, la généralité théorique ne peut s’entendre avec le
concours des conditions générales et formelles de la connaissance. Entre ces deux
exigences circule la navette du discours : la production du langage naturel et celle du
langage au moyen duquel la science s’exprime et communique.
Dans la philosophie du langage, Russell se préoccupe de la signification et du sens,
ainsi que de leurs rapports à l’administration de la vérité. Il situe le non-sens et le
194
négatif. Tout en suivant la grammaticalité depuis le mot jusqu’aux syntagmes et
l’enchaînement de ces derniers, il fait un sort aux mots logiques (les connectifs “ et ”,
“ ou ”, etc.) qui n’appartiennent pas au langage-objet de base mais au méta-langage,
c’est-à-dire à un langage sur le langage de base. Il dissocie donc également
signification et vérité, puisque dire de p que “ p est vrai ” est une proposition d’un
ordre supérieur au p initial. L’atomicité et l’extensionalité gouvernent la promotion
de la vérité.
Russell a ainsi tendance à faire une place, au cœur de son épistémologie, à
l’intentionnalité et à renvoyer l’analyse de “ je crois que p ” et “ je doute que p ” à un
contexte psychologique du type général de ce qu’il appelle “ l’attitude
propositionnelle ” -ou attitude subjective à l’égard de la proposition. Il a tendance
aussi à situer la généralité à un niveau métempirique et à introduire des
considérations probabilistes pour récupérer une certaine objectivité de la science.
Le projet initial de Russel qui consistait à fonder le langage, puis les mathématiques
– à partir de la notion d’expérience (entendue comme données des sens) – reste à
l’état d’ébauche. C’est, comme nous le verrons plus loin, Carnap qui tente, en
premier, de le réaliser dans son livre Construction logique du monde (Der logische
Aufbau der Welt). Ce titre annonce la même ambition que les grandes fresques du
néo-kantisme.
L’ouvrage s’en distingue pourtant sur un point : la rigueur logique de la méthode
employée par Carnap rend son exposé suffisamment explicite pour que, à la manière
d’une hypothèse scientifique, il en devient réfutable. De fait, dès 1930, Carnap
abandonne l’hypothèse du phénoménalisme. Il n’y voit plus qu’un simple point de
vue possible parmi d’autres. Le grand mérite de l’Aufbau ne réside pas seulement
dans une richesse de détails encore valables aujourd’hui, mais dans le fait, assez rare
en philosophie, que l’échec d’une hypothèse puisse être, comme en science, plus
instructif que de brillantes intuitions.
L’abandon du phénoménalisme n’implique pas que nous cessions d’analyser les
jugements de perception pour en apprécier la portée et les limites, ni que nous
devions renoncer à reconstruire la structure des apparences pour examiner les
conditions de sa cohérence relative. Il signifie que nous ne chercherons plus dans
195
l’expérience immédiate le roc inébranlable, le fondement indubitable de la
connaissance. L’expérience immédiate n’a pas, dans le langage, l’unité d’un domaine
autonome ; ce sont les références aux objets physiques qui assurent sa cohésion et
permettent à la mémoire de conserver l’accès aux événements du passé. Pourquoi
être empiristes ? Parce que nous sommes des êtres physiques nous interrogeant sur
un monde physique auquel nous appartenons.
“ Comment savons-nous que notre connaissance dépend seulement de l’irritation de
notre surface corporelle et de conditions internes ? C’est seulement parce que nous
savons, d’une manière générale, à quoi ressemble le monde avec ses rayons
lumineux, ses molécules, ses hommes, ses rétines et le reste. C’est ainsi que notre
compréhension du monde physique, si fragmentaire soit-elle, nous rend capables de
voir combien limitée est l’évidence chargée de supporter cette compréhension. C’est
notre compréhension, telle qu’elle est, de ce qui gît au-delà de nos surfaces, qui
montre que notre évidence en faveur de cette compréhension se limite à nos
surfaces ”1.
Cela ne signifie pas que le “ physicalisme ” remplace purement et simplement le
“ phénoménalisme ”. Nous avons besoin de faire appel à la notion de phénomène
pour examiner nos jugements de perception. Et, nous avons besoin de faire appel au
stimulus physique ou aux interactions entre l’organisme et son milieu pour expliquer
la perception. L’observation en physique est elle-même un problème de physique, et
le langage de la physique est lui-même un problème de philosophie. La causalité
naturelle et l’activité intentionnelle jouissent l’une par rapport à l’autre d’une priorité
relative suivant que nous parlons des choses ou que nous avons à parler sur ce que
nous croyons et ce que nous faisons. Il n’y a pas en philosophie de commencement
radical. Nous commençons toujours au milieu de nos croyances pour en chercher
l’explication et la justification, en sorte que la recherche d’un fondement est la
recherche d’une cohérence, et la cohérence elle-même est chaque fois relative à un
domaine de référence.
Pour résumer, je dirais que l’empirisme du XVII° et du XVIII° siècle est une fiction
historique élaborée au siècle suivant, alors que s’était ouvert le débat entre empirisme
et rationalisme. Au XX° siècle, ces deux conceptions opposées se sont transformées
l’une et l’autre au point de se confondre en face d’autres philosophies, telles que le
romantisme social ou mystique, le syncrétisme phénoménologique, etc. Il demeure
1
Cf. Quine, “ The Scope and Language of Science ”, in Ways of Paradox, p. 229
196
cependant un point de divergence précis entre la tradition rationaliste et celle
empiriste : c’est la critique du concept de nécessité. Kant exprime bien la conception
rationaliste en disant que la véritable universalité, c’est la nécessité.
L’empirisme tient la position inverse : la nécessité n’est pas univoque ; elle a des
significations différentes suivant le contexte. Quand elle ne se réduit pas à la validité
logique, elle a la forme d’un enthymème, d’un raccourci, d’un raisonnement dont les
prémisses demeurent implicites. La modalité du possible ou du nécessaire promet de
donner des raisons, mais nous ne savons pas si elle tiendra ses promesses.
Quand nous disons : il est possible que…, c’est que nous nous attendons à quelque
chose. Ici la psychologie de l’expectative s’entremêle à la logique. L’empirisme se
caractérise par un certain scepticisme à l’égard des “ nécessités ” de la raison. Il
cherche dans l’établissement méthodique de faits analysés la source principale de
toute croyance raisonnable.
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Bien que Leibniz n’ait jamais publié sa philosophie dans sa forme achevée, elle
constitue un système de métaphysique spéculative serré, avec une clarté et une
facilité de lecture proche du récit. Autant de raisons qui poussent Kant à déclarer que
Leibniz a fabriqué “ une sorte de monde enchanté ”.
Le système leibnizien (en son entier) peut être considéré comme une philosophie de
l’esprit. Pour Leibniz seuls les esprits existent. Ils sont innombrables, chacun
diffèrent des autres, et ce que nous prenons pour de la matière inerte n’est en réalité
constitué de rien d’autre que d’esprits d’une catégorie totalement dépourvue de
raison. Il n’y a pas de différence de nature entre eux et nous-mêmes, mais seulement
une différence de degré. Nous pouvons les considérer comme tout en bas d’une
échelle de l’intelligence, sur laquelle se trouvent aussi les microbes, les insectes, puis
les animaux et, en haut, les hommes. Après les hommes viennent les anges, et tout au
sommet, Dieu. Dieu représente un cas tout à fait particulier, étant infini et créateur de
toute chose ; mais tous les autres esprits sont des esprits finis, de plus ou moins
grande intelligence, auxquels Leibniz donne le nom de monade.
197
Les monades possèdent des perceptions et des désirs. Selon Leibniz (et comme nous
allons le voir), si nous analysons les états mentaux, il apparaît qu’ils peuvent être
ramenés à ces deux catégories fondamentales. Chaque monade recherche en
permanence sa propre amélioration, qui consiste à parvenir à percevoir les choses de
manière plus claire et plus distincte. La prise de conscience d’une perception plus
claire et plus distincte est appelée plaisir, et la prise de conscience du contraire,
douleur.
1- Le corps comme expression de l’univers
“ §64. (…) Chaque corps organique d’un vivant est une espèce de machine divine,
ou d’un Automate naturel, qui surpasse infiniment tous les automates artificiels.
Parce qu’une machine, faite par l’art de l’homme, n’est pas machine dans chacune
de ses parties ou fragments, qui ne nous sont plus quelque chose d’artificiel et n’ont
plus rien qui marque de la machine par rapport à l’usage où la roue était destinée.
Mais les machines de la nature, c’est-à-dire les corps vivants, sont encore des
machines dans leurs moindres parties jusqu’à l’infini. C’est ce qui fait la différence
entre la Nature et l’Art, c’est-à-dire entre l’art divin et le nôtre ”1.
Dans ce paragraphe, Leibniz s’attaque directement à Descartes et aux cartésiens qui
considèrent le corps comme une machine2. Ce que Leibniz reproche à la philosophie
moderne c’est d’avoir rejeté les formes substantielles3. Or, dès le Discours de
métaphysique (en 1686), Leibniz dénonce cette erreur qui lui semble participer d’un
défaut aussi grave que celui des scolastiques qui auraient négligé la considération de
l’aspect phénoménal des choses. L’origine de cette erreur réside dans la confusion
faite en amont entre deux registres discursifs : celui des recherches qui se bornent à
l’apparence des choses et qui renvoient aux tâches du physicien, du géomètre, du
juriste, et celui des recherches proprement métaphysiques. Leibniz rappelle cette
distinction au paragraphe 10 du Discours de métaphysique : “ un physicien peut
rendre raison des expériences, se servant tantôt des expériences plus simples déjà
1
Cf. Leibniz, Monadologie §64, in Principes de la Nature et de la Grâce, Monadologie et autres textes, 17051716, éd. GF-Flammarion, 1996, pp. 254-257
2
Comme nous l’avons souligné dans la première partie de ce mémoire Descartes affirme au paragraphe 203 (de
la quatrième partie des Principes de la philosophie) “ je ne reconnais aucune différence entre les machines que
font les artisans et les divers corps que la nature seule compose (…). En sorte que toutes les choses qui sont
artificielles, sont avec cela naturelles ”. Comme nous l’avons déjà remarqué, il est vrai que ce qui apparaît
d’abord comme une pure et simple identification doit être le plus souventinterprété en terme de comparaison, la
machine jouant à ce titre davantage le rôle d’un modèle. En outre, nous nous souvenons que le corps humain
conserve un statut à part – du fait de son union à une âme.
3
Voir sur ce point ce que nous avons explicité, dans la première partie de ce mémoire, concernant le Traité de
l’homme de Descartes.
198
faites, tantôt des démonstrations géométriques et mécaniques, sans avoir besoin des
considérations générales qui sont d’une autre sphère ; et s’il y emploie le concours
de Dieu ou bien quelque âme (…) il extravague aussi bien que celui qui, dans une
délibération importante de pratique, voudrait entrer dans les grands raisonnements
sur la nature du destin et de notre liberté ”.
Mais comme le montre le paragraphe 12, en adoptant un point de vue métaphysique,
la notion d’étendue (c’est-à-dire de grandeur, de figure et de mouvement) renfermant
“ quelque chose d’imaginaire et de relatif à nos perceptions ”, elle ne peut
“ constituer aucune substance ”. Autrement dit, le principe d’identité des corps doit
relever de “ quelque chose qui ait du rapport aux âmes ” en un sens cependant très
large qui implique une hiérarchie à partir des forces brutes – tensions dont les
mouvements de la matière marquent les différents degrés – jusqu’aux Esprits, c’està-dire aux âmes humaines.
C’est bien dans un plan métaphysique que Leibniz se place dans le §64 que nous
avons cité au début de cette analyse du corps. Il nous invite à considérer le corps
absolument parlant, et en faisant fi des comparaisons qui peuvent seulement convenir
au plan de l’observation immédiate. Le Système nouveau de la nature et de la
communication des substances souligne qu’entre les moindres productions et
mécanismes de la sagesse divine, et entre les plus grandes œuvres d’art, la différence
n’est pas de “ degré ” mais de “ genre ”. L’organisme vivant est organisme dans
“ chacune de ses parties ”, il entretient un rapport d’homogénéité avec lui-même que
ne parvient jamais à égaler la machine artificielle qui doit toujours se composer
comme matière hétérogène.
C’est pour cela que la machine fabriquée ne peut être confondue avec la “ machine
divine ” puisqu’elle reste toujours étrangère à la fin artificielle que nous lui
imposons. Une telle analyse rappelle celle du Livre II de la Physique d’Aristote. Il y
souligne la persistance de la forme naturelle dans l’objet artificiel. “ Si l’on enfouit
un lit et que la putréfaction ait la force de faire pousser un rejeton, il se produira
non un lit, mais du bois ; ce qui montre que la façon conventionnelle et artificielle
(donnée à la chose) n’existe (en elle) que comme accident ”1. Autrement dit, ce qui
1
Cf. Aristote, Physique, L. II, chap. I, trad. O. Hamelin, éd. Hatier, Paris 1990, p. 55
199
manque à la machine pour être un corps1, c’est une unité qui ne pourrait être conférée
que par une monade dominante. Ce qui fait que la machine n’est rien de plus qu’un
agrégat. Il y a donc une fragilité liée par principe à l’être de la machine qui
condamne celle-ci à l’éphémère alors que l’organisme vivant ne cesse jamais d’être.
Déjà présent en germe dans la semence de l’animal, celui-ci ne naît pas mais se
déplie. Ainsi s’explique le développement des organes dans la gestation qui accèdent
progressivement à un certain niveau de visibilité mais qui n’en existaient pas moins
auparavant sous une forme imperceptible. C’est pourquoi, il y a aussi un infini
présent en acte dans la “ machine divine ” qui n’a pas à proprement parler de
commencement (elle n’est pas soumise à la génération), ni de fin car elle n’est pas
davantage sujette à la corruption, puisqu’il n’y a “ point de destruction entière, ni
mort prise à la rigueur ”2. Ce que nous nommons la mort n’est que le remplacement
tangible d’un ensemble de processus organiques par un autre. Ce sont certaines
forces préalablement enveloppées et soumises à d’autres qui alors prennent le pas sur
celle-ci sans que ce changement de régime affecte l’être de ce phénomène qu’est le
corps. Un corps demeure donc un corps quel que soit l’aspect qu’il revête.
“ §61. (…) comme tout est plein, ce qui rend toute la matière liée et comme dans le
plein tout mouvement fait quelque effet sur les corps distants à mesure de la distance,
de sorte que chaque corps est affecté non seulement par ceux qui le touchent, et se
ressent en quelque façon de tout ce qui leur arrive, mais aussi par leur moyen se
ressent de ceux qui touchent les premiers dont il est touché immédiatement : il
s’ensuit, que cette communication va à quelque distance que ce soit. Et par
conséquent tout corps se ressent de tout ce qui se fait dans l’univers, tellement que
celui, qui voit tout, pourrait lire dans chacun ce qui se fait partout et même ce qui
s’est fait ou se fera, en remarquant dans le présent ce qui est éloigné tant selon les
temps que selon les lieux ; “ sumpnoia panta ”, disait Hippocrate. Mais une âme ne
peut lire en elle-même que ce qui y est représenté distinctement, elle ne saurait
développer tout d’un coup ses replis, car ils vont à l’infini.
§62. Ainsi quoique chaque monade créée représente tout l’univers, elle représente
plus distinctement le corps qui lui est affecté particulièrement et dont elle fait
l’entéléchie : et comme ce corps exprime tout l’univers par la connexion de toute la
matière dans le plein, l’âme représente aussi tout l’univers en représentant ce corps,
qui lui appartient d’une manière particulière ”3.
Dans ces paragraphes, Leibniz nous offre une définition ramassée de son concept
“ d’expression ”. Nous devons l’entendre en un sens principalement métaphysique.
1
Alors que la matière à l’organisme animal il n’y a effectivement qu’une différence de degré et non de genre
puisque ce sont toujours des réalités spirituelles (force ou âme) qui rendent raison des mouvements de la matière
comme de ceux de l’organisme.
2
Cf. ibid, §76, p. 259
3
Cf. Leibniz, Monadologie §61 & 62, in Principes de la Nature et de la Grâce, Monadologie et autres textes,
1705-1716, éd. GF-Flammarion, 1996, pp. 255-256
200
Dans une lettre à Arnaud, il précise : “ une chose exprime une autre (dans mon
langage) lorsqu’il y a un rapport constant et réglé entre ce qui se peut dire de l’une
et de l’autre. (…) Or cette expression arrive partout, parce que toutes les substances
sympathisent avec les autres et reçoivent quelques changements proportionnels
répondant au moindre changement qui arrive dans tout l’univers (…). Or à tous les
mouvements de notre corps répondent certaines perceptions ou pensées plus ou
moins confuses de notre âme, donc l’âme aussi aura quelque pensée de tous les
mouvements de l’univers ”1.
Ces substances ou monades constituent, pour Leibniz, le fond de la réalité. Nous
pouvons les comparer à des atomes, en tant que réalité simple et ultime, en prenant
garde cependant à ne pas conclure à leur réalité matérielle. Car les monades sont
avant tout des forces, des tendances, des appétits dont les phénomènes matériels, les
corps, ne sont que des expressions. Les monades sont donc toujours des réalités
spirituelles même s’il faut reconnaître l’existence d’une hiérarchie qui les ordonne
depuis celles qui sont “ toutes nues ”2 et qui constituent le degré quasi nul de
l’appétition et de la perception à celles supérieures que nous pouvons nommer
“ âme ” chez l’homme. Chaque monade, définie en termes d’appétition mais aussi de
perception, constitue un point de vue, une perspective, qui exprime en même temps
un certain rapport au monde et aux autres monades.
Rappelons que Leibniz n’associe pas la perception à la conscience. Il suppose, en
deçà du seuil de celle-ci, une infinité de degrés de perceptions plus ou moins
obscures jusqu’à l’étourdissement qui n’en est pas moins une représentation du
monde. Ce rapport au monde et aux autres monades reste idéal puisque chaque
monade, ne dépendant que de l’harmonie préétablie, est indépendante à l’égard des
autres. Cependant bien qu’indépendantes les unes des autres, les monades s’entrerépondent en vertu d’un réglage effectué par Dieu de sorte que l’harmonie qui en
résulte peut être comparée à celle d’une symphonie où chaque musicien suivrait sa
propre partition sans se soucier de celle des autres et où précisément par cette voie le
résultat serait parfait au lieu d’une cacophonie3.
1
Cf. Leibniz, lettre à Arnaud du 9 octobre 1687, in Discours de métaphysique et correspondance avec Arnauld,
éd. Vrin, Paris, 1988, pp. 180-181
2
Cf. Leibniz, Monadologie §24, in Principes de la Nature et de la Grâce, Monadologie et autres textes, 17051716, éd. GF-Flammarion, 1996,
3
Cf. Leibniz, lettre à Arnaud du 30 avril 1687, in Discours de métaphysique et correspondance avec Arnauld,
éd. Vrin, Paris, 1988, p. 163
201
Ce système de l’harmonie préétablie, nourri lui-même du principe de continuité
(puisqu’il n’y a ni hiatus ni lacune dans l’économie générale du monde choisi et créé
par Dieu), ne fait que décrire ce qui se passe au niveau phénoménal de l’observation
et de l’expérimentation, c’est-à-dire au niveau des corps dont nous pouvons dire
qu’ils sont comme l’ombre portée des monades.
A la solidarité des monades répond la communication des corps, à la liaison idéale la
liaison phénoménale. Si chaque monade peut être dite réglée par Dieu jusque dans
l’infinité de son détail par rapport au nombre infini des autres monades, chaque corps
répond à tous les autres par la manière qu’il a d’être affecté par ceux-ci. Chaque
corps exprime donc tous les autres corps1, et d’un autre point de vue il témoigne de
l’âme à laquelle il est accordé2. Mais l’âme à son tour, parce qu’elle a un point de
vue, singulier sur l’univers qui n’est tel que par rapport à l’infinité des autres points
de vue, réfléchit ceux-ci, quoique d’une manière plus ou moins claire. Aussi chaque
monade exprime-t-elle l’univers. Et c’est cette expression qui se retrouve au niveau
phénoménal où “ tout corps se ressent de tout ce qui se fait dans l’univers ”.
Ainsi dans le corps se trouve écrite l’histoire de l’univers mais à la manière d’un
palimpseste infini où se superposent les reliques de la chaîne infinie des corps.
Chaque corps évoque, en même temps, les plis de son âme qui sont autant de
perceptions aveugles, obscure, comme repliées sur elles-mêmes. Mais ce “ livre ”
double, qui comporte à la fois un plan horizontal (l’écho des autres corps) et vertical
(âme substance) et qui se compose de caractères ténus, infimes, indéchiffrables pour
une âme “ qui ne peut lire (…) ce que qui est représenté distinctement ”, ne peut être
lu dans son intégrité que par Dieu.
L’âme comme trait d’union
“ Mettez maintenant l’âme et le corps à la place de ces deux horloges. Leur accord ou
sympathie arrivera aussi par une de ces trois façons. La voie d’influence est celle de la
Philosophie vulgaire ; mais comme on ne saurait concevoir des particules matérielles, qui
puissent passer de l’une de ces substances dans l’autre, on est obligé d’abandonner ce
sentiment. La voie d’assistance est celle du système des causes occasionnelles ; mais je tiens
que c’est faire venir Deum ex machina, dans une chose naturelle et ordinaire, où selon la
raison il ne doit intervenir que de la manière qu’il concourt à toutes les autres choses de la
nature. Ainsi il ne reste que mon hypothèse, c’est-à-dire que la voie de l’harmonie préétablie
par un artifice divin prévenant, lequel dès le commencement a formé chacune de ces
substances d’une manière si parfaite et réglée avec tant d’exactitude, qu’en ne suivant que
1
Dans le discours de métaphysique, Leibniz écrit : “ tous les corps de l’univers sympathisent, ils reçoivent
l’impression de tous les autres ” cf. § 33
2
L’âme étant l’entéléchie du corps, elle lui confère son véritable fondement
202
ses propres lois, qu’elle a reçues avec son être, elle s’accorde pourtant avec l’autre : tout
comme s’il y avait une influence mutuelle, ou comme si Dieu y mettait toujours la main au1
delà de son concours général ” .
Leibniz nous propose, dans cette lettre, une explication de l’union entre l’âme et le
corps : l’harmonie préétablie. Pour cela il utilise une analogie : celle de deux
horloges si bien réglées qu’elles marchent ensemble, sans qu’il soit besoin d’y veiller
ni de les faire effectivement se communiquer leur mouvement. Cette image explique
que souvent nous confondions sous une même catégorie, précisément celle du
“ parallélisme ”, des doctrines aussi différentes que celles de Leibniz, Malebranche,
Spinoza, qui ont tous en commun de refuser, contre la “ Philosophie vulgaire ”, l’idée
d’une influence réelle de l’âme sur le corps et du corps sur l’âme, et qui tous aussi
font fonctionner les substances en synchronie ou selon un accord parallèle, bien
qu’abordant la question par des voies différentes. Malebranche est explicitement visé
par la critique de la “ voie de l’assistance ” et du “ système des causes
occasionnelles ”. Le texte dont il s’agit a été, en effet, présenté au Journal des
savants un an après la publication, dans la même revue, du Système nouveau de la
nature et de la communication des substances (1695) où le problème est posé à
l’occasion d’une exposition de l’ensemble du système.
“ Lorsque je me mis à méditer sur l’union de l’âme avec le corps, je fus comme
rejeté en pleine mer ”. Pourquoi ce désarroi ? C’est que l’âme, cet “ atome formel ”,
doit être parfaitement indivisible ”2, “ sans portes ni fenêtre ”3. Dès lors nous ne
voyons plus comment “ le corps fait passer quelque chose dans l’âme, ou vice
versa ”. Il s’agit pour Leibniz d’intervenir dans une polémique dont les termes sont
bien connus. Descartes a abandonné le sujet en expliquant à la princesse Elizabeth
qu’il valait mieux laisser aux conversations ordinaires le soin d’apporter des lumières
sur cette question4. Malebranche a le mérite d’avoir abordé la question de front, mais
au prix d’un système audacieux et étrange où toute action efficace est réservée à
Dieu. Or en même temps qu’il marque la différence de son système avec celui des
1
Cf. Leibniz, lettre de 1696 au Journal des savants, in Système nouveau de la nature et de la communication des
substances, éd. GF-Flammarion, Paris, 1994, p.85
2
Cf. Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances, §3, éd. GF-Flammarion,
1994, p. 36
3
Cf. Leibniz, Discours de métaphysique, XXVI
4
Cf. Descartes, Lettre du 23 juin 1643 à Elizabeth, in Correspondances avec Elisabeth, éd. GF-Flammarion,
Paris 1989, pp. 73-76
203
causes occasionnelles Leibniz introduit, dans un passage très dense, des notions
fondamentales de son propre système1. D’abord il met en avant la spontanéité de la
substance (où rien n’entre, et qui tire toutes ses affections de son propre fonds), puis
sa nature expressive (de l’univers), enfin l’accord de toutes les substances entre elles
(autrement dit l’harmonie). Mais ne devons-nous pas reprendre la critique de
Malebranche sur ce point : la question de l’union ne serait-elle qu’un prétexte à
l’exposé général de la communication des substances ?
La fin du §14 semble nous indiquer le contraire. “ (…) De plus, la masse organisée,
dans laquelle est le point de vue de l’âme, étant exprimée prochainement par elle, et
se trouvant réciproquement prête à agir d’elle-même, suivant les lois de la machine
corporelle, dans le moment que l’âme le veut, sans que l’un trouble les lois de
l’autre, les esprits et le sang ayant justement alors le mouvement qu’il leur faut pour
répondre aux passions et aux perceptions de l’âme, c’est ce rapport mutuel et réglé
par avance dans chaque substance de l’univers, qui produit ce que nous appelons
leur communication, et qui fait uniquement l’union de l’âme et du corps. Et l’on peut
entendre par là comment l’âme a son siège dans le corps par une présence
immédiate, qui ne saurait être plus grande, puisqu’elle y est comme l’unité est dans
le résultat des unités qui est la multitude ”2.
Ce retour à la question de l’union fait des passages précédents (concernant la
spontanéité, l’expression, l’harmonie) un détour, un approfondissement du thème de
l’union, beaucoup plus qu’un développement en forme de ces thèmes pour euxmêmes. Les paragraphes 12, 13 et 14, jouent ainsi sur deux registres pour penser
l’union et le rôle de Dieu à cet égard. Il y a la substance, comme seule au monde
avec Dieu, et il y a les substances qui s’entre expriment en exprimant chacune
“ l’univers ”. Dieu est tantôt le créateur qui fait face à la substance, tantôt le grand
accordeur qui règle chaque substance sur toutes les autres. L’union est tantôt pensée
du point de vue des sentiments et des perceptions internes, tantôt sur le modèle d’un
accord entre substances. La difficulté est que Leibniz passe sans cesse d’un registre à
l’autre, dans un va-et-vient constant qui rend trouble la notion même de “ dehors ”. A
cet égard l’expression semble être le lieu où s’opère la conversion d’un régime du
discours à l’autre (des perceptions aux substances, des replis de l’âme à ceux du
monde). Mais c’est une expression spécifiée comme organique, une expression par
“ les organes ”, dans la “ masse organisée ”. Leibniz retrouve ainsi la question de
1
Cf. Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances, §14, éd. GF-Flammarion,
1994, pp. 73-74
2
Cf. Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances, §14, éd. GF-Flammarion,
1994, p. 74
204
l’union de l’âme et du corps en deçà de l’harmonie. La notion d’expression “ prend
corps ”, et plus encore celle d’entre expression, à partir du site organique qui fait le
point de vue de l’âme : “ l’âme a son siège dans le corps ”. Après l’affirmation de
l’indépendance des substances, cette thèse est déroutante. Sans doute est-ce l’ordre
philosophique selon Leibniz, ou du moins sa rigueur : il nous faut comprendre que si
seule l’âme est avec Dieu, elle a toujours un corps.
2- L’expérience comme “ expression ” des qualités
“ D’ailleurs il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une infinité
de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des
changements dans l’âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que ces
impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre ou trop unies, en sorte
qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à d’autres, elles ne se
laissent pas de se faire sentir au moins confusément dans l’assemblage. (…) Ce n’est
pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes, et qu’il ne se passe encore
quelque chose dans l’âme qui y réponde, à cause de l’harmonie de l’âme et du
corps ; mais les impressions qui sont dans l’âme et dans le corps, destituées des
attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s’attirer notre attention et
notre mémoire, qui ne s’attachent qu’à des objets plus occupants ”1.
Les Nouveaux Essais sur l’entendement humain sont une réponse à l’Essai
philosophique concernant l’entendement humain de Locke – et notamment la thèse
selon laquelle l’esprit du nouveau-né est vierge de toute idée –. Selon Leibniz, nous
naissons munis d’une foule d’idées innées. L’expérience ne joue pas, chez lui, le rôle
prépondérant qu’elle joue dans la tradition empiriste en philosophie de la
connaissance. Dans la préface, Leibniz évoque cependant une caractéristique très
importante de l’expérience perceptive : nos perceptions sensibles, dit-il, sont
composées de “ parties sensibles ”. L’expérience consciente est donc faite d’éléments
inconscients. C’est là une caractéristique qu’il est nécessaire de prendre en compte
lorsque nous voulons étudier ce qu’est une expérience du point de vue du sujet qui
l’éprouve.
Dans cette préface, Leibniz montre que ce dont nous sommes conscients lorsque
nous faisons une expérience perceptive, ce que nous “ apercevons ”, peut et doit être
analysé en une multitude de “ perceptions sans aperception ni réflexion ”, c’est-à-dire
auxquelles nous ne prêtons pas attention, et dont nous ne nous souvenons pas. Bien
1
Cf. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, préface, éd. GF-Flammarion, Paris, 1990, p. 41
205
que l’habitude1 nous empêche d’en prendre conscience, ces perceptions insensibles
exercent une action causale importante dans notre vie mentale. Ce sont elles qui
permettent à Leibniz d’expliquer, au moins schématiquement, la façon dont les
qualités sensibles résultent de l’action sur nous des objets sensibles. Leibniz s’oppose
ici à Descartes (et aux cartésiens), pour qui les qualités sensibles (ou secondes) sont
des produits de notre propre fonds, qui ne peuvent être expliquées uniquement par les
propriétés des choses extérieures. Les qualités sensibles sont les attributs les plus
frappants de “ l’expérience en première personne ”, ce “ je ne sais quoi ”, “ ce qui
pique ” dit Leibniz, qui constitue une part très importante de notre vie mentale.
Leibniz propose ainsi dans cette préface une véritable genèse dans les “ petites
perceptions ”.
a- Sens, sensations & qualités
“ (…) Cependant il faut rendre cette justice aux sens qu’outre ces qualités occultes,
ils nous font connaître d’autres qualités plus manifestes, et qui fournissent des
notions plus distinctes. Et ce sont celles qu’on attribue au sens commun, parce qu’il
n’y a point de sens externe auquel elles soient particulièrement attachées et propres.
Et c’est là qu’on peut donner les définitions des termes ou mots qu’on emploie. Telle
est l’idée des nombres, qui se trouve également dans les sons, couleurs, et
attouchements. C’est ainsi que nous nous apercevons aussi des figures qui sont
communes aux couleurs et aux attouchements, mais que nous ne remarquons pas
dans les sons. Quoiqu’il soit vrai que, pour concevoir distinctement les nombres et
les figures mêmes, et pour en former des sciences, il faut venir à quelque chose que
les sens ne sauraient fournir, et que l’entendement ajoute aux sens ”2.
Les qualités occultes désignent ici les qualités qui ne ressemblent absolument pas à
ce que contient véritablement l’objet et qui en sont une traduction dans un langage
radicalement autre (les couleurs notamment). Ce passage est aussi une reprise de la
problématique cartésienne qui débouche chez Locke sur la distinction, déjà évoquée,
entre “ qualités premières ” et “ qualités secondes ”. Leibniz y mêle un héritage plus
ancien : l’idée d’une première synthèse, opérée au sein même de la sensation, entre
ce que nous touchons et ce que nous voyons et qui serait la source des
représentations des réalités mathématiques premières, figures et nombres. Ce serait
1
L’habitude est prise comme un obstacle majeur à l’analyse de l’expérience. Sur ce point nous pourrions
reprendre les textes de Locke essai sur l’entendement humain, livre II, chap. I, §1-5 ou de Hume, comme nous le
verrons par la suite, enquête sur l’entendement humain (pp. 87-89) ou encore celui de Kant concernant la
différence entre la connaissance pure et la connaissance empirique issu de la Critique de la Raison pure.
2
Cf. Leibniz, “ lettre touchant ce qui est indépendant des sens et de la matière ”, in Système nouveau de la nature
et de la communication des substances et autres textes, éd. GF-Flammarion, p. 237
206
donc au cœur du sens commun, compris comme l’instance elle-même sensorielle qui
compare les impressions sensibles, que jailliraient nos premières représentations de
l’unité, de la dualité, de la surface, du volume, etc. C’est là un héritage aristotélicien
peut-être même platonicien (notamment du livre VII de la République). Déjà au cœur
de leurs œuvres on considérait que la sensation jouait un rôle primordial dans
l’engendrement des réalités mathématiques.
Dans Les Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Leibniz pose et discute point
par point les thèses de Locke. Il les réfute. Philalèthe représente Locke alors que
Théophile présente les arguments leibniziens.
“ Théophile : il ne faut point s’imaginer que ces idées comme de la couleur ou de la
douleur soient arbitraires et sans rapport ou connexion naturelle avec leurs causes :
ce n’est pas l’usage de Dieu d’agir avec si peu d’ordre et de raison. Je dirais plutôt
qu’il y a une manière de ressemblance, non pas entière et pour ainsi dire in terminis,
mais expressive, ou de rapport d’ordre, comme une ellipse et même une parabole ou
hyperbole ressemblent en quelque façon au cercle dont elles sont la projection sur le
plan, qui est projeté et la projection qui s’en fait, chaque point de l’un répondant
suivant une certaine relation à chaque point de l’autre. C’est ce que les cartésiens ne
considèrent pas assez cette fois vous leur avez plus déféré. Monsieur, que vous
n’avez coutume et que vous n’aviez sujet de faire ”1.
Le huitième chapitre des nouveaux essais est intéressant non seulement parce qu’il
fait le point sur les idées avancées de part et d’autre, mais parce que s’y révèlent tous
les enjeux ontologiques de la polémique. L’absence de ressemblance entre les
qualités secondes telles qu’elles sont perçues et les qualités réelles de l’objet heurte
Théophile pour plusieurs raisons. Des raisons théologiques, puisqu’il est difficile
alors d’échapper à l’idée que Dieu soit trompeur. Des raisons logiques, puisque, si
nos sensations ne ressemblent pas aux objets extérieurs, nous n’aurons aucun moyen
de connaître ceux-ci et de savoir s’il y a ou non ressemblance2. Enfin, un appel à
l’expérience physique (§24), avec l’exemple du reflet solaire dans un miroir, et un
appel au bon sens. Ce dernier ne doit toutefois pas masquer la rigueur des arguments
avancés par Leibniz, et la manière dont il résout le fameux dilemme de la “ piqûre
1
Cf. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, II, VIII, §13, éd. GF-Flammarion, Paris, 1990, p. 103
Sur ce point Philalèthe pourrait répondre que la ressemblance des qualitès premières suffit et permet de tout
ramener à ce qu’elles nous font apercevoir.
2
207
d’épingle ” montre bien son souci de répondre sur un terrain scientifique et
expérimental aux conceptions de Locke.
Dans la lignée de Descartes, Leibniz fonde aussi de grandes catégories
épistémologiques sur une réflexion sur la sensation, englobant le sens commun et
l’imagination. Cette dernière est le lieu à la fois des notions issues de chaque sens et
de celles qui proviennent du sens commun. Il écrit : “ comme donc notre âme
compare (par exemple) les nombres et les figures qui sont dans les couleurs, avec les
nombres et les figures qui se trouvent par l’attouchement, il faut bien qu’il y ait un
sens interne où les perceptions de ces différents sens externes se trouvent réunies.
C’est ce qu’on appelle l’imagination, laquelle comprend à la fois les notions des
sens particuliers, qui sont claires et distinctes. Et ces idées claires et distinctes qui
sont sujettes à l’imagination sont les objets des sciences mathématiques, savoir de
l’Arithmétique et de la Géométrie, qui sont des sciences mathématiques pures, et de
l’application de ces sciences à la nature, qui font les mathématiques mixtes. On voit
aussi que les qualités sensibles particulières ne sont susceptibles d’explications et de
raisonnements qu’en tant qu’elles renferment ce qui est commun aux objets de
plusieurs sens extérieurs, et appartient au sens interne. Car ceux qui tâchent
d’expliquer distinctement les qualités sensibles ont toujours recours aux idées de
mathématique, et ces idées renferment toujours la grandeur ou la multitude des
parties. ”1
La différence entre le contenu des sensations particulières et les notions
mathématiques tient au passage entre confusion et distinction. Toutes sont
identifiables, car claires, mais seules les secondes sont totalement analysables. C’est
pourquoi elles seules permettent d’élaborer une connaissance authentique de ce que
les premières nous fournissent. Si elles proviennent toutes de la sensation et si leur
différence, décisive d’un point de vue épistémologique, ne dissimule pas cette
origine commune, il faut conserver toutefois à l’esprit que, comme chez Descartes, il
existe des connaissances qui n’en proviennent absolument pas. Et ce, à l’intérieur
même des mathématiques : seule l’existence de principes précédant toute expérience
sensible leur permet d’être une science démonstrative, déductive. C’est donc dans
l’articulation de ces savoirs différents, tant par leur source que par leur structure, que
peut se constituer une connaissance du monde.
1
Cf. Leibniz, “ lettre touchant ce qui est indépendant des sens et de la matière ”, in Système nouveau de la nature
et de la communication des substances et autres textes, éd. GF-Flammarion, p. 237
208
b- Les conséquences : des qualités à l’identité, à la métaphysique
Existe-t-il ou pourrait-il exister des choses différentes solo numero, autrement dit,
identiques en tout point à l’exception du fait trivial de leur pluralité ? Selon Leibniz
et son principe des indiscernables, c’est impossible. Il n’existe pas et ne peut pas
exister plusieurs individus qualitativement identiques. Imaginer l’existence de deux
choses exactement semblables est une “ fiction impossible ”. Aussi ressemblantes
peuvent-elles sembler être, deux choses sont toujours différentes par-delà le fait
qu’elles sont deux. “ Car il n’y a jamais dans la nature, deux Êtres, qui soient
parfaitement l’un comme l’autre et où il ne soit possible de trouver une différence
interne, ou fondée sur une dénomination intrinsèque ”1. Deux gouttes d’eau, deux
arbres, deux billes, etc., ne peuvent pas être indiscernables.
Certes Leibniz reconnaît : “ si deux choses parfaitement indiscernables existaient,
elles seraient deux ; mais la supposition est fausse, et contraire au grand principe de
la raison. Les philosophes vulgaires se sont trompés, lorsqu’ils ont cru qu’il y avait
des choses différentes solo numero, ou seulement parce qu’elle sont deux : et c’est de
cette erreur que sont venues leurs perplexités sur ce qu’ils appelaient le principe
d’individuation ”. De quel grand principe de la raison s’agit-il ? Du principe de
raison suffisante, tel que Leibniz le définit : “ c’est que jamais rien n’arrive, sans
qu’il n’y ait une cause ou du moins une raison déterminante, c’est-à-dire quelque
chose qui puisse servir à rendre raison a priori, pourquoi cela est existant plutôt que
non existant, et pourquoi cela est ainsi plutôt que de toute autre façon. Ce grand
principe a lieu dans tous les événements, et n’on en donnera jamais un exemple
contraire ”2.
Pour résumer, Dieu est créateur de toutes choses, et n’a aucune raison de créer deux
choses indiscernables. Quant au principe d’individuation, il vise à dégager la
singularité de chaque substance individuelle, ce qu’elle est (quod est) à l’exclusion
de toute autre. Si le principe de l’identité des indiscernables est vrai, il s’ensuit que
chaque chose est au moins dotée d’une propriété, connue ou inconnue, qui la
distingue de toute autre, ce qui permet d’ériger le grand principe leibnizien en
1
Cf. Leibniz, Monadologie §9, in Principes de la Nature et de la Grâce, Monadologie et autres textes, 17051716, éd. GF-Flammarion, 1996
2
Cf. Leibniz, Théodicée, 1ère Partie, §44, éd. GF-Flammarion, Paris, 1969, pp. 128-129
209
principe d’individuation et de gommer ainsi toute perplexité : “ si deux individus
étaient parfaitement égaux et (en un mot) indistinguables par eux-mêmes, il n’y
aurait point de principe d’individuation ”. Le principe d’individuation se confond
avec la conjonction ou série de propriétés de la chose considérée, conjonction
nécessairement unique qui ne peut, selon Leibniz, être attribuée par conséquent qu’à
une seule chose. Dans le cadre de la métaphysique leibnizienne, ce principe des
identités indiscernables s’impose à nous et il semble exclu de le remettre en cause.
En revanche, nous pourrions nous demander s’il existe un univers composé
uniquement de deux sphères qualitativement identiques ? Un tel cas de figure est
impossible pour Leibniz. En dépit de leur indiscernabilité et donc du fait que tout ce
qui peut être prédiqué de l’une peut l’être de l’autre, il s’agirait malgré tout de deux
sphères. Toute la question est de savoir quelles propriétés doivent être prises en
compte dans la formulation de principe leibnizien.
Devons-nous considérer toutes les propriétés sans exception, y compris celles de type
“ être identique à individu donnée, et toutes celles qui s’y rattachent, auquel cas le
principe de l’identité des indiscernables serait valide mais stérile, ou ne tenir compte
que des propriétés qui peuvent s’appliquer à plusieurs objets, auquel cas le principe
de Leibniz serait fécond mais non justifié ? Quoi qu’il en soit ici de la validité du
principe de l’identité des indiscernables, l’important est de bien comprendre la
rupture radicale opérée par Leibniz (dans l’ensemble de son œuvre) quant à la
question de l’individuation. Si chaque chose est absolument unique, non pas au sens
trivial où les autres choses en sont par définition différentes, mais au sens où aucune
autre ne saurait en être indiscernable, en introduisant la notion de forme substantielle
Leibniz clôt la dispute sur l’individuation des substances.
“ Si l’opinion que j’ai, que la substance demande une véritable unité, n’était fondée
que sur une définition que j’aurais forgée contre l’usage commun, ce ne serait
qu’une dispute des mots ; mais outre que les philosophes ordinaires ont pris ce terme
à peu près de la même façon, en distinguant l’un par soi et l’un par accident, la
forme substantielle et la forme accidentelle, les mixtes imparfaits et parfaits, naturels
et artificiels ; je prends les choses de bien plus haut et, laissant là des termes : je
crois que là où il n’y a que des êtres par agrégation, il n’y aura pas même des êtres
réels ; car tout être par agrégation suppose des êtres doués d’une véritable unité
210
parce qu’il ne tient sa réalité que de celle de ceux dont il est composé, de sorte qu’il
n’y en aura point du tout si chaque être dont il est composé est encore un être par
agrégation ; ou il faut encore chercher un autre fondement de sa réalité qui de cette
manière, s’il faut toujours continuer de chercher, ne peut jamais se trouver ”1.
Dans cette lettre, Leibniz énonce sa maxime “ ce qui n’est pas véritablement un être
n’est pas véritablement non plus un être ”. Être, c’est d’abord être un être. Autrement
dit, une substance individuelle est un être doué d’une véritable unité.
Réciproquement, ce qui n’est pas un être, ce qui n’est pas une substance individuelle,
un être doué d’une véritable unité, n’est pas réellement un être. Pour Leibniz, il n’y a
pas de réalité sans véritable unité. Il opère ainsi une distinction fondamentale entre
les êtres par agrégation et les êtres par soi (organismes végétaux, et animaux). Les
êtres par agrégation n’ont qu’une identité stipulée à l’image d’un tas de pierres et
rien ne permet de dire autrement que par convention, qu’un carreau de marbre
possède une unité réelle. Le critère aristotélicien de continuité compris comme
l’indivisibilité du mouvement n’en est pas réellement un : “ car l’attouchement, le
mouvement commun, (…) ne changent rien à l’unité substantielle ” et “ là où il n’y a
que des êtres par agrégation, il n’y aura pas même des êtres réels ”. Malgré cette
critique de la continuité, la pensée leibnizienne est plus proche de celle d’Aristote
que celle de Descartes.
Si le partage ontologique s’effectue, chez Descartes, sous le mode de la fracture entre
les hommes et les autres individus, chez Leibniz, c’est moins d’une fracture qu’il
s’agit que d’une infinité de l’être. “ Et peut-être qu’il y a une infinité de degrés dans
les formes des substances corporelles ”. Et si nous étions vraiment obligés de couper
à la manière de Descartes le monde en deux, ce partage ontologique s’effectuerait
nettement, comme nous venons de le souligner entre les unum per se et les unum per
agregatum. Leibniz est clair sur ce point “ je crois aussi que de vouloir renfermer
dans l’homme presque seul toute la véritable unité ou substance, c’est être borné en
métaphysique que l’était en physique ceux qui enfermaient le monde dans une
boule ”. Si l’âme fonde l’unité des corps biologiques, alors elle ressemble davantage
1
Cf. Leibniz, extrait de la lettre à Arnauld du 30 avril 1687, in Leibniz, Œuvres, tome I, éd. Aubier, 1972, P. 251
211
à l’âme végétative aristotélicienne. Ce qui explique pourquoi, pour Leibniz, les êtres
vivants ont une âme.
Or cette âme immatérielle ne saurait être divisée. Lorsqu’un insecte est sectionné,
son âme se situe dans une des parties, ce tant que l’insecte continue apparemment de
vivre. La réponse aristotélicienne diffère sur ce point : “ ce qui se passe dans le cas
des plantes, dont certaines une fois divisées, continuent manifestement à vivre, bien
que leurs parties soient séparées les unes des autres (ce qui implique que l’âme qui
réside en elles est, dans chaque plante, une en entéléchie, mais multiplie en
puissance), nous le voyons se produire aussi, pour d’autres différences de l’âme,
chez les insectes qui ont été segmentés. Et, en effet, chacun des segments possède la
sensation et le mouvement local ; et s’il possède la sensation, il possède aussi
l’imagination et le désir, car là où il y a sensation il y a aussi douleur et plaisir, et là
où il y a douleur et plaisir, il y aussi nécessairement appétit ”1. Aujourd’hui encore,
les cas de fission (réelles ou non) continuent à nous intriguer. Nous sommes loin
d’avoir toutes les réponses.
A force de se maintenir au niveau des idées abstraites, d’y multiplier les distinctions
et les néologismes, le métaphysicien fait naître le soupçon de verbalisme. Pour Locke
(c’est-à-dire Philalèthe sous la plume de Leibniz), la critique de l’abstraction est
d’abord une critique du langage métaphysique, une critique de la métaphysique
comme langage. “ La plupart des sectes de philosophie et de religion ” ont produit
“ une obscurité affectée, soit en donnant à des termes d’usage des significations
instituées, soit en introduisant des termes nouveaux sans les expliquer ”2. Ainsi “ on
prend les mots pour des choses, c’est-à-dire qu’on croit que les termes répondent à
l’essence réelle des substances. Qui est-ce qui ayant été élevé dans la philosophie
péripatéticienne ne se figure que les dix noms qui signifient les prédicaments sont
exactement conformes à la nature des choses ? Que les formes substantielles, les
âmes végétatives, l’horreur du vide, les espèces intentionnelles, etc., sont quelque
chose de réel ? ”3 Leibniz prend acte de la critique et en reconnaît la légitimité de
principe. Sa ligne de défense consiste d’une part à remarquer “ qu’il n’y a pas tant de
mots insignifiants qu’on pense, et qu’avec un peu de soin et de bonne volonté on
1
Cf. Aristote, De l’âme, 413 b 15-25
Cf. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, III, 10, “ de l’abus des mots ”, §1-2,
3
Cf. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, III, 10, §14
2
212
pourrait remplir le vide, ou fixer l’indétermination ” (§3), et d’autre part à déplacer
le problème : “ ce n’est pas proprement prendre les choses, mais c’est croire vrai ce
qui ne l’est point ” (§14). Qu’il s’agisse des espèces intentionnelles ou de la liste des
catégories, on a affaire à des erreurs de montage ou de raisonnement plutôt qu’à des
abus de langage. Aristote n’est pas à blâmer pour avoir conçu, sous les matières
déterminées, une pure matière, une matière première. Car si la substance “ ne se
trouve jamais toute nue ” (§15), la matière ne saurait pourtant se réduire à la
multiplicité de ses qualités ou apparences. Le problème est plutôt chez eux “ qui s’y
sont trop arrêtés, et qui ont forgé des chimères sur des mots malentendus de ce
philosophe, qui peut-être aussi a donné trop d’occasion quelquefois à ces méprises et
au galimatias ”. Mais devons-nous pas considérer le langage comme transitif ? Les
mots doivent être la mesure des idées. En ce sens, la métaphysique doit veiller à ce
que ses combinaisons de mots soient “ solvables ”, convertibles en valeur d’idée ou
de réalité.
C’est dans ce contexte que s’inscrit le passage intitulé “des propositions frivoles ”1.
L’attaque de Locke se précise : les propositions “ scolastiques ”, quand elles ne sont
pas intelligibles, sont
des “ propositions frivoles ”, c’est-à-dire des formes
sophistiquées de tautologie, des propositions purement analytiques, vraies par
définition, “ où une partie de l’idée complexe est affirmée de l’objet de cette idée ”2,
comme lorsque nous affirmons que “ tout or est fusible ” après avoir défini l’or
comme “ un corps jaune, pesant, fusible et malléable ”. Ainsi que l’âme ait trois
parties, végétative, sensitive, raisonnable, ne fait que répéter ce qui se trouvait posé
dans le sujet, par définition. Cela n’en dit pas plus sur “ ce qu’elle est réellement ”…
Leibniz répond en distinguant entre cette partie de la métaphysique qu’on appelle
communément ontologie, qui traite des “ substances en général ”.
L’ontologie ne produit que des définitions et des distinctions nominales, aussi abuset-elle du nom de science. Mais la philosophie des scolastiques ne s’y réduit pas, “ il y
a encore de l’or dans ces sorties ” : outre les analyses conceptuelles menées sur des
questions du continu, de l’infini, de la contingence, des universaux, des facultés de
l’âme, des principes de la volonté, etc., nous y trouvons toutes sortes de propositions
générales sur les substances, “ fondées en raison et confirmées par l’expérience ”.
1
Cf. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, IV, 8, “ Des propositions frivoles ”, §9-11, éd. GFFlammarion, 1990, pp. 339-341
2
Cf. op. cit. IV, 8, §4
213
En réhabilitant les formes substantielles des scolastiques, Leibniz introduit le concept
d’atome métaphysique à partir de la considération du mouvement et de la force.
Débarrassée du verbalisme de l’ontologie transcendantale et ramenée au niveau des
catégories où elle va pouvoir parler des substances en général et des esprits en
particulier, la métaphysique est en mesure de produire des concepts qui nous
apprennent autre chose que ce qui se trouve déjà contenu dans nos idées distinctes, et
des définitions qui font “ connaître en même temps les idées et leur possibilité ”
(§12). Ce n’est qu’à ce niveau que la distinction entre l’apparence et la réalité va
pouvoir s’exercer systématiquement. C’est là surtout que nous pourrons évoquer la
destinée humaine, qui se joue dans le rapport de Dieu et de l’âme. Dégagée de toutes
propositions frivoles, de toutes les questions vides de l’ontologie générale, “ la
métaphysique réelle ”, nécessairement spéciale, s’allie ainsi à “ la morale la plus
parfaite ”.
Leibniz revient donc à la métaphysique pour répondre à une exigence rationnelle,
celle du fondement ou de la raison d’être du phénomène. Le concept du “ point
métaphysique ”, comme il l’expose dans Le Journal des savants (lettre du 18 juin
1691), est nécessairement appelé par le concept de force que la physique
“ dynamique ” met en place dans ses explications. “ Nous remarquons dans la
matière une qualité, que quelques-uns ont appelée inertie-naturelle, par laquelle le
corps résiste en quelque façon au mouvement, en sorte qu’il faut employer quelque
force pour l’y mettre ”1. Si dans les corps, il n’y avait que de l’étendue cela serait
incompréhensible, car “ les résultats du concours des corps s’expliqueraient par la
seule composition géométrique des mouvements ”2, et la quantité de mouvement se
conserverait. Or l’expérience nous apprend qu’elle varie, et que c’est la quantité de
force qui se conserve. Ainsi “ il y a dans la nature quelque autre chose que ce qui est
purement géométrique, c’est-à-dire que l’étendue et son changement tout nu. (…) Il
faut y joindre quelque notion supérieure ou métaphysique, savoir celle de substance,
action et force ”3.
L’étendue et la composition des figures et des mouvements ne suffisent donc pas à
nous rendre la notion de force intelligible. Ceux qui s’en tiennent à la matière
1
Cf. Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances,éd. GF-Flammarion, 1994,
p.35
2
Cf. ibid.. p. 36
3
Cf. ibid.. p. 37
214
refusent de prêter aux choses matérielles la force et l’action, et s’en remettent à une
seule cause générale, qui est Dieu, comme dans le système des causes occasionnelles
de Malebranche. Mais la solution leibnizienne va plus loin “ il y a plus d’apparence
de dire qu’il y a du défaut dans l’hypothèse (celle de l’étendue nue) et qu’on doit
reconnaître dans la matière quelque chose de plus que ce qui consiste dans le seul
rapport à l’étendue ”1.
Pourquoi ne pas se contenter alors de réformer nos concepts physiques ? Avons-nous
réellement besoin d’une interprétation métaphysique de la force ? La force ellemême n’est que l’expression de la substance ou forme substantielle (premier principe
intérieur de l’action). Elle n’est que l’action du sujet actif : “ la substance in
concreto est autre chose que la force, car c’est le sujet pris avec cette force ”2.
Descartes fonde, comme nous l’avons vu, lui aussi les principes de sa physique dans
sa métaphysique. Leibniz va, cependant, plus loin : il pose des êtres métaphysiques.
Le véritable passage à la métaphysique, c’est celui de la force au sujet, de la force
“ dérivative ” à la force “ primitive ”. C’est à ce niveau que se trouve satisfaite
l’exigence de réalité : seul le sujet est réel. Les objets mathématiques ne sont jamais
que des constructions idéales, qui ne touchent pas au réel des choses. Il faut donc
encore “ des unités véritables qui viennent d’ailleurs, (…) car s’il n’y avait point de
véritables unités substantielles, il n’y aurait rien de substantiel, ni de réel ”3.
L’étendue n’est qu’un ordre de coexistence, elle n’a pas en elle-même la force de
s’étendre. Quant au mouvement, “ à la rigueur, (il) n’existe jamais, puisqu’il n’a
jamais ses parties ensemble : ainsi, ce qui existe véritablement dans le corps à
chaque instant est la cause du mouvement ”4, et c’est la force, le sujet métaphysique.
Le phénomène est donc transi par une force qui le soutient et en indique le
fondement réel : il n’est à la rigueur que l’expression d’un sujet actif. Ainsi il ne faut
“ pas mépriser dans la physique les principes supérieurs et immatériels, au préjudice
de la piété. (…) Les principes mêmes de la mécanique, c’est-à-dire les premières lois
du mouvement, ont une origine plus sublime que celle que les pures mathématiques
1
Cf. Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances,éd. GF-Flammarion, 1994,
p.39
2
Cf. Leibniz, lettre à Pellisson, janvier 1692
3
Cf. Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances, éd. GF-Flammarion, 1994,
p.71
4
Cf. Ibid., p. 45
215
peuvent fournir ”1. Mais la métaphysique requise par la physique se prolonge
immédiatement en spéculations d’ordre théologique. Nous passons ainsi des
“ premiers principes absolus de la composition des choses ” à des “ points
métaphysiques ” qui ont “ quelque chose de vital et une espèce de perception ” : “ les
points mathématiques sont leurs points de vue pour exprimer l’univers ”2. Elle a une
origine et une destination, une relation à Dieu qui la crée. C’est tout un système du
monde, appuyé sur une doctrine de l’expression, qui vient relayer les prémisses
métaphysiques de la dynamique des corps.
Ainsi tout doit être pris en considération : Leibniz évoquant l’entendement divin, il y
projette sa propre démarche. Cette “ machinerie ensoleillée ”, cette invention
métaphysique nous pouvons la résumer en quelques points. Il s’agit d’une répétition
infinie de l’identité. Répétition, certes, mais jamais ne se trouve répété un
commencement. Le système leibnizien répète une variété infinie. Il est donc de
nature même de ce système de ne pouvoir être saisi dans sa totalité exhaustive : tout
peut servir de commencement à la compréhension de l’ensemble. Le simple est le
commencement ontologique, le principe de raison suffisante est un commencement
logique, l’un et le multiple sont des commencements à partir de l’identité. En tous les
cas, l’étonnement devant le réel est toujours le début de la sagesse. Le
commencement méthodologique est, en un sens, le contraire du doute cartésien, et
l’invention du malin génie est le contraire de la pyramide des mondes possibles de
Leibniz. Il nous faut donc pour parvenir à l’émerveillement puis la sagesse “ éveiller
en nous tous les enfants endormis ”.
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Qu’est-ce que croire ? La théorie classique et celle de Hume partent ici d’une même
constatation: l’idée d’un objet n’est pas la croyance en l’existence de cet objet.
Pour la théorie classique la croyance n’est possible que par le caractère relationnel et
systématique de la pensée.
1
2
Cf. Ibid., p. 37
Cf. Ibid., p. 71
216
Seulement, pour Hume, la croyance, comme la relation, sera expliquée à partir de
l’impression.
En ce sens, la croyance n’apporte à l’idée aucun élément intellectuel nouveau. Elle
consiste dans la manière dont nous concevons l’idée.
Comme nous allons le voir, Hume fait intervenir l’expérience de l’effort, ou celle de
la facilité. Les matières qui demandent une grande attention seront l’objet d’une
croyance faible ; au contraire, celles qui réclament le moins d’effort seront l’objet de
la croyance la plus vive. Il y a donc des principes naturels, au sens d’«aisés». Et
c’est pour cela que tout le monde adhère, et de façon continuelle, à certaines
croyances. Il faut donc nous fier aux instincts stables et universels. Aux yeux de
Hume, les sciences ne sont pas «fondées», au sens où elles le sont, chez Descartes,
par la véracité divine, chez Kant par la structure de notre entendement. Elles sont
seulement universellement admises. Et c’est précisément cet écart entre Hume et
Kant que nous allons pointé. Cette différence de champ, nous montrera la nécessité
de mettre en place une épistémologie comme savoir complémentaire à notre
topologie des qualités.
1- Hume
Les maîtres de Hume sont : Locke, Newton, et Berkeley. Comme Locke, il procède à
l’analyse psychologique de nos idées, et voit dans l’expérience l’unique source de
nos connaissances. Comme Newton, il tient la science pour inductive, et borne ses
prétentions à la découverte de lois, c’est-à-dire de relations constantes dont nous
échappe la raison. Et la méthode de Hume se veut newtonienne : le Traité de la
nature humaine porte comme sous-titre Essai pour introduire la méthode
expérimentale dans les sujets moraux.
En réalité, cette méthode est celle même de Berkeley. Ce dernier l’a appliquée
(comme nous l’avons vu) à l’étude critique des idées abstraites et de la matière.
Hume se demande essentiellement ce que nous avons dans l’esprit quand nous
prononçons les mots : espace, relation, substance, causalité. A propos de chacune de
ces notions, qu’il étudie avec minutie, il recherche ce qui est vraiment et
authentiquement pensé. Examinant chaque idée, il veut découvrir l’impression qui
est à sa source.
217
Définir la nature
“ On peut se demander alors, en général et à propos de cette peine ou de ce plaisir
qui distinguent le bien et le mal : de quels principes procèdent-ils et d’où viennentils, dans l’esprit humain ? A cela je réponds d’abord qu’il est absurde d’imaginer
que dans chaque cas particulier ces sentiments sont produits par une qualité
originelle et une disposition primitive. Car puisque le nombre de nos devoirs est en
quelque sorte infini, il est impossible que nos instincts originels se déploient jusqu’à
chacun d’entre eux et impriment dans l’esprit, dès notre toute première enfance,
toute la multitude de préceptes que contient le système d’éthique le plus achevé. […]
Mais en second lieu, dans le cas où l’on demanderait s’il nous faut chercher ces
principes dans la nature ou si nous devons leur chercher une autre origine, je
répliquerais que notre réponse à cette question dépend de la définition du mot nature
et qu’il n’y a pas de mot plus équivoque et ambigu. Si l’on oppose la nature aux
miracles, non seulement la distinction entre le vice et la vertu est naturelle, mais
aussi chaque événement qui a jamais eu lieu dans le monde, à l’exception de ces
miracles sur lesquels notre religion se fonde. En disant dès lors que les sentiments du
vice et de la vertu sont naturels en ce sens, nous ne faisons pas une découverte bien
extraordinaire.
Mais la nature peut aussi bien être opposée au rare et à l’inhabituel et, en ce sens
courant du mot, des discussions peuvent fréquemment surgir quant à ce qui est
naturel et à ce qui ne l’est pas, et l’on peut affirmer d’une manière générale que
nous ne sommes pas en possession de quelque critère très précis qui nous permette
de clore ces débats. […] ”1.
Dans ce passage la question de Hume est claire : sur quelles expériences en venonsnous à faire la différence entre ce qui est “ naturel ” et ce qui ne l’est pas ? Et plus
encore comment arrivons-nous à identifier la “ nature ” ?
Ces expériences ne sont pas nécessairement convergentes. Est-ce vraiment la même
chose ce que nous nommons de loin en loin “ nature ” ?
La seule source de notre connaissance ne peut être que l’expérience. L’expérience
seule est première et constitutive. Elle n’est pas l’enregistrement continu et cumulatif
des états et des situations qu’il nous est donné de vivre, mais plutôt une construction
progressive, dont Hume voit le principe dans l’association des idées2. La nature ne
fait pas exception à cette règle générale. Si les propositions de Hume sont
intéressantes, c’est sans doute parce qu’elles nous permettent de nous interroger sur
1
Cf. Hume, La Morale. Traité de la nature humaine, III, trad. P. Saltel, éd. GF-Flammarion, 1993, pp. 69-70
Principe que nous étudions juste après dans la continuité de notre recherche, il me semble plus logique de
commencer par la conception humienne de la nature afin de révéler son système.
2
218
“ l’attitude naturelle ” (expression désignant, selon Husserl, notre capacité à
considérer que l’existence des objets en “ dehors ” de nous va de soi). Cependant
qu’il y ait une “ nature ”, que nous identifions comme “ naturels ” un certain nombre
d’états ou de changements d’états, c’est précisément cela qui demande à être
compris. Il nous faut remonter en deçà de cette “ évidence ” objective de la nature,
pour déterminer ses conditions subjectives de possibilité.
L’intention de Hume est plus grande, elle croise et enrichit cette recherche. Elle est
celle d’un moraliste, qui cherche à savoir à quoi tient la différence entre le vice et la
vertu. Quelle est donc son origine ? Est-elle pleinement et fondée, et sur quoi ?
Serait-elle dérivée de la nature des êtres ou des choses, et connaissable par
l’intermédiaire d’une bonne physique ?
Hume repère, chez ses prédécesseurs (Anciens et Modernes), une erreur de
raisonnement : la tentative répétée pour déduire ce qui doit être de ce qui est. Le
“ Bien ” des platoniciens est au centre de cette confusion. “ L’Être suprême ” est
considéré comme la norme fondamentale permettant de juger et de décider de ce qui
doit être voulu ou entrepris. Hume cherche à distinguer l’être et le devoir, en deux
niveaux. Ce sont deux ordres, deux réalités hétérogènes, appelant à des
considérations spécifiques. La science, essentiellement vouée à l’élucidation
rationnelle des faits, ne devrait avoir aucune fonction prescriptive ; et la morale,
rendue à l’immédiateté et à la justesse d’un sentiment, ne saurait s’autoriser d’une
quelconque caution scientifique.
La nature pourrait bien participer de ce mélange des genres ou des ordres. C’est
pourquoi il importe de savoir ce que signifient exactement les mots que nous
utilisons et comment naissent les idées.
a- Connaissance & causalité : la composition des idées
“ Voici donc que nous pouvons diviser toutes les perceptions de l’esprit en deux
classes ou espèces, qui se distinguent par leurs différents degrés de force et de
vivacité. Les moins fortes et les moins vives sont communément nommées pensées ou
idées. L’autre espèce n’a pas de nom dans notre langue et dans la plupart des autres
langues ; je suppose qu’il en est ainsi parce qu’il n’est pas nécessaire, pour des
desseins autres que philosophiques, de les ranger sous une appellation ou un nom
général. Usons donc de liberté et appelons-les impressions, en employant ce mot
dans un sens qui diffère quelque peu du sens habituel. Par le terme impression,
219
j’entends donc toutes nos plus vives perceptions quand nous entendons, voyons,
touchons aimons, haïssons, désirons ou voulons. Et les impressions se distinguent
des idées, qui sont les moins vives perceptions, dont nous avons conscience quand
nous réfléchissons à l’une des sensations ou à l’un des mouvements que je viens de
citer.
[…] Voici donc une proposition qui, non seulement, semble en elle-même simple et
intelligible, mais qui si on en fait un usage convenable, peut rendre toute discussion
oralement intelligible et peut bannir tout ce jargon qui s’est emparé si longtemps des
raisonnements métaphysiques et les a discrédités. Toutes les idées, spécialement les
idées abstraites, sont par nature vagues et obscures ; l’esprit n’a sur elles qu’une
faible prise ; il est porté à les confondre avec d’autres idées semblables ; quand nous
avons souvent employé un terme, même sans lui donner un sens distinct, nous
sommes portés à imaginer qu’une idée déterminée y est annexée. Au contraire, toutes
les impressions, c’est-à-dire toutes les sensations, externes ou internes, sont fortes et
vives ; leurs limites sont plus exactement déterminées ; il n’est pas facile de tomber
dans l’erreur ou de se méprendre à leur sujet. Quand donc nous soupçonnons qu’un
terme philosophique est employé sans aucun sens ni aucune idée correspondante
(…), nous n’avons qu’à rechercher de quelle impression dérive cette idée supposée.
Si l’on peut en désigner une, cela servira à confirmer notre soupçon. En portant les
idées sous une lumière aussi claire, nous pouvons raisonnablement espérer écarter
toute discussion qui pourrait surgir au sujet de leur nature et de leur réalité. ”1
Dans l’enquête sur l’entendement humain, Hume reprend la conception lockienne de
la composition des idées à partir du sensible (toutes les idées et même celle de Dieu).
Leur vigueur et leur degré de certitude apparaissent d’ailleurs en raison inverse de
leur éloignement des impressions sensibles à partir desquelles elles sont composées.
Il est possible grâce à cette explication de rendre compte non seulement des chimères
auxquelles nous parvenons par addition d’impressions que nous n’avons jamais
rencontrées liées dans la réalité. Mais également faire ressortir la vanité de certains
concepts métaphysiques forgés. Du même coup les limites de cette opération
ressortent. En effet, si son pouvoir d’additionner est infini, en revanche, elle ne peut
travailler que sur des impressions existantes et ne peut en créer ex nihilo. Hume
ajoute ici une question qui en est le corrélat évident, que nous trouvons déjà dans
l’Essai philosophique concernant l’entendement humain, et qui constitue l’un des
principaux argumentaires de Condillac2 : à quelles idées parviendrait un homme qui
serait privé de tel ou tel sens ? La conclusion est claire : cet homme est parfaitement
inapte à aboutir aux idées dont les éléments premiers sont constitués par les
impressions de l’organe sensoriel dont il est privé.
1
Cf. Hume, Enquête sur l’entendement humain, II, trad. P. Baranger et P. Saltel, éd. GF-Flammarion, 1983, pp.
64-68
2
Cf. Condillac, traité des sensations, éd. PUF, Paris, 1947.
220
“ Si donc nous désirons nous satisfaire au sujet de la nature de l’évidence qui nous
donne la certitude des faits, il faut que nous recherchions comment nous arrivons à
la connaissance de la cause et de l’effet ”1.
Après avoir mis en avant l’origine des idées et les processus d’association (qui jouent
un rôle déterminant dans notre vie mentale), Hume formule, dans la quatrième
section de son enquête, des “ doutes sceptiques sur les opérations de l’entendement ”.
Le thème clef, de cette partie, est celui de la distinction entre deux classes d’objets de
la raison humaine, les relations d’idées et les faits. Les premières sont susceptibles
d’être étudiées sans l’aide de l’expérience, dans les mathématiques. Les seconds sont
inaccessibles à notre seul entendement – ils ne nous sont donnés que par
l’expérience. Nous ne pouvons avoir à leur sujet une certitude de même nature que
celle qui concerne les relations mathématiques. Nous ne pouvons pas être sûrs que le
soleil se lèvera bien demain matin comme nous sommes sûrs que la somme d’un
triangle est égale à 180°. Cependant, la proposition selon laquelle le soleil se lèvera
demain, qui est une proposition de fait, nous apparaît comme vraie. D’où provient ce
sentiment d’évidence ? De quelle façon raisonnons-nous sur ce dont l’existence nous
est donnée par l’expérience ? Nous supposons des relations de cause à effet entre les
différents faits que nous observons et dont nous nous souvenons. “ J’oserai affirmer,
comme une proposition générale qui n’admet pas d’exception, que la connaissance
de cette relation ne s’obtient, en aucun cas, par des raisonnements a priori ; mais
qu’elle naît entièrement de l’expérience, quand nous trouvons que des objets
particuliers sont en conjonction constante l’un avec l’autre. Qu’on présente un objet
à un homme dont la raison et les aptitudes soient, par nature, aussi forte que
possible ; si cet objet lui est entièrement nouveau, il sera incapable, à examiner avec
la plus grande précision ses qualités sensibles, de découvrir l’une de ses causes ou
l’un de ses effets. (…) Nul objet ne découvre jamais, par les qualités qui
apparaissent au sens, soit les causes qui les produisent, soit les effets qui en
naissent ; et notre raison ne peut, sans l’aide de l’expérience, jamais tirer une
conclusion au sujet d’une existence réelle ”2.
1
2
Cf. Hume, Enquête sur l’entendement humain, II, trad. P. Baranger et P. Saltel, éd. GF-Flammarion, 1983, p.87
Cf. Hume, Enquête sur l’entendement humain, II, trad. P. Baranger et P. Saltel, éd. GF-Flammarion, 1983, p.87
221
Dans l’analyse humienne de la relation entre la cause et l’effet, nous pouvons noter la
présence de deux grands arguments. Le premier répond à Locke1 : Hume affirme,
contrairement à Locke, que la cause d’une apparence, d’une image par exemple,
n’est pas donnée dans l’expérience de cette apparence. Nous n’avons pas d’accès aux
choses réelles qui causent nos perceptions. Le second argument montre que nous ne
pouvons avoir aucune connaissance de la connexion entre cause et effet. Nous ne
pouvons faire que des suppositions à partir de notre expérience sur cette connexion,
qui est en réalité une connexion entre des idées.
Aussi Hume établit-il ici les propriétés paradoxales de la relation entre expérience et
connaissance. L’expérience est la seule source de notre connaissance des faits, mais
elle ne nous garantit absolument aucune certitude sur la nature des relations entre les
faits. C’est uniquement la coutume, l’habitude, qui nous fait oublier cette
caractéristique fondamentale de la connaissance.
b- Les conséquences sur l’identité
“ Premièrement, pour ce qui est du principe d’individuation : nous pouvons observer
que la vue d’un objet isolé quelconque ne suffit pas à nous procurer l’idée d’identité.
En effet, dans la proposition un objet est le même que lui-même, si l’idée exprimée
par le mot objet ne se distinguait en aucune façon de celle exprimée par le mot objet
ne se distinguait en aucun e façon de celle exprimée par lui-même, la proposition ne
signifierait rien et ne contiendrait pas un prédicat et un sujet, lesquels sont
cependant impliqués dans cette affirmation. Un objet singulier procure l’idée
d’unité, pas celle d’identité ”2.
La notion d’identité conduit à une impasse. Ou bien les énoncés d’identité sont
triviaux en ce sens qu’ils ne nous apprennent rien de plus que ce que nous savons
déjà ; ou bien ils sont faux en ce sens qu’ils affirment implicitement que deux choses
pourraient être identiques. Il faut sortir de ce dilemme. L’issue, qu’utilise Hume, est
temporelle. La meilleure façon de dire quelque chose de l’identité des objets consiste
à envisager la relation entre un objet qui existe à un moment donné t et cet objet
existant à un autre moment t’. Cette position est loin d’être nouvelle. Nous l’avons
déjà notée chez Locke3. A la question de savoir pourquoi l’objet existant à t et l’objet
1
Et notamment aux paragraphes 8 à 10 du livre II, chap. IX, de l’Essai concernant l’entendement humain – éd.
Vrin, 1989, trad. Coste, pp. 99-101
2
Cf. Hume, Traité de la nature humaine, livre I, trad. P. Baranger et P. Saltel, éd. GF-Flammarion, 1995, p. 284
3
notamment Essai concernant l’entendement humain, livre II, chap. 27, §1-3, trad. Coste, éd. Vrin
222
existant à t’ ne sont qu’un seul et même objet, Hume propose l’invariabilité. “ Ainsi,
le principe d’individuation n’est autre que le caractère invariable et ininterrompu
d’un objet quelconque à travers une variation supposée du temps, par laquelle
l’esprit peut le suivre à différentes périodes de son existence, sans cesser jamais de
le voir et sans être obligé de former l’idée de multiplicité ou de nombre ”1.
Un objet existant à t est identique à l’objet existant à t’ si aucune modification n’est
venue l’affecter durant l’intervalle de temps compris entre t et t’. Hume érige en
principe d’individuation, ce qui soulève la question de la compréhension d’un tel
principe. Il me semble que l’individuation doit plutôt être rattachée à la question de
l’identité à travers les mondes possibles qu’à la question de l’identité à travers le
temps. Reste que Hobbes, Locke comme Hume font coïncider ces deux problèmes.
Par ailleurs, nous affirmons l’identité d’un objet en dépit du non-respect du principe
d’individuation tel que le pose Hume. Par exemple, nous affirmons que telle table est
la même une fois repeinte, que tel arbre est le même que nous soyons en été ou en
hiver, etc. Cet écart entre nos pratiques courantes et le principe d’individuation
proposé par Hume semble le conduire à la thèse de l’identité comme une fiction de
l’imagination. En vérité, les choses ne sont pas identiques à elles-mêmes,
puisqu’elles changent. C’est nous qui, en esprit, unifions ce qui n’est qu’une
succession d’objets différents.
“ Ainsi la controverse à propos de l’identité n’est pas seulement une querelle de
mots. En effet, lorsque nous attribuons l’identité, dans un sens impropre, à des objets
variables ou discontinus, notre méprise ne se limite pas à l’expression mais elle est
ordinairement accompagnée d’une fiction, soit de quelque chose d’invariable et
d’ininterrompu, soit de quelque chose de mystérieux et d’inexplicable, ou, au moins,
d’une tendance à de telles fictions. Pour prouver cette hypothèse à la satisfaction de
tout enquêteur impartial, il suffira de montrer à partir de l’expérience et de
l’observation quotidiennes que les objets variables et discontinus qui sont pourtant
supposés demeurer identiques sont ceux et seulement ceux, qui consistent en une
succession de parties reliées entre elles par la ressemblance, la contiguïté et la
causalité ”2.
Ce n’est pas l’identité elle-même qui est une fiction mais bien nos jugements
d’identité. Hume dénonce notre tendance à considérer comme le même ce qui est
différent. Définie, comme l’invariabilité d’un objet à travers le temps, l’identité
attribuée à tort aux objets changeants ne peut rien être d’autre q’un produit de notre
imagination. Nous confondons donc, sans cesse, la relation bien réelle d’identité avec
1
2
Cf. Hume, Traité de la nature humaine, livre I, trad. P. Baranger et P. Saltel, éd. GF-Flammarion, 1995, p. 286
Cf. Hume, Traité de la nature humaine, livre I, trad. P. Baranger et P. Saltel, éd. GF-Flammarion, 1995, p. 346
223
la relation mythologique de succession d’objets reliés. Voisines en apparence, ces
deux relations sont, en réalité, opposées. Si l’identité et le changement s’excluent
logiquement, la relation de succession d’objets reliés permet faussement d’articuler
ces deux concepts antinomiques. Dès lors, deux possibilités s’offrent à nous :
o ou bien l’objet considéré ne subit aucune modification au cours du temps, autre
que de mouvement ou de lieu, modifications qui n’entrent généralement pas en
ligne de compte dans notre appréciation de l’identité, et il s’agira toujours d’un
seul et même objet ;
o ou bien l’objet considéré subit une modification quelconque, aussi minime
soit-elle, et alors il disparaîtra irrémédiablement au profit d’un autre objet.
Du point de vue de l’identité, l’objet avant le changement et l’objet après le
changement diffèrent autant l’un de l’autre que deux objets n’ayant strictement rien
en commun. Selon Hume, nous avons une telle tendance à relier les objets variables
ou discontinus, que nous n’hésitons pas à forger des notions aussi nébuleuses ou
fantomatiques que celle de substance ou de substrat, qui nous autorisent
artificiellement à rendre compte de l’identité d’un objet en dépit des modifications
plus ou moins importantes qu’il subit.
Nous voyons bien que cette fiction de l’identité, que Hume évoque, est héritière
d’une longue tradition philosophique. Elle résulte aussi d’une définition exorbitante
de l’identité, entendue comme invariabilité ou immuabilité. Cependant, l’identité ne
signifie justement pas une telle chose et il ne suffit pas de l’assimiler à la permanence
pour dissoudre le problème de l’identité des objets à travers le temps. Comme
Descartes, Hume abuse implicitement de la théorie de l’invariance selon laquelle un
segment temporel d’objet a et un segment temporel d’objet b sont deux segments
temporels de la même carrière d’un seul et même objet si et seulement si a et b sont
composés de la même matière ou des mêmes atomes – critère qui s’oppose par
définition au changement. Si un critère aussi rigide peut éventuellement s’appliquer
dans certains cas, comme celui d’un atome ou d’un agrégat d’atomes1, il n’en va pas
de même pour une montagne, un arbre, un fleuve, etc. Rien, dans ces cas particuliers,
sauf l’identité numérique et l’identité qualitative, ne permet d’appliquer cette théorie.
Qu’en est-il dès lors de notre identité “ personnelle ” ?
1
Comme nous l’avons, chez Locke, dans le §3, chap. 27 du livre II, de l’essai concernant l’entendement humain
224
“ Il est des philosophes qui imaginent que nous sommes à chaque instant intimement
conscients de ce que nous appelons notre MOI, que nous en sentons l’existence et la
continuité d’existence, et que nous sommes certains, avec une évidence, qui dépasse
celle de la démonstration, de son identité, de sa simplicité parfaites.
(…) Malheureusement toutes ces affirmations positives sont contraires à cette
expérience même que l’on invoque en leur faveur et nous n’avons aucune idée du
moi. De quelle impression, en effet, cette idée pourrait-elle provenir ? Il est
impossible de répondre à cette question sans une contradiction et une absurdité
manifestes et pourtant, c’est une question qui doit trouver une réponse si nous
voulons que l’idée du moi passe pour claire et intelligible.
(…) Qu’est-ce qui nous donne une si grande tendance à attribuer une identité à ces
perceptions successives et à supposer que nous possédons une existence invariable et
ininterrompue pendant tout le cours de notre vie ? Pour répondre à cette question, il
nous faut faire une distinction entre identité personnelle, en tant qu’elle se rapporte
à la pensée et à l’imagination, et en tant qu’elle s’attache à nos passions ou à
l’intérêt que nous prenons à nous-mêmes.
(…) Nous pouvons observer en outre que lorsque nous ne donnons pas suite à une
telle fiction, notre tendance à confondre l’identité avec la relation est si grande que
nous sommes portés à imaginer quelque chose d’inconnu et de mystérieux qui relie
les parties, en plus de la relation. (…) Et même lorsque cela ne se produit pas, nous
ressentons toujours une tendance à confondre ces idées, bien que nous ne soyons pas
à même de nous convaincre pleinement sur ce point ni de trouver quelque chose
d’invariable et d’ininterrompu pour justifier notre notion d’identité ”1.
Tout, chez Hume, dépend de la manière dont les impressions se trouvent associées,
selon des relations toujours extérieures à leurs termes. Il faut donc se replacer dans
l’espace de l’expérience où un monde se construit, et qui se donne d’abord comme
un dehors absolu, un espace bigarré où les impressions se juxtaposent, où des
fragments se rencontrent, où des totalités se font et se défont. L’impression n’a pas,
en elle-même, la force de se transcender vers une autre, et elle n’est pas non plus à
penser comme la propriété, la qualité, la modification d’un sujet qui serait là
“ derrière ”, comme un principe d’intimité, de substantialité. L’esprit lui-même est
dehors, et comme la “ nature humaine ” il se construit et se forme en réglant le flux
incessant des impressions et des idées par des lois de passage qui sont les lois mêmes
de la nature. Parler du moi comme d’un quelque chose qui serait identique à soi tout
au long de sa vie, nous renvoie donc à un certain usage des relations – car aucune
impression ne correspond à une telle idée. “ Supposez que l’esprit soit réduit à une
vie encore inférieure à celle d’une huître. Supposez qu’il n’ait qu’une seule
perception, comme celle de la faim ou de la soif. Considérez-le dans cette situation.
Concevez-vous autre chose que cette simple perception ? Avez-vous la moindre
1
Cf. Hume, Traité de la nature humaine, I, IV, 6, “ de l’identité personnelle ”, trad. P. Barranger et P. Saltel, éd.
GF-Flammarion, 1995, pp. 342-346
225
notion du soi ou de la substance ? Si vous ne l’avez pas, l’addition d’autres
perceptions ne saurait jamais vous la donner ”1.
Il nous faut donc passer à la considération des connexions.
“ Toutes les disputes à propos de l’identité des objets reliés sont purement verbales
sauf dans la mesure où les relations des parties donnent naissance à quelque fiction
ou à un principe d’union imaginaire ”2. Comment nous forgeons-nous une certaine
idée de l’identité à partir des seules relations ? Comment la fiction de l’existence
continue d’un même moi peut-elle se dégager de la collection des impressions et de
leurs relations ? Qu’est-ce qui nous porte “ à imaginer quelque chose d’inconnu et
de mystérieux qui relie les parties, en plus de la relation ” ? Il y a une tendance de
l’imagination, qui peut s’expliquer en termes de principes d’association (en terme de
ressemblance et de causalité). Tout un fonctionnement fictif des relations qui
cependant constitue les croyances les mieux établies de l’homme.
En conséquence, la philosophie de Hume est avant tout critique. Elle prend place
dans le courant d’idées qui, au XVIII° siècle, ruine les systèmes métaphysiques que
le XVII° siècle avait élaborés, en s’attaquant essentiellement aux deux notions qui
en constituaient les fondements : la notion de substance et la notion de cause. Après
les critiques que nous avons déjà évoquées celle de l’innéisme cartésien par Locke,
celle de substance matérielle par Berkeley, Hume s’attaque à la substance spirituelle
et à la causalité. Avec lui, la question centrale de la philosophie devient « comment
connaissons-nous ? ». Nul besoin désormais de s’intéresser à l’Être pour atteindre la
connaissance.
Le sujet n’est plus considéré, comme il l’était encore chez Berkeley, comme un
sujet-substance, mais bien comme le sujet de la connaissance elle-même. On a pu
tenir la philosophie de Hume pour un scepticisme, et qu’en un autre sens on a pu y
voir, selon l’expression de Jean Laporte, un dogmatisme du sentiment. Cette
philosophie marque la fin de la métaphysique entendue au sens classique, de la
métaphysique comme spéculation sur l’Être et sur l’absolu. Elle annonce, comme
nous allons le voir au cours du paragraphe suivant, le kantisme, mais sans se soucier
de donner au savoir un fondement rationnel et rigoureux. Entre le dogmatisme et le
1
2
Cf. Hume, op. cit. Appendice 5, p. 384
Cf. Hume, op. cit. p. 355
226
criticisme, elle constitue le moment du naturalisme. L’Univers s’y trouve privé de
causalité et de substance. Le sujet n’y est pas encore le sujet transcendantal. Mais la
nature y est conçue de telle façon que nous pouvons, en elle et grâce à elle, vivre,
penser et agir. La force de Hume consiste à introduire l’habitude et l’instinct comme
source de connaissance.
S'
il y a un « scepticisme modéré » de Hume, il consiste seulement à reconnaître qu'
il
n'
est pas dans nos possibilités de connaître la nature des choses, la connexion cachée
entre les événements, de percer les mécanismes cachés de cette machine qu'
est
l'
univers. Hume est sceptique à l'
égard de toute théorie métaphysique, mais pas
concernant le sens commun. Les nécessités de la vie pratique balaient les doutes
pyrrhoniens et il n'
est pas possible de maintenir longtemps un doute méthodique en
des matières où la croyance s'
est imposée. Il y a une balance des chances qui donne à
la croyance un poids plus ou moins important et qui rend impossible une suspension
durable du jugement.
Désormais, à côté de ces connaissances acquises par habitude, il y a celles qui
dérivent des instincts et dont Hume dans I'
Enquête tente de rendre compte en faisant
appel à un « pouvoir originel de la nature ». La reconnaissance d'
un « pouvoir
machinal » permettant aux animaux de faire montre d'
une grande sagacité dans la
conservation de leur existence et dans la propagation de leur espèce suffirait à
montrer que l'
action peut réussir sans l'
intervention du raisonnement. Pourquoi
n'
admettrions-nous pas d'
ailleurs que le raisonnement lui-même est une espèce
d'
instinct, de pouvoir agissant en nous ? Nous croyons en vertu d'
une disposition
naturelle et l'
expérience donne à nos croyances une force qui leur permet de
submerger les doutes sceptiques de la raison plutôt qu'
elle ne les détruit. Où l'
on voit
bien que la référence à la croyance n'
a vraiment chez Hume rien de mystique. La
croyance ne vient pas prendre le relais d'
une raison défaillante, elle s'
enracine dans
le fonds animal de l'
homme. En ce sens, la compréhension du système dessiner par
Hume, s’avère au cœur de essentiel pour notre topologie des qualités dans la
philosophie. Comprendre les cheminements de nos connaissances, notre rapport au
monde et au réel qui nous entoure peut se concevoir autour de cette dynamique
d’habitude. IL nous faut aborder maintenant l’un des grands lecteurs de Hume :
Kant. Même si cela peut sembler, de prime abord être une digression, nous allons
227
comprendre comment, dans son œuvre, l’effacement de la croyance va de paire avec
la disparition des qualités secondes.
2- Kant ou la transgression de l’expérience
C’est précisément ce concept de croyance qui va pas à pas disparaître chez Kant.
Cette disparition se fera au profit d’une anticipation globale des possibilités de
l’expérience en général. “ Si toute notre connaissance débute avec l’expérience, cela
ne prouve pas qu’elle dérive toute de l’expérience, car il se pourrait bien que même
notre connaissance par expérience fût composé de ce que nous recevons des
impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement
excité par des impressions sensibles) produit de lui-même ”1. Cette phrase, loin
d’être une réfutation de l’empirisme, reproduit avec quelques changements de
vocabulaires, les thèses de Hume. Non seulement elle reprend la thèse de
l’imagination qui décompose et recompose les données sensorielles, mais surtout elle
resitue
la croyance et la causalité. Pour le comprendre, il nous suffit juste de
remplacer le terme kantien de “ connaissance ” par celui de “ croyance ”. Nous
obtenons ainsi l’idée que nous réagissons à nos impressions en produisant des
croyances. Nous croyons que nos impressions ont pour cause des objets permanents,
des choses. Cette croyance instinctive n’est pas une véritable connaissance, car selon
Hume, nous ne pouvons parler de connaissance au sens strict que là où intervient
“ un raisonnement démonstratif ”. La relation causale ne se justifie ni par la logique
seule ni par nos impressions (il n’y a aucune impression dont la causalité serait la
copie). L’expérience engendre des croyances, et c’est l’examen des croyances qui
pose le problème général de la connaissance.
Kant, dans son introduction à la Critique de la raison pure, parle de connaissance
pure, non de croyance. Cette omission est loin d’être un détail. Elle répond au but
général de la pensée kantienne. Kant déplace le concept de croyance pour le faire
intervenir dans une autre partie de la Critique, celle qui traite du “ canon de la raison
pure ”. Ce chapitre se divise en trois sections :
1
Cf. Kant, critique de la raison pure, introduction de la 2ème édition, “ de la différence de la connaissance pure et
de la connaissance empirique ”, éd. PUF, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, avril 1993, p. 31
228
o But final de l’usage pour notre raison
o De l’idéal du souverain bien comme principe qui détermine la fin suprême de
la raison
o De l’opinion, de la science et de la foi.
La raison canonique de Kant n’est autre que la recta ratio de la théologie morale,
celle qui oriente vers l’idéal du souverain bien. La raison kantienne est
préromantique. Elle aspire à l’Absolu, à la totalité inconditionnée. Elle est investie
d’une puissance émotionnelle qui prescrit une finalité impérieuse. “ L’expérience
nous dit bien ce qui est, mais elle ne nous dit pas qu’il faut que cela soit, d’une
manière nécessaire, ainsi et non pas autrement. Elle ne nous donne par cela même
aucune véritable universalité, et la raison, qui est si avide de connaissances de cette
espèce, est plus excitée par elle que satisfaite ”. Pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi ?
Pourquoi la raison doit-elle être “ avide ”, “ excitée ”, “ insatisfaite ” ? La véritable
universalité, selon Kant, serait-elle la nécessité ?
Pour Hume c’est précisément l’inverse. Ce qui universel est vrai dans tous les cas. A
cela l’idée de nécessité n’ajoute rien d’objectif, mais seulement une règle
d’acceptation : si une assertion est vraie dans tous les cas, il est raisonnable de
l’accepter comme une règle valable dans tous les cas. Cette nécessité hypothétique
ou conditionnelle ne soulève pas de difficulté particulière. Mais la finalité
systématique du kantisme postule une nécessité inconditionnelle qui trouve son
expression dernière dans l’idéal transcendantal. L’idéal de la raison impose à la
métaphysique de la nature la nécessité a priori d’une synthèse : “ la métaphysique, en
effet, où l’objet doit toujours être mis en parallèle avec toutes les lois nécessaires de
la pensée, donne nécessairement par suite un nombre déterminé de connaissances
qu’on peut épuiser complètement (…). Le schéma nécessaire pour un système
métaphysique intégral (…) est le tableau des catégories ”1.
1
Cf. Kant, Principes métaphysiques d’une science de la nature, trad. Gibelin, PUF, p. 16
229
a- Nature, matière, entendement & qualités
Comment saisir le monde qui nous entoure ? Comment en avoir une connaissance
certaine ? Qu’est-ce que ça veut dire, il faut que nous rapportions tout divers donné à
la forme d’un objet ?
Nous pourrions tout aussi bien imaginer un nombre de sensations où les données
sensibles, le divers, la diversité sensible ne soient pas rapportés à une forme d’objet.
Notre perception est constituée de telle manière que la diversité sensible, nous la
rapportons à la forme d’un objet. En d’autres termes, nous ne percevons pas un
objet. Notre perception présuppose la forme d’objet comme une de ses conditions,
ce n’est pas quelque chose, c’est une forme vide. La forme d’objet, c’est exactement
l’indice par lequel les qualités sensibles, telles que nous les éprouvons, sont censées
renvoyer à un quelque chose.
Un quelque chose, mais quel quelque chose ? Justement, un quelque chose = rien.
Kant invente la formule : un quelque chose = x. L’objet = x est une pure forme de la
perception. Alors l’objet, je le spécifie, je le qualifie d’après telle diversité, tel
espace et tel temps que je lui rapporte.
Nous allons dans ce passage mettre en évidence qu’outre la forme de l’espace et du
temps (forme de l’intuition), outre la forme spatio-temporelle déterminée (synthèse
de l’imagination), il nous faut encore une troisième forme: la forme de l’objet
quelconque tel que nous rapportons à cette forme la forme spatio-temporelle, en
disant : c’est ceci. Le troisième aspect de la synthèse, après l’appréhension et la
reproduction, c’est ce que Kant appelle – reconnaître. Nous opérons une recognition.
Pour comprendre ce processus, nous allons ici étudier les liens entre la nature, la
matière et notre entendement dans le système kantien.
“ Il semble fort étrange et fort absurde que la nature doive se régler sur notre
principe subjectif d’aperception, et que même elle doive dépendre quant aux lois qui
la régissent. Mais si l’on songe que cette nature n’est rien en soi qu’un ensemble de
phénomènes, que par conséquent elle n’est pas une chose en soi, mais simplement
une multitude de représentations de l’esprit, on ne s’étonnera pas de ne la voir que
dans la faculté radicale de toute notre connaissance, à savoir dans l’aperception
transcendantale, dans cette unité qui seule lui permet d’être appelée un objet de
toute expérience possible, c’est-à-dire une nature, et l’on comprendra que par cette
unité a priori, par conséquent comme nécessaire, ce à quoi nous devrions renoncer
230
si elle était donnée en soi indépendamment des premières sources de notre
pensée ”1.
Définir la nature ne consiste pas seulement en l’énumération des qualités
(observables ou concevables). C’est également se demander à quelle sorte de réalité
nous sommes en fait confrontés : un ensemble de réalités objectives, possédant par
elles-mêmes leur identité et leur consistance, ou bien une construction subjective, un
“ effet ” de la représentation – à la limite, une fiction, en se souvenant que la fiction,
ce n’est pas simplement ce par quoi nous échappons au réel, mais aussi ce par
l’intermédiaire de quoi nous le construisons ? Que serait la nature, sans nos concepts
et sans nos discours ? Mais qu’en est-il alors de la réalité de cette nature “ imagée ”
ou conçue ? La “ vraie ” nature est-elle encore au-delà du subjectif et de l’objectif ?
Dans la Critique de la raison pure, Kant désigne comme “ révolution
copernicienne ” cette analyse qui fait
apparaître que, dans la constitution des
connaissances, ce n’est pas notre esprit qui se règle sur les objets dont nous faisons
l’expérience, mais au contraire les objets qui “ se règlent sur notre pouvoir
d’intuition ” et de conception.
Ce renversement participe d’une double interrogation. D’abord, comment se fait-il
que nous soyons capables, s’agissant de la nature donc d’une chose extérieure à nous,
de produire des énoncés universels et nécessaires (c’est-à-dire “ apodictiques ”) ?
C’est, en effet, étonnant. Nous sommes des êtres limités, qu’il s’agisse de notre place
dans l’espace et le temps, de notre capacité à sentir et à raisonner. D’où nous vient
alors cette fabuleuse capacité à “ comprendre ” l’univers, et à produire des
connaissances sans commune mesure avec la limitation de nos expériences ?
C’est la réussite même de la physique moderne qui sert de point de départ. Soit il faut
dénoncer cette prétention de la connaissance à l’universalité et de la nécessité, en y
voyant par exemple la naïveté de ceux qui ne mesurent pas l’écart entre leurs
représentations et la réalité des choses. Soit il faut rendre compte de cette singulière
capacité à savoir en quoi consiste et comment se comporte ce que nous n’avons
jamais rencontré.
Par ailleurs, Kant propose de distinguer très strictement deux dimensions de la
réalité : les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes (“ en soi ”), dont nous ne
sommes pas les auteurs et auxquelles nous n’avons pas accès ; les phénomènes,
1
Cf. Kant, critique de la raison pure, trad. J. Barni revue par P. Archambault, “ analytique transcendantale ”,
livre I, chap. II (1ère édition), éd. GF-Flammarion, 1987, p. 652
231
c’est-à-dire la réalité objective. Ce qui caractérise les phénomènes, c’est qu’ils ne
sont pas simplement “ reçus ” dans l’esprit : ou plutôt qu’ils ne sont reçus qu’à
condition d’être aussi “ construits ”, dans des formes sensibles (l’espace et le temps)
et sous des concepts (les catégories de l’entendement).
Qu’en résulte-t-il pour la nature ? L’identité que nous lui découvrons, au fur et à
mesure des progrès de nos connaissances, est-elle “ donnée en soi ” ? Ou résulte-telle des “ sources mêmes de notre pensée ” ? Que la nature ne soit pas une multitude
éparse et chaotique, mais une totalité unifiée et réglée, c’est la marque de l’activité
synthétique, qui est caractéristique des opérations de l’âme humaine, et dont le foyer
fondateur consiste dans “ l’aperception transcendantale ” qui accompagne toutes les
représentations et les ramène à l’unité d’une même appréhension. Il reste alors à
méditer cette “ absurdité ” et cette “ extravagance ” : que c’est à un “ principe
subjectif ” que la nature doit son unité, et à l’entendement, sa l’égalité. Il nous faut
alors aussi déterminer quelle est la réalité de cette nature. Elle est à notre portée,
offerte de part en part aux progrès de l’investigation savante, mais ne sera jamais
qu’une totalité cohérente de phénomènes, que seuls les dogmatiques confondront
avec les “ choses mêmes ”.
“ Si extravagant donc et si absurde qu’il paraisse de dire que l’entendement est la
source des lois de la nature et par conséquent de l’unité formelle de la nature, cette
assertion n’en est pas moins parfaitement exacte et parfaitement conforme à l’objet,
c’est-à-dire à l’expérience. Sans doute des lois empiriques en peuvent pas plus,
comme telles, tirer leur origine de l’entendement pur que l’incommensurable
diversité des phénomènes ne peut être suffisamment comprise par la forme pure de
l’intuition sensible. Mais toutes les lois empiriques ne sont que des déterminations
particulières des lois pures de l’entendement ; c’est sous ces lois et d’après leur
norme qu’elles sont d’abord possibles et que les phénomènes reçoivent une forme
légale, de même que tous les phénomènes, malgré la diversité de leurs formes
empiriques doivent cependant être toujours conformes aux conditions de la forme
pure de la sensibilité ”1.
C’est donc par les sens que nous sommes affectés par des objets et nous ne
connaîtrons jamais des objets que ce que nos sens nous en donnent. L’idée que la
matière serait une substance à rechercher par-delà les impressions des sens, c’est-àdire par-delà les impressions des sens, c’est-à-dire par-delà “ le divers de l’intuition
sensible ”, est donc une chimère.
1
Cf. Kant, critique de la raison pure, trad. J. Barni revue par P. Archambault, “ analytique transcendantale ”,
livre I, chap. II (1ère édition), éd. GF-Flammarion, 1987, p. 660
232
La critique de la raison pure montre que, si toute connaissance commence avec
l’expérience, elle ne s’y arrête pas, et que cette expérience elle-même est organisée
par des représentations a priori. Cette expression désigne, chez Kant, l’indépendance
à l’égard de l’expérience et des impressions des sens. Par exemple, la proposition
mathématique “ la somme des angles d’un triangle est égale à deux angles droits ” est
une proposition a priori. Pour l’établir, nous ne mesurons pas une grande quantité de
triangles trouvés dans la nature pour en tirer une loi a posteriori, mais nous
résonnons sur le concept même du triangle. Nous voyons ainsi la différence entre une
loi a posteriori (qui a besoin de la confirmation de l’expérience) et une loi a priori
(qui établit de manière absolument nécessaire qu’un triangle, en vertu de son
concept, doit et devra toujours être conforme à ce qu’elle prescrit).
Tout ce que nous livre notre intuition est donc organisé par l’entendement au moyen
de formes et de concepts a priori. Même le temps et l’espace sont considérés, par
Kant, comme des formes a priori, des cadres dans lesquels notre esprit reçoit la
diversité des impressions sensibles. De même, dans tous les jugements que nous
formulons, nous retrouvons à l’œuvre les douze mêmes concepts fondamentaux,
appelés “ catégories ” (classés en quatre catégories, selon qu’elles se rapportent à la
quantité, la qualité, la relation ou la modalité). “ Le schéma qui permet d’établir
exhaustivement un système métaphysique, soit de la nature en général, soit de la
nature corporelle en particulier, c’est la table des catégories. Car il n’y a pas
d’autres concepts purs de l’entendement qui puissent porter sur la nature des choses.
C’est aux quatre classes de ces concepts, celle de la grandeur, de la qualité, de la
relation, et enfin de la modalité, que doivent également se ramener toutes les
déterminations du concept de matière en général, et donc aussi tout ce qui peut être
pensé a priori concernant la matière, tout ce qui peut être représenté dans la
construction mathématique, ou enfin tout ce qui peut en être donné dans l’expérience
comme objet déterminé ”1.
Si toute connaissance est ainsi déterminée a priori, il convient, si nous nous
interrogeons sur les propriétés des corps matériels, de commencer par se demander
sous quelle forme a priori devront nécessairement nous apparaître de tels objets. Ce
sera connaître la matière a priori, ce que Kant nomme aussi la connaître à partir de sa
1
Cf. Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, trad. F. de Grandt, in Œuvres
philosophiques, t. II, éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 374
233
simple possibilité. Entendement et sensation ne s’opposent plus dans notre
expérience de la matière : l’un conditionne l’autre.
Une telle analyse rentre dans le cadre de la logique transcendantale. Cette logique
consiste à examiner les concepts dans leur rapport à des objets possibles, c’est-à-dire
en tant que susceptibles de donner une forme au divers intuitionné et ainsi de
produire une connaissance. Dans les analyses de la critique de la raison pure sont
mis à jour les conditions a priori de l’expérience en général, à savoir la forme qui la
rend possible. L’objectif des Premiers principes métaphysiques est de spécifier cette
tâche en se concentrant sur l’expérience des corps de la nature, de ce que Kant
nomme l’objet du sens externe. Nous pouvons alors parler de métaphysique de la
nature. En effet, une science dont les lois fondamentales sont connues a priori est
dite pure et la partie pure d’une telle science est appelée métaphysique ou
philosophie pure.
Cependant avant d’en arriver là, Kant pose la question d’une théorie mathématique
de la matière. Une telle interrogation ouvre le champ des investigations kantiennes
parce que la connaissance mathématique de la matière est précisément ce qui doit
prolonger la métaphysique de la nature. Elle doit découler naturellement de
l’exposition des concepts fondamentaux qui permettent de penser la matière. La
connaissance mathématique est à la fois intuitive et a priori. De toute évidence, elle
est a priori, mais, en même temps, elle fournit des figures, des équations qui
permettent de construire des figures, des trajectoires de mouvement. Ainsi la
connaissance mathématique permet de passer de la possibilité d’objets matériels à la
construction de ceux-ci comme objets d’une science physique. En retour, la
construction mathématique des objets matériels est totalement dépendante de la
métaphysique de la nature. C’est en refusant de reconnaître cette dépendance que les
savants se privent des fondements certains d’une science de la nature et
méconnaissent même la nature métaphysique des concepts qui permettent
d’appliquer la construction mathématique à l’expérience. Il convient au contraire de
mener une tâche métaphysique claire : la description pure du concept de matière.
Pour réaliser cela, Kant reprend la table des catégories de la critique de la raison
234
pure1. Il s’agit là des concepts au moyen desquels notre entendement pense toutes
choses, et examine comment cette table permet de penser l’idée d’un corps matériel
en général. Le caractère définitif de ces catégories garantit la légitimité de la
métaphysique de la nature.
“ C’est au mouvement que l’entendement ramène tous les prédicats de la matière qui
appartiennent à la nature de celle-ci. Ainsi la science de la nature est de part en part
une théorie du mouvement, soit pure, soit appliquée. Les premiers principes
métaphysiques de la science de la nature doivent donc être ramassés sous quatre
chapitres, dont le premier considère le mouvement comme un pur quantum, eu égard
à sa composition, et sans tenir compte de la qualité du mobile ; ce chapitre peut être
nommé Phoronomie. Le second chapitre étudie le mouvement comme appartenant à
la qualité de la matière, sous le nom d’une force motrice primitive, il peut par
conséquent s’appeler Dynamique. La troisième considère la matière douée de cette
qualité dans les relations mutuelles qu’elle entretient avec d’autres matières grâce
au mouvement qui lui est propre ; ce chapitre se présente sous le nom de Mécanique.
Quant au quatrième chapitre, il ne détermine le mouvement ou le repos de la matière
que par rapport au mode de représentation ou modalité ; il détermine donc comme
phénomènes des sens externes, et peut être nommé Phénoménologie ”1.
La détermination fondamentale d’une chose qui doit être objet des sens externes est
le mouvement, parce que nos sens sont affectés par le mouvement de la matière. En
considérant la matière comme fondamentalement mobile, nous la considérons déjà
ainsi du point de vue possible de l’expérience, tandis que le concept pur de matière
ne contient que l’idée de présence dans l’espace. En conséquence, c’est en se servant
de l’idée de mouvement que nous pouvons, dans le cadre d’une logique
transcendantale, appliquer à l’idée d’un objet matériel les quatre types de catégories
de notre entendement. Nous penserons la matière en mouvement comme
quantifiable, comme matière remplissant de l’espace grâce à la force qu’elle possède
1
Voir notamment Deuxième partie : La Logique transcendantale, chap. II, De la déduction des concepts purs de
l’entendement, §22 La catégorie n’a pas d’autre usage pour la connaissance des choses que son application à des
objets de l’expérience, éd. Aubier, trad. A. Renaut, 1997, pp. 206-207
Si l’expérience n’est pas le seul “ ingrédient ” qui soit nécessaire à la formation de la connaissance, il convient
de préciser de quelle façon interviennent les autres ingrédients, et en particulier ceux qui proviennent de
l’entendement, c’est-à-dire les concepts ou les catégories. Dans ce passage, la connaissance est décomposée en
deux éléments complémentaires, le concept et l’intuition. Les intuitions sont divisées en deux classes dans le
système kantien, les intuitions pures et les intuitions empiriques, celles qui sont produites dans notre rapport
expérentiel avec le monde. Sans concept, aucune intuition ne pourrait devenir connaissance : même la
connaissance empirique, la connaissance du monde de notre expérience, nécessite l’application de concepts.
Kant insiste ici, en outre, sur une caractéristique importante de l’expérience, en liaison avec le rôle dévolu à
l’entendement : l’expérience, au vrai sens du terme, est la connaissance empirique, c’est-à-dire l’application de
concepts à des intuitions empiriques. Le concept est donc introduit au cœur de l’expérience, afin de rendre
compréhensible la possibilité même de connaître.
1
Cf. Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, trad. F. de Grandt, in Œuvres
philosophiques, t. II, éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 375
235
(catégorie de la qualité), comme corps capable de communiquer du mouvement à
d’autres corps (relation) ou encore selon les modalités de son apparition au sens
externe (modalité).
Kant fonde ainsi, en raison, la possibilité d’une science de la matière, celle de
Newton en l’occurrence : l’expérience même de la matière trouve sa structure dans le
concept pur de matière.
b- Sensation(s), expérimentation(s) & qualité(s)
Comme nous venons de le voir, il existe, dans le système kantien, deux manières de
connaître : avec ou sans l’aide de l’expérience. Le fait que la connaissance en général
commence avec l’expérience ne peut être mis en question. Cependant, Kant rejette
l’idée selon laquelle la genèse de la connaissance pourrait se résumer aux processus
de traitement de l’information sensorielle. L’entendement joue un rôle tout aussi
crucial que les sens dans la formation de connaissances.
Afin de démontrer cette thèse, Kant cherche d’abord à caractériser les deux genres de
connaissance qu’il distingue. Il montre ainsi qu’une connaissance pure ne doit pas
être une connaissance formée sans le recours de telle ou telle expérience particulière,
mais bien une connaissance formée sans le recours d’aucune expérience possible,
c’est-à-dire par le seul exercice de l’entendement. Les connaissances pures sont des
connaissances entièrement a priori. Rien en elles ne dépend d’aucune expérience.
Comment pouvons-nous établir la possibilité de telles connaissances ? En se
demandant si certains jugements, universels et nécessaires, sont vraiment prouvés ou
justifiés par l’expérience. Le jugement selon lequel tout changement a sa cause, qui
est manifestement universel, et en outre nécessaire selon Kant, ne peut être prouvé de
quelque façon que ce soit par l’expérience. En effet, l’expérience, comme nous
l’avons vu avec Hume, ne nous donne jamais de certitude quant à l’universalité ni
quant à la nécessité.
“ Reste qu’ici nous pouvons nous contenter d’avoir exposé comme un fait l’usage
pur de notre pouvoir de connaître, avec ses caractéristiques. Cela dit, ce n’est pas
seulement dans des jugements, mais c’est même dans des concepts que se manifeste,
pour quelques-uns d’entre eux, une origine a priori. Si vous supprimez peu à peu du
concept d’expérience que vous vous faites d’un corps tout ce qui s’y trouve
d’empirique, la couleur, la dureté ou la mollesse, la pesanteur, même
l’impénétrabilité, il reste pourtant encore l’espace qu’il occupait (alors qu’il a, lui,
entièrement disparu) et que vous ne pouvez le supprimer. De la même manière, si
236
vous supprimez de votre concept empirique de n’importe quel objet physique ou non
physique toutes les propriétés que vous enseigne l’expérience, vous ne pouvez
cependant lui retirer celle par laquelle vous le pensez comme substance ou comme
inhérent à une substance (bien que ce concept soit davantage déterminé que celui
d’un objet en général). Il vous faut donc, convaincu par la nécessité avec laquelle ce
concept s’impose à vous, convenir qu’il possède sa place dans votre pouvoir de
connaître a priori ”1.
Kant ne tire pas la même conclusion que Hume de cette incapacité de l’expérience à
nous garantir la vérité de jugements universels et nécessaires. Alors que Hume en
déduit une morale prudente sur la nature de la connaissance empirique, Kant conclut
à une nouvelle conception de la connaissance, où de tels jugements universels et
nécessaires jouent un rôle fondamental.
“ Pour ce qui est des sens organiques, on ne peut légitimement en dénombrer ni plus
ni moins que cinq, pour autant qu’ils se rapportent à l’impression externe.
Parmi eux, trois sont plus objectifs que subjectifs : autrement dit, en tant qu’intuition
empirique, ils se rapportent davantage à la connaissance de l’objet extérieur qu’ils
ne mettent en mouvement la conscience de l’organe affecté ; en revanche deux sont
plus subjectifs qu’objectifs, ce qui revient à dire que la représentation qui se forge à
travers eux est davantage celle de la jouissance que de la connaissance de l’objet
extérieur. Raison pour laquelle, sur les premiers, on peut aisément s’accorder avec
autrui, alors qu’en ce qui concerne les derniers, en dépit du fait que l’intuition
empirique externe et la dénomination de l’objet sont identiques, la manière dont le
sujet se sent affecté par lui peut être tout à fait différente.
Les sens de la première classe sont 1. Celui du toucher (tactus), 2. De la vue (visus),
3. De l’ouïe (auditus). De la seconde classe relèvent ceux a) du goût (gustus), b) de
l’odorat (olfactus) ; globalement, ce sont là de purs sens de l’impression organique,
qui correspondent pour ainsi dire à autant de voies d’accès extérieures que la nature
a attribuées à l’animal pour qu’il parvienne à distinguer les objets ”2.
Dans ce passage, Kant intègre la leçon “ empiriste ” : notre seul rapport au monde est
sensible. Mais il dépasse cette simple affirmation. L’objet que nous connaissons n’est
pas la chose en elle-même. Il n’est, en tant qu’objet, qu’une construction du sujet. Si
le monde est un corrélat de ce dernier, il est normal que l’homme devienne le champ
d’une interrogation scientifique décisive.
Pour autant, Kant se penche sur le mécanisme des sens. Cette analyse ne va pas sans
rappeler celles faites par l’ensemble de ses prédécesseurs. Il reprend la notion de
1
Cf. Kant, Critique de la raison pure, Introduction, II “ nous possédons certaines connaissances a priori et même
le sens commun n’est jamais rien sans en avoir de telles ”, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, éd. PUF, 1993,
p. 34
2
Cf. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, §16, trad. A. Renaut, éd. GF-Flammarion, 1993, pp. 8687
237
médiation et de milieu, mais il double cet héritage d’une nouveauté : le lien avec la
chimie.
“ §21. On peut diviser les impressions des sens externes en celles qui supposent une
influence mécanique et celles qui supposent une influence chimique. Au domaine des
influences mécaniques appartiennent les trois sens supérieurs, à celui où les
influences sont chimiques les deux sens inférieurs. Ceux-là sont les sens de la
perception (qui porte sur la surface des choses), ceux-ci sont les sens de la
jouissance (absorption la plus intérieure). De là vient que le dégoût, une impulsion
incitant à se débarrasser de ce qu’on a consommé par la voie la plus courte du canal
alimentaire (vomir), a été donné aux hommes sous la forme d’une impression vitale
aussi forte, dans la mesure où cette absorption à l’intérieur de soi peut être
dangereuse pour l’être vivant. (…)
Plus fortement les sens, proportionnellement au degré de l’influence qui s’exerce sur
eux, s’éprouvent comme affectés, moins ils apportent d’informations. Inversement :
s’ils doivent apporter beaucoup d’informations, il faut que leurs affections soient
modérées. Sous la lumière la plus forte, on ne voit (distingue) rien, et une voix qui a
une intensité de stentor rend sourd (elle étouffe la pensée) ”1
Cette association permet de fonder l’opposition cruciale entre les trois sens les plus
objectifs (qui apportent la connaissance) et les deux qui se rapportent surtout à la
jouissance.
La
correspondance
entre
ces
divisions
mécaniques/chimiques,
objectifs/subjectifs, cognitifs/jouissifs, illustre la volonté kantienne d’harmoniser
parfaitement les perspectives biologiques, anthropologiques et épistémologiques sur
la question de la connaissance. Kant conserve aussi une échelle quantitative des
impressions sensibles qui, quelle que soit la sensation considérée, menace
d’obscurcir celle-ci au-delà d’un certain seuil.
Au cours notamment des paragraphes 25 & 26 de son Anthropologie du point de vue
pragmatique, Kant “ introduit ” la manière dont notre situation vis-à-vis de l’objet
peut influencer sur la traduction quantitative des impressions sensibles et donc les
modifier. Cependant, il nous faut tout de même noter que la situation vis-à-vis de
l’objet se scinde en de nombreux éléments – qui ne se ramènent pas tous à la distance
qui nous sépare de cet objet. Il est, en effet, remarquable que seul le premier, le
contraste, soit spatial. Les autres paramètres inscrivent la sensation dans une
temporalité et introduisent une idée absolument cardinale. L’organe sensoriel n’est
jamais une page vierge sur laquelle viendrait s’inscrire la sensation nue. Il est déjà
conditionné, plus ou moins préparé à l’accueillir, et l’intensité de l’impression
1
Cf. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, §21, trad. A. Renaut, éd. GF-Flammarion, 1993, pp. 93
238
sensible dépend elle-même de celles qui l’ont précédée. En d’autres termes, une
sensation n’est pas un acte singulier, elle est le produit d’une histoire, un phénomène
global intégrant d’autres sensations déjà effectuées. Aux relativités spatiales viennent
s’en adjoindre de décisives qui préparent la notion moderne de perception.
“ L’impression d’un objet sur cette capacité de représentations, en tant que nous
sommes affectés par lui, est la sensation. On nomme empirique toute intuition qui se
rapporte à l’objet par le moyen de la sensation. L’objet indéterminé d’une intuition
empirique, s’appelle phénomène.
Ce qui dans le phénomène, correspond à la sensation, je l’appelle matière de ce
phénomène ; mais ce qui fait que le divers qu’il y a en lui est ordonné suivant
certains rapports, je le nomme la forme du phénomène. Comme ce en quoi seules les
sensations peuvent s’ordonner, ou ce qui seul permet de les ramener à une certaine
forme, ne saurait être lui-même sensation, il suit que, si la matière de tout
phénomène ne nous est donné qu’a posteriori, la forme en doit être a priori dans
l’esprit, toute prêt à s’appliquer à tous, et que, par conséquent, on doit pouvoir la
considérer indépendamment de toute sensation ”1.
Ce que nous avons en face de nous et ce sur quoi l’entendement travaille en vue de
fournir des connaissances n’est pas l’objet extérieur en lui-même, la “ chose en soi ”,
mais le phénomène, c’est-à-dire l’objet constitué par la mise en ordre des
impressions sensibles. Kant prend donc appui sur toutes les réflexions qui tendent à
montrer que la sensation ne ressemble pas à ce qui la suscite et en radicalise les
conséquences. Il dégage ici les concepts fondamentaux de sa pensée de la sensation.
Elle est toujours double. Il s’y opère toujours une synthèse entre une matière qui est
le pur produit de l’action des objets sur nos organes et une forme qui l’ordonne. Cette
forme est notamment la structure spatio-temporelle, c’est-à-dire la mise en relation
des divers éléments de cette matière en un objet cohérent dans l’espace et de moment
en moment. La forme est le produit de notre activité, elle est la présence de notre
entendement au sein même de la sensation. C’est pourquoi elle est a priori, elle
n’appartient qu’au sujet.
“ De quelque manière et par quelque moyen qu’une connaissance puisse se
rapporter à des objets, le mode par lequel elle se rapporte immédiatement à eux et
que toute pensée prend comme moyen (pour les atteindre) est l’intuition. Mais cette
intuition n’a lieu qu’autant que l’objet nous est donné, et, à son tour, l’objet ne peut
nous être donné (du moins à nous autres hommes) qu’à condition d’affecter l’esprit
d’une certaine manière. La capacité de recevoir (la réceptivité) des représentations
1
Cf. Kant, Critique de la raison pure, I, §1, trad. J. Barni, éd. GF-Flammarion, 1976, pp. 81-82
239
des objets grâce à la manière dont ils nous affectent, s’appelle sensibilité. C’est donc
au moyen de la sensibilité que des objets nous sont donnés, et seule elle nous fournit
des intuitions ; mais c’est par l’entendement qu’ils sont pensés, et c’est de lui que
sortent les concepts. Toute pensée doit, en dernière analyse, soit tout droit (directe),
soit par des détours (indirecte, au moyen de certains caractères), se rapporter à des
intuitions, et par conséquent, chez nous, à la sensibilité, puisque aucun objet ne peut
nous être donné autrement ”1.
Comme nous l’avons déjà souligné, la Critique de la raison pure pose la pierre de
touche du système kantien : la connaissance est une application des concepts fournis
par l’entendement à la diversité des impressions livrées par les sens.
Elle provient donc d’une source double dont chaque élément est nécessaire à son
procès. L’entendement seul ne peut rien connaître, mais la sensation seule peut faire
de son objet un objet de connaissance. En fait, elle ne pourrait pas même le constituer
en objet un. Ces deux sources sont complémentaires car elles sont radicalement
différentes. Si la sensation est le biais par lequel l’extériorité est reçue, l’entendement
renvoie au sujet comme principe actif. C’est d’une donation, mais également d’une
construction à partir de celle-ci, que provient l’objet. La conséquence en est le statut
central de l’expérience dans le procès cognitif. Autrement dit, le travail du sujet
s’opère toujours sur un matériau fourni par les sens.
Force est donc de reconnaître avec Kant que “ la philosophie de Leibniz et de Wolf a
donc assigné à toutes les recherches sur la nature et l’origine de nos connaissances
un point de vue tout à fait faux en considérant la différence du sensible et de
l’intellectuel comme purement logique, tandis qu’elle est évidemment
transcendantale et qu’elle ne porte pas seulement sur la clarté ou l’obscurité de la
forme, mais sur l’origine et el contenu. La vérité est ainsi, non que la sensibilité nous
fait connaître obscurément la nature des choses en soi, mais qu’elle ne nous la fait
pas connaître du tout ; et, dès que nous faisons abstraction de notre constitution
subjective, l’objet représenté, avec les propriétés que lui attribuait l’intuition
sensible, ne se trouve plus et ne peut plus se trouver nulle part, puisque c’est
justement cette constitution subjective qui détermine la forme de cet objet comme
phénomène ”2.
Dans ce passage, Kant répond directement à Leibniz3 – qui établit une
correspondance entre les types logiques de connaissances et leur rapport à la
sensation. Suivant l’objet sur lequel porte cette dernière, elle aboutit à une
connaissance claire et confuse ou claire et distincte. Seules les synthèses opérées sur
1
Cf. Kant, op. cit. p. 81
Cf. Kant, Critique de la raison pure, I, §8, op. cit, p. 98
3
Et notamment à sa thèse énnoncée dans sa “ lettre touchant ce qui est indépendant des sens et de la matière ”, in
Système nouveau de la nature et de la communication des substances, XV, éd. GF-Flammarion, pp. 237-238
2
240
les rapports mathématiques contenus dans la sensation, à partir de principes tirés du
sujet lui-même, donnent lieu à une analyse qui les rende distinctes. Quant aux
qualités sensibles, la couleur (par exemple), leur évidence ne peut mener au-delà
d’une connaissance confuse, il n’est alors possible que de les reconnaître. Une telle
démarche est illicite selon Kant. Dans la mesure où toutes les connaissances se
ramènent à une même source sensible fondamentale, elles ne sauraient engendrer des
différences logiques pertinentes. Ces dernières traversent l’ensemble des champs de
notre savoir. De la même manière qu’un des concepts issus de l’entendement peut
demeurer dans une indistinction liée à l’usage que nous en faisons, il est possible,
grâce à ces mêmes concepts, d’analyser une intuition sensible. Pour autant, cette
dernière opération ne nous livre évidemment pas la chose elle-même, mais un objet
entièrement constitué par le sujet.
En conséquence, chez Kant, nous pouvons résumer les qualités ou leur fonction
comme suit :
o En tant que catégories : les catégories de la qualité sont la réalité, la négation et
la limitation. La qualité des données des sens ressortit à l’empirique de
l’intuition, elle n’est pas le fondement des connaissances empiriques, ne peut
être anticipée. Elle est subjective, elle repose entièrement sur l’affection des
organes des sens.
o Les qualités sensibles que nous regardons comme des propriétés des choses
(couleurs, sons, goûts, odeurs, etc.) sont “ subjectives ” au sens strict. Elles
sont dépendantes de la particularité du sujet de la connaissance, si bien qu’elles
peuvent même être différentes chez des individus différents. Elles ne
permettent donc pas de connaître un objet, et ne sont pas la source de
jugements synthétiques a priori, à la différence des formes de l’intuition,
l’espace et le temps.
c- Les conséquences “ métaphysiques ”
“ Si nous comparons la doctrine de l’âme, comme physiologie du sens intime, avec
la doctrine des corps, comme physiologie des objets des sens extérieurs, nous
trouvons, indépendamment de ce que beaucoup de choses peuvent être connues
241
empiriquement dans les deux sciences, cette différence remarquable, que dans la
dernière science beaucoup de connaissances peuvent être tirées a priori du seul
concept d’un être étendu et impénétrable, tandis que, dans la première, aucune
connaissance synthétique a priori ne peut être tirée du concept d’un être pensant ”1.
La critique des paralogismes menée dans le premier chapitre de la Dialectique
transcendantale de la Critique de la raison pure consiste à invalider la procédure qui
nous fait passer d’une saisie du Je comme conscience de soi en général, à la position
d’une substance dans l’existence. En d’autres termes, contrairement à Descartes,
nous ne pouvons pas passer du “ Je pense ” à la “ chose pensante ” – ou du moins
cela ne peut pas se faire a priori, en dehors de toute expérience effective de la dite
chose. De la pensée à l’être, la conséquence n’est pas bonne. Nous n’avons pas le
droit de déduire l’existence d’une chose à partir de la considération de son concept.
C’est bien ce que nous donne le “ Je pense ” : à peine un concept, tout juste une
représentation, en tout cas certainement pas une expérience d’objet. Kant le résume
d’une formule : “ ce que je dois présupposer afin de connaître en général un objet, je
ne puis le connaître lui-même comme objet ”. Le “ je ” du “ je pense ” n’est qu’une
condition logique de la pensée et de la représentation des objets, il n’est pas luimême un objet dont “ je ” pourrais dire quoique ce soit. Il nous faut donc distinguer :
- le moi empirique, qui m’est donné dans le sens interne ;
- le “ je ” comme condition logique ou formelle de la connaissance ;
- enfin l’âme, substance pensante des paralogismes, noumène ou chose en soi.
Mais alors, pouvons-nous connaître l’âme ? Par définition, cela semble impossible.
Ce que nous expérimentons nous-mêmes, c’est toujours notre moi comme
phénomène. Nous ne pouvons que nous apparaître à nous-mêmes. Dans cette
apparition, nous ne voyons rien que nous puissions considérer comme une substance
simple, indivisible, immatérielle. Il nous faut déplacer la problématique. Pouvonsnous connaître a priori quelque chose de l’âme, en dehors de toute expérience
effective ?
En réalité, il s’agit de deux questions. D’une part les paralogismes dont nous venons
de rappeler le sens général, et qui relèvent d’une psychologie rationnelle procédant
1
Cf. Kant, Critique de la raison pure, “ réflexion sur l’ensemble de la psychologie pure, en conséquence de ces
paralogismes ”, trad. J. Barni & P. Archambault, éd. GF-Flammarion, 1987, p. 680
242
par purs concepts. D’autre part, la possibilité d’une théorie fondamentale de l’âme
qui dégagerait les principes métaphysiques de la nature spirituelle se fondant sur le
seul concept empirique d’un être pensant. Il s’agit bien, en effet, dans les deux cas de
réfléchir a priori sur l’âme. Dans les deux situations, et pour des raisons différentes,
cela donne lieu à des difficultés insurmontables. Car si le passage du Je à la
substance est, comme nous l’avons dit illégitime, le problème que rencontre la
psychologie dès qu’elle veut se constituer comme science est qu’elle doit compter
avec le temps, forme de notre sens interne, structure a priori de toute expérience
psychique. Or contrairement à l’espace, dont nous pouvons déjà dire beaucoup de
choses a priori, le temps demeure rebelle à toute détermination générale de ce genre.
Aussi la psychologie empirique demeure-t-elle, pour Kant, éloignée de toute science.
De l’âme, il n’existe donc pas de connaissance a priori, et ce pour deux raisons.
D’abord parce qu’en vertu du caractère spatial du temps, nous ne pouvons rien tirer
du seul concept d’un être pensant. En suite, parce que le “ je ” du “ je pense ” ne
nous donne aucune intuition pleine. Il ne reste donc plus que la connaissance par
expérience, qui est l’apanage de la psychologie empirique. Mais à ce niveau, ce n’est
plus l’âme que nous tenons dans l’écoulement et les modifications internes des sens,
c’est le psychisme, le moi phénoménal. Kant remarque alors que l’approche
purement conceptuelle de l’âme a tout de même une utilité pratique, dans la mesure
où elle permet d’attaquer les matérialistes dogmatiques avec leurs propres armes. “ Il
est vrai que je n’en connais pas mieux ce moi pensant quant à ses qualités, et que je
ne puis apercevoir sa permanence, ni même l’indépendance de son existence par
rapport à quelque substratum transcendantal des phénomènes extérieurs, car celuici ne m’est pas moins inconnu que celui-là. Mais comme il est possible que je tire de
quelque autre source que des principes purement spéculatifs des raisons d’espérer
pour ma nature pensante une existence indépendante et qui demeure à travers tous
nos changements d’état possibles, c’est déjà un grand point de gagné que de
pouvoir, en avouant librement sa propre ignorance, repousser les attaques
dogmatiques d’un adversaire spéculatif, et lui montrer que, ne connaissant pas plus
que moi la nature de mon sujet, il n’est pas plus fondé à contester la possibilité de
mes espérances que moi à m’y attacher ”1.
1
Cf. Kant, Critique de la raison pure, “ réflexion sur l’ensemble de la psychologie pure, en conséquence de ces
paralogismes ”, trad. J. Barni & P. Archambault, éd. GF-Flammarion, 1987, p. 682
243
Nous entrevoyons déjà comment la notion d’âme peut être réinvestie, par Kant, dans
le cadre de la morale1.
d- Conséquences sur la métaphysique
Reprenons depuis notre point de départ : l’introduction de la raison pure. Et
poursuivons là. “ La raison humaine a cette destinée singulière, dans une partie de
ses connaissances, d’être accablée de certaines questions qu’elle ne saurait éviter.
Ces questions en effet sont imposées à la raison par sa nature même, mais elle ne
peut leur donner une réponse, parce qu’elles dépassent sa portée.
Ce n’est pas sa faute si elle tombe dans cet embarras. Elle part des principes dont
l’usage est inévitable dans le cours de l’expérience, et auxquels cette même
expérience donne une garantie suffisante. Avec leur aide, elle s’élève toujours plus
haut (comme l’y porte d’ailleurs sa nature), vers les conditions les plus éloignées.
(…) Elle se précipite par là dans une obscurité et des contradictions qui l’autorisent
à conclure qu’il doit y avoir au fond quelques erreurs cachées ; erreurs qu’elle ne
peut découvrir toutefois, parce que les principes dont elle se sert, sortant des limites
de toute expérience, n’ont plus de pierre de touche expérimentale. Le champ de
bataille où se livrent ces combats sans fin, voilà ce qu’on nomme Métaphysique. ”2
La raison doit aller “ toujours plus haut ”, tel est son objectif dans sa remontée vers
les principes. Comme nous l’avons vu, dans le champ de l’expérience, la série des
conditions est à jamais inachevée, nous passons de cause en cause, et tour à tour la
cause devient effet. A peine avons-nous atteint une substance, qu’elle perd déjà son
indépendance et s’avère relative à d’autres phénomènes qui la sous-tendent et la font
tenir. La raison insatisfaite est donc portée par “ une illusion naturelle et
inévitable ”3. Elle passe à la limite, elle saute aux conditions les plus éloignées, à
l’inconditionné, au-delà de toute expérience. De fait, elle se condamne alors à poser
des questions insolubles, à s’embarrasser des réponses les plus contradictoires. Ce ne
sont qu’errements, “ tâtonnements au milieu de simples concepts ”, et toute la
métaphysique ressemble à “ une arène exclusivement destinée à exercer les forces
des joueurs en des combats de parade, et où aucun champion n’a jamais pu se rendre
maître de la plus petite place et fonder sur sa victoire une domination durable ”4.
C’est la métaphysique des autres, la métaphysique dogmatique. Et pourtant
1
voir notamment critique de la raison pratique, trad. L. Ferry & H. Wismann, Paris, éd. Folio-Gallimard, 1985,
pp. 166-170
2
Cf. Kant, Critique de la raison pure, préface de la première édition, trad. J. Barni & P. Archambault, éd. GFFlammarion, 1987, pp.29-30
3
Comme le souligne Kant dans l’introduction de la dialectique transcendantale.
4
Cf. Kant, Critique de la raison pure, préface de la deuxième édition, trad. J. Barni & P. Archambault, éd. GFFlammarion, 1987, p. 41
244
l’indifférentisme, ainsi suscité, ne va pas assez loin. Ce besoin naturel de
métaphysique répond nécessairement à un désir suprême de la raison.
Kant ne cherche pas à détruire la métaphysique dogmatique, puisqu’elle est déjà
réduite à néant au moment même où il se pose ces questions. La modernité a
désormais une préférence pour les sciences dites dures ou savoirs sûrs. La physique
de Newton est privilégiée, face à la monadologie leibnizienne. “ Toute transition
d’une inclination opposée passe par un état d’indifférence, et ce moment est plus
dangereux de tous pour un auteur, mais cependant, le plus favorable à la science ”1.
Afin de bien comprendre la première préface de la critique de la raison pure, il nous
faut comprendre qu’elle se déroule autour de quatre axes principaux de réflexion.
Premièrement, Kant établit une vision historique. Cette vision est, elle-même,
découpée par de grands moments de dogmatisme (qui s’apparentent à l’enfance de la
raison), de scepticisme (ou crise d’adolescence), puis de criticisme (maturité de la
raison). Chaque étape de la raison correspond à un événement philosophique :
d’abord Locke et Leibniz et le retour du dogmatisme, puis Kant lui-même.
Dans un second temps, il met en place une architecture. D’un côté nous avons les
nomades qui déplacent les lignes en ouvrant l’esprit à l’extériorité de l’expérience
nue ; de l’autre “ les bâtisseurs ” qui cherchent le fondement sans pouvoir s’accorder
sur le plan.
Un troisième temps, Kant évoque le registre du droit. C’est le tribunal de la raison
pure chargée de juger – au sens d’examiner la légitimité de ses propres prétentions.
C’est la recherche du fondement au sens juridique : de quel droit ? quid juris ? Le
projet critique proprement dit n’est pas une critique des systèmes de la métaphysique,
mais de la métaphysique elle-même dans son principe, ses sources, ses fondements.
Il s’agit donc bien de délimiter les pouvoirs de la raison pure en fonction de ses
sources et/ou usages légitimes ou non.
A partir de ce constat, Kant se trouve dans l’obligation de fonder une généalogie. La
métaphysique est de naissance vulgaire. Elle commence dans l’expérience la plus
commune (ce que nous avions déjà vu avec Locke). Pourtant elle prétend connaître
indépendamment de toute expérience. “ La métaphysique est une connaissance
rationnelle spéculative tout à fait à part, qui s’élève entièrement au-dessus des
1
Cf. Kant, prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, §60, trad. L.
Guillermit, éd. Vrin, 1986, p. 140
245
leçons de l’expérience, en ne s’appuyant que sur de simples concepts (et non en
appliquant comme les mathématiques ces concepts à l’intuition), et où, par
conséquent la raison doit être son propre élève ”1.
Quels sont donc les domaines à proprement parler de la métaphysique ? Si nous la
posons comme science des premiers principes, cela ne nous éclaire pas davantage. Il
nous faut établir le sens même de cette primauté des principes. Mais comment cerner
la nature des principes métaphysiques, par différence avec les principes empiriques,
aussi généraux soient-ils ? Si nous nous en tenons au critère de la généralité, alors
nous risquons de tout considérer comme métaphysique. Il ressort de ce constat, la
nécessité de passer d’une différence de degré, seulement relative, à une différence
absolue dans les sources. La question n’est pas de savoir où passe la frontière entre a
priori et a posteriori, car le caractère a priori de la connaissance métaphysique n’est
pas ce qui la caractérise en propre. Les mathématiques sont également a priori.
Seulement, elles peuvent s’appuyer sur une intuition a priori par laquelle elles se
donnent leur objet en le construisant. Le vrai problème est que la métaphysique, du
moins dans sa partie spéculative, élève une prétention exorbitante : celle d’être une
connaissance, non seulement a priori, mais a priori par purs concepts. Autrement
dit, une connaissance sans intuition – ni a priori ni
a posteriori. Telle est la
distinction fondamentale, dans l’usage de la raison, entre la métaphysique et les
mathématiques. Nous comprenons mieux, dès lors, la nécessité qu’il y a à situer la
métaphysique par rapport à l’ensemble des connaissances a priori.
Cette tâche revient à la métaphysique. Kant réforme la métaphysique, mais il en fait
encore. Au fond, la métaphysique n’est rien d’autre que la science de l’unité
systématique de la raison pure. De la métaphysique “ positive ” qui vient après la
critique proprement dite pour constituer le “ système de la raison pure ” en ses
connaissances a priori, et qui peut même désigner “ toute la philosophie pure, y
compris la critique ”. Nous la distinguerons fermement de la métaphysique au sens
courant, dogmatique. Cette dernière fait pourtant partie intégrante de son objet.
Comme système de la raison pure, la métaphysique doit contenir les connaissances
apparentes aussi bien que les vraies. Elle doit donc envelopper la dialectique, le
1
Cf. Kant, Critique de la raison pure, préface de la deuxième édition, trad. J. Barni & P. Archambault, éd. GFFlammarion, 1987, p. 40
246
moment de l’illusion métaphysique. Devons-nous, pour autant, parler d’une
métaphysique ? Une telle expression nous fait manquer l’essentiel : la raison n’a pas
de point de vue surplombant sur elle-même, c’est elle-même qui fait sa propre
critique. Elle est une dans chacun de ses moments, et comme totalité elle doit se
retrouver aussi dans les faux et l’illusion, qui font partie intégrante du système de la
science. En d’autres termes, la critique de la raison pure est une métaphysique : celle
de la métaphysique.
Aussi la métaphysique est-elle, au fond, la même chose que la philosophie pure en
général : présentation architectonique des connaissances rationnelles a priori. Et la
critique, par opposition à la doctrine, s’occupe de la simple évaluation des sources et
des limites : critique de la métaphysique et propédeutique à la métaphysique, mais
aussi partie de la métaphysique – puisqu’elle produit une connaissance a priori. Elle
est tout cela à la fois. La première grande division de la métaphysique passe ainsi
entre métaphysique critique (ou subjective) et métaphysique doctrinale, systématique
(ou objective).
Une fois cela posé, il reste à ordonner les savoirs philosophiques dans toute leur
extension : “ il est de plus haute importance d’isoler des connaissances qui sont
distinctes par leur espèce et leur origine, et de les empêcher soigneusement de se
mêler et de se confondre avec d’autres, avec lesquelles elles sont ordinairement
unies dans l’usage. Ce que fait le chimiste dans la séparation des matières, le
mathématicien dans le science pure de la quantité, le philosophe est encore plus tenu
de le faire, afin de pouvoir déterminer sûrement la part de chaque espèce
particulière de connaissances dans l’usage courant de l’entendement, sa valeur
propre et son influence. Aussi la raison humaine, depuis qu’elle a commencé à
penser ou plutôt réfléchir, n’a-t-elle jamais pu se passer d’une métaphysique, bien
qu’elle n’ait pas su la dégager suffisamment de tout élément étranger. ”1
Dans “ l’architectonique de la raison pure ”, Kant va s’attacher à détailler la
composition de la première partie du système, à savoir la métaphysique spéculative.
La distinction essentielle passe alors entre la philosophie transcendantale ou
1
Cf. Kant, critique de la raison pure, “ architectonique de la raison pure ”, trad. J. Barni, éd. Gf-flammarion,
1987, p. 627
247
ontologie et la physiologie de la raison pure. “ La métaphysique, dans le sens étroit
de ce mot, se compose de la philosophie transcendantale et de la physiologie de la
raison pure. La première ne considère que l’entendement et la raison même dans un
système de tous les concepts et de tous les principes qui se rapportent à des objets en
général, sans admettre des objets qui seraient donnés ; et la seconde considère la
nature, c’est-à-dire l’ensemble des objets donnés (qu’ils soient donnés aux sens, ou,
si l’on veut à une autre espèce d’intuition), et elle est ainsi une physiologie (mais
purement rationnelle). ”1
Cette division reprend celle de la métaphysique générale et de la métaphysique
spéciale. La physiologie rationnelle répond au projet d’une métaphysique de la
nature annoncée dès la première préface, et que Kant ne juge plus être une tâche
problématique une fois la partie critique achevée. Bref, il nous faut conclure avec lui
que “ tout le système de la métaphysique se compose donc de quatre parties
principales : 1° l’ontologie, 2° la physiologie rationnelle, 3° la cosmologie
rationnelle, 4° la théologie rationnelle. La seconde partie, c’est-à-dire la physique
de la raison pure, renferme deux divisions : la physique rationnelle et la psychologie
rationnelle ”2.
Mais pouvons-nous avoir la certitude que la philosophie transcendantale et la
métaphysique de la nature répondent bien à la fin essentielle de la métaphysique ? Il
semble que non. La définition scolastique de la métaphysique (comme système de
tous les principes de la connaissance par concepts de la raison pure) a quelque chose
de génial mais aussi de décevant. L’investigation systématique des concepts a priori,
des principes d’une connaissance pure des objets en général et en particulier, ne
suffisent pas à satisfaire l’intérêt supérieur de la raison. L’ontologie a bien une
origine a priori, mais elle ne vaut que pour les objets d’une expérience possible ou
réelle. La métaphysique au contraire, est portée à transgresser les limites de
l’expérience, pour s’élever à la connaissance du suprasensible comme tel. Tel est son
objectif. Or si nous nous tournons vers son procédé propre, à savoir la connaissance
par purs concepts a priori, nous nous apercevons assez vite de la disproportion qui
1
Cf. Kant, critique de la raison pure, “ architectonique de la raison pure ”, trad. J. Barni, éd. Gf-flammarion,
1987, p. 629
2
Cf. Kant, op. cit. p. 632
248
existe entre l’ambition et les moyens. Il nous est impossible de connaître le
suprasensible, la part du pouvoir spéculatif de la raison. C’est ce que la théorie
critique de Kant établit définitivement.
“ La métaphysique contient dans l’une de ses parties (l’ontologie) des éléments, tant
concepts que principes, de la connaissance humaine a priori, et la fin qu’elle se
propose exige qu’elle les contienne ; mais sa partie la plus importante, et de loin,
trouve son application dans les objets d’une expérience possible : ainsi le concept
d’une cause et le principe du rapport de tout changement à cette cause. Mais ce n’est
jamais en vue de la connaissance de tels objets d’expérience qu’on a constitué la
métaphysique où ces principes ont été péniblement démêlés et cependant souvent
prouvés si malencontreusement à partir de principes a priori que si la façon qu’a
l’entendement de procéder inéluctablement selon ces principes chaque fois que nous
constituons l’expérience et la constante confirmation que celui-ci lui donne ne
réussissaient pas au mieux, on ne tiendrait guère qu’en piètre estime la conviction
que les preuves rationnelles procurent de ce principe ”1.
Kant ne cherche pas ici à justifier l’entreprise critique. Il montre l’impossible
réduction de la métaphysique à une ontologie ou à une métaphysique de la nature.
Dans tous les cas, la destination de la métaphysique l’empêche de coïncider avec le
champ dessiné par ses moyens. Même une fois réformée, elle n’est proprement
métaphysique qu’à viser la transgression du sensible. Aussi la tâche même de la
métaphysique consiste-t-elle dans “ la découverte d’une pierre de touche pour le
concept de ce qui déborde le champ de l’expérience possible ”2.
“ La philosophie transcendantale, c’est-à-dire la doctrine de la possibilité de toute
connaissance a priori en général, qui est la critique de la raison pure, a pour but le
fondement d’une métaphysique ; le but de cette dernière à son tour, en tant que fin
ultime de la raison, c’est l’extension de cette dernière au-delà des limites du sensible
au domaine du suprasensible ; ce qui représente un dépassement qui, pour ne pas
être un saut périlleux, n’est assurément pas non plus un passage continu dans le
même ordre des principes ; il faut donc contrôler sérieusement le progrès de la
métaphysique aux confins des deux domaines ”3.
Progresser vers la limite, en visant seulement sa transgression, donner satisfaction à
l’intérêt suprême de la raison tout en maintenant fermement la distinction des Idées
de la raison et de tous les autres concepts a priori, c’est la tâche d’une pensée des
limites. La forme spéculative ou théorique de la métaphysique s’y trouve relayée par
1
Cf. Kant, les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de Wolf, trad. L.
Guillermit, éd. Vrin, 1968, p. 78
2
Cf. ibid. p. 81
3
Cf. ibid. pp. 26-27
249
une métaphysique pratique dont le pivot est la liberté considérée comme
suprasensible, et où l’esthétique et l’analogie jouent un rôle essentiel dans la
figuration de l’infigurable.
Cependant et malgré les apparences, le sens du criticisme n’est pas de passer d’une
théorie de l’Être à une théorie de la connaissance. Sinon nous ne pourrions pas
comprendre la destination authentique de la métaphysique que Kant rappelle à de
nombreuses reprises1. La métaphysique, comme nous venons de le souligner, vise le
dépassement ou la transgression du sensible vers le suprasensible.
Elle ne se contente pas en cela de dégager les principes de l’unité systématique de
l’usage de l’entendement. Elle prend appui sur les trois idées transcendantales de la
liberté, de Dieu comme auteur moral du monde et de l’âme immortelle pour penser le
suprasensible en nous, au-dessus de nous, après nous. Sans doute, ne connaissons
nous rien de Dieu ou de tous les autres objets suprasensibles, de notre âme. Mais
c’est là la conséquence de la distinction du noumène et du phénomène. Nous devons
étudier “ non ce qu’est la chose suprasensible en elle-même, mais seulement
comment nous devons la penser et admettre sa nature afin qu’elle soit appropriée
pour nous à l’objet pratiquement dogmatique du pur principe moral, c’est-à-dire à la
fin ultime qui est le souverain bien ”2. Le suprasensible peut donc être pensé. La
fonction positive du noumène, à cet égard, est de nous suggérer la coexistence de
deux ordres hétérogènes, de deux dimensions au sens géométrique. Le noumène
n’étend aucunement la connaissance aux choses en soi, il marque (au contraire) la
limite de l’intuition.
Dans le même temps, il pointe nécessairement au-delà de cette limite, vers l’espace
des purs objets de l’entendement. Cet espace est encore concevable, quoiqu’il ne
nous autorise aucune connaissance précise, et se définisse précisément par cela
même : ce dont la connaissance nous est par principe refusée. Dans son rapport au
noumène, le phénomène n’ouvre pas sur le vide d’un en soi qui marquerait les bornes
de la connaissance, mais sur l’espace d’une connaissance autre, celle qu’aurait un
entendement intuitif. Contrairement à la borne, la limite ne dessine pas un dehors
absolu, mais un dehors relatif, elle est une limitation intrinsèque, et donc d’une
1
Et notamment dans les prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science, §4,
où il écrit que la principale fin de cette science c’est “ la connaissance d’un Être suprême et d’un monde futur ”
2
Cf. Kant, prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science, §57, trad. L.
Guillermit, éd. Vrin, 1986, pp. 130-135
250
certaine manière une illimitation, un passage. Kant écrit “ une limite est elle-même
quelque chose de positif, qui appartient aussi bien à ce qu’elle enclôt qu’à l’espace
situé à l’extérieur d’un ensemble donné ”1. La question se porte alors sur le
comportement de la raison en ce point précis où se mélangent ce que nous ne
connaissons pas (et même jamais) avec ce que nous connaissons. Ici, la pensée n’a
plus de valeur objective, elle n’a pas affaire à des réalités, elle s’en tient au strict
rapport entre ce qui est hors de ses limites et ce qui est à l’intérieur. Ainsi à propos de
Dieu : “ nous nous tenons sur cette limite si nous restreignons notre jugement au
seul rapport que le monde peut avoir à un Être dont le concept même se trouve
extérieur à toute connaissance que nous sommes capables d’avoir à l’intérieur du
monde ”2. Et parce que la pensée vide du déisme ne saurait satisfaire les demandes
de la raison pratique, “ nous nous permettons un anthropomorphisme symbolique qui
concerne en fait uniquement le langage et non l’objet lui-même ”3. L’idée de raison
se trouve relayée par l’Idée esthétique qui produit un “ schème pour le
suprasensible ”4. C’est le lieu de l’analogie qui déborde le concept et enracine le
discours métaphysique dans le sensible5.
Ainsi résoudre la question des qualités chez Kant ne relève d’aucun défit. Les
qualités sensibles sont purement subjectives. “ Le goût d’un vin n’appartient pas aux
déterminations objectives du vin, donc d’un objet même considéré comme
phénomène, mais à la constitution particulière du sens chez le sujet qui en jouit. Les
couleurs ne sont pas des propriétés constitutives des corps, attachées à l’intuition de
celles-ci, mais seulement des modifications du sens de la vue, affecté par la lumière
d’une certaine manière. Au contraire, l’espace, comme condition des objets externes,
appartient nécessairement au phénomène ou à l’intuition des objets. La saveur et les
couleurs ne sont point du tout des conditions nécessaires sous lesquelles seules les
objets peuvent devenir des objets des sens pour nous. C’est seulement à titre d’effets
accidentellement ajoutés de l’organisation particulière qu’elles sont liées au
phénomène. Elles ne sont donc pas non plus des représentations a priori, mais elles
1
Cf. ibid. §59, p. 141
Cf. Kant, prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science, §57, trad. L.
Guillermit, éd. Vrin, 1986, p. 133
3
Cf. ibid. §58, p. 137
4
Voir notamment la critique de la faculté de juger §53.
5
Cf. Kant, prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science, §57, trad. L.
Guillermit, éd. Vrin, 1986, p. 137
2
251
ont leur fondement dans la sensation, voire, pour ce qui est du goût agréable, dans
un sentiment (celui du plaisir ou déplaisir) comme effet de la sensation. De même,
personne non plus ne peut avoir a priori de représentation ni d’une couleur, ni d’une
quelconque saveur ”1. En d’autres termes, et comme le note Kant dans les
Prolégomènes à toute métaphysique future qui se présentera comme science, ce qui
est subjectif dans le matériau sensible, la sensation, reste (à la différence de ce qui est
subjectif dans les formes de l’intuition) “ simplement subjectif ”, et ne “ propose
dans l’intuition empirique aucune connaissance de l’objet, ni par suite aucune
représentation qui vaille pour tout un chacun ”, car les sensations ne comportent pas,
comme l’espace et le temps, de données pour des connaissances a priori.
Kant assigne à la faculté de raison un rôle qui comprend (mais dépasse
largement) ceux des opérations de conceptualiser, de juger et de généraliser qui
permettent à la compréhension d’obtenir et d’accroître la connaissance empirique de
la nature. La raison exige plus que cette connaissance limitée qui laisse toujours
place à de nouvelles questions et n’est donc qu’une connaissance du “ conditionné ”.
Car la raison préexiste à l’idéal des explications ultimes, d’une connaissance finale et
complète qui ne laisserait place à aucune question suivante. Dans la mesure où cette
“ exigence de la raison de l’inconditionnel ” nous pousse à poursuivre les recherches
empiriques vers des théories de plus en plus universelles ou vers des régions encore
plus lointaines de l’univers physique ou du passé, ses effets sont bénéfiques. Mais
dans la mesure où nous sommes encouragés à croire que cette exigence peut être
satisfaite, que nous pouvons, par le seul raisonnement, parvenir à la connaissance
d’objets répondant aux “ idées ” de l’inconditionnel que contient la raison, ses effets
ne parviennent pas à engendrer une illusion. Car notre connaissance est
nécessairement confinée au domaine de l’expérience, au royaume des apparences,
dans lequel ne se trouve aucun objet de ce genre.
Kant est moins convaincant, lorsqu’il attribue à la raison pure un rôle “ pratique ” en
tant que source et but essentiels de la moralité. Il suggère en outre que, bien que nous
n’ayons pas accès à la connaissance théorique du royaume suprasensible des choses
telles qu’elles sont en elles-mêmes, la raison, dans son rôle pratique, peut fournir des
1
Cf. Kant, critique de la raison pure, première édition, esthétique transcendantale, §3
252
certitudes morales, en amont de la connaissance, sur ce royaume. Il soutient que la
reconnaissance de la force d’adhésion inconditionnelle de la loi morale mène à une
croyance dans la liberté de la volonté, un pouvoir de libre choix dont nous ne
disposons pas en tant qu’êtres naturels soumis à la détermination causale, mais dont
nous pouvons disposer dans la mesure où nous sommes supra sensiblement en nousmêmes. Et qu’elle mène aussi à une croyance dans la satisfaction suprasensible des
exigences de la justice morale, et par conséquent dans l’existence d’une divinité
suprasensible capable de procurer l’idéal moral.
Lorsque nous examinons la cohérence interne de la philosophie “ critique ”, une
question se pose. Si la spatio-temporalité et la soumission à des lois de la nature et de
tout ce qui est en elle doivent être attribuées à une source subjective interne à l’esprit
humain, cette source ne peut être assimilée à l’esprit humain en tant qu’élément de la
nature, qui est le sujet d’études de la psychologie empirique, discipline que Kant
décrit d’une manière assez méprisante sous la forme d’une “ physiologie du sens
interne ”. Lorsque Kant parle de notre sensibilité et de notre compréhension en tant
que source du temps, de l’espace et des catégories, il doit donc s’agir de nous-mêmes
en tant que nous sommes (supra sensiblement) nous-mêmes. Cependant, une telle
conclusion apparaît en parfaite contradiction avec la doctrine selon laquelle rien ne
peut être connu des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes (y compris nousmêmes).
Or Kant insiste sur cette doctrine dans sa critique de la psychologie rationnelle, qui
vise à parvenir à la conclusion que l’âme est une substance simple, immatérielle et
indestructible à partir du simple fait de la conscience de soi. Pour Kant, les erreurs de
la psychologie rationnelle sont de celles auxquelles la raison pure est encline dans sa
quête de l’inconditionnel – qui ne peut être trouvé dans l’expérience. Il ne semble pas
qu’il y ait une raison évidente pour laquelle (ce que nous pourrions nommer) la
psychologie transcendantale ne tombe pas dans le cadre de l’interdit que Kant place
sur la psychologie rationnelle.
De telles difficultés pourraient nous conduire à une relecture et une ré-analyse de la
critique kantienne – en élémi nant toutes les références à nous-mêmes autres que
celle s aux personnes naturelles pouvant être étudiées empiriquement. Et, nous
pourrions interpréter la doctrine de Kant comme s’appliquant à certains pouvoirs et
253
certaines propriétés que nous, être humains ordinaires (objets de la nature),
possédons, et dont la possession est une condition nécessaire à notre plaisir dans le
type d’expérience qui nous procure du plaisir, et à notre accession au type de la
connaissance de la nature (y compris de notre propre nature) qui nous est accessible.
Nous pourrions ici ajouter un mot sur la manière dont Kant traite l’esthétique dans sa
critique de la faculté de juger. Il puise sa conception de sa philosophie de l’esprit et
notamment de son traitement purement subjectif des qualités.
Le jugement de goût, le jugement selon lequel un objet artistique ou naturel est beau,
est subjectif, dans la mesure où il suppose nécessairement un sentiment subjectif de
plaisir, et où il repose sur lui. Cependant ce jugement prétend à une validité
universelle ou objective. Kant soutient que cette prétention est justifiée dans la
mesure où la sensation de plaisir provient du fait que les propriétés formelles de
l’objet sont telles qu’elles excitent le libre jeu harmonieux des facultés de
compréhension et d’imagination, car ces facultés sont communes à tous les êtres
humains. Le fonctionnement de ces facultés dans ce contexte ne sont décrites comme
un “ libre jeu ” que parce qu’il n’est pas sous la dépendance de concepts tels que
ceux que nous utilisons dans les jugements empiriques ordinaires de nature non
esthétique. En d’autres termes, nous ne réagissons pas esthétiquement à l’objet en
tant qu’il est de tel ou tel type général, mais plutôt à l’objet en tant que l’individu
unique qu’il se trouve être.
Le succès de la théorie kantienne tient à sa volonté de conciliation entre un réalisme
empirique avec un idéalisme conforme au principe de perfection de la métaphysique
traditionnelle. L’idéal de la raison est un postulat de détermination complète. “ Cette
proposition : toute chose existante est complètement déterminée, signifie que, non
seulement de chaque couple de prédicats contradictoires donnés mais aussi de tous
les prédicats possibles, il y en a toujours un qui convient. Par cette proposition, ce
ne sont pas seulement les prédicats que l’on compare entre eux logiquement, mais on
compare aussi transcendentalement la chose même et l’ensemble de tous les
prédicats possibles. Cela revient à dire que, pour connaître intégralement une chose,
il faut connaître tout le possible et la déterminer par lui soit affirmativement soit
254
négativement ”1. L’obscure conception kantienne de la nécessité a sa source dans
l’idée d’une plénitude de la réalité en laquelle s’épuisent tous les possibles : “ c’est
aussi par la possession totale de la réalité qu’est représenté le concept d’une chose
en soi parfaitement déterminée et que le concept d’un Ens realissimum est le concept
d’un être singulier (…). C’est donc un idéal transcendantal qui sert de fondement à
la détermination complète qui, nécessairement, se trouve en tout ce qui existe et qui
constitue la condition matérielle suprême et parfaite de sa possibilité, condition à
laquelle toute pensée des objets en général doit être ramenée ”2. L’idéal de
perfection est la finalité de la raison. Il est le fondement de la détermination complète
du système des catégories, mais celles-ci ne peuvent donner lieu à une connaissance
que dans les limites de l’expérience humaine. Ainsi se trouvent conciliées deux
affirmations : les lois physiques sont contingentes, empiriques ; mais les conditions a
priori de leur connaissance sont absolument nécessaires, parce qu’elles forment un
tout, un système unique. La critique de l’argument ontologique joue dans la
philosophie kantienne un rôle central. Elle est la démarcation entre ce qui revient à la
science et ce qui revient à la foi. Par là s’explique la place que Kant assigne à la
croyance au-delà de la connaissance.
Au contraire, Hume, comme nous l’avons vu, place la croyance en deçà de la
connaissance une croyance décrite comme un sentiment de l’existence qui cherche à
s’orienter dans les anticipations de l’action. Il en résulte que pour lui les rapports
entre la logique et l’expérience ne sont pas déterminées, comme chez Kant, par un
système unique de nécessités. Dès lors, la rationalité devient un problème. La
question de Hume « qu’est-ce que la rationalité ? » peut s’associer à la question
pascalienne « qu’est-ce que la probabilité ? ».
Ces interrogations font basculer toute philosophie de la perfection. La tendance à
confondre la vérité avec une perfection finale se retrouve dans le pragmatisme
(comme nous le verrons dans la dernière partie de ce mémoire). Selon Quine,
“ Peirce a essayé de définir entièrement la vérité en terme de méthode scientifique.
La vérité serait pour lui la théorie idéale de laquelle on s’approche comme d’une
limite lorsque les canons (supposés) de la méthode scientifique sont utilisés sans
cesse dans une expérience continuée. Mais il y a plusieurs défauts dans cette théorie
1
2
Cf. Kant, critique de la raison pure, op.cit. A503, B601
Cf. Kant, critique de la raison pure, op.cit. A576, B604
255
de Peirce, entre autres le fait de supposer l’existence d’un organon final de la
méthode scientifique et l’appel à un procès allant à l’infini. Peirce fait un usage
incorrect de l’analogie avec les nombres lorsqu’il parle d’une théorie limite (…). Et,
même si nous négligeons de pareilles difficultés, même si, faisant appel en quelque
sorte à la fiction nous identifions la vérité avec le résultat idéal de l’application
exhaustive de la méthode scientifique à la totalité future des stimulations de nos
surfaces sensorielles, il reste encore la difficulté de cette imputation d’unicité (“ le
résultat idéal ”) (…). Il paraît plus probable, ne fût-ce qu’à raison des symétries et
des dualités, qu’une multitude de théories pourront prétendre à la première place
(…). Toute définition dite pragmatique de la vérité est condamnée à échouer
lamentablement ”1.
L’idéalisme transcendantal de Kant a hérité de la confusion antique entre la vérité et
la perfection. L’argument transcendantal est un argument téléologique comportant
une clause d’unicité : le système est nécessaire parce qu’il est unique. Il manifeste la
parfaite totalité des déterminations de l’être (ou de l’esprit). Aux yeux d’un kantien,
l’empiriste est un dogmatique qui s’ignore. Il n’y a que le théologien qui ne soit pas
dogmatique : lui seul évite de confondre le phénomène et la chose en soi. Mais
comment saurons-nous que nous avons épuisé le possible ? Il y a toujours plus de
possibilités logiques que de possibilités réelles. Le logicien peut sans contradiction
rédiger des conte de fées. C’est précisément parce qu’elle oblige à faire un choix
dans nos imaginations que l’expérience est informative.
En outre, dire qu’une assertion est vraie n’est pas lui faire un compliment. Une
remarque peut être vraie et parfaitement stupide. Nous attendons d’une théorie de
nombreuses qualités : elle peut être plus ou moins simple, plus ou moins féconde,
plus ou moins élégante, plus ou moins puissante dans sa valeur explicative.
Elle peut être plus ou moins bien étayée par l’observation. Les oppositions graduelles
de plus ou moins sont intérieures aux objectifs que nous poursuivons, alors que
l’opposition du vrai et du faux est une opposition contradictoire par référence à ce
qui existe indépendamment de nous et qui est la cause de nos perceptions. Nous
1
Cf. Quine, Le Mot et la chose, I, VI, 54
256
avons là, dans ces deux sortes d’opposition, un critère qui nous permet de reconnaître
les limites de l’empirisme, en distinguant la vérité de l’évidence ou la garantie plus
ou moins grande de crédibilité fournie par des tests dans les limites de notre habileté
expérimentale.
Pour conclure
Kant et Hume représentent à merveille l’émergence de la science moderne. Leurs
œuvres cristallisent la nécessité de la séparation entre science et philosophie. Et
pourtant la philosophie doit avoir la même certitude que la science afin que ses
présupposés soient certifiés. En d’autres termes, l'
argumentation glisse d'
un plan
purement ontologique à un plan épistémologique.
Descartes pose que " l'
étendue en longueur, largeur et profondeur, constitue la nature
de la substance corporelle". Il s'
appuie, comme nous l’avons mis en avant, sur la
remarque que la substance corporelle ne peut pas être conçue de façon claire et
distincte
indépendamment
de
son
extension,
alors
qu'
elle
peut
l'
être
indépendamment de telle ou telle qualité qui lui est associée.
Nous avons vu que, pour Locke, la dichotomie entre les qualités primaires et les
qualités secondaires, entre les caractéristiques des corps matériels qui se montrent
telles qu'
elles sont en elles-mêmes, et les propriétés attribuées à ces corps sur la foi
de phénomènes résultant de leur interaction avec les organes des sens, est aussi
fondée implicitement sur des considérations d'
ordre épistémique. Les qualités
secondaires (saveur, couleur, chaleur, etc.) sont en effet mises à part parce qu'
elles
relèvent d'
une seule modalité sensorielle, tandis que les qualités primaires spatiales
coordonnent toutes les modalités sensorielles entre elles et avec l'
activité gestuelle.
Il suffit à Kant de pousser à son terme ultime la remarque lockéenne selon laquelle
"certains prédicats n'
appartiennent pas (aux) choses en elles-mêmes mais à leurs
phénomènes seulement " pour amorcer sa révolution copernicienne philosophique.
Il réussit ainsi à
dissoudre la question traditionnelle de la conformité de la
connaissance à ses objets, au profit d'
une investigation de la manière dont les objets
se règlent sur notre connaissance. Car désormais les choses telles qu'
elles sont en
elles-mêmes sont dépouillées de leurs dernières caractéristiques intrinsèques, d'
ordre
spatial, et toutes les déterminations, y compris spatiales, qui peuvent leur être
attribuées, résultent d'
un rapport avec la faculté humaine de connaître. Cela
257
n'
implique pas, bien entendu, que les déterminations spatiales des corps sont
relatives à une modalité sensorielle particulière, à l'
instar des qualités secondaires de
Locke, mais qu'
elles sont relatives à une forme a priori de l'
intuition sensible en
général. L'
argument le plus spécifique de Kant en faveur de l'
absence d'
inhérence
des déterminations spatiales aux corps, est que l'
espace est une condition élémentaire
de possibilité de la représentation de choses extérieures les unes aux autres et à soimême; en aucune manière l'
espace ne peut être abstrait de la perception sensible des
corps, puisque cette perception le présuppose.
L'
espace, comme le temps, pré-conditionne la perception des corps. En tant que
forme pure de l'
intuition sensible, l'
espace rend possible une connaissance de
quelque chose comme des corps matériels parce qu'
il permet la représentation des
relations d'
extériorité qui les définissent ; de même, le temps rend possible une
connaissance de quelque chose comme des déterminations de corps matériels, parce
qu'
il permet la représentation de relations de succession entre phénomènes, et qu'
il
évite ainsi la coexistence de traits contradictoires en un même lieu. Mais pour passer
de ce premier arrière-plan de possibilité de la connaissance à une connaissance
pleinement constituée, il est indispensable que le contenu de l'
intuition sensible
reçoive de l'
entendement la détermination légale qui définit l'
objectivité. Lier le
divers des perceptions en une expérience, ordonner la succession des phénomènes
locaux au moyen de règles prescrites par l'
entendement (comme le principe de
permanence de la substance et le principe de causalité), c'
est cela qui objective
certaines séquences sélectionnées de régions spatiales en corps matériels en
mouvement.
C'
est cela qui autorise par exemple à définir la matière sur le plan dynamique
comme "(...) le mobile en tant qu'
il remplit un espace". Aussi les concepts purs de
l'
entendement ne s'
appliquant légitimement, chez Kant, qu'
au contenu d'
une intuition
sensible informé a priori par son cadre spatio-temporel, les objets qu'
ils conduisent à
définir ne peuvent être que matériels. L'
objet de connaissance s'
identifie ici
constitutivement à la matière et à son mouvement.
Avec Kant, nous soulignons la nécessité d’ouvrir vers un nouveau champ réflexif la
question des qualités. Comprendre notre lien à la réalité (qu’elle oit d’ordre concrète
258
ou simple projection) ne peut se faire que dans l’affirmation d’un corps
multidimensionnel. Il nous faut prendre en compte notre réalité multi-sensoriel, nos
aptitudes sensorimotrices. Même si nous ne développerons ce point de vue qu’au
cours du dernier chapitre de ce mémoire, il s’avère nécessaire d’étudier la
conception phénoménologique. Elle nous permet de saisir le corps et le monde dans
la même unité. En d’autres termes, les qualités prennent une nouvelle ampleur ainsi
qu’une nouvelle désignation.
S’interroger sur la phénoménologie alors que nous cherchons à traiter du « statut des
qualités dans al philosophie moderne » peut paraître une hérésie. Cependant, il nous
faut nous remémorer mon présupposé de départ, nous ne pouvons, il me semble
comprendre l’interrogation sur les qualités sans s’interroger sur le cœur du sensible.
Ce sensible est-ce nous-mêmes ? Où devons-nous situer notre corps pour
comprendre notre rapport au monde ? Quel mouvement doit opérer notre esprit pour
se saisir de ce qui nous entoure ? Faut-il adopter la conception de Berkeley ?
Dans un premier temps, je tiens ici à m’interroger sur le travail de Merleau-Ponty.
En plaçant le sensible au centre de tout questionnement sur la perception, par
laquelle s'
effectue l'
acte de connaissance puisque c'
est par elle que les objets
apparaissent pour une conscience, Merleau-Ponty marque la supériorité du monde de
la vie, sur le monde de la science.
Son œuvre se constitue sur le double rejet du réalisme et de l'
idéalisme : s'
il reproche
au premier de vouloir décrire une réalité en soi qui interdit toute relation entre la
conscience et le sensible, Merleau-Ponty critique l'
idéalisme en ce qu'
il fait de la
conscience le siège unique de l'
acte de connaissance.
Or, d'
une part, le monde sensible ne consiste pas en une somme d'
objets, mais est un
texte, un tissu sensible, où s'
effectue la donation du sens originel de l'
être : il est la
couche originaire de l'
expérience humaine, où le sens est déjà donné au sujet
259
percevant. D'
autre part, ce même sujet percevant, sentant, réfléchissant est d'
abord
un sujet corporel, incarné dans les choses avec lesquelles il est en relation
d'
intentionnalité : le «corps propre», mon corps, qui est ce par quoi se constitue ma
perception du monde. «Je suis mon corps», telle est la reformulation proposée par
Merleau-Ponty du cogito cartésien (qui pose une dichotomie entre le corps et l'
esprit
et la précession du cogito au monde) : la conscience cohabite avec le corps, elle
investit le monde qui lui est offert par le corps.
Situé à la lisière du monde et de la pure subjectivité du moi, ce corps est présence et
ouverture à l'
être et au monde, à la fois dehors et dedans, il est le moyen de
communication avec le monde, qui est lui-même l'
horizon latent de l'
expérience et
préexistant à toute pensée déterminante.
Pris dans le tissu du monde sensible en tant que «matière interstitielle» entre l'
esprit
et la chose, il est la forme qui permet d'
«enlacer» la matière de la perception. Il y a
en effet chez Merleau-Ponty le privilège du savoir corporel sur le savoir intellectuel
au sujet de l'
existence des choses qui nous entourent, et même préséance du savoir
tactile sur le savoir visuel : nous entretenons avec les choses un rapport de
manipulation avant des rapports de vision et d'
intellection. C'
est la «surréflexion»,
qui exprime «notre contact muet avec les choses, quand elles ne sont pas encore des
choses dites». Et sortir de ce «monde du silence», ce sera entrer en contact avec
autrui et faire émerger le langage.
Dans un second moment de lecture de la phénoménologie, nous interrogerons
l’œuvre d’Husserl. Nous verrons que pour comprendre la place des qualités, il nous
faut nous saisir de leur apparition à al conscience et de leur lien avec le temps.
$&
%
L’idée de sens comme celle de dialectique sont au cœur même de la pensée de
Merleau-Ponty. La tâche du philosophe ne consiste pas à saisir et à reproduire le
spectacle de la réalité en soi – c’est-à-dire la réalité qui ne s’offre à aucun témoin.
Cette opération contradictoire, l’idéal d’un réalisme objectiviste, doit être récusée. Il
260
faut alors se montrer plus conciliant avec l’idéalisme, lorsqu’il repose sur la
réduction des diverses modalités de l’expérience au seul élément de la pensée.
Entre l’un et l’autre, Merleau-ponty définit le statut la conscience à partir de la notion
d’intentionnalité. L’intentionnalité est une rencontre. Elle constitue la conscience en
tant que transgression perpétuelle d’elle-même (ou, selon Heidegger, existence).
Contrairement à ce qui advient pour la forme animale, ce mouvement n’a pas
tendance à se figer en une sorte d’extase. Il faut le comprendre comme incluant
essentiellement une “ reprise ” ou une “ réfection ” de ce vers quoi il se transgresse.
Celles-ci, que nous reconnaîtrons aussi bien dans la perception que dans le travail ou
l’intellection, mènent le réel auquel nous sommes adonnés vers sa vérité, c’est-à-dire
à une perspective telle que tout – par nous – puisse être offert et intérieur à tout et,
d’un même coup, moi-même à moi-même et chacun de nous à tous les autres.
Cependant, contrairement à ce qui a lieu pour l’idéalisme ou le transcendantalisme,
cette perspective est multiple (et non unique), définissant autant de sujets possibles.
Considérée à part des autres, aucune de ces perspectives n’est jamais pleinement
instituée. Elles ont à s’ajuster sans cesse les unes aux autres, abolissant du même
coup tant la possibilité du savoir absolu que la tentation de concevoir cette montée
comme l’œuvre de l’esprit se mouvant au vue du seul soi-même.
Le lieu originaire (mais non unique) de cette transgression irrécupérable est la
perception. Les autres instances de la même transgression ne se bâtissent que sur la
perception. Ceci est vrai pour la science qui n’est qu’un discours explicatif élaboré à
partir de la perception. Il n’y a donc pas lieu de réfuter cette perception au nom de la
science.
Traiter ici de Merleau-Ponty n’est pas anodin. Il nous permet d’interroger les
interactions entre la matière et la pensée. Peut-être, nous faudrait-il, à travers son
œuvre, reconsidérer la théorie lockienne des troisièmes qualités. Cela nous permet,
enfin, d’interroger cette circularité monde – pensée – monde. Ainsi établirons-nous si
ce mouvement circulaire est une meilleure conception (de notre rapport au monde et
à nous-mêmes) que l’ensemble des linéarités (ou mouvement linéaires) que nous
venons d’établir dans cette topologie des qualités.
261
1- La matière, la vie et la pensée : le faux problème de l’illusion
“ L’homme ne peut jamais être un animal : sa vie est toujours plus ou moins intégrée
que celle d’un animal. Mais si les prétendus instincts de l’homme n’existent pas à
part de la dialectique spirituelle, corrélativement cette dialectique ne se conçoit pas
hors des situations concrètes où elle s’incarne. On n’agit pas avec l’esprit seul.
L’esprit n’est rien ou c’est une transformation réelle et non pas idéelle de l’homme.
Parce qu’il n’est pas une nouvelle sorte d’être, mais une nouvelle forme d’unité, il ne
peut reposer en lui-même ”1.
L’unité entre le monde et nous
Merleau-Ponty apporte une solution décisive à l’opposition traditionnelle entre
explication matérialiste et mécaniste de l’homme et celle idéaliste.
Dans un premier temps, il réfute le matérialisme réductionniste – qui prétend
expliquer la structure de l’organisme et son comportement à partir des données de la
physiologie, des composantes matérielles de l’organisme et de l’environnement. La
matière organisée (que nous sommes ou que les animaux sont) constitue un nouvel
ordre.
Parce qu’elles n’avaient aucune considération (d’éloignement ou de recul vis-à-vis
de sciences), les théories précédentes sur les qualités échouent. En effet, toutes
cherchent à accrocher leur discours à celui dit “ rationnel ” de la science de leur
époque (une physique, une biologie, une chimie ou même une mathématique
nouvelle). A travers, cet ouvrage sur La structure du comportement, Merleau-Ponty
montre que nous sommes régis par des lois qui nous sont propres et non par celles de
la chimie et de la physiologie. Il faut savoir reconnaître les différents niveaux dont
peut témoigner la matière vivante. Au niveau du comportement, un individu réagit
non pas sous l’effet d’un stimulus ponctuel2, mais en fonction d’une structure
intentionnelle, c’est-à-dire d’un comportement dont les démarches s’ordonnent
autour d’un but précis. Plus encore, ce n’est qu’au sein d’une telle structure que le
stimulus est compréhensible chez l’homme ou l’animal, à titre de dysfonctionnement
pathologique ou d’analyse (au sens d’une décomposition après coup de l’action
1
Cf. Merleau-Ponty, La structure du comportement, éd. PUF, coll. “ Quadrige ”, Paris, 1990, p. 198
C’est-à-dire en fonction d’une réaction mécanique, automatique, des parties matérielles du corps à un stimulus
matériel extérieur.
2
262
effectuée) d’un comportement intégré. A l’inverse du réductionnisme, c’est au sein
même du supérieur que l’inférieur se trouve intégré – au lieu que le supérieur soit
réduit à l’inférieur.
Ainsi les phénomènes intentionnels ne sont pas des apparences qu’il faudrait écarter
pour atteindre la réalité d’un fonctionnement matériel mécanique. Au contraire, de
telles structures significatives constituent une caractéristique essentielle de la matière
vivante, ou encore “ un véritable a priori de l’organisme ”. Ce terme d’origine
kantienne désigne l’indépendance à l’égard de l’expérience de ce qui al conditionne
– ces structures significatives ne sont donc pas le fruit contingent de telle ou telle
expérience, mais la condition de possibilité même de toute vie organique.
Mais il ne s’agit pas de défendre un spiritualisme restaurant, derrière la matière
visible des choses, des “ consciences ” et des “ esprits ” exprimant leur spiritualité à
travers cette même matière. Ces structures intentionnelles du comportement doivent
être situées entre le niveau de “ l’en soi ” et celui du “ pour soi ” (de notre identité à
travers le temps). Une matière vivante se donne simplement un monde, s’y rapporte.
Et ce que nous pourrions prendre pour des stimuli sont en fait des signes : l’animal
ne réagit qu’aux sollicitations qui prennent sens dans la structure globale de son
comportement. Ce mode de rapport au monde, est ce que nous pouvons appeler
“ existence ”.
A ce niveau, nous pourrions nous demander si Merleau-Ponty, au lieu d’interroger
notre rapport au monde, ne crée pas une réalité spirituelle indépendante (loin du
monde matériel). A ce niveau, nul besoin de qualités. Tout est déjà perçu dans un
idéal, et donc toute perception serait quelque chose de connu (dans cet hypothétique
monde qui serait notre réalité spirituelle).
Loin de considérer cela, Merleau-Ponty établit une nouvelle forme d’unité du corps
matériel. Le corps matériel vivant et agissant, il réagit à des signes – c’est cela qui
constitue son monde. Le spirituel est un système de signes comme un autre. Ce que
nous appelons esprit est un mode de fonctionnement de l’homme en tant qu’animal,
en tant qu’être matériel se rapportant à un régime spécifique de signes. Cela signifie
donc que l’esprit est une réalité, une transformation de la matière elle-même, un
mode d’existence de la matière vivante. Dans un tel système, l’illusion ne devientelle pas un faux problème ? L’erreur des sens serait-elle donc impossible ?
263
Le mythe de l’illusion
Tous les paradoxes de cette découverte se trouvent concentrer dans l’idée d’une
conscience transcendantale qui se trouve privée des attributs jusqu’alors inséparables
de sa définition, ne porte plus la loi de son objet, est affectée, implique une histoire et
se préserve comme pure voyance.
Il faut donc pour comprendre l’ensemble des problèmes posés, s’installer dans la vie
perceptive, d’y scruter la naissance de nos rapports avec le monde. Il faut nous
demander ce que nous sommes avant la réflexion, et surtout ne plus inférer depuis le
comportement (ou sa description) la nécessité d’une réforme philosophique. En un
sens, la première question qu’il faut soulever est celle de l’illusion. Car comment
s’installer en toute confiance dans la perception si celle-ci est susceptible d’erreur ? Il
nous serait donc impossible de connaître notre rapport au monde.
“ Si le mythe, le rêve, l’illusion doivent pouvoir être possibles, l’apparent et le réel
doivent demeurer ambigus dans le sujet comme dans l’objet. On a souvent dit que
par définition la conscience n’admet pas la séparation de l’apparence et de la
réalité, et l’on entendait en ce sens que, dans la connaissance de nous-mêmes,
l’apparence serait réalité : si je pense voir ou sentir, je vois ou sens à n’en pas
douter, quoi qu’il en soit de l’objet extérieur. Ici la réalité apparaît tout entière, être
réel et apparaître ne font qu’un, il n’y a pas d’autre réalité que l’apparition. Si cela
est vrai, il est exclu que l’illusion et la perception aient même apparence, que mes
illusions soient des perceptions sans objet ou mes perceptions des hallucinations
vraies. ”1
Ce passage sur l’illusion pose la question de notre positionnement. Face à la théorie
de la connaissance du monde sensible, quelle(s) position(s) adoptons-nous ?
Sommes-nous rationalistes ou bien sceptiques ?
Cependant loin d’apporter une réponse franche à cette question, Merleau-Ponty nous
laisse dans le flou. Il laisse indéterminée la question de savoir si rationalisme et
scepticisme doivent être conjointement repoussées ou entérinés. Il faut nous fier à
nos sens, semble-t-il indirectement affirmer. Cette position est séduisante, sauf que
(tout au long de sa démonstration) il ne récuse le faux dilemme du rationalisme et du
scepticisme que par un mouvement de va-et-vient. Les insuffisances de l’un sont les
vertus de l’autre. Dans La Phénoménologie de l’esprit, le cogito ambigu demeure
une sorte de cohabitation étrange entre scepticisme et rationalisme.
1
Cf. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, éd. Gallimard, coll. “ Tel ”, 1990, p. 340
264
Au contraire, comme nous le verrons lors de l’exploration de la sensibilité, dans Le
Visible et l’Invisible, le scepticisme n’apparaît plus comme une doctrine. Il s’agit
d’une formulation de l’interrogation philosophique qui constitue le présupposé
commun au scepticisme historique et au rationalisme. Merleau-Ponty y délaisse aussi
l’opposition du sujet et de l’objet. La vérité n’est plus conçue comme vérité sur fond
d’absurdité ou comme présomption justifiée.
Ainsi le fait que “ la désillusion n’est la perte d’une évidence que parce qu’elle est
l’acquisition d’une autre évidence ”1 sert à la critique de la notion même d’évidence.
“ La philosophie a cru dépasser les contradictions de la foi perceptive en la mettant
en suspens pour dévoiler les motifs qui la soutiennent. L’opération paraît être
inévitable, et d’ailleurs absolument légitime, puisqu’elle consiste en somme à dire ce
que notre vie sous-tend. Elle se révèle pourtant fallacieuse en ceci qu’elle transforme
la foi perceptive, qu’il s’agit e comprendre, qu’elle en fait une croyance parmi
d’autres, fondée comme une autre sur des raisons – les raisons que nous avons de
penser qu’il y a un monde. Or, il est clair que dans le cas de la perception, la
conclusion vient avant les raisons, qui ne sont là que pour en tenir lieu ou pour la
secourir quand elle est ébranlée ; Si nous cherchons les raisons, c’est parce que
nous n’arrivons plus à voir, ou parce que d’autres faits, comme l’illusion, nous
incitent à récuser l’évidence perceptive elle-même. Mais soutenir qu’elle se confond
avec les raisons que nous avons de lui rendre quelque valeur une fois qu’elle a été
ébranlée, c’est postuler que la foi perceptive a toujours été résistance au doute, et le
positif négation de la négation. ”2
Le projet que nous soulevions au début de ce paragraphe était celui de n’affirmer
aucune nécessité de réforme philosophique. Or, comme nous venons de le voir, un tel
projet ne peut pas s’accomplir sans équivoque. En un sens, ce que Merleau-Ponty
veut révéler c’est l’infrastructure corporelle qui soutient l’ensemble de nos
représentations. Cette recherche ressemble, aux philosophes que nous avons traités
précédemment, et se distingue profondément de la recherche d’un fondement positif.
La vérité d’un tel retour au pré-réflexif tient à l’exigence de défaire les notions
construites pour agencer un monde objectif et déchiffrer le sens qu’elles recouvrent
au contact d’une praxis – c’est-à-dire d’une expérience irréductible aux lois de ce que
1
2
Cf. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, éd. Gallimard, coll. “ Tel ”, 1990, p.63
Cf. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, éd. Gallimard, coll. “ Tel ”, 1990, p.75
265
nous nommons matière et esprit. Pour comprendre cette démarche nous devons
donc, nous aussi, la suivre et nous interroger sur la sensation.
2- La sensation : entre qualité(s) et objectivité ?
L’appréhension de soi-même
“ Le corps est, pour reprendre le mot de Leibniz, la “ loi efficace ” de ses
changements ”1.
Loin d’être identifié au corps, le “ sujet ” est traditionnellement conçu, sous
l’influence du cartésianisme, comme une conscience pensante, placé face à un monde
toujours déjà donné dans la plénitude d’une évidence. Corrélativement, le corps luimême se trouve réduit à la pure et simple étendue, géométrisé ou pensé comme le
siège d’un ensemble de réactions prises dans des relations causales, faisant partie des
événements du monde.
Merleau-Ponty nous fait sortir de cette perspective puisqu’il appréhende le corps
depuis son intériorité même. Nous ne sommes pas totalement immergé en lui car
nulle image ne pourrait surgir. Or il existe bien un “ schéma corporel ”, une image de
notre corps qui renseigne sur sa position et sur la localisation des stimuli locaux.
Ainsi cet “ œil intérieur ”, en nous offrant une image de notre corps à la fois comme
le nôtre avec un certain recul. Merleau-Ponty emploie l’expression “ quelques mètres
de distance ” nous faisant comprendre instantanément que nous voyons
simultanément notre corps de l’intérieur et de l’extérieur.
Loin d’être une association, cette vision nous montre le rôle du schéma corporel.
Sans lui nous serions incapables d’associer les différents contenus (tactiles, visuels,
etc.). Ce qui précède les contenus sensitifs, c’est un certain “ dessein ” du corps, une
“ unité intersensorielle ”, qui est la “ loi de constitution ” des sensations2.
Contrairement à tout le discours classique, auquel nous avons été confrontés avant, il
faut dire que l’unité du corps nous est donnée d’abord. Elle est toujours déjà là. Et,
c’est de ce fond homogène que se détachent les différents contenus sensoriels.
1
2
Cf. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, éd. Gallimard, coll. “ Tel ”, Paris, p. 176
Cf. ibid. p.115
266
Il faudrait donc que nous affirmions que “ nous sommes dans notre corps ”, si cette
formulation ne risquait pas de restaurer un dualisme opposant conscience et corps, de
faire de celui-ci un réceptacle, un objet situé dans l’espace, alors que la subjectivité
elle-même doit être comprise comme corporelle.
C’est seulement parce que nous avons un corps orienté qu’il y a pour chacun de nous
un espace objectif. Il faut donc dire “ je suis mon corps ”. Par cette formule,
Merleau-Ponty récuse conjointement le matérialisme et l’intellectualisme – deux
théories qui font du corps un objet. Il faut substituer à ces approches statiques, le
corps vécu, qui est le lieu immanent de la subjectivité en tant que celle-ci est prise
avec le monde. Ce corps phénoménal est lui-même un sujet. Toute subjectivité est
donc corporelle. Il ne nous faut cependant pas oublier que le corps, ou le sujet n’est
pas replié sur lui-même, il est constamment tourné vers le monde. Cette orientation
vers le monde lui confère une structure transcendante et une structure signifiante.
Tout événement corporel apparaît “ sur un fond significatif ” car il est toujours
porteur d’un sens. C’est pourquoi il n’est pas exclusivement un sujet.
Pas plus q’un pur objet le corps n’est pas un pur sujet, il est plutôt ce lieu ou sujet et
objet échangent leur rôle de façon continue. C’est en ce sens que la meilleure
analogie est bien celle avec l’œuvre d’art. En elle sont définitivement noués le
support signifiant et le sens qui ne doivent plus être disjoints. Elle est le lieu d’une
signification vivante par laquelle l’idée est à même les couleurs, les mots ou les sons.
De la même façon, le corps propre est le lieu où naturellement est subsumée la
scission entre le sujet et l’objet, le soi et le monde, le dehors et le dedans. Il est notre
expérience fondamentale, celle de la vie même, par laquelle nous nous rapportons au
monde1.
Qualité(s) & Objectivité
“ Je renoncerai donc à définir la sensation par l’impression pure. Mais voir, c’est
avoir des couleurs ou des lumières, entendre, c’est avoir des sons, sentir c’est avoir
des qualités, et, pour savoir ce que c’est que sentir, ne suffit-il pas d’avoir vu du
rouge ou entendu un la ? Le rouge et le vert ne sont pas des sensations, ce sont des
1
Cf. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, éd. Gallimard, coll. “ Tel ”, Paris, p. 177
267
sensibles, et la qualité n’est pas un élément de la conscience, c’est la propriété de
l’objet. ”1
Merleau-Ponty récuse la problématique de la concordance d’une sensation purement
passive à un monde extérieur. La perception, entendue comme visée intentionnelle,
constitue le monde en même temps que l’objet. Il est donc possible de rendre à
l’objet ce qui lui revient. Les qualités sensibles sont bien des qualités de l’objet – son
appartenance au sujet est appartenance à une instance dédoublée, dans tout acte
perceptif entre la conscience et ce qu’elle vise.
“ Il y a deux manières de se tromper sur la qualité : l’une est d’en faire un élément
de la conscience, alors qu’elle est objet pour la conscience, de la traiter comme une
impression muette alors qu’elle a toujours un sens, l’autre est de croire que ce sens
et cet objet, au niveau de la qualité, soient plein et déterminés. Et la seconde erreur
comme la première vient du préjugé du monde ”2.
L’objet n’est pas une chose immuable, se tenant dans son intégrité et son extériorité,
face à la conscience. Il est posé par elle dans son opposition même et il est
entièrement constitué par le sujet. Il est donc pourvu de significations multiples, d’un
angle par lequel il est visé. C’est dire non seulement que la sensation n’est jamais
pure, mais également que la qualité sensible est toujours un enchevêtrement
d’intentions. Elle n’est séparable ni de son contexte, ni des sens dont elle est tissée.
“ Il nous faut reconnaître l’indéterminé comme phénomène positif. C’est dans cette
atmosphère que se présente la qualité. Le sens qu’elle renferme est un sens
équivoque, il s’agit d’une valeur expressive plutôt que d’une signification logique.
La qualité déterminée, par laquelle l’empirisme voulait définir la sensation, est un
objet, non un élément, de la conscience, et c’est l’objet tardif d’une conscience
scientifique. A ces deux titres, elle masque la subjectivité plutôt qu’elle ne la
révèle. ”3
Contrairement aux apparences une telle prise de position évite, certes, le problème de
la relation entre qualités premières et qualités secondes. Tout étant dans l’objet. Du
moins tous les sensibles. Cependant, nous entrons dans de nouvelles ambiguïtés.
1
Cf. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, éd. Gallimard, coll. “ Tel ”, Paris, p. 11
ibid. p.11
3
Cf. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, éd. Gallimard, coll. “ Tel ”, Paris, p. 12
2
268
En effet, pour qu’il y ait perception de l’objet, il faut un double mouvement. Il faut
que nous soyons au monde, hors de nous-mêmes dans le monde et au plus proche de
nous-mêmes, dans l’entrelacement continu de l’esprit et du corps qui dessine, en
deçà de la conscience savante, la figure originelle de cette foi perceptive par laquelle
nous affirmons que le monde est “ ce que nous voyons ”. Activité et passivité
s’appellent, se masquent, s’entre répondent et se contrarient aussi bien, de telle sorte
que voir, c’est toujours être vu, sentir, être senti et ainsi de suite. C’est précisément
cette nouvelle conception du mouvement que nous interrogerons lors du second
chapitre. Cette analyse d’un mouvement du dedans vers le dehors et inversement,
nous permettra de rendre plus lisible encore, la conception de Merleau-Ponty du lien
entre langage et pensée que nous allons aborder ici.
3- Langage et Pensée
“ Personne ne contestera qu’ici l’opération expressive réalise ou effectue la
signification et ne se borne pas à la traduire. Il n’en va pas autrement, malgré
l’apparence, de l’expression des pensées par la parole. La pensée n’est rien
“ d’intérieur ”, elle n’existe pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe
là-dessus, ce qui nous fait croire à une pensée déjà constituées et déjà exprimées ce
nous pouvons appeler à nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons
l’illusion d’une vie intérieure. Mais en réalité ce silence prétendu est bruissant de
paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur. ”1
Pour Merleau-Ponty, la pensée loin d’être une activité interne impliquant des
représentations, est une ouverture au monde, et il considère la parole comme une des
modalités de ce dépassement de soi vers l’environnement. Le modèle du code, qui
fait des mots la traduction ou le reflet des pensées, doit donc être abandonné. Il faut
concevoir le comportement linguistique avant tout comme une activité intentionnelle
mettant en jeu le corps propre, dans laquelle la subjectivité pensante se constitue.
C’est en ce sens, qu’il peut affirmer que “ La pensée n’est rien “ d’intérieur ”, elle
n’existe pas hors du monde et hors des mots. ”
1
Cf. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, I, chap. VI, éd. Gallimard, coll. “ Tel ”, p. 213
269
Merleau-Ponty adhère absolument au remaniement de la notion d’intentionnalité
dans l’œuvre d’Heidegger. Elle ne doit pas être appliquée à la seule conscience, elle
doit devenir souci et désigner l’être même de l’être-au-monde. En conséquence, cela
signifie l’inhérence radicale du cogito à une facticité dont il est et a “ toujours-déjàété ” inséparable, absolument. Bien plus, l’être-au-monde. L’être-au-monde,
substitué à la conscience, se trouve désormais investi d’une compréhension implicite
de l’être, en laquelle consiste ultimement l’humanité de l’expérience, et dont cet êtreau-monde est le porteur originaire.
Cela revient donc à destituer définitivement la pensée théorique du monopole de
cette compréhension. Il est vrai que ces thèses n’aboutiront pas au rejet pur et simple
de la notion de sujet. Elle subira de profonds remaniements, nous devons désormais
laisser le sujet cartésien (par exemple), loin de nous et nous soucier ce celui qui interagit sur le monde. Le maintien du sujet, au sein des œuvres de Merleau-Ponty, le
conduit à une réflexion poussée sur la corporéité et sur la chair. Analyse que nous
poursuivrons au cours de notre réflexion sur le mouvement chez Merleau-Ponty, lors
du second chapitre de ce mémoire.
Ici nous avons vu que si Merleau-Ponty a fait siennes certaines des thèses de
Heidegger, il ne s’est pas, pour autant détourné d’une réflexion sur la nécessité,
coextensive à l’expérience de cet être-là, de ce moment originel et original du sentir.
Il voit, dans le sentir, le point même où l’existence s’insère dans le réel, et dont la
relative passivité fait équilibre au mouvement essentiellement actif de la
transcendance.
Loin de rejeter en bloc les acquis de la psychanalyse, Merleau-Ponty souhaitent
expressément les rejoindre. Il ne mesure pas leur entière portée, il écrit “ la sexualité
n’est donc pas un cycle autonome. Elle est liée à tout l’être connaissant et agissant,
les trois secteurs du comportement manifestent une seule structure typique, elles sont
dans un rapport d’expression réciproque ”. Or le fait que l’inconscient ait un sens,
qu’il soit structuré comme un langage, qu’il y ait des relations entre la connaissance,
l’action et la sexualité (et notamment des relations de sublimation), tout cela ne
conduit nullement à affirmer que ces trois termes sont unis au sein d’une structure
unique, ni non plus qu’il y ait entre eux “ qu’un rapport d’expression ”. Il pointe
alors une survivance, en nous, d’une “ archéologie ”, non pas insensée mais
irréductible. Phénoménologie et psychanalyse s’accordent donc pour décrire notre
270
être comme un chantier. Elles vont, toutes deux, au-delà de la vérité de l’immanence,
pour découvrir la vérité de l’ego et de ses actes, celle de la conscience et de ses actes.
Toutes deux s’accordent donc à interroger notre rapport au monde. Cependant,
jusqu’au bout, il rejette la notion “ d’homme intérieur ” ainsi que la coïncidence du
sens établi par le comportement et le sens proféré par le discours explicite.
Par la chair que nous sommes, notre rencontre avec ce que nous nommions l’objet
prend un caractère de réciprocité radicale dans l’unité et l’immanence transcendante
de l’Être. Que nous puissions voir signifie du même coup que nous soyons visible.
L’existence et donc entrelacs et chiasmes.
Afin de mieux comprendre ces principes phénoménologiques, nous allons les étudier
dans l’œuvre de Husserl. Il est évident que notre topologie des qualités ne saurait
s’arrêter au seul empirisme classique. Elle serait inachevée, et ne nous donnerait
qu’une vue approximative des qualités et de leur statut. Certes la phénoménologie
n’emploie plus les termes de qualités, mais elle plonge ses théories au cœur de même
de l’expérience. C’est ce point qu’il nous faut précisément éclaircir.
B) 0
Pourquoi nous attarder ici sur les conceptions philosophiques de Husserl ? Nous
avons commencé à entrevoir la disparition de la notion des “ qualités ” depuis les
théories de Kant, et surtout de Merleau-Ponty. Chez Husserl le mot “ qualité ” au
sens lockéen n’existe plus. Mais ne nous faut-il pas voir dans cette disparition un
glissement théorique ? Un remplacement par un autre terme ? La réflexion sur
l’intentionnalité ne serait-elle pas ce qui remplace la réflexion sur les qualités ?
Dans le cadre de notre topologie des qualités dans la philosophie moderne, il nous
faut aborder cette disparition. Ne serait-elle pas le signe d’un glissement théorique
pour faciliter l’émergence de nouvelles conceptions philosophiques ?
Pour Husserl, une critique de la connaissance ne consiste pas dans une mise en
relation d’une nature existant par elle-même avec une conscience donnée par ailleurs.
Elle s’articule au point où l’évidence comprend comme son objet propre, l’idéalité
des formations discursives. Cette idéalité est la possibilité même donnée à la
271
conscience de posséder dans la connaissance tout autre chose que ce que,
psychologiquement, elle contient.
Pour la phénoménologie, la mise en évidence de cette idéalité n’est pas un problème
partiel. Elle ne concerne pas quelques essences discrètes. Elle ouvre tout le champ
des positivités. La méthode phénoménologique se veut radicale car elle consiste à
tirer au clair l’ensemble de ces présuppositions secrètes et à montrer que, loin d’avoir
l’opacité d’un fait, elles acquièrent dans l’évidence la transparence d’une essence
appréhendée dans sa nécessité. Elle se veut description (non empirique) de la
conscience – dont la structure se trouve dans la polarisation de l’évidence logique
préparant à l’évidence phénoménologique, en tant qu’idéalité de son objet et sa
phénoménalité se fondent réciproquement.
1- Qu’est-ce que le corps ?
a. La dualité corporelle
Dans l’œuvre de Husserl, se dévoile la pensée d’un sujet essentiellement incarné. Il
est pris dans un corps qui le révèle1. Husserl cherche à dépasser le dualisme
cartésien. Pour cela, dans son ouvrage intitulé Idées directrices pour une
phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, il nous propose une
conception du corps basée sur une phénoménologie de la chair en quête de sens de
l’Être. Ce n’est plus, dans ce cadre, l’effort qui est primordial, mais le tact, le toucher
général du corps.
La seconde partie de cet ouvrage présente une réflexion sur le corps appelée par
l’incarnation qui se pose comme problème en vertu de l’absoluité de la conscience
(posée lors de la première partie). Une fois suspendue l’attitude naturelle, mis entre
parenthèses les choses et les êtres animés, nous obtenons ce résidu qu’est la
conscience pure. Entendu comme extrait de la sphère de l’expérience commune,
comme seul élément qui résiste à toute épochè. Pour être, il n’a besoin de rien d’autre
que de lui-même. C’est un système fermé sur lui-même.
1
Nous sommes déjà très loin de la conception cartésienne du sujet.
272
Comment, dès lors, considérer qu’il puisse sortir de lui-même pour participer au
monde ? La seconde partie des Idées…, nous montre que c’est le corps qui nous
permet de répondre à cette question. C’est en s’incarnant que la conscience peut
participer au monde. Elle a une relation empirique au corps. Elle devient alors réelle,
sans que cette réalisation affecte l’absoluité de sa forme pure. L’étendue du corps
permet de rendre compte de cette insertion de la conscience dans le monde.
Cependant il ne s’agit pas de comprendre cette incarnation au sens traditionnel,
théologique, de l’entrée d’une âme dans un corps, mais phénoménologiquement
comme incorporation originelle.
“ Le corps se constitue donc originairement sur un mode double : d’une part, il est
chose physique, matière, il a son extension dans laquelle entrent ses propriétés
réales, la coloration, le lisse, le dur, la chaleur et toutes les autres propriétés
matérielles du même genre ; d’autre part, je trouve en lui et je ressens “ sur ” lui et
“ en ” lui : la chaleur du dos de la main, le froid aux pieds, les sensations de contact
au bout des doigts.
(…) Et ainsi mon corps, en entrant en rapport physique (sous la forme d’un coup,
d’une pression, d’un choc, etc.) avec d’autres choses matérielles, offre
principiellement l’expérience non seulement d’événements physiques en rapport avec
le corps propre et les choses, mais aussi d’événements somatiques spécifiques du
type de ceux que nous nommons : impressions sensibles. De tels événements font
défaut aux choses “ simplement matériel ”. ”1
Ce passage ouvre le troisième moment consacré à la nature animée (après la
considération de l’ego pur, puis de la réalité psychique). Le “ sujet psychique réal ”
ou “ âme ” n’est pas le résultat ultime de la réduction phénoménologique. Il n’est pas
coupé de l’homme existant, mais comporte certaine transcendance, une sortie vers le
monde. Il occupe une place ambiguë : il n’est pas le corps, mais c’est par le corps
qu’il peut être appréhendé. C’est dans le corps qu’il est aperçu. Il est le champ des
états de conscience, le lieu de naissance de l’animation, où se croisent le corps
matériel et l’ego. Le corps propre est la couche inférieure suivante, il est corps
animé, corps vécu, corps de chair.
1
Cf. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre
second, Recherches phénoménologiques pour la constitution, trad. E. Escoubas, éd. PUF, 1982, pp. 208-209
273
Dans l’extrait cité, Husserl donne une explication de la relation d’enveloppement
(existant entre la nature animée et la nature matérielle). C’est l’exacte question des
qualités, transformée en terme d’enveloppement.
Ici le corps animé revêt une dimension psychique sans pour autant perdre sa nature
matérielle. C’est la sensibilité générale qui arrache le corps à la simple matérialité.
Cette étude de la “ double ” constitution du corps répond à l’exigence husserlienne
de remonter à une expérience originaire.
La première couche de composé qu’est le corps propre est physique, matérielle. C’est
la matérialité qui caractérise la chose physique, mais c’est l’étendue qui est le critère
distinctif entre les réalités matérielle et psychique1. Cette étendue permet à chaque
propriété réale (la coloration, le dur, la chaleur) de se déployer au sein de la chose de
telle manière. Elle n’est pas une propriété parmi d’autres mais l’élément nécessaire
de toutes les autres, une forme eidétique de toutes les propriétés réales. Si chaque
propriété “ entre ” dans l’extension, c’est parce qu’elle a une façon particulière de
s’étendre (la coloration ne remplit pas l’étendue de la même façon que la chaleur).
Mon corps, votre corps, en tant que chose physique, partage les attributs de la
matérialité. Mais il est aussi ce “ sur ” et “ en ” quoi nous ressentons. Il m’est
possible de sentir la table (sur laquelle je travaille) dans une pure objectivité sans me
sentir par la même occasion, ou de percevoir la chaleur sans la ressentir dans ma
main. Nous découvrons ainsi nos corps dans les sensations que nous éprouvons.
En percevant la table, j’ai un complexe de sensations. Husserl écrit “ les sensations
localisées ne sont pas des propriétés du corps propre en tant que chose physique, en
revanche elles sont propriétés de la chose-corps propre, et ce en tant que propriétés
du type-effet. Elles entrent en jeu quand le corps est touché, pressé, piqué, etc., elles
entrent en jeu là où il l’est et au moment où il est ”2. Il est ici question de
localisation. Nous pouvons dire que la chaleur et la dureté de la table se prolongent
dans l’espace de notre corps (percevant). Nos sensations corporelles ne sont pas pour
1
Voir sur ce point Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures,
Section I, chap. II
2
Cf. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre
second, Recherches phénoménologiques pour la constitution, trad. E. Escoubas, éd. PUF, 1982, p. 209
274
autant “ étendues ”, elles sont “ localisées ”. La localisation des sensations diffère de
l’extension des propriétés réales.
Nous pouvons plus parler d’étendue géométrique fragmentable. La localisation n’est
pas extension pure. Le fait de sentir n’est pas une propriété matérielle, mais une
propriété psychique. Le psychisme n’est ni étendu, ni fragmentable. Pourtant il est
localisé dans l’espace. C’est ce que Husserl désigne par l’expression “ qualité de
déploiement ”.
Et comme nous n’avons cessé de le démontrer dans ce premier chapitre, ce type de
rapport à l’espace se comprend par l’analyse des sensations. “ La localisation
d’impressions sensibles est en fait quelque chose de principiellement autre que
l’extension de toutes les déterminations matérielles de chose. (…) déploiement et
propagation qui sont précisément quelque chose d’essentiellement autre que
l’extension au sens de toutes les déterminations qui caractérisent la res extensa. (…)
L’impression sensible tactile n’est pas un état de la chose matérielle main (…)
Toutes les impressions sensibles relèvent de mon âme, tout ce qui est étendu relève
de la chose matérielle. C’est sur cette surface de la main que j’éprouve des
sensations de contact, etc. Et c’est pourquoi elle se manifeste immédiatement dans
mon corps ”1. Dans les deux cas, il y a un rapport à l’espace, mais les qualités réales
de la chose étendue font qu’elles se donnent par esquisses. Au contraire, les
sensations tactiles se donnent d’emblée dans une complétude et une immédiateté
totale. L’unité de l’objet se révèle progressivement au travers de ses différentes
apparitions, elle doit en suite être recomposée grâce à une synthèse des perspectives.
Ce détour n’a pas de sens pour les sensations en vertu de leur caractère vécu et
présent, elles ne peuvent être étendues du fait que ce soit l’âme qui sente, avec le
corps, en lui, en même temps que lui. Il existe des réalités psychiques qui comme
telles ne sont pas étendues car elles relèvent de l’âme et du corps.
Dès lors quelle place y a-t-il pour l’illusion ? Est-elle absurde ? Fait-elle partie du
corps physique et non de l’âme ? Husserl écrit2 : “ Il est donc clair de toute façon
que tout ce qui dans le monde des choses est là pour moi, n’est par principe qu’une
1
Cf. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre
second, Recherches phénoménologiques pour la constitution, trad. E. Escoubas, éd. PUF, 1982, § 37 p.212
2
Cf. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre
premier, Introduction générale à la phénoménologie pure, I, §46
275
réalité présumée ; au contraire moi-même pour qui le monde est là (à l’exclusion de
ce qui est mis “ par moi ” au compte du monde des choses) ou, si on veut, l’actualité
de mon vécu est une réalité absolue ; elle est donnée au moyen d’une position
inconditionnée et absolument irrécusable ”.
Au cours de ce paragraphe, Husserl ne démontre pas seulement que la conscience est
absolument distincte du monde mais indépendante du monde. Un anéantissement du
monde est concevable. Un tel anéantissement laisserait intacte la conscience qui
subsisterait comme résidu. En d’autres termes, si le concept d’illusion intervient, ce
n’est donc pas pour discréditer l’opposition entre le perçu et l’imaginaire, qui est ici
bien plutôt présupposée, mais pour attester la contingence et la relativité de l’ordre
du monde, par opposition à l’absolu qu’est la conscience. L’illusion perceptive n’est
qu’un cas particulier du conflit perceptif, c’est-à-dire de la divergence de certaines
séries de perceptions.
Au paragraphe 491, Husserl démontre que l’opposition du douteux et du certain n’a
pas pour fonction de distinguer deux régions de l’être, deux parties du monde, mais
deux significations radicalement différentes de l’être, deux modalités de l’être. Il ne
s’agit pas dégager une certitude, mais de révéler ou dévoiler le sens de toute
certitude. Ce n’est donc que de manière provisoire que la conscience apparaît comme
un résidu sauvé du doute universel. Au fil de la réduction transcendantale, il s’avère
que la compréhension spontanée du vécu comme un événement du monde n’est
qu’une illusion de la philosophie, inévitable tant que nous nous maintenons dans la
naïveté de l’attitude naturelle. Aussi Husserl fait-il de l’illusion un moment de
l’évidence (en tant que mouvement).
Ainsi l’ambiguïté cartésienne est-elle dissoute. Il ne s’agit nullement de conjurer
l’illusion, mais de conjurer la dimension de l’illusion, l’illusoire comme tel, c’est-àdire la pure possibilité qu’il n’existe pas de sphère où l’éventualité de l’illusion soit
absurde. Ce n’est qu’à une telle condition que toute connaissance peut être fondée
sur une évidence originaire, c’est-à-dire telle qu’il ne soit pas faux mais dénué de
sens d’envisager qu’elle soit illusoire.
1
Ibid, à la suite du §46
276
Dès lors, nous comprenons que le toucher soit privilégié. Seul il permet la
constitution du corps propre, car seul il implique une symétrie du sensible. Dans la
vue, en revanche, l’objet reste à distance. L’œil peut être touché, il reçoit des
impressions sensibles, mais il n’est pas vu quand il voit. De même nous ne nous
voyons pas. Le voyant n’est jamais vu. Le toucher comme tact a donc bien un statut
d’exception. Il est le seul parmi les sens qui permette de faire cette expérience double
de son corps comme chose et comme sentant.
Nous pouvons ainsi distinguer deux niveaux d’expérience. Lorsque nous touchons
une chose : nous la touchons et nous sommes touchés par elle. Lorsque nous nous
touchons nous-mêmes : nous faisons simultanément l’expérience du touchant-touché
dans les deux parties en contact. Dans le premier cas, se dévoile l’adhésion sensible
du moi au monde par les sensations : les sensations se développent parallèlement aux
propriétés physiques de la chose.
Dans le second cas, l’expérience est plus complexe car chaque partie de notre corps
en contact fait la double expérience d’être touchante et touchée. Nous expérimentons
au sein même de notre corps cette réduplication du sensible qui est le corrélat de la
dimension psychique – duelle, objective et subjective à la fois. C’est donc le tact qui
est fondement du corps propre. Et s’il l’est, c’est qu’il offre à l’observation une
figuration du sensible comme duplicité, puisque c’est dans la sensation que l’âme
s’unit au corps.
b. La perception comme certitude
“ Partons d’un exemple. Je vois continuellement cette table ; j’en fais le tour et
change comme toujours ma position dans l’espace ; j’ai sans cesse conscience de
l’existence corporelle d’une seule et même table, de la même table ne cesse de
varier ; c’est une série continue de perceptions changeantes. Je ferme les yeux. Par
mes autres sens je n’ai pas de rapport à la table. Je n’ai plus d’elle aucune
perception. J’ouvre les yeux et la perception reparaît de nouveau. La perception ?
Soyons plus exacts. En reparaissant elle n’est à aucun égard individuellement
277
identique. Seule la table est la même : je prends conscience de son identité dans la
conscience synthétique qui rattache la nouvelle perception au souvenir ”1.
Dans cet ouvrage dont est issu l’extrait, Husserl part du principe que non seulement
l’objet est une pure création de notre conscience, mais aussi que la question même
d’une extériorité n’a pas de sens. La transcendance de l’objet est seulement une
manière de désigner la structure spécifique des perceptions par lesquelles nous le
constituons. Celles-ci ont en commun le fait d’être visées d’un objet unique,
anticipation sur la totalité des data sensibles, que nous pourrions recevoir. C’est
précisément ce que Husserl désigne par “ caractère intentionnel ”.
Cependant aucune perception ne remplit pleinement cette visée, chacune n’est jamais
qu’une esquisse. Ce caractère inachevé est le seul trait qui donne sens à l’idée d’une
transcendance de l’objet. Et il n’y a là aucune contradiction avec le fait que nous le
constituons comme tel. Abstraire l’intentionnalité de l’acte perceptif est une
opération seulement logique : elle en est un constituant indispensable. En ce sens la
matière de la sensation n’est jamais seule. Sans l’intentionnalité son existence est
compromise. “ Ainsi s’élabore, en y combinant encore d’autres caractères, la
composition réelle de la perception, qui est la conscience d’une seule et même
chose : il suffit que les diverses appréhensions fusionnent en une unité
d’appréhension – cette fusion étant elle-même fondée dans l’essence de ces
appréhensions ; il faut en outre que ces diverses unités aboutissent à des synthèses
d’identification : or cette possibilité est aussi inscrite dans leur essence ”2.
La reconnaissance de la propriété de l’intentionnalité va de pair avec celle de la noninclusion réelle de l’objet intentionné, de sa non-immanence. Cet objet n’est plus
dans la conscience à titre de représentation ou contenu. Ou si tel est le cas, c’est à la
faveur d’une équivoque. Car la conscience n’a pas de dedans ni de dehors, étant dans
son essence, tout entière relation à l’objet de son intention. Cette action, comme nous
l’avons vu, n’est pas une action réelle sur la chose. Elle n’est pas non plus mise en
présence
de
deux
passivités
dissociables.
C’est
métaphoriquement
que
l’intentionnalité est désignée comme un “ acte ”, cela signifie “ son orientation
1
Cf. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre
premier, Introduction générale à la phénoménologie pure, I, p.131
2
Ibid. p. 134
278
vers ”, décelable même au seul niveau de réceptivité. Mais la relation intentionnelle
est en elle-même purement “ idéelle ”, elle n’a d’autre “ lieu ” assignable que le
“ phénomène ” qu’elle structure et dans lequel elle se déploie. Dire que la conscience
est intentionnalité (ou conscience de) signifie donc qu’elle ne peut pas être conçue
comme un écran entre nous et les choses. Elle est au contraire ouverture au monde.
Les conséquences sur la connaissance
Cette distinction entre la forme de la connaissance et sa matière semble, à première
vue, répéter la conception traditionnelle de la logique. Elle s’attache particulièrement
aux “ lois de la pensée ” mises en œuvre dans le savoir. Cependant, pour Husserl, il
existe une inefficience indubitable de cette distinction de la forme et de la matière,
incapable de rendre compte, pour les théories formelles ou mathématiques, de l’unité
logique du contenu de la pensée, c’est-à-dire de l’unité de la théorie. De là naît la
nécessité d’abandonner cette logique fondée sur la distinction de la “ forme ” et de la
“ matière ”.
Husserl met ainsi en évidence la limitation fondamentale à laquelle la philosophie
moderne doit son histoire concrète. Elle est entendue comme un manque, ou un
flottement, comme une indétermination de forme déterminée par rapport aux
exigences propres du développement du Logos. Le développement rigoureux du
Logos a pour fondement “ le principe général de toute méthode, selon lequel tout
donné a un droit originel ”1. Tout donné signifie comme nous l’avons vu, que tout
“ l’être individuel tombant sous l’intuition ” doit être distribué en régions de l’être.
Cette distribution ontologique ne retranche rien de la façon dont le donné, d’où qu’il
vienne et quel qu’il soit, se donne dans l’expérience. Au contraire, le “ comment ”
irréductible dans la façon dont le donné se montre (c’est ce “ comment ” qui est le
“ phénomène ” duquel la phénoménologie tire son nom). Les études purement
logiques, qui recueillent de la disposition a priori de tout étant son “ comment c’est ”,
sont justement celles où nous voyons mieux que le terme “ logique ” désigne, chez
Husserl, le logos grec. Toute la phénoménologie husserlienne dépend de ce point
crucial de sa pensée. Toutes les autres lignes conceptuelles (telles que
l’intentionnalité, les réductions, le transcendantalisme, la volonté de science et
1
Cf. ibid.
279
d’absoluité) sont les points d’appuis de la fortification de l’équivoque ontologique
générale.
Cette nouvelle portée ontologique des études logiques, permet à Husserl, comme
nous le verrons plus en avant lors du second chapitre, la limitation de la raison
moderne. C’est dans les idées directrices…qu’apparaissent ces lignes directrices.
Nous voyons clairement que la raison moderne, se concevant elle-même comme la
raison de la région formelle “ objet en général ”, dans laquelle se perd la
détermination matérielle de l’a priori, est contrainte de répéter sans cesse le coup de
force qui consiste à reconstruire dans les termes d’une mathesis universalis, et donc
de l’ontologie formelle, les déterminations aprioriques de l’expérience qui ne sont
accessibles, qu’au recueillement de leur matérialité dans des “ ontologies
régionales ”.
Vouloir faire de la logicité formelle moderne le substitut de la logicité matérielle
“ grecque ”. C’est propager un contresens eidétique généralisé et condamner la
philosophie moderne à n’avoir d’autre dimension que celle de la fable, ou comme le
soulignait déjà Leibniz du roman métaphysique.
Laissant de côté, pour l’instant, cette dimension historique de “ crise ” des sciences,
nous allons poursuivre notre interrogation sur le “ statut des qualités ” dans la pensée
husserlienne en nous confrontant à sa définition de l’expérience.
2- Qu’est-ce que l’expérience ?
a- Expérience & objectivité
“ Jamais une activité de connaissance portant sur des objets d’expériences
individuels ne s’accomplit de telle manière que ceux-ci soient donnés au point de
départ comme des substrats totalement indéterminés. Le monde est pour nous
toujours tel qu’en lui la connaissance a toujours déjà accompli son œuvre, sous les
formes les plus variées ; et ainsi il est hors de doute qu’il n’y a pas d’expérience, au
sens simple et premier d’expérience de chose qui, s’emparant de cette chose pour la
première fois, la portant à la connaissance, ne “ sache ” pas déjà d’elle davantage
que ce qui vient ainsi à la connaissance ”1.
1
Cf. Husserl, Expérience et jugement, trad. D. Souche, éd. PUF, 1970, §8, p.36
280
La question des rapports entre concepts et expérience peut être étudiée par
l’intermédiaire de la question de savoir si le contenu d’une expérience est strictement
conceptuel. Mais elle peut être également abordée sous l’angle de la structure de
l’expérience. Une
telle
approche
permet
de
faire
droit
à
la
richesse
phénoménologique de nos expériences. Husserl insiste ici sur le fait que, lorsque
nous faisons une expérience particulière par exemple l’expérience visuelle consistant
à voir un carnet rouge sur la table, elle ne vient en fait jamais seule. Nous ne voyons
pas seulement un carnet rouge sur la table, nous voyons aussi la table toute entière
(ainsi que sa situation dans la pièce, face à la rue, etc.). Ce carnet nous rappelle des
souvenirs, des projets. Il est susceptible de faire naître en nous des souhaits ou des
craintes. Husserl nomme “ horizon ” cet ensemble infini d’expériences variées qui
accompagne toujours une expérience particulière. Dans ce paragraphe 8, il prend
l’exemple de l’horizon de connaissance des expériences particulières. Husserl
souligne ainsi la complexité de l’organisation conceptuelle qui est associée à chacune
d’entre elles. Cette organisation conceptuelle, faite de corrélations multiples, permet
d’insérer chaque expérience particulière dans un monde commun. “ cela veut dire
que toute chose donnée dans l’expérience n’a pas seulement un horizon interne, mais
aussi un horizon externe, ouvert et infini, d’objets co-donnés (donc un horizon au
deuxième degré, référé à celui du premier degré, l’impliquant) : ces objets sont tels
que je ne suis pas tourné vers eux actuellement, mais que je peux toujours m’y
tourner ; ils sont différents de celui qui est l’objet d’expérience actuelle, ou
semblables à lui selon telle ou telle typique ”1.
En d’autres termes, ce que nous entendons usuellement par “ expérience ” apparaît
ici davantage comme le corrélat d’une “ attitude thématique ”, à savoir l’attitude
“ doxo-théorique ” envers les objets2. La corporéité objective est ainsi constituée
comme corrélat spécifique d’un certain intérêt théorique, ou bien comme corrélat
d’une modalité déterminée, celle selon laquelle s’accomplissent les vécus de
conscience qui ont une visée de connaissance. Or, cette visée, comme nous venons
de le voir, ne caractérise pas tous les vécus de conscience : “ c’est une chose que
d’avoir conscience en général que le ciel est bleu ; c’en est une autre que de vivre
1
2
Cf. Husserl, Expérience et jugement, trad. D. Souche, éd. PUF, 1970, §8, p.38
Cf. Husserl, Idées directrices…, II, op.cit. §2
281
par l’attention, la saisie, la visée spécifique, dans l’accomplissement du jugement
que “ le ciel à présent est bleu ”1.
En effet, dans le second cas, l’attitude théorique judicative s’abstrait de la vie
perceptive immédiate pour ne considérer que la sphère des choses pures et
simples. Les corps matériels et vivants sont alors constitués comme “ objets de la
nature ”, c’est-à-dire comme corrélats d’une attitude qui pratique à sa façon,
reconnaît Husserl “ une sorte de réduction ” du premier cas cité, à savoir de
l’expérience perceptive concrètement vécue.
La corporéité pure et simple, la seule connue par les sciences physiques et
biologiques, n’est qu’une des modalités de la corporéité en général, de la corporéité
des sensibles, dont l’expérience perceptive fournit l’archétype. C’est sur ce point que
ce perçoit toute la dimension phénoménologique de l’analyse husserlienne du lien
entre le corps et la chair. Quel est, en effet, l’enseignement le plus précieux d’une
description de l’expérience perceptive en tant que corrélation intentionnelle d’une
visée à son remplissement intuitif ? “ Tout ce qui présente dans le monde de la vie
comme une chose concrète possède naturellement une corporéité (…) À quoi notre
chair – qui dans le champ de la perception n’est jamais absente – se trouve
évidemment avoir part (…) Ainsi la sensibilité, le fonctionnement égologique de la
chair et des organes charnels, fait-elle essentiellement et fondamentalement partie de
toute expérience des corps ”2.
Husserl pose ainsi comment le corps est perçu, dans sa pleine concrétude sensible et
en chiasme avec la chair dont il se distingue et à laquelle il est nécessairement
corrélé. Relativement à cette constatation, nous pouvons attribuer à la conscience une
pluralité d’attitudes. Ou bien le corps propre est constitué abstraitement en
considérant le “ sujet psychique réal ”, c’est-à-dire l’âme “ liée de façon réale à ce
corps ” - et nous répétons à ce niveau le processus de quasi-réduction qui a été repéré
au niveau de corps matériels. Ou bien nous entreprenons de constituer le corps
propre comme “ corps de chair ” par le biais de l’expérience perceptive qu’il peut
faire de lui-même.
Quand à la constitution de l’esprit, Husserl, la considère comme le lieu de la
distinction entre “ le monde de la nature et le monde de l’esprit ”. Nous verrons, lors
1
Cf. Husserl, Idées…, op. cit. II, § 3
Cf. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, éd.
Gallimard, 1976, §28
2
282
du second chapitre, que l’attitude phénoménologique prise ici tourne le dos à la
nature et aux corps au sens des “ sciences de la nature ”. En ce sens, elle est contraire
à la nature, mais pourtant elle sera aussi “ en un sens fort naturelle ”1. Quoi de plus
naturel, en effet, que cette attitude puisqu’elle consiste à vivre dans une
environnement que nous considérons comme étant le nôtre à chaque instant ? “ En
tant que personne je suis ce que je suis en tant que sujet d’un monde environnant.
Les concepts d’ “ ego ” et de “ monde environnant ” sont inséparablement en
relation l’un avec l’autre. En l’occurrence, toute personne implique son monde
environnant, tandis que, en même temps, plusieurs personnes communiquant
ensemble ont un monde environnant ”2.
Qu’est-ce qui établit donc le lien entre “ mon ” monde et “ le ” monde commun ?
Rien d’autre, selon Husserl, que la motivation intentionnelle du sens : mon monde
environnant est celui que les motivations spirituelles de mes actes de conscience
constituent comme tel. L’esprit circonscrit donc, avec précision, la sphère culturelle
des motivations personnelles et interpersonnelles. Son rapport au corps de chair ne
relève pas de l’ordre de la causalité naturelle. C’est en cela que l’esprit diffère de
l’âme (entendue selon la tradition philosophique). Inversement le corps de chair n’est
pas à comprendre comme un effet physique de l’action de l’âme-esprit, mais bien
comme l’expression des motivations spirituelles. Ce rapport d’expression constitue
ce par quoi, selon Husserl, l’esprit peut être “ naturalisé de façon déterminée ”.
L’homme n’est donc pas l’union d’une âme et d’un corps. Le monde, ou du moins
les objets l’environnant ne sont pas des corps revêtus d’une signification. En
conséquence, “ la chair est, en tant que chair, de part en part remplie d’âme ”,
puisque aussi bien “ le sens spirituel, en animant les apparences sensibles fusionne
d’une certaine manière avec elles, au lieu de leur être lié dans une simple
juxtaposition ”3.
La chair n’est ni corps, ni esprit. La chair se décrit comme une texture même de
l’expérience, son grain à la fois du côté du sujet et du côté de l’objet. Elle “ incarne ”
la convenance réciproque d’un sensible et d’un sentant, par où se dévoile avec plus
1
Cf. Husserl, Idées…, II, op. cit., §49
Cf. Husserl, Idées…, II, op. cit., §50
3
Cf. Husserl, Idées…, II, op. cit., §56
2
283
ou moins d’acuité et de finesse un sens, la chair s’affecte en étant affectée, s’émeut
en étant mue, se ressent en sentant.
Que nous faut-il en déduire ? Considérer ainsi l’expérience, c’est faire de la
connaissance un potentiel inné vérifiable et développable via l’expérience. C’est là
une différence essentielle avec les autres théories de la connaissance. Elle ne repose
en aucun cas sur une différence entre les hommes, mais bien sur une différence entre
des âges de l’humanité, c’est-à-dire entre des âges auxquels appartiennent les
hommes avec la totalité de leurs travaux, et de leurs qualités, les uns définis et les
autres employées dans les limites essentielles qui sont celles d’un “ jeu possible ”
dont nul n’est convenu et que personne ne franchit, aucune puissance naturelle n’y
pouvant faire de brèche. Et la liberté même de l’esprit se confrontant avec le “ jouer ”
de ce jeu. Le réseau de l’économique, de l’inconscient, et du langage, celui de la
destruction et de la différence, non seulement ne peut pas se rabouter aux connexions
finales du réseau de la conscience et de l’idéalité, de la construction et de la présence,
mais encore défait dans les retours de sa puissance propre les attaches initiales de
l’autre. Il immerge ses horizons, arrête sur place le mouvement même de ses
démarches. En d’autres termes, connaître c’est découvrir l’horizon de l’expérience,
miroir même de la connaissance se saisissant. C’est un point qui se vérifie dans
l’objectivité de la signification, telle que Husserl l’évoque.
b- Qu’est-ce que signifier ?
“ Au lieu de ces deux facteurs respectifs, le phénomène expression et les vécus qui
confèrent le sens ou encore qui remplissent le sens, considérons maintenant ce qui,
d’une certaine manière, est donné, “ en ” eux : l’expression elle-même, son sens et
l’objectivité qui y correspond. Nous passons, par conséquent, de la relation réelle
entre les actes à la relation idéale entre leurs objets, ou encore leurs contenus. Le
point de vue subjectif fait place au point de vue objectif ”1. Ce passage nous indique
que Husserl réagit vivement contre la tentation, sensible dans la philosophie du
langage, de réduire la signification à n’être qu’une entité mentale et particulière,
1
Cf. Husserl, Recherches logiques, Recherche I, chap. I, §11, trad. H. Elie, A. Kelkel et R. Scherer, éd. PUF,
1959, pp. 48-49
284
accessible uniquement à l’esprit du sujet. Il nous faut ainsi distinguer l’expression du
contenu exprimé.
Lorsqu’un signe exprimé (que ce soit oral ou écrit), l’expression s’accompagne
toujours d’un acte mental particulier du locuteur. Un sujet, s’il s’exprime, possède en
effet sans doute une intention de communication. Par son expression, il entend
communiquer quelque chose. Et c’est précisément cette intention, que le locuteur
doit identifier pour que la communication fonctionne. Ainsi l’expression linguistique
constituée par l’énoncé “ je viens déjeuner ” repose, dans la plupart des cas, sur
l’intention de communiquer le fait que le locuteur compte venir déjeuner.
Pour qu’il y ait expression, il faut donc d’une part qu’un signe soit présent, et d’autre
part qu’il soit en quelque sorte animé par un acte mental. Mais il faut aussi qu’un
contenu soit exprimé au travers l’acte. Or, pour Husserl, le contenu ne doit pas être
confondu avec une entité mentale. Lorsque je dis “ je viens déjeuner ”, ou même si je
prononce mentalement ces mots, leur contenu n’est aucunement dans mon esprit. La
signification possède une nature non pas subjective, mais inter-subjective. N’importe
qui peut saisir une signification donnée, et ce qui est dit à l’aide d’une phrase donnée
reste identique, quelle que soit la personne qui exprime la phrase, et quels que soient
ses états mentaux.
285
Nous attarder, lors de cette topologie sur la conception husserlienne de la
signification, nous permet de (re)situer les qualités au cœur du débat. Elles sont
absentes de sa phénoménologie et pourtant nous traitons toujours de notre rapport au
monde. Comment ce glissement a-t-il peut s’opérer ? Que nous indique-t-il ?
Depuis le début, nous traitons des œuvres de philosophes qui jalonnent la modernité.
Tous ont en commun de traiter la question de notre rapport au monde et de son centre
du lien intrinsèque (ou non) du langage et de la pensée. Le fait de concevoir la
signification essentiellement comme une relation des mots aux pensées qu’ils
expriment débouche sur une théorie du langage qui a dominé et continue de hanter la
pensée philosophique. Cette théorie, comme nous l’avons déjà vue, est simple.
Hobbes en avait trouvé la formulation simple : “ l’usage général de la parole est de
transformer notre discours mental en discours verbal, et l’enchaînement de nos
pensées en un enchaînement de mots ”1. L’expression de “ discours mental ” mérite
que nous nous y attardions. Elle pose la priorité de ce qui est interne à l’esprit, de la
représentation mentale, sur la représentation linguistique. Pour comprendre une
phrase, selon la théorie classique, il nous faut réinterpréter les mots selon un nouveau
médium. Les mots ne peuvent pas signifier ni par, ni pour eux-mêmes. Ils renvoient à
des entités mentales, les idées dont ils sont les signes.
Comme nous l’avons vu, à travers les théories de John Locke (par exemple), le
langage repose sur une théorie des signes doublée par une théorie des idées. Les
signes vont au-delà de la signification. Par exemple, la fumée est le signe naturel du
feu. Mais à côté des signes “ naturels ”, se trouvent des signes d’institution, dont la
signification repose sur des relations conventionnelles. Le signe est alors équivalent
au renvoi entre deux chose : la chose qui sert de signe, et celle qu’elle signifie. Le
signe possède toujours un double visage. Nous pouvons le considérer en lui-même
comme une chose parmi les autres, ou comme un renvoi à la chose qu’il représente.
“ Quand on ne regarde un certain objet que comme en représentant un autre, l’idée
qu’on en a est une idée de signe, & ce premier objet s’appelle signe. C’est ainsi
qu’on regarde d’ordinaire les cartes et les tableaux. Ainsi le signe enferme deux
1
Cf. Hobbes, Léviathan, I, 4
286
idées : l’une de la chose qui représente ; l’autre de la chose représentée ; & sa
nature consiste à exciter la seconde par la première ”1. Comme nous l’avons vu,
tout au long de ce chapitre, si la notion de signe domine la sémantique moderne, la
notion même d’idée traverse toute leur épistémologie, dont elle constitue le concept
théorique principal. Or ce terme relève d’un vocabulaire philosophique technique.
Introduit par Platon, il désigne, selon les auteurs, les images mentales, les pensées,
les conceptions, mais également les sensations, ou les impressions sensibles. Autant
d’expression que le mot idée peut largement recouvrir. Bien que nous essayons
opérer une lecture des auteurs essentiels de la modernité, la signification même de la
notion d’idée fluctuant tellement, qu’il nous est impossible d’en donner une
définition précise.
La “ modernité ” des idées tient dans le fait que ce sont des signes. Pour tous, toute
connaissance passe par la médiation des idées, qui sont en quelque sorte la
représentation en nous de ce qui se passe hors de nous. Etant directement accessible à
l’ego, une idée ne présuppose pas d’autre objet que l’ego lui-même. Le monde que le
sujet cartésien découvre lorsqu’il se penche sur ses idées, en essayant de ne rien
présupposer, est uniquement constitué d’idées.
Dès lors, savoir ce qu’un mot veut dire, cela revient à connaître l’idée dont il est le
signe, l’idée à laquelle il est conventionnellement associé. De la même façon,
connaître la signification d’un groupe de mots, ou d’une phrase, se réduit à connaître
les idées de chacun des mots, et le lien par lequel elles sont associées.
C’est là une forme de réductionnisme. Les relations de signification entre les mots et
les phrases, ainsi que la transmission d’informations rendue possible par le langage,
sont expliquées par des relations d’idées ou par des relations entre les idées et le sujet
pensant. Comme nous le verrons très précisément dans le second chapitre, cette
démarche repose entièrement sur une épistémologie. Une épistémologie du
mouvement. Soit un mouvement du dedans, soit un mouvement extérieur. Tour à
tour, nous verrons comment le mouvement des astres éclaire celui des idées, et des
perceptions ou à l’inverse comme le mouvement conçu comme un entrelacs de chair
et de temps éclaire notre vision du monde.
1
Cf. Arnauld et Nicole, La logique ou l’art de penser, I, chap. IV, Champs-Flammarion, 1970, p. 82
287
Dans cette partie, nous avons mis en évidence que : comme l’idée du triangle est
connue sans médiation par le sujet cartésien, de façon claire et distincte, elle éclaire
la signification du mot “ triangle ”. Cependant à une telle conception réductionniste,
nous pourrions opposer que : si les mots ne sont les signes des choses du monde
qu’en vertu d’une relation à des entités mentales, les idées, qui seules signifient
directement et sans médiation les choses ; alors comment expliquer ce rapport de
signe à chose signifiée entre l’idée et l’objet dont elle est l’idée ? Finalement est-ce
réellement plus simple d’expliquer une relation de signification entre une idée et une
chose, qu’une relation semblable entre un mot et une chose ?
Aux XVII° et XVIII° siècles, les idées sont considérées comme représentant
directement les choses. Elles en sont les images. Parce qu’elles ressemblent aux
choses qu’elles les représentent. Cette réponse peut nous sembler séduisante.
Cependant, elle n’est pas adéquate.
Il n’est pas, en effet, facile d’associer des images à tous les mots de la langue.
Comme nous l’avons vu, avec Berkeley, il est difficile de voir comment une image,
par nature particulière, pourrait véhiculer la signification d’un terme abstrait. Mais
que dire alors des mots dits syncatégorématiques, comme les connecteurs logiques,
“ ou ” et “ et ”, ou comme les déterminants, “ le ”, “ un ”, “ tous les ”. À quelle image
associer en effet le mot “ et ” ? À quelle image associer une description comme “ le
plus grand nombre premier inférieur à 200 ” ? Si comme le souligne Davidson “ les
mots ne sont pas la bonne monnaie d’échange pour une image ”1, nous devons
inversement reconnaître que les images ne pourraient pas remplacer les mots.
Dans le second chapitre, nous verrons que l’épistémologie sous-jacente à ces théories
des idées, cherche à établir un langage universellement compréhensible par tous. Estce pour répondre à cette impossible valeur de signification que Galilée, Leibniz,
Descartes cherchent à mettre en place une mathesis universalis ?
Pour comprendre cette démarche, il nous faut voir que pour servir de signification
aux mots, les représentations mentales doivent, contrairement aux images, partager
certaines de leurs propriétés. Elles doivent pouvoir posséder un contenu
propositionnel. Comme les phrases, elles doivent être susceptibles de vérité et de
1
Cf. Davidson, “ Ce que les métaphores signifient ”, in Enquêtes sur la vérité et la signification, trad. P. Engel,
éd. Jacqueline Chambon, 1993, p. 375
288
fausseté. Comme elles, elles doivent être composées d’une façon quasi syntaxique, et
représenter des relations ou des propriétés abstraites.
Ce sont là les aboutissements de l’établissement de notre topologie des qualités.
Cependant il ne nous faut pas perdre de vue, la question centrale des qualités :
qu’est-ce que connaître ? Le monde nous est-il donné via une extériorité ou bien estce une pure combinaison mentale ?
Au cours cette topologie, avant même de nous poser la question des mots et des
idées, il nous a fallu nous interroger sur notre rapport au monde, sur nos expériences
sensitives ou imaginatives.
Sur ce point les auteurs choisis divergent et nous conduisent à un choix fondamental.
Soit nous choisissons de mettre l’accent sur la passivité de l’expérience, soit sur la
vision créative et créatrice du jugement.
Si nous considérons que l’expérience est responsable de notre vie mentale, donc est
source (unique ou non) de notre connaissance, nous donnons au jugement un rôle
d’accompagnement. En revanche, si nous faisons du jugement le lieu du donné
conceptuel, la condition essentielle de toute connaissance, l’expérience occupe alors
le second plan.
Dans ce premier chapitre, il m’a semblé nécessaire de commencer par savoir ce
qu’est la connaissance, dont l’expérience est dite la source principale d’un côté et
secondaire de l’autre. Partant de là, il nous était facile de comprendre à propos de
quelles thèses précises les empiristes et leurs opposants s’affrontent. Ainsi avonsnous pu appréhender la variété de toutes les positions autour de ces thèses.
La première concerne la formation des croyances, ou plus généralement la formation
des idées ou concepts. Comme nous l’avons vu Locke ou Hume considèrent que
l’expérience est la principale responsable de la mise en place de nos idées et de nos
croyances. L’expérience vient graver, en l’esprit, divers signes. Elle imprime ainsi
diverses idées et pensées. Elle devient la cause qui fait que nous maîtrisons le
concept de rouge, dans cette perspective. Par l’expérience, nous avons été mis en
contact avec de nombreux objets rouges. Et nous avons appris à associer le terme
“ rouge ” à ces objets. Ce processus principal de formation des croyances et
d’acquisition de connaissances, caractérisé par sa passivité, est accompagné d’un
processus secondaire, grâce auquel nous associons la sensation de rouge au concept
289
de rouge. Ce processus est le jugement. Nous jugeons que tel objet ou telle fleur est
rouge. Dans le cas des jugements directement liés à des sensations ou à des
perceptions, la position empiriste accorde donc un rôle strictement subordonné à
l’activité de jugement.
Cependant même si les jugements, entendus au sens de jugements d’expérience, sont
secondaires par rapport aux expériences qui les génèrent, ils accompagnent toutes
nos expériences – même si nous n’en avons pas conscience. Nous formons par
habitude les jugements qui accompagnent nos représentations, sans que nous en
rendions vraiment compte. Ainsi, lorsque nos yeux sont frappés par une image, par
une représentation en deux dimensions, nous en ajoutons une troisième – et ce par
l’intermédiaire du jugement1.
La thèse empiriste, concernant la formation des croyances et l’acquisition des
connaissances, peut être considérée comme vraie lorsqu’elle concerne les croyances
et les connaissances exprimées par des jugements d’expérience. C’est-à-dire sur des
objets, des situations dont nous pouvons réellement faire l’expérience. Mais qu’en
est-il des jugements logiques ou mathématiques ?
Concernant ces jugements, portant sur des abstractions, nous pouvons toujours
soutenir une thèse empiriste. Nous pouvons affirmer qu’ils dépendent tout autant de
l’expérience que les autres jugements. Ainsi, par exemple, avons-nous accès à l’idée
du nombre 5 en regardant ou touchant nos doigts. Cette perception serait suivie d’une
réflexion qui aurait pour résultat la formation par abstraction d’une idée, par essence
abstraite. À une telle thèse, nous pourrions objecter qu’aucune perception ne saurait
nous faire comprendre la notion d’infini.
Il faut donc nécessairement introduire une autre source de connaissance. C’est la
raison ou l’entendement, qui intervient dans la formation de la connaissance et de la
croyance, sur le même plan que celui de l’expérience. Ainsi sommes-nous conduits à
penser que si tous nos jugements ne peuvent pas être ramenés à des jugements
d’expérience, si nous sommes capables d’émettre des jugements qui ne sauraient
trouver leur source dans l’expérience, c’est peut-être que l’expérience n’est que
secondaire dans la constitution de la connaissance. Si nous devons admettre que
1
C’est ce que Locke montre lorsqu’il évoque le problème de Molyneux. Voir Essai philosophique concernant
l’entendement humain, trad. Coste, réédition Vrin, 1989, livre II, chap. IX, §8 – 10, pp. 99-101
290
l’entendement ou la raison joue un rôle déterminant dans notre capacité à produire
certains jugements, c’est peut-être qu’ils jouent un rôle déterminant dans la
production de tous nos jugements, même dans ceux d’expérience.
Un jugement d’expérience comme : “ cette pomme est rouge ” ne peut décrire
véridiquement la croyance d’une personne, que si celle maîtrise les concepts de
rouge et de pomme. Comment pouvons-nous maîtriser un concept ? Maîtriser le
concept de rouge, par exemple, c’est être capable de mettre ensemble, sous l’aspect
de la couleur, une tomate mûre, une pomme, une fraise, etc., c’est-à-dire des objets,
sous l’aspect de leur couleur. Maîtriser le concept de pomme, c’est être capable de
reconnaître une pomme parmi d’autres objets. Ces capacités associées à la maîtrise
de concepts reposent sur une activité de comparaison, sur un travail de l’esprit.
Mais toute expérience est-elle susceptible de conduire à un jugement d’expérience ?
Un tel jugement peut-il exprimer correctement l’expérience en question ? Quel(s)
rôle(s) joue(nt) les canaux sensoriels grâce auxquels nous faisons les expériences ?
Autant de questions auxquelles notre topologie a tenté de répondre. Toutes requièrent
que nous nous entendions sur ce que signifie “ jugement d’expérience ”. Un
jugement peut être conçu comme une pensée exprimable en droit par une phrase. Un
jugement d’expérience est alors une pensée formée à partir d’une expérience, et
possédant le même contenu que cette expérience. Par exemple, lorsque j’ai devant
moi un tableau, je suis susceptible d’éprouver une expérience visuelle du type : “ j’ai
un tableau devant moi ”. Cette expérience peut me conduire à soutenir un jugement
de contenu identique.
Ce que ces questions mettent en avant aussi c’est la difficulté de maintenir, sur le
long terme, la réduction d’une expérience au contenu du jugement qu’elle suscite.
Cependant, si nous considérons que nous pouvons parler du contenu d’une
expérience, transposable dans un jugement, nous sommes conduits à se poser la
question de savoir si l’expérience perceptive doit être considérée comme le
fondement ultime de la connaissance. Le présupposé principal de cette question est
que notre connaissance doit s’élever à partir d’un sol de certitudes inébranlables,
d’éléments que nous ne pouvons pas mettre en doute. Les expériences perceptives, et
leur composante sensible, semblent idéales pour établir le fondement de la
291
connaissance. La thèse fondationnaliste est soutenue sous deux formes différentes,
dont l’une considère que nos expériences perceptives nous mettent directement en
contact cognitif avec les objets que nous pouvons connaître. L’autre fait de ce
contact quelque chose de purement indirect, il est donc nécessaire d’introduire des
entités intermédiaires entre notre système cognitif et ce qu’il peut connaître.
La première thèse repose sur l’idée selon laquelle le contact direct que nous avons
avec les objets du monde lors de nos expériences véridiques constitue un socle de
connaissances qui nous sont données immédiatement, sans qu’aucune inférence,
aucun raisonnement, ne participe à leur élaboration. L’absence d’inférences dans la
constitution de ces connaissances privilégiées est le signe qu’elles sont protégées
contre toute distorsion éventuelle provenant de notre jugement. Nos autres
connaissances sont supposées être élaborées grâce à des inférences à partir de ce
socle. Ayer est favorable à l’existence de connaissances directes d’objets, qui n’ont
pas besoin d’être justifiées. Leur origine dans l’expérience véridique est la seule
justification requise pour ces connaissances privilégiées. Le principal problème que
rencontre une telle thèse est celui de l’illusion. Une expérience véridique ne peut se
distinguer d’une expérience illusoire par aucune caractéristique intrinsèque.
Comment sommes-nous, dès lors, certains de construire des inférences à partir de
véritables connaissances ? Comment être sûrs que nos sens ne nous trompent pas ?
La seconde version du fondationnalisme rejette ce “ réalisme direct ”. Elle considère
que toutes nos connaissances sont inférentielles et élaborées à partir d’intermédiaires
mentaux (non physiques), les données des sens ou sense data, qui sont causés en
nous par les objets de notre environnement. Les sense data sont des entités mentales
strictement privées, conçues comme étant les objets immédiats de notre conscience
perceptive. La thèse de l’existence des sense data, défendue en particulier par
Russel1, se heurte à deux problèmes. D’une part, l’idée même d’entités
essentiellement privées est problématique : comment envisager leur identification ?
D’autre part, il est étrange de considérer que toutes nos connaissances reposent
essentiellement sur des inférences. Cela rend automatiquement nécessaire de
supposer que nous sommes capables d’effectuer des inférences inconscientes.
1
Voir notamment Russell, “ the relation of Sense-Data to Physics ”, in Mysticism and Logic, Londres,
Routledge, 1986
292
Jusqu’à présent, dans cette conclusion, nous nous sommes intéressés au contenu de
l’expérience, c’est-à-dire à ce qu’elles nous enseignent sur le monde, et à la façon
dont cette information peut être intégrée dans ce que nous savons ou pensons par
ailleurs. Par leur contenu, nous avons vu que l’expérience pouvait justifier nos
croyances. De la même façon, les expériences scientifiques peuvent confirmer ou
réfuter certaines hypothèses théoriques. L’analyse de ces différentes fonctions de
l’expérience montre que la tension entre notre capacité à utiliser des concepts ou à
former des théories d’une part doit être conçue comme constitutive de la notion
même d’expérience. Cependant ces différents aspects de l’expérience ne l’épuisent
pas : d’autres en sont tout autant constitutifs, en particulier ses aspects subjectifs ou
phénoménologiques.
L’expérience n’a pas pour seul effet de nous faire connaître le monde : elle agit sur
nous, elle nous transforme, autant par ce qu’elle nous apprend que par la façon dont
elle nous l’apprend. Faire une expérience, cela ne consiste pas seulement à saisir un
contenu de pensée de façon abstraite et désincarnée. Notre corps joue un rôle décisif
dans la façon dont le contenu en question est transmis à notre esprit. Comme nous
l’avons vu avec Husserl, les modes par lesquels l’expérience déborde son contenu
principal sont variés. Avec lui nous avons mis en évidence la façon dont nous
appréhendons divers faits et divers objets qui s’organisent en un monde
d’expériences à partir de notre point de vue. Il en va de même pour John Searle qui
affirme “ les contenus immédiats tendent à se répandre, à se connecter avec d’autres
pensées, qui faisaient en un sens partie du contenu, mais qui en un autre sens n’en
faisaient pas partie. (…) Supposons, par exemple, que je sois en train de regarder
par la fenêtre les arbres et le lac, et que l’on me demande de décrire ce que je vois,
ma réponse pourrait s’étendre à l’infini. Je ne vois pas seulement ces choses comme
étant des arbres, mais comme des pins, comme des pins semblables aux pins de
Californie, mais à certains égards différents, comme semblables en ceci mais non
semblables en cela, etc. ”1.
En d’autres termes, du point de vue du sujet qui l’éprouve, une expérience ne se
réduit jamais à ce qu’exprime la phrase qui peut en rendre compte. Une expérience
en appelle toujours une autre. C’est là la raison pour laquelle nous avons le sentiment
1
Cf. J. Searle, La Redécouverte de l’esprit, trad. Claudine Tiercelin, éd. Gallimard, 1995, pp. 191-192
293
de vivre dans un monde, dans une totalité organisée et close – toutes les expériences
étant reliées entre elles.
Pourtant, bien qu’elles soient toutes reliées entre elles, chaque expérience se
distingue. Elle possède donc un caractère qui lui est propre, par quoi elle est
véritablement une expérience, c’est-à-dire un état mental. Cet aspect qualitatif de
l’expérience, dont l’importance ne peut être mise en doute si nous nous intéressons
au sujet des expériences, à ce qu’il éprouve, aux impressions qui constituent le flux
de sa vie mentale, se trouve au cœur des débats de ce premier chapitre.
L’une des questions que nous avons soulevées est celle touchant à la relation entre le
contenu et le caractère d’une expérience. Ces deux propriétés sont-elles dépendantes
l’une de l’autre ? Faut-il rendre compte de ces impressions, de ces aspects qualitatifs,
subjectifs, des expériences, de la même façon dont nous rendons compte d’autres
états mentaux comme les croyances ou les désirs ? Ou bien devons-nous à chaque
expérience inventer une théorie qui en rende compte ?
Si nous adoptons la première attitude, il est alors nécessaire de répondre, pour les
états ou épisodes qualitatifs qui constituent les expériences, à toutes les questions que
l’on se pose pour les autres états mentaux, comme les croyances. Ainsi avons-nous
dû nous demander si une analyse physicaliste des états qualitatifs de l’expérience
était possible. C’est-à-dire en ne faisant appel qu’aux entités et aux propriétés dont
nos meilleures théories scientifiques supposent l’existence, sans introduire de
nouvelles qui joueraient aucun rôle dans les théories disponibles.
Nous nous sommes ainsi demandés si les états qualitatifs de l’expérience pouvaient
être analysés en fonction des autres états mentaux, ou bien de façon intrinsèque, en
tant qu’entités mentales ayant une existence propre, indépendante de celle des autres
états mentaux.
Nous avons été d’abord conduits à une position fonctionnaliste vis-à-vis des états
qualitatifs de l’expérience, qui rend compte de leurs propriétés et de leurs causes
“ neuronales ”, et par les effets qu’ils produisent sur les autres états mentaux du sujet
comme sur le comportement du sujet. La seconde alternative mise en avant, est celle
d’une métaphysique qui fait des états ou épisodes qualitatifs de l’expérience des
entités mentales intrinsèques, possédant des propriétés en elles-mêmes et non
relativement à d’autres entités. Cette position conduit à élaborer une théorie des
294
qualités subjectives de l’expérience qui soit indépendante de celle des autres états
mentaux.
Afin d’approfondir l’ensemble de ces questionnements, nous avons introduit de
“ qualia ” pour désigner ces “ impressions subjectives ”. Désigner ces états
phénoménologiquement incontestables par une expression qui rappelle qu’ils
renvoient à la qualité particulière des expériences, ne préjuge en rien de leur nature.
Nous pouvons admettre l’existence des qualia sans en faire des entités mentales
indépendantes. Nous pouvons refuser d’admettre le terme de qualia dans le
vocabulaire des théories de l’esprit. C’est, en effet, le cas si nous adoptons une
attitude “ d’élimination ” vis-à-vis de tous les termes psychologiques. Autrement dit,
si nous considérons que la psychologie, en tant que théorie, n’a pas lieu d’être, et que
seules les neurosciences sont aptes à rendre compte scientifiquement de ce que nous
appelons “ l’esprit ” ou le “ mental ”. Une telle prise de position ne permet pas
d’effectuer les distinctions que nous avons introduites plus haut entre le contenu
d’une expérience (que nous pouvons représenter par exemple par une phrase) et tout
ce qui, dans l’expérience, accompagne ce contenu (qui constitue un élément très
important du flux de conscience d’un sujet).
Acceptant d’introduire le terme de qualia, dans ce mémoire, il nous a fallu nous
demander si les qualia peuvent être analysés en fonction des autres états mentaux ou
bien s’ils possèdent des propriétés intrinsèques, indépendantes de celles des autres
états mentaux. Comment étudier les qualia ? Comment les considérer ? Peut-être
nous faut-il partir du point de vue inverse : celui qui poserait une vie sans qualia. Par
exemple, s’il n’existait pas la couleur, ou du moins, les qualia de couleurs. Qu’est-ce
qui pourrait nous différencier d’un fantôme ? Est-il possible qu’un individu
semblable à notre apparence, raisonnant comme nous, soit constitué des mêmes
molécules (agencées comme les nôtres) ? Existe-t-il entre ce fantôme et nous une
différence qui ne soit pas d’ordre physique, mais qui soit aussi une différence entre
ses états mentaux et les nôtres ?
Comme nous l’avons vu, au cours de cette topologie, les positions vis-à-vis de ces
questions dépendent entièrement de la conception de l’esprit que l’on prend ou
défend. Les physicalistes rendent compte des qualia en insistant sur la contrainte
selon laquelle toute propriété mentale survient nécessairement sur une ou plusieurs
295
propriétés physiques. C’est-à-dire qu’ils mettent en avant une relation de dépendance
systématique vis-à-vis de ces propriétés physiques. En d’autres termes, la question de
savoir si les propriétés mentales surviennent sur les propriétés physiques est plus
générale que celle qui concerne la nature des qualia. Cependant, elle forme l’arrièreplan de cette dernière en structurant l’éventail des réponses possibles. Ainsi pouvonsnous, par exemple, défendre une position physicaliste vis-à-vis des autres états
mentaux que les qualia, tout en refusant la conception physicaliste des qualia.
La question du fantôme et de sa différence avec nous est certes peu évidente. Nous
pouvons alors choisir de l’ignorer et de présenter d’autres modifications du
fonctionnement de la vie mentale humaine qui permettent de mieux saisir la nature
des qualia. Ainsi pouvons-nous imaginer, sur un modèle kafkaïen, qu’une personne
s’éveille le matin et voit tout en noir et blanc. Cet individu ne peut plus distinguer
aucune couleur. Face à cette situation, la position physicaliste ne tient pas. Et nous
nous trouvons confronter à “ l’argument de la Connaissance ”. Cet argument
développé par F. Jackson1 part de l’histoire inverse. Il nous faut imaginer une
personne qui a perçu le monde en noir et blanc, tout sa vie, et qui connaît tous les
théories sur les couleurs et les façons dont nous les percevons. Pourrai-elle apprendre
si la perception des couleurs lui était rendue, sans qu’aucune partie de son système
nerveux central soit modifiée ? Une fois la perception des couleurs rétablie,
découvrira-t-elle le bleu du ciel ou le vert de l’herbe ? Découvrira-t-elle de nouvelles
propriétés, que nul scientifique n’aura pu mettre en avant ? Selon Jackson c’est une
évidence.
Il existe une foule d’expériences de pensée philosophiques qui ont été inventées pour
tenter de percer le secret des expériences réelles que nous faisons. Nous pourrions
citer celle de T. Nagel2. Avec lui nous mettons en avant le caractère essentiellement
privé de l’expérience. Nous pouvons toujours la décrire, mais personne ne peut la
vivre comme nous la vivons. Il met aussi en évidence la nécessité de prendre le point
de vue de l’espèce qui vit cette expérience : un être humain, un oiseau, un poisson,
etc.
1
Voir notamment “ Epiphenomenal Qualia ”, in Mind and Cognition, A Reader, W. Lycan (ed)., Oxford,
Blackwell, 1991
2
Cf. “ Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? ”, in Vues de l’esprit, D. Hoffstader et D. Dennett (éd.),
tard. P. Engel, Interéditions, 1987
296
Etablir cette topologie des qualités, nous a permis de nous interroger sur le statut de
l’expérience. Au cœur de cette interrogation, nous pouvons nous demander une fois
encore, si cette propriété “ d’exclusivité ” est distinctive des expériences vis-à-vis des
autres états mentaux. D’autre part, est-il nécessaire de la prendre en compte pour
produire une théorie satisfaisante des expériences en tant qu’elles sont éprouvées par
des sujets ? En effet, comment pourrait-il être possible d’étudier de façon
systématique ce qui est par essence privé ? Cette entreprise ne repose-t-elle pas sur
une contradiction ? Si vraiment il fallait partir de cette exclusivité ou du fait que
toute expérience est privée, alors la seule méthode serait l’introspection. Il nous
faudrait alors comparer les résultats de chaque introspection. Ce qui est une somme
impossible à réaliser. Au terme de notre topologie, nous avons mis en évidence, chez
chacun des auteurs, une interrogation sur le mouvement. Mouvement astral, lunaire
ou mouvement entièrement lié à la subjectivité. C’est ce qu’il convient de mettre en
avant lors de notre second chapitre.
Loin d’opposer les différents types de connaissance (connaissance objective et
connaissance subjective), nous allons tenter de les réunir. Comprendre le statut des
qualités, nous a permis de mettre en place une grille de lecture historique à travers
laquelle nous avons vu une réflexion sur l’expérience et le lien avec le sujet qui la
vit, la subit. Nous avons ainsi mis en évidence que les recherches sur la nature de
l’expérience rejoignent celles sur la conscience (et donc celles sur les modes de notre
connaissance) ? Il n’existe rien de plus immédiatement proche de nous que le flux de
notre conscience. Mais c’est aussi ce qu’il y a de plus insaisissable théoriquement.
Comment le saisir ? Par une mathématique qui soit une théorie universelle ? Sans
doute, l’épistémologie du mouvement avec la création de son langage mathématique,
nous éclairera davantage pour voir quelles démarches ont été mises en avant pour
traiter de l’expérience. C’est précisément ce que nous essayer de mettre en évidence
lors de ce second chapitre.
297
!
$
1
'
298
Introduction
Au cours du premier chapitre, nous avons mis en évidence que s’interroger sur les
qualités, c’est être au plus près de la scission entre la philosophie et les sciences.
Avec la modernité naît la mécanique. Précisément, il s’agit d’interroger, au cours de
ce chapitre, cette révolution, ou cette évolution scientifique. Ce renversement des
systèmes de connaissance, nous entraîne-t-il uniquement vers une dynamique
mathématique ?
Pour répondre, nous prendrons l’histoire de la philosophie sous l’angle de
l’épistémologie. Il s’agit, avec minutie, d’étudier le mouvement et son histoire.
Quelle place occupe les qualités dans le mouvement ? Sont-elles seulement
phénoménales ? Comprendre le « mouvement » est-ce seulement désigner une
extériorité ?
Ce soucier de dresser une telle épistémologie, c’est s’intéresser à la jonction entre
l’épistémologie dite « théorie des sciences » et l’épistémologie (plus anglo-saxonne)
qui pose les considérations sur la connaissance en général ou sur les modes de
connaissance.
Dans ce chapitre, je me propose de situer la science dans une expérience du savoir
qui la déborde, à en dégager un sens en vue d’une mise en pratique. Il convient donc
de nous interroger deux « styles » de théorie de la science. L’un met l’accent sur les
processus les plus généraux de la connaissance (sur leur logique, leur fondement).
L’autre privilégie l’étude spécifique des sciences, c’est sous cet angle que nous nous
attacherons à comprendre le développement de la conception du mouvement.
Certes, la conceptualisation du mouvement ne date pas des débuts de (ce qu’il
convient de nommer) la science moderne. Cependant, nous constatons que la
physique moderne est née à propos de la question du mouvement en réaction, sur ce
point précis, contre la tradition de la science antique et médiévale. L’œuvre de
Galilée marque à cet égard plus qu’un renouveau : une manière de commencement.
Nous verrons ainsi la grande importance du concept de mouvement dans la
constitution de la science moderne.
299
Aussi convient-il d’établir, au préalable à toute épistémologie du mouvement, ce
contre quoi s’est édifiée la forme post-galiléenne du mouvement. Il ne s’agit pas
évidemment de présenter une analyse très précise du mouvement dans la science
aristotélicienne mais de dégager les traits essentiels d’un mode de conceptualisation
que la science galiléenne a rendu caduc en s’y opposant.
Une fois ces jalons posés, il nous sera possible de définir et décrire la nouvelle
conception scientifique du mouvement – qui est, à quelques détails près, la nôtre.
Nous insisterons sur le rôle fondamental que joue dans ce changement le principe de
relativité énoncé par Galilée. Nous montrerons comment ce principe, en rendant
pensable et possible une description du mouvement en tant que tel (indépendamment
de ses causes et des objets matériels qui y sont soumis), est à l’origine de la
mathématisation du mouvement. Galilée introduit, entre la géométrie (science de
l’espace) et la dynamique (étude des causes du mouvement) de la tradition antique
une “ nouvelle science ” : la cinématique, qui se donne pour objectif l’étude du
mouvement pour lui-même.
Cependant, la cinématique ne peut à elle seule constituer la science du mouvement,
dans la mesure précisément où elle tient compte ni des causes qui le produisent ni de
ce à quoi il s’applique. Contrairement à la théorie aristotélicienne, Galilée laisse sans
réponse la question des rapports entre la matière et le mouvement. Nous noterons que
cette absence est liée à sa “ non ” prise de position sur le statut des qualités.
En formulant la loi de la chute des graves, Galilée donne à la science du mouvement
(et surtout à la physique mathématique), un élan qui s’amplifiera au cours de la
deuxième partie du siècle pour culminer en 1687 avec les Principia de Newton. Nous
n’en sommes pas là ! Entre 1638 et 1687, il aura fallu non seulement comprendre la
chute des graves, mais aussi que Huygens mette en évidence le mouvement
circulaire. Sur ce point nous ne nous attarderons pas, cela nous serait, me semble-t-il
d’aucune utilité pour traiter du lien entre qualité et réflexion sur le mouvement. Par
contre, nous lirons comment Descartes, dont nous avons vu sa prise de position sur
les qualités au premier chapitre, met en ordre le savoir du mouvement, et dégage les
premiers principes qui donnent une existence géométrique au mouvement.
300
Les théories galiléennes dépassent largement, si nous tenons compte de la question
des déformations élastiques, les possibilités mathématiques de l’époque. Ces travaux
connaîtront une réelle extension qu’au tournant du XVII° et XVIII° siècles, après
Newton et Leibniz, avec l’introduction du calcul différentiel. Ce nouveau calcul
permet de saisir, le cœur du mouvement à savoir le phénomène de l’élasticité et de la
déformation avant la rupture. Nous lierons l’émergence de ce calcul, dans l’œuvre de
Leibniz, à sa lecture des qualités dans l’œuvre de Locke. Et comment ce calcul
différentiel, nous conduit à penser une possible réflexion sur le mouvant de la
perception.
Puis nous verrons comment Newton, par l’introduction d’une dynamique fondée sur
les concepts renouvelés de masse et de force, pense régler cette question. Nous
verrons aussi comment Newton ne remplit pas entièrement son programme, dans la
mesure où il n’a pas su donner du mouvement de translation uniforme, dit
“ inertiel ”, une explication “ matérialiste ”, c’est-à-dire uniquement en termes
d’espace, de temps et de matière.
C’est à dessein, cependant que nous ne traiterons pas des théories d’Einstein qui,
avec la relativité générale et l’idée que la structure géométrique de l’espace est
déterminée par la distribution des masses qui s’y trouvent, a résolu le problème du
lien entre la cinématique et la dynamique. Nous préférerons nous attacher à dégager
les problèmes que pose la conception moderne du mouvement et ainsi mettre en
évidence ses liens avec le statut des qualités. Nous insisterons sur le statut
ontologique bien particulier dont jouit le mouvement depuis Galilée : ni chose, ni
propriété des choses, le mouvement est un état. C’est du moins ce qui semble
apparaître à la lumière du début du XX° siècle, ou les limites de la conceptualisation
du mouvement opérée à l’âge classique ont été révélées.
Dans la “ mécanique quantique ”, qui s’est alors édifiée, le mot “ mouvement ” n’est
plus. Il est remplacé par celui “ d’état ”, qui en constitue une sorte de généralisation.
Ne perdant pas de vue le statut des qualités, nous verrons l’évolution de la notion de
mouvement et abandonnerons sa mathématisation pour comprendre l’émergence de
son importance dans la chair. Même si la phénoménologie écarte la notion même de
301
mouvement, nous verrons, à travers l’œuvre de Merleau-Ponty, comment la théorie
de la perception ne fait que reposer sur le mouvement.
'
#2 ! '
Le passage d'
une conception de l'
univers selon le modèle héliocentrique de Ptolémée
au géocentrisme de Copernic marque un tournant. Mais ce ne fut qu'
au XVII° siècle
que l'
esprit scientifique moderne émerge : les mathématiques, l'
astronomie et la
physique s'
affranchissent des dogmes. Comme nous l’avons évoqué lors du premier
chapitre, la condamnation de Galilée, par l'
Église, en 1633 illustre bien les dernières
tentatives menées par le pouvoir religieux pour réfuter des conclusions non plus
fondées sur des hypothèses métaphysiques, mais sur une méthode expérimentale.
Nous allons mettre ici en évidence que cette révolution scientifique amène, avec elle,
un renouvellement de la philosophie. Désormais, nul ne peut ignorer la portée de la
méthode d'
investigation scientifique. Le Discours de la méthode de Descartes, la
forme de démonstration géométrique de l'
Éthique de Spinoza, ou encore la présence
de la combinatoire dans la philosophie de Leibniz, sont autant d'
exemples de cette
nouvelle orientation de la pensée.
A) Galilée
Communément, nous sommes tous capables d’affirmer que Galilée est devenu
célèbre pour avoir découvert les lois régissant la chute et le mouvement des corps et
pour avoir défendu la théorie copernicienne. Et comme nous l’avons mis en avant au
chapitre précédent, Galilée montre que l’essence de la réalité est déterminée par des
relations numériques. Seul celui qui sait lire les signes mathématiques et qui en
perçoit les lois est susceptible d’atteindre la connaissance objective.
Raison et observation contribuent d’égale manière à la connaissance scientifique. Ce
qui caractérise sa méthode, c’est la décomposition du phénomène à observer en
éléments simples (analyse du phénomène); l’établissement d’hypothèses; la
302
vérification à l’aide d’expérimentations (même des expérimentations intellectuelles);
la déduction de propositions enchaînées; la présentation de lois de la nature
formulées en langage mathématique.
Ce qui est fondamental pour la compréhension de la science moderne, c’est le
remplacement du concept d’essence par le concept de fonction. L’orientation vers ce
qui est quantitativement mesurable et descriptible par des relations présentées sous
forme de lois, ainsi que l’abandon de la détermination par l’essence des choses,
permirent le progrès des sciences. Etudier Galilée et sa conception du mouvement
nous éclaire sur ce changement.
En préambule d’une analyse du mouvement et de sa mathématisation, chez Galilée, il
nous faut nous remémorer ce que nous avons mis en évidence lors de la topologie des
qualités dans l’œuvre de Galilée.
Dans L’Essayeur, il écrit : “ Pour exciter en nous les goûts, les odeurs et les sons, je
crois qu’il n’est besoin de rien dans les corps extérieurs en dehors des formes, des
nombres et de mouvements, lents ou rapides. Je pense que si nos oreilles, nos
langues et nos nez étaient arrachés, les formes et les nombres et les mouvements
demeureraient, mais pas les odeurs, ni les goûts, ni le sons. Ces derniers, pour moi,
ne sont plus que des noms, une fois séparés des êtres vivants, de même que les
tintements et les chatouilles ne sont que des mots en l’absence de choses comme le
nez et les aisselles. Et comme ces quatre sens sont liés aux quatre éléments, je crois
aussi que la vision – ce sens éminent entre tous pour la proposition du fini et de
l’infini, de la durée et de l’instantané, du quantitatif et de l’indivisible, de l’illuminé
et de l’obscur de l’illuminé et de l’obscur –, que la vision, disais-je, est liée à la
lumière elle-même. Mais de cette sensation et des choses qui la concernent, je
déclare ne comprendre que peu ; et puisque même un long moment ne suffirait pas
expliquer ce peu, ni même à suggérer une explication, je passerai tout cela sous
silence. ”
Conservant la distinction entre qualités premières et secondes, Galilée nous en donne
une explication mécaniste. Les qualités secondes sont dues à l’action de petits
corpuscules pénétrant dans nos sens (tympans, langue, oeils). Comprendre le réel,
c’est donc comprendre le mouvement sur lequel il repose : le mouvement de la terre,
le mouvement uniforme, et la toute première forme de relativité qui en découle.
303
1- Mise à plat des systèmes du monde
En 1652, paraît à Florence le Dialogue concernant les deux plus grands systèmes du
Monde. Bien que ce livre engendre des effets théoriques immenses dont nous ne
cessons de mesurer l’ampleur, il ne se présente pas sous le “ simple aspect ” d’un
livre de pure théorie.
Ecrit en italien, à une époque où le latin est encore la langue officielle des idées,
Galilée lui donne la forme d’un véritable dialogue. Il ne s’agit pas d’un ouvrage
divisé en chapitres, chacun constituant le chaînon d’un système implacable. C’est
l’expression d’une thèse au travers d’une discussion ouverte. Trois personnages
participent à cette conversation :
- Salviati, porte-parole de Galilée et défenseur du nouveau Système du Monde (celui
de Copernic et de Galilée)
- Sagredo, l’honnête homme, il représente l’homme à convaincre
- Simplicio, le tenant de la représentation scolastique et aristotélicienne.
Ce Dialogue est calqué sur le mode de fonctionnement des textes platoniciens. Bien
qu’il soit l’exacte reproduction des méandres d’une conversation réelle (ce qui sera
reproché à Galilée), cet ouvrage n’en demeure pas moins un texte scientifique digne
des plus grands écrits. Et le prendre comme point de départ de ma réflexion sur le
statut des qualités dans la philosophie moderne, ne relève pas d’un simple hasard.
Une étude de la pensée galiléenne du mouvement permet de saisir et de voir à quel
moment intervient ou n’intervient pas une réflexion sur les qualités. Il convient donc
de s’interroger sur cette nécessité qualitative dans l’élaboration de la cinématique
galiléenne, et de voir dans quelles circonstances Galilée abandonne cette réflexion.
A partir de cette analyse, je m’appliquerai à montrer dans quelle(s) mesure(s) des
philosophes tels que Hobbes, Locke, Berkeley, Hume, Malebranche, Descartes et
Leibniz s’interrogeant sur la nature des qualités, leurs fonctionnements aboutissent à
une interrogation sur le mouvement. Cet inversement réflexif, des plus étonnants –
puisqu’il s’agit de penser les qualités puis de saisir un mouvement et non l’inverse –,
me permettra ainsi de faire “ aboutir ” l’idée que le statut des qualités dans la
philosophie moderne est indissociable d’une épistémologie du mouvement. Dit
autrement, il s’agit de montrer que le statut correspond à une épistémologie mais que
304
les qualités sont entièrement liées à un mouvement –qui devra au cours ces lectures
se trouver défini –.
Quelle expérience peut, avec certitude, démontrer la mobilité ou l’immobilité de la
Terre ? Nous voyons le Soleil et les étoiles se lever à l’est et se coucher à l’ouest, il
est alors “ immédiatement logique ” de penser que les étoiles comme le Soleil
tournent (24 heures) autour de la Terre immobile.
Loin d’adopté la
conception
copernicienne comme une
pure hypothèse
mathématique, Galilée établit un discours loin de toutes précautions. Le public qu’il
veut convaincre est celui des “ Salviati ” des cours, de la bourgeoisie, du clergé, des
nouveaux milieux intellectuels. Il décompose son ouvrage en quatre journée :
- la première s’attache à détruire la cosmologie aristotélicienne,
- la seconde et la troisième traitent respectivement des mouvements diurne et annuel de
la Terre,
- la quatrième journée donne la “ preuve physique ” du mouvement terrestre que Galilée
pense avoir établie par sa théorie des marées.
Le Dialogue concernant les deux plus grands systèmes du monde n’est pas un livre
d’astronomie dans la mesure où il n’explique pas un système planétaire. Il est
entièrement consacré à démontrer la vérité de la cosmologie copernicienne et à
éclairer les raisons qui rendent irrecevables la cosmologie et la physique
aristotéliciennes. Cependant, il ne s’agit en aucun cas de s’attaquer aux problèmes
des mouvements des planètes et de leurs explications, Galilée offre une
représentation simplifiée (débarrassée des excentriques et des épicycles) du système
copernicien.
Contrairement à Copernic, Galilée fait coïncider le centre des orbites circulaires avec
le soleil et ne se soucie pas de rendre compte de ses observations sur le mouvement
des planètes. Tout au long du Dialogue, il s’appuie sur “ son ” principe de mécanique
selon lequel les corps tendent à persister dans leur mouvement circulaire uniforme et
non sur la précision des mesures de Kepler1.
La première journée argumente l’irrecevabilité de la “ fabrique du monde ”
aristotélicienne. Un tel monde a une structure double. Il est fondé sur la distinction
1
Parti pris par Galilée de ne pas s’intéresser aux problèmes de cinématique planétaire que Kepler a résolu
(notamment dans son Astronomia nova de 1609)
305
entre le monde céleste incorruptible et le monde corruptible des éléments. Salviati
objecte, en ce sens, à Simplicius qu’il serait plus proche d’Aristote s’il énonçait que
“ le ciel est altérable, parce que le sens nous le montre tel ” au lieu de “ le ciel est
inaltérable puisque le raisonnement en a persuadé Aristote ”1.
Le problème de l’éloignement des objets célestes n’existe plus avec l’invention du
télescope. Cependant ce ne sont pas à elles seules les montagnes de la lune qui
obligent à repenser l’image traditionnelle de l’univers. Celle-ci, apparemment
cohérente et stable, comporte des lacunes et des contradictions. Par exemple, de la
perfection des mouvements circulaires, elle déduit la perfection des corps célestes, et
de cette dernière idée elle conclut à la perfection des mouvements. Engendrable et
inengendrable, altérable et inaltérable, divisible et indivisible : ces attributs
conviennent à tous les corps du monde, c’est-à-dire aussi bien aux corps célestes
qu’aux éléments. Cette proposition est le lieu de tout le système : elle est le centre et
la périphérie. A partir d’elle, le Ciel et la Terre appartiennent au même système
cosmique. Il existe donc qu’une seule physique, une seule science du mouvement qui
vaut pour ces deux mondes (terrestre & céleste). Il s’ensuit ainsi que la
“ destruction ” de la cosmologie d’Aristote implique nécessairement celle de sa
physique.
a- La fin de la cosmologie aristotélicienne
La seconde journée du Dialogue se consacre à une réfutation minutieuse de tous les
principaux arguments (anciens comme modernes) en faveur de l’immobilité de la
Terre :
- une pierre lâchée du haut d’une tour ne devrait pas toucher le sol à la base de la
perpendiculaire, mais en un point légèrement décalé vers l’ouest ;
- les boulets de canon tirés vers l’ouest devraient avoir une portée plus longue que ceux
tirés vers l’est ;
- lorsque nous galopons à cheval, nous sentons l’air nous fouetter le visage, nous
devrions toujours sentir (en admettant que la terre tourne) un vent impétueux
provenant de l’est ;
1
Pour Aristote, dans sa physique, les témoignages des sens doivent précéder toute théorie
306
- les maisons et les arbres, situés à la surface de la Terre devraient être arrachés et jetés
au loin par la force centrifuge due au mouvement terrestre.
Sur un navire au repos, argument Simplicius (ne reprenant les thèses de Tycho
Brahé), une pierre lâchée du haut du mât tombe perpendiculairement. Par contre, sur
un navire en marche, la pierre tombe selon une ligne oblique, loin de la base du mât,
vers la poupe du navire. Le même phénomène serait susceptible de se produire si
nous lâchions une pierre du haut d’une tour, en supposant que la terre tourne
rapidement dans l’espace.
L’expérience du navire n’a jamais eu lieu contrairement à l’affirmation de
Simplicius. Pour Galilée, quiconque fait cette expérience, il trouvera le contraire de
ce qu’affirme Simplicius. Selon les principes aristotéliciens, il n’est pas nécessaire de
procéder à une telle expérience puisque l’effet s’ensuit toujours car il est nécessaire
qu’il en soit ainsi. Par opposition, et, par la bouche de Salviati et de Sagredo, Galilée
met en avant le principe de “ relativité ” des mouvements.
Les mouvements célestes n’existent que pour un observateur terrestre. Il est ainsi
nullement absurde d’attribuer à la Terre un mouvement diurne de rotation. Comme le
mouvement produit un changement dans ce que nous voyons, ce changement a lieu
dans le monde même, que nous affirmions la mobilité de la Terre et l’immobilité du
Soleil [ceci est aussi valable pour la thèse inverse].
Quel que soit le mouvement que nous attribuons à la Terre, il est nécessaire que nous
“ qui l’habitons et qui subissons donc ce mouvement, nous jugions ce dernier
totalement imperceptible, comme s’il n’existait pas ”. Salviati prend pour exemple ou
“ preuve ultime ” de la vanité des arguments contre le mouvement terrestre, une
expérience qui demeure encore aujourd’hui célèbre.
Dans une vaste salle sous le pont d’un navire, prenons des mouches et des papillons,
un grand bocal d’eau contenant des poissons, et un sceau dont l’eau tombe, goutte à
goutte, dans un autre bocal à col étroit. Si le navire se déplace à une certaine vitesse,
“ pourvu que le mouvement soit uniforme et sans oscillation, vous ne discernerez
aucun changement dans tous les effets précédents, et aucun d’eux ne vous dira si le
navire est en marche ou immobile ”.
Une telle affirmation, qui pose une relativité des mouvements, effondre la pensée
aristotélicienne. En effet, la mécanique d’Aristote suppose un lien nécessaire entre le
mouvement et l’essence des corps. Dans cette perspective, nous pouvons non
307
seulement établir quels corps sont nécessairement mobiles et/ou immobiles, mais
aussi expliquer pourquoi toutes les formes du mouvement ne conviennent pas à tous
les corps.
Galilée montre, quant à lui, que le repos et le mouvement n’ont plus rien à voir avec
la nature des corps. Il n’y a plus de corps en soi mobiles ou immobiles, nous ne
pouvons plus décider a priori, eu égard au mouvement, quels corps se meuvent et
quels corps sont immobiles. Dans la physique aristotélicienne, la localisation des
choses n’est indifférente ni pour les choses, ni pour l’univers. Le mouvement est
déplacement s’il se produit dans l’espace, altération s’il concerne les qualités,
generatio et interitus s’il concerne l’être.
Le mouvement n’est pas un état, mais un devenir et un processus. A travers lui, les
choses se constituent, s’actualisent, s’accomplissent. Un corps en mouvement ne
change pas seulement dans sa relation avec les autres corps : il est lui-même sujet à
un changement.
Dans la physique galiléenne, l’idée de mouvement d’un corps est distincte de l’idée
d’un changement qui affecte ce corps. C’est la fin de la conception d’un mouvement
qui a besoin d’un moteur qui le produise et le conserve en mouvement pendant le
déplacement. Mouvement et repos sont tous deux des états persistants des corps. En
l’absence de résistances extérieures, pour arrêter un corps une force est nécessaire.
Cette force ne produit pas seulement le mouvement, mais l’accélération. En
bouleversant nos catégories mentales traditionnelles, Galilée nous conduit à la
formulation (même indirecte) du principe d’inertie.
b- une ébauche de l’inertie
Galilée ébauche une doctrine plus large que celle que nous lui attribuons
ordinairement. Il pose que le mouvement “ sans oscillation ”, commun à tous les
corps formant un système déterminé n’exerce aucune influence sur le comportement
réciproque de ces corps, et par conséquent ne peut jamais être mis en évidence à
l’intérieur du système. Le mouvement “ sans oscillation ”, si nous reprenons
l’exemple du navire, signifie un mouvement rectiligne ou droit, ou suivant le
méridien terrestre.
Seulement Galilée emploie aussi le terme de “ rectiligne ”, il existe donc une
différence entre ces deux mouvements. Le principe de relativité classique implique le
308
concept d’un mouvement rectiligne uniforme, comme l’acceptation du principe
d’inertie (selon lequel tout corps demeure en état de repos ou de mouvement
rectiligne uniforme tant que n’intervient aucune force pour modifier son état).
Galilée ne formule pas ce principe certainement à cause de l’influence de ses
convictions cosmologiques sur sa physique.
Dans le Dialogue concernant les deux plus grands systèmes du monde, il imagine un
plan horizontal, une surface “ ni acclive ni déclive ”, sur lequel un mobile serait
indifférent “ entre la propention et la résistance au mouvement ”. Après avoir “ reçu
une impulsion ”, le mouvement du mobile dure toute le long du plan, et, “ si cet
espace était infini, le mouvement y serait de même, infini, c’est-à-dire perpétuel ”. La
surface dont il est ici question n’est pas un plan horizontal tangent à la surface de la
Terre. C’est un plan “ dont tous les points sont à égale distance du centre de la
Terre ”. Il s’agit avec évidence d’une surface sphérique : “ pour qu’une surface ne fût
ni déclive ni acclive, il faudrait qu’elle soit en chacun de ses points à égale distance
du centre. Mais existe-t-il une telle surface dans le monde ? […] il s’agit de celle de
notre globe terrestre, à condition qu’elle soit bien polie ”.
Les raisons qui poussent Galilée dans cette voie sont énoncées dès la première
journée. La distinction entre mouvements naturels et non naturels y est conservée, et
Galilée affirme le caractère naturel du mouvement circulaire, ainsi que
l’impossibilité d’un mouvement droit et constant : “ le mouvement droit étant par
nature infini parce que la ligne droite est infinie et indéterminée, il est impossible
qu’aucun mobile ait naturellement en lui un principe de mouvement rectiligne, c’està-dire de mouvement vers un but auquel il est impossible d’arriver, le lieu n’en étant
pas préfixé ”. Nous pourrions alors attribuer “ par hypothèse ” ce mouvement droit
aux corps qui se meuvent dans le chaos primitif, lorsque l’univers était en désordre.
Ces mouvements rectilignes, qui ont la propriété de mettre en désordre les corps bien
constitués, sont également propres à “ ordonner ceux qui ne le sont pas ”. Le
mouvement droit peut servir “ à transporter les matériaux pour construire l’édifice,
mais l’œuvre achevée doit demeurer immobile ou, si elle se meut, ne se mouvoir que
circulairement ”. Une fois la répartition des choses faite, “ il est impossible que
subsiste en elles une tendance naturelle à se mouvoir de mouvement droit,
mouvement qui désormais ne pourrait aboutir qu’à les écarter de leur lieu propre et
naturel pour les remettre en désordre ”. Nous pouvons alors admettre avec Platon
309
“ que les corps dont le monde est composé aient été quelque temps nus de
mouvements rectilignes par leur créateur, mais qu’une fois parvenus en certains lieux
déterminés, ils ont commencé l’un après l’autre à tourner en rond, passant du
mouvement droit au mouvement circulaire ”1.
Il ne s’agit pas ici d’une simple concession. Le même argument est repris avec plus
d’ampleur par Salviati dans le Dialogue lorsqu’il traite du mouvement circulaire :
“ mouvement étant tel qu’à tout instant le mobile part de son terme initial et arrive à
son terme final, il peut et il peut seul être uniforme ”. L’accélération d’un
mouvement se produit quand le mobile va vers un but auquel le porte son inclination.
Le ralentissement, quand le mobile répugne à quitter son lieu et à s’éloigner de son
point de départ. En revanche, dans le mouvement circulaire, le mobile part toujours
de son terme naturel et se meut toujours d’égale puissance, de cette égalité résulte
une vitesse jamais retardée ni accélérée, autrement dit l’uniformité du mouvement ”.
La “ continuation perpétuelle ” est due à cette uniformité et au fait que le mouvement
circulaire peut convenir naturellement aux corps naturels, constituants de l’univers et
disposés dans le meilleur ordre ” ; le mouvement droit est assigné par la nature “ aux
corps ou aux parties des corps qui, se trouvant hors de leurs lieux propres et en
disproportion désordonnée, ont besoin de regagner par le plus court leur état
naturel ”2.
Le mouvement rectiligne infini est par nature impossible, parce que la nature “ ne
meut jamais un corps vers un but qu’il serait impossible d’atteindre ”. Cette phrase
aussi belle soit-elle révèle un obstacle que Galilée ne peut surmonter. Le mouvement
circulaire reste encore pour lui le mouvement par excellence, celui qui n’a pas besoin
d’être expliqué. La grande réalisation de Galilée demeure l’unification de la physique
et de l’astronomie fondée sur l’idée d’une inertialité des mouvements circulaires. La
cosmologie qui reposait sur les mouvements parfaits des sphères célestes continue
d’exercer une influence déterminante sur la physique galiléenne.
1
Cf. Dialogue concernant les eux plus grands systèmes du monde, éditions Hermann, collection “ Histoire de la
pensée ”, Paris, 1997, pp. 117-118
2
Cf. Dialogue concernant les eux plus grands systèmes du monde, éditions Hermann, collection “ Histoire de la
pensée ”, Paris, 1997, pp. 132-133
310
c- La question des marées
Pour Galilée, le mouvement des marées et dans on explication réside la preuve
physique déterminante de la vérité du système copernicien. L’explication galiléenne
situe la cause du flux et du reflux dans le double mouvement de la Terre : la rotation
diurne de l’axe terrestre d’ouest en est, et la révolution annuelle de la Terre autour du
Soleil, procédant elle aussi d’ouest en est. Pour Galilée, la combinaison de ces deux
mouvements fait que chaque point de la surface terrestre se meut “ d’un mouvement
progressif non uniforme ” et “ change de vitesse, tantôt accélérant, tantôt
ralentissant ”. Toutes les parties de la Terre se meuvent ainsi “ d’un mouvement
manifestement irrégulier ” bien qu’aucun mouvement irrégulier et non uniforme n’ait
été assigné à la Terre.
Après avoir introduit dans la physique le principe classique de relativité, Galilée1
intègre indûment deux systèmes de référence différents. Toute la seconde journée du
Dialogue cherche à prouver que tout se passe de la même façon sur une Terre en
mouvement que sur une Terre au repos. Pourquoi seuls les océans se ressentiraientils des variations de vitesse de la surface terrestre, et non pas tous les corps qui ne
sont pas fixés à la Terre ? La Terre, mue d’un mouvement diurne, ne se présente
plus, dans la quatrième journée, comme un système inertiel2.
Galilée cherche une solution au problème des marées exclusivement en termes de
mouvements et de combinaisons de mouvements, et rejette tout recours aux
“ influences ” lunaires, il en reste au mécanisme le plus intransigeant. Ceci est
quelque peu paradoxal : nourrissant une forte aversion à l’égard de la doctrine des
influences et qualités occultes, Galilée est amené à repousser, comme dépourvue de
sens, toute théorie des marées qui parlerait “ d’attraction ” entre la masse d’eau des
océans et de la Lune. Cette doctrine n’est pas une alternative aux autres hypothèses
possibles. Elle n’est ni incohérente, ni démentie par les observations, Galilée l’écarte
simplement. Il est inutile de s’attarder, selon lui, à réfuter de telles fadaises. L’idée
que le Soleil ou la Lune soient d’une manière ou d’une autre à l’origine des marées
1
Comme le note Ernst Mach dans La Mécanique, exposé historique et critique de son développement, trad.
Française sur la 4° édition allemande E. Bertrand, éd. Hermann, Paris 1904
2
Ce que note Maurice Clavelin dans la philosophie naturelle de Galilée, édition Albin Michel, collection
“ bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité ”, Paris, 1996, p. 480
311
“ répugne totalement à mon entendement […] lequel ne peut se résoudre à accepter
[…] le recours aux qualités occultes et à ce genre d’invraisemblances ”. Galilée
s’étonne cependant qu’un homme comme Kepler (qui s’est avisé de la véracité des
propos de Copernic) “ accorde crédit à l’influence de la Lune sur l’eau, aux
propriétés occultes et autres enfantillages ”1.
d- Invisibilité et lisibilité des qualités
Pour quelles raisons mettre les qualités du côté occulte ? Galilée ne fournit dans le
Dialogue ni explication, ni définition des qualités et pourtant son mouvement existe.
Serait-ce parce qu’admettre la présence des qualités le rapprocherait d’une sorte de
premier moteur (cher à la cosmologie aristotélicienne) ? Un tel refus est-il nécessaire,
inévitable pour instaurer sa thèse ou vision de l’univers ?
En 1623, Galilée publie Il Saggiatore (L’Essayeur) un ouvrage éclatant, riche d’une
force ironique et polémique. A son origine se trouve la controverse avec le père
jésuite Orazio Grassi à propose de la nature des comètes. Dans un ouvrage intitulé
Libra astronomica et philosophica (de 1619), ce dernier répond aux trois conclusions
du Discorso sulle comete de Mario Guidicci (qui n’est autre que Galilée). Que ce soit
dans le Discorso ou dans le Saggiatore, Galilée reprend, au sujet des comètes les
positions d’Aristote. La comète de 1577 présente une parallaxe bien plus petite que
celle de la Lune, Tycho Brahé en déduit qu’elle se trouve donc au-dessus du ciel de
la Lune. Galilée reconnaît qu’il est possible de mesurer les distances par la méthode
des parallaxes, mais il nie que cette méthode puisse être appliquée à des objets
apparents2. Il range les comètes dans la même catégorie que les rayons solaires qui
passent à travers les nuages : les comètes sont des phénomènes optique et non des
objets physiques.
Afin de soutenir cette thèse Galilée s’en prend violemment à Tycho Brahé. Il est
ainsi contraint de jouer le rôle d’un aristotélicien conservateur et semble s’empêtrer
1
2
Cf. Galilée, Opere, 20 volumes, Florence, Barbera, 1890-1909, VII, 470-486
Cf. Galilée, Opere, 20 volumes, Florence, Barbera, 1890-1909, VI, 66
312
au cœur d’une multitude d’incohérences1. Le saggiatore nous permet, cependant, de
découvrir deux grandes théories galiléennes.
La première part de considérations sur la proposition selon laquelle “ le mouvement
produit de la chaleur ”. Galilée repense, en tout premier lieu, l’opinion qui voit dans
la chaleur une affection, ou qualité “ qui résiderait réellement dans la matière ”. Le
concept de matière, ou substance corporelle, implique les concepts de figure, de
relation avec d’autres corps, d’existence en un temps et en un lieu, d’immobilité ou
de mouvement, de contact ou non avec un autre corps. Mais la couleur, le son,
l’odeur, la saveur ne sont pas des notions qui accompagnent nécessairement le
concept de corps. Si nous étions dépourvus de sens, la raison et l’imagination
humaines ne pourraient jamais soupçonner l’existence de telles propriétés.
Nous croyons que les sons, les couleurs, les odeurs et les saveurs sont inhérents aux
corps, comme des qualités objectives : il ne s’agit en réalité que de “ noms ”. Si nous
supprimons “ le corps animé et sensible, la chaleur n’est plus qu’un simple mot ”.
Mais Galilée ne s’en tient pas là. Il affirme que ce qui produit en nous la sensation de
chaleur, “ ce sont une multitude d’infimes corpuscules, de différentes formes, animés
de différentes vitesses ”, dont le contact avec notre corps “ que nous ressentons
provoque cette affection que nous appelons chaleur ”. Hormis la forme, le
foisonnement de ces corpuscules, leur mouvement, leur pénétration, leur contact, il
nous faut voir dans le feu aucune autre qualité.
“Je dis que je me sens nécessairement amené dès que je me représente une matière ou
substance corporelle, à la concevoir tout à la fois comme limitée et douée de telle ou telle
forme, occupant tel ou tel lieu à tel ou tel moment, en mouvement ou immobile, touchant ou
ne touchant pas un autre corps, simple ou composé, et je dis que mon imagination ne peut en
aucun cas la séparer de ces déterminations ; qu’elle doive en revanche être blanche ou
rouge, amère ou douce, sonore ou sourde, d’odeur agréable ou désagréable, je ne vois rien
qui contraigne ma raison à reconnaître que de telles qualités accompagnent nécessairement
sa perception : et peut-être, n’était le secours des sens, le raisonnement ni l’imagination ne
les découvriraient jamais. Car je pense que ces saveurs, odeurs, couleurs, etc., rapportées
aux objets où elles nous paraissent résider, ne sont que des mots, et ne sont donc rien hors
du corps vivant, de sorte qu’une fois l’animal supprimé elles se trouveraient elles-mêmes
supprimées et annihilées…
Je crois que j’expliquerai plus clairement plus clairement ma pensée avec un exemple. Je
passe ma main sur une statue de marbre, puis sur un homme vivant. L’action de la main,
1
Cf. Shea WR, Galileo’s Intellectual Revolution. Londres, Mac Millan, 1972. Traduction française, La
Révolution galiléenne, Paris, éditions du Seuil, collection “ Science Ouverte ”, pp. 117-118
313
pour ce qui dépend d’elle, est identique sur l’un et l’autre sujet, constituée par les qualités
premières de mouvement et de frottement, auxquelles nous ne donnons pas d’autre nom. Le
corps vivant, cependant, sur qui s’exerce cette action, perçoit des affections différentes selon
les endroits où il est touché : sous la plante des pieds, par exemple, sur les genoux ou sous
les bras, il ressent, outre le toucher ordinaire, une autre affection à laquelle nous avons
appliqué un nom particulier, le chatouillement –affection qui dépend entièrement de nous et
en aucun cas de la main. Et il me semble qu’on se tromperait gravement si l’on disait que la
main, outre le mouvement et le toucher, possède encore en elle une autre faculté, la faculté
de chatouiller, en sorte que le chatouillement serait une qualité résidant en elle. Un peu de
papier ou une plume qu’on frotte légèrement sur n’importe quelle partie du corps
produisent, pour leur part, le même effet qui se ramène au mouvement au toucher ; mais
appliqués entre les yeux, sur le nez et sous les narines, ils donnent naissance à un
chatouillement presque intolérable, alors que dans les autres parties on les sentira à peine.
Or ce chatouillement est tout entier de notre côté, non du côté de la plume, et dès que l’on
supprime le corps animé et sensitif se réduit à un simple nom. Tel est le mode d’existence, et
le seul, que possèdent à mon avis, beaucoup des qualités que l’on attribue aux corps
naturels, comme les saveurs, les odeurs, les couleurs, et d’autres encore ”1
Le monde réel est ainsi constitué d’éléments quantifiables et mesurables, d’espace et
“ d’infinis corpuscules ” qui se meuvent dans l’espace. Le savoir scientifique sait
distinguer ce qui dans le monde est objectif et réel, et ce qui au contraire est subjectif
et relatif aux perceptions des sens. Comme le souligne Mersenne (dans La vérité des
sciences) il semble qu’entre l’univers de la physique et celui de l’expérience sensible
se creuse, à l’époque moderne, un abîme bien plus grand que celui imaginé par les
philosophes sceptiques.
“J’incline fortement à croire que la chaleur est du même genre, et que les substances
susceptibles de produire en nous et de nous faire sentir le chaud (substances que nous
désignons sous le nom général de “ feu ”) sont une multitude de corpuscules très petits,
doués de telle ou telle forme, mus de telle ou telle vitesse ; ces corpuscules, rencontrant
notre corps, le pénètrent en raison de leur extrême subtilité, et c’est le contact que nous
ressentons lorsqu’ils passent dans notre chair qui engendre l’affection appelée “ chaud ”,
agréable ou pénible selon le nombre et la vitesse des particules qui nous piquent et entrent
en nous –agréable lorsque cette pénétration a pour effet de faciliter l’imperceptible
transpiration nécessaire, pénible lorsqu’elle a pour effet de diviser et de partager à l’excès
de notre chair. Si bien que l’action du feu, pour sa part, se ramène au fait qu’il pénètre, en
se mouvant, grâce à sa très grande subtilité, tous les corps, dissolvant ceux-ci plus ou moins
lentement selon la quantité et la vitesse de ses particules, selon la densité ou la rareté des
corps… Mais qu’outre la forme, la quantité, le mouvement, la pénétration et le toucher, il y
ait dans le feu une autre qualité, qui soit précisément le chaud, je ne le crois vraiment pas, et
j’estime que cette qualité dépend tellement de nous qu’une fois aboli le corps animé et
sensitif, la chaleur n’est plus qu’un simple mot ”2
1
2
Cf. Galilée, Saggiatore, pp.347-349
Cf. Galilée, Saggiatore, pp. 350-351
314
Comme le souligne Maurice Clavelin1, “ Galilée peut entreprendre une explication
carrément mécaniste de certaines qualités secondes ”. Les qualités premières telles
que la forme, la grandeur, le contact (tout ce qui a donc une situation dans le temps et
l’espace) se prêtent aisément à la mesure, elles sont homogènes à l’entendement
mathématique. Et c’est ce qui prime pour Galilée : rétablir les rapports entre la raison
et le réel. Comme il le souligne2 “ dans tous les effets de la nature, l’expérience
m’assure du an sit, mais ne m’apporte rien sur le quamodo ”.
Le mouvement est une qualité essentielle de la matière, et, en tant que tel il a été
soumis à la loi du nombre. Il est donc difficile de trouver un obstacle qui s’opposerait
à la construction d’une représentation mathématique du réel. La conception
“ philosophico-géométrique ”
s’avère
donc
parfaitement
justifiée
dans
le
raisonnement galiléen : la matière et ses propriétés s’expliquent à l’aide de concepts
mathématiques.
Dans la discussion sur les qualités premières et secondes, Galilée évite de recourir au
mot “ atome ”. Il parle “ d’infimes corpuscules ”, “ d’infimes éléments ignés ”,
“ d’infimes quantités ”. Il s’agit toujours des plus petites parties d’une substance
donnée (le feu), et non des composantes ultimes de la matière. Mais à la fin du
Saggiatore, Galilée évoque les “ atomes réellement indivisibles ”.
Les passages dans lesquels Galilée se réfère aux positions atomistes et/ou
démocritéennes sont très importants. Dans la première journée des Discours, Galilée
revient sur cet argument à propos du phénomène de condensation. Simplicius fait,
quant à lui, une allusion méprisante à ce “ philosophe antique ”, en conseillant
Salviati de ne pas aborder de tels sujets “ qui ne conviennent pas à l’esprit modéré et
ordonné de Votre Seigneurie, non seulement religieux et pieux, mais catholique et
saint ”.
La référence à la doctrine des “ corpuscules ” contenue dans l’Essayeur n’échappe
pas à l’attention du père Gassendi. Dans sa réplique au Saggiatore, publiée en 1626
1
Cf. La philosophie naturelle de Galilée, édition Albin Michel, collection “ bibliothèque de l’Evolution de
l’Humanité ”, Paris, 1996, p. 439
2
Cf. Lettre à Liceti, 23 juin 1640, t. XVIII, p. 208
315
sous le titre Ratio ponderum Librae et Simbellae, il souligne la proximité des thèses
de Galilée avec celles d’Epicure (ce négateur de Dieu et de la Providence). La
réduction des qualités sensibles au domaine de la subjectivité conduit à un conflit
ouvert avec le dogme de l’Eucharistie. En effet1, lorsque les substances du pain et du
vin sont “ transsubstanciées ” dans le corps et le sang de Jésus-Christ, sont également
présentes en elles les apparences extérieures : la couleur, l’odeur, le goût. Or, pour
Galilée, il s’agit juste de “ noms ”, et, pour les noms, aucune intervention (même
miraculeuse) de Dieu ne s’avère nécessaire.
L’autre thèse célèbre de l’Essayeur exprime la conviction que la nature, bien “ que
sourde et inexorable devant nos désirs vains ”, comporte en elle un ordre et une
structure harmonique, d’ordre géométrique : “ La philosophie est écrite dans ce très
grand livre qui se tient constamment ouvert devant tous les yeux (je veux dire
l’univers), mais elle ne peut se saisir si l’on ne se saisit point de la langue et si l’on
ignore les caractères dans lesquels elle est écrite. Cette philosophie est écrite en
langue mathématique, et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures
géométriques, sans le moyen desquels il est impossible de saisir humainement
quelque parole ; sans eux, on errera vainement dans un labyrinthe obscur ”2.
Ce livre de la nature, par ces caractères qui diffèrent de l’alphabet classique, n’est
pas accessible à tout le monde. Sur un tel présupposé, Galilée fonde sa conviction
“ absolue ” : la science ne se contente pas de formuler des hypothèses, ou de sauver
les phénomènes, mais elle est en mesure d ‘énoncer des vérités sur la constitution des
parties de l’univers in rerum natura, de représenter la structure physique du monde.
Après la célèbre déclaration, que nous venons de citer, Galilée affirme vouloir
rechercher, comme ou avec Sénèque, la “ vraie constitution de l’univers ” et qualifie
cette recherche de “ grand et vif désir ”.
Le sens de ces affirmations n’échappent pas à ceux qui considèrent comme impie et
dangereuse l’idée d’une connaissance mathématique fondée sur la structure objective
du monde, et par conséquent susceptible d’égaler la connaissance divine. La position
1
2
C’est aussi une objection que devra surmonter Descartes
Cf. Galileo Galilei (1890-1909) Opere, 20 vol., Florence, Barbera, tome VI, 232
316
du cardinal Maffeo Barberini1 est très claire sur ce point : puisque nous pouvons
donner, d’un phénomène naturel, une explication différente de celle que nous
jugeons, nous, la meilleure, toute théorie devra s’énoncer et demeurer sur le plan des
hypothèses.
Dans Le Dialogue concernant les deux plus grands systèmes du monde, Galilée
affirme la possibilité pour la connaissance mathématique d’égaler la connaissance
divine. Suivant un raisonnement que Simplicius considère comme très audacieux,
Salviati affirme “ extensive, c’est-à-dire eu égard à la multitude des intelligibles, qui
est infinie, l’entendement humain est comme nul […], mais si le terme
‘entendement’ est pris intensive, signifiant alors la compréhension intensive, c’est-àdire parfaite, d’une proposition donnée, je dis que l’entendement humain en
comprend quelques-unes aussi parfaitement et en a une certitude aussi absolue que la
nature elle-même ; telles sont, par exemple, les sciences mathématiques pures, à
savoir la géométrie et l’arithmétique ; l’intellect divin en connaît un nombre
infiniment grand puisqu’il les connaît toutes, mais si l’intellect humain en connaît
peu, je crois que la connaissance qu’il en a s’égale en certitude objective à la
connaissance divine ”2.
Il n’y a donc aucun doute sur le fait que la pensée galiléenne autorise la convergence
de thèmes issus de différentes traditions. Il est donc vain de se demander si Galilée
doit être considéré comme un platonicien, un partisan de la méthode aristotélicienne,
un disciple d’Archimède, ou tout simplement un ingénieur qui parvient à tirer des
enseignements d’expériences particulières3. Les théories galiléennes doivent
beaucoup à chacune de ces traditions :
- sa vision de l’univers comme entité mathématiquement structurée renvoie
certainement à Platon ;
- sa distinction entre méthode constitutive et méthode résolutive (analytique) nous
plonge au cœur des œuvres d’Aristote ;
- l’application de l’analyse mathématique aux problèmes de la physique rappelle
Archimède ;
1
1568-1644 devenu le pape Urbain VIII en 1623
Cf. Galileo Galilei (1890-1909) Opere, 20 vol., Florence, Barbera, tome VII, 128-129, (éd. 1966 : 217-218)
3
Cf. Ch. Schmitt : “ Experience and Experiment : A Comparaison of Zabarella View with Galileo’s in De
motu ” in Studies in the Renaissance, XVI, pp. 128-129, 1969
2
317
- la construction et l’utilisation du télescope, comme son intérêt pour les arts
mécaniques et l’arsenal des Vénitiens, nous confronte à la tradition intellectuelle des
“ grands artisans ” de la Renaissance.
Galilée n’hésite pas non plus à se référer à la métaphysique de la lumière du PseudoDenys comme à la tradition hermétique et ficinienne, lorsqu’il essaye de montrer que
les Ecritures contiennent quelques-unes des vérités coperniciennes. Forte de toutes
ces traditions, la pensée mathématique (proche de l’idéalisme) de Galilée, combinée
à un héritage archimédien et à une réflexion corpusculaire et/ ou qualitative fait
naître une théorie du mouvement toute particulière, fondée sur l’inertie.
Cette recherche de l’inertie, l’émergence d’une nouvelle théorie du mouvement offre
à Galilée la possibilité, nous l’avons souligné, de réduire à néant les qualités
secondes. Mais cette recherche de l’équilibre comme d’un point de neutralité entre
deux mouvements contraires (problème similaire à celui de la poussée d’Archimède),
ne serait-elle pas en fait le signe de la nécessité d’un équilibre qualitatif ? Une étude
approfondie du mouvement chez Galilée s’avère ici nécessaire afin de montrer que
les qualités, même laissées quelque peu à l’abandon, sont ce qui sous-tend toutes les
recherches touchant au mouvement.
2- Le Mouvement galiléen
La conceptualisation du mouvement ne date pas des débuts de la science moderne.
Cependant, il nous faut constater que la physique moderne est née à propos de la
question du mouvement et en réaction, sur ce point précis, contre la tradition de la
science antique et médiévale.
L’œuvre de Galilée marque –comme je l’ai souligné précédemment – un renouveau :
une sorte de commencement.
L’importance du concept de mouvement dans la constitution de la science moderne
est d’ailleurs telle que, pendant longtemps, l’étude de la nature sera considérer
comme (c’est-à-dire identifier) science du mouvement.
318
Aussi avant d’aborder la notion de mouvement chez Galilée, il convient d’établir ce
contre-quoi s’est édifiée la forme post-galiléenne du concept de mouvement. Il ne
s’agit, en aucun cas, dans un espace aussi restreint, d’effectuer une analyse de la
science aristotélicienne du mouvement (et de ses prolongements à Paris ou Oxford).
Au contraire, l’enjeu de cette partie réside dans la mise en évidence des traits
essentiels d’un mode de conceptualisation que la pensée de Galilée a rendu caduc en
s’y opposant.
Une fois ces repères posés, il sera possible de décrire en quoi consiste la nouvelle
conception du mouvement (qui est encore la nôtre, à quelques détails près).
J’insisterai sur le rôle fondamental que joue dans ce changement le principe de
relativité “ énoncé ” par Galilée –qui signe ainsi la première occurrence d’un principe
d’invariance en physique moderne –. Il me sera, en conséquence, possible de montrer
comment ce principe, en rendant pensable et possible une description du mouvement
en tant que tel (indépendamment de ses causes et des objets matériels qui y sont
soumis), est à l’origine de la mathématisation du mouvement. Galilée introduit, entre
la géométrie (ou science de l’espace) et la dynamique (ou étude des causes du
mouvement) propre à la tradition antique, une “ nouvelle science ” : la cinématique
(dont l’objet consiste en l’étude du mouvement pour lui-même).
Cependant, la cinématique ne peut constituer à elle seule la science du mouvement,
dans la mesure où elle ne tient compte ni des causes qui le produisent ni de ce à quoi
il s’applique. La science galiléenne laisse sans réponse la question des rapports entre
la matière et le mouvement, qui, par contre, était au cœur de la théorie d’Aristote.
Sans doute cette absence est-elle due à “ l’expectative ” galiléenne concernant les
qualités. Plus en avant, dans ce mémoire, je montrerai comment Newton, par
l’introduction d’une dynamique fondée sur les concepts renouvelés de masse et de
force, pense avoir réglé cette question. Nous constaterons, comme l’ont souligné les
auteurs du XIX° siècle, et notamment Mach1, que Newton ne parvient pas à remplir
la totalité de son programme, dans la mesure où il n’a pas su donner du mouvement
de translation uniforme, dit “ inertiel ”, une explication “ matérialiste ”, c’est-à-dire
uniquement en termes d’espace, de temps et de matière. Nous n’irons pas, car ce
1
Cf. Die Mechanik in Ihrer Entwicklung Historisch – Kritisch Dargestellt, Leipzig, 1933 ; trad. Anglaise, The
Science of Mechanics, Open Court, La Salle (III), 1974.
319
n’est pas ici notre objet, voir comment Einstein, avec sa théorie de la relativité
générale et l’idée que la structure géométrique de l’espace est déterminée par la
distribution des masses qui s’y trouvent, résout cette difficulté du lien entre la
cinématique et la dynamique.
Il s’agit ici de soulever les problèmes que pose la conception moderne du
mouvement. Il me faudra aussi insister sur le statut ontologique particulier dont jouit
le mouvement depuis Galilée : ni chose, ni propriété des choses, le mouvement est un
état. C’est du moins ce qui apparaît lorsque nous regardons les limites de la
conceptualisation du mouvement opérée à l’âge classique. Dans la “ mécanique
quantique ” qui s’est alors édifiée, le mot “ mouvement ” n’a plus cours et est
remplacé par celui “ d’état ”, qui d’une certaine façon en constitue une
généralisation. Ne serait-ce pas l’indice d’un déplacement d’intérêt pour les
qualités ?
a- La conceptualisation du mouvement déchue :
Mouvement et changement
L’idée de mouvement est d’abord apparue comme difficile à penser logiquement.
Faire du mouvement une chose naturelle, c’est dire que l’être n’est pas totalement
être et qu’il participe donc de son contraire, le non-être. Comme le souligne Maurice
Clavelin “ un des grands mérites de la physique aristotélicienne est précisément
d’avoir voulu montrer que l’on pouvait donner un sens au changement sans récuser
en rien les exigences de la pensée logique ”1. C’est par la distinction entre l’être en
acte (ensemble des qualités actualisées, réalisées) et l’être en puissance (ensemble
des qualités que le sujet par sa nature est capable d’acquérir) qu’Aristote introduit un
certain non-être de l’être, et, résout ainsi le paradoxe logique de Parménide.
“ Le mouvement est l’acte de ce qui est en puissance en tant que tel ”2. Le
mouvement est donc, selon Aristote, un processus autorisant le passage de l’être en
puissance à l’être en acte étant entendu qu’un être peut être à la fois en acte et en
puissance. En ce sens, il est ce qui permet à l’être de se réaliser, l’existence en
1
Cf. La philosophie naturelle de Galilée, éd. Albin Michel, coll. “ Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité ”,
Paris, 1996, p. 69
2
Cf. Aristote, Physique, livre III, éd. GF Flammarion, trad. De P. Pellegrin, Paris, 2000.
320
puissance étant, dans cette perspective conçue comme une privation. Il convient donc
de remarquer :
- premièrement, que le mouvement, en tant qu’il est processus de passage, est avant
tout transitoire (il disparaît même une fois l’acte accompli)
- deuxièmement, qu’il est caractérisé par les “ termes entre lesquels il se produit, un
terminus a quo et un terminus ad quem ”, selon l’expression de Maurice Clavelin1.
Autrement dit, le mouvement tel que nous le concevons aujourd’hui apparaît, chez
Aristote, comme une catégorie du changement. En effet, Aristote, en se fondant sur
la distinction entre matière inerte et matière vivante, établit une classification des
changements. Il commence par distinguer le changement “ selon la substance ”
(catégorie affectant le vivant, à l’intérieur de laquelle se trouvent rassemblées la
génération et la corruption) du changement affectant des substances déjà existantes,
inertes en particulier. Cette dernière catégorie est elle-même subdivisée en trois souscatégories, selon que le changement affecte la qualité, la quantité ou le lieu de la
substance considérée. Le changement n’affectant que le lieu de la substance,
qu’Aristote nomme phora (souvent traduit par “ mouvement local ”), correspond à ce
que nous désignons aujourd’hui du nom de mouvement. Grossièrement car cette
correspondance ne peut être qu’approximative : la phora n’est pas indépendante des
autres types de changement ; en particulier, les changements selon la qualité
supposent toujours un transport local.
Mouvement et repos
Il pourrait sembler, à la suite de ce que je viens d’énoncer, que la phora possède une
certaine autonomie par rapport aux choses qu’elle affecte. Il n’en est rien, car
Aristote établit une corrélation “ naturelle ” entre les “ lieux ” et les choses,
corrélation elle-même fondée sur une certaine vision cosmologique du monde (cellelà même que Galilée doit réfuter avant d’entreprendre la constitution d’une “ science
nouvelle ” du mouvement). Le cosmos aristotélicien est un cosmos ordonné. D’abord
en ce sens qu’il est muni d’un centre et de directions privilégiées (le haut et le bas,
par exemple). Le mouvement local peut y revêtir, a priori, trois formes
1
Cf. Ibid.
321
“ naturelles ” : autour du centre, vers le centre (c’est-à-dire vers le bas) et à partir du
centre (vers le haut).
A cet ordre du cosmos répond un ordre des choses qui fait que le lourd et le léger
sont des qualités absolues, des qualités motrices irréductibles dont l’existence est
nécessaire pour fonder les mouvements naturels, vers le bas et vers le haut
respectivement : “ l’acte du léger, c’est le fait d’être en un certain lieu, à savoir en
haut ”1. Cette structure supposée du cosmos détermine la distinction entre
“ mouvements naturels ” et “ mouvements violents ” : un corps possédant la qualité
d’être léger effectue un mouvement “ naturel ” vers le haut ; ce même corps léger
subit un mouvement “ violent ” s’il est mû vers le bas. Une fois parvenu au terme de
son ascension naturelle (vers le haut), le corps entre dans un état de repos (naturel).
Ce repos du corps léger arrivé à son terme est bien un état, car, pour un corps léger,
être en haut n’a rien de transitoire ; une fois en haut, il y reste. Il oppose même une
certaine résistance à toute tentative que nous pourrions faire en vue de le déplacer.
Cette résistance ne doit pas être identifiée à la moderne inertie : il s’agit de l’emprise
qu’exerce le lieu naturel d’un corps sur un corps, alors que l’inertie de la physique
classique est une résistance au changement d’état, indépendamment du lieu où se
trouve le mobile.
Si, en revenant à la distinction entre être en acte et être en puissance, nous nous
rappelons que l’acte d’un sujet est de résider en son lieu naturel, nous voyons que le
repos, parce qu’il est l’acte d’un être actualisé, est nécessairement d’une nature
différente de celle du mouvement (ce dernier étant, rappelons-le, l’acte de ce qui est
en puissance).
Acte conjoint d’un mobile et d’un moteur
Le problème essentiel de la mécanique classique est de comprendre pourquoi un
mobile qui est dans un certain état de mouvement ne garde pas cet état indéfiniment.
Le problème de la physique aristotélicienne est inverse : étant donné que le
mouvement, contrairement au repos, n’est pas un état mais un processus transitoire, il
s’agit de rendre compte du fait qu’à chaque instant de son existence le mouvement se
continue. Le mouvement est l’acte d’un être en puissance en tant qu’il est en
puissance, selon Aristote. De là résulte la nécessité d’un moteur, indispensable non
1
Cf. Aristote, Physique, livre III, chap. IV, 225b 11-12, éd. GF Flammarion, trad. De P. Pellegrin, Paris, 2000.
322
seulement à sa mise en route, mais aussi à sa conservation. Le mouvement est
“ l’acte conjoint d’un moteur et d’un mobile ”. La conception aristotélicienne
s’oppose, en cela, à la conception post-galiléenne :
- d’une part, Galilée affirme qu’il existe des mouvements sans moteur
- d’autre part, le rôle obligé que joue le moteur dans la physique aristotélicienne
interdit de penser le mouvement comme un état (l’idée même d’état étant corrélative
de celle de conservation intrinsèquement réalisée).
Il faut noter, comme Maurice Clavelin, que la conception du mouvement comme acte
conjoint d’un moteur et d’un mobile, outre qu’elle interdit toute description spatiotemporelle du mouvement, rend également impossible une caractérisation dynamique
intrinsèque de celui-ci : les effets du mouvement sont, avant tout, ceux du moteur et
la dynamique (dans son entier) est réfugiée dans ce dernier. L’idée d’une “ quantité
de mouvement ”, caractéristique propre du mouvement est impensable chez Aristote.
Dit autrement, le mouvement ne peut pas être un objet mathématique. Réduire la
description du mouvement à ses caractéristiques propres exprimables en termes
d’espace et de temps, reviendrait à ignorer ce qui fournit au mouvement l’essentiel
de ses caractéristiques physiques : le moteur.
b- La naissance de la cinématique :
Galilée marque une rupture dans l’histoire de la science occidentale. Certes nous
pourrions nous attarder sur le fait de savoir s’il s’agit réellement d’une rupture ou
simplement d’une coupure. Mais ce n’est pas l’objet de mes recherches. J’adopterai
ici le parti “ naïf ” de prendre Galilée au sérieux lorsqu’il énonce (ou annonce), au
début de la troisième journée du Discours concernant les deux plus grands systèmes
du monde, alors qu’il s’apprête à traiter du “ mouvement local ” : “ nous apporterons
sur le sujet une science absolument nouvelle… ”
Les nouveaux principes du mouvement
Le caractère novateur (pour ainsi dire moderne) de l’œuvre de Galilée en matière de
conceptualisation du mouvement est lié (comme évoqué auparavant) au changement
de perspective cosmologique opéré par les savants de la Renaissance, notamment
Kepler et Copernic. Le cosmos tel que le conçoit Galilée n’est pas ordonné. Il s’agit
323
d’un cosmos uniforme dont tout pittoresque a été banni, tous les lieux y ont même
valeur et même statut, a priori. En conséquence, il découle que le mouvement est un
état extérieur aux choses elles-mêmes, qu’il laisse pour ainsi dire invariantes, et
indifférent aux “ lieux ” où elles se trouvent.
“ Le mouvement est mouvement et opère comme mouvement, en tant qu’il est en
relation avec des choses qui en sont privées ”1. Ainsi les choses peuvent être
“ animées ” ou “ privées ” d’un certain mouvement, mais cela ne change rien du
point de vue de leur être : seules changent leurs relations spatiales relatives.
Désormais changement et mouvement n’ont plus rien en commun.
Le principe de relativité
Le mouvement n’est plus cette médiation normale entre l’être en acte et l’être en
puissance. Il ne diffère donc plus radicalement du repos. Ce dernier perd son
caractère absolu : ce n’est plus un état auquel parviennent les choses lorsqu’elles ont
rejoint leur lieu naturel. Le repos est une absence de modification dans les relations
spatiales entre les choses. Il est donc entièrement relatif. Le repos devient ainsi un
mouvement qu’une modification de point de vue a annulé :
“ … le mouvement est mouvement et agit comme mouvement, en tant qu’il est en rapport
avec des choses qui en sont dépourvues ; mais, pour toutes les choses qui y participent
également, il n’agit pas, il est comme s’il n’était pas : les marchandises dont un navire est
chargé se meuvent pour autant que, partant de Venise, elles passent par Corfou, Candie,
Chypre et vont à Alep […] ; mais pour ce qui est des balles de marchandises, des caisses et
autres colis dont le navire est chargé et rempli, par rapport au bateau lui-même, leur
mouvement de Venise vers la Syrie est comme nul, rien ne modifie leur relation avec le
navire : le mouvement en effet leur est commun à tous, tous y participent également. Mais
que, parmi les objets qui sont dans le navire, une balle s’éloigne d’une caisse d’un doigt
seulement, ce doigt, à lui tout seul, sera pour elle un mouvement plus important, par rapport
à la caisse, que tout le voyage de 2000 milles qu’elles ont fait ensemble ”2.
Enoncé simple et pourtant ambigu. A la conception perceptive de la relative sont ici
ajoutées les considérations dynamiques concernant les effets du mouvement. Nous
pouvons aussi y lire une définition du mouvement comme relatif par essence, comme
extrinsèque. C’est souvent ce qui est retenu de ce passage. La suite de
l’argumentation s’appuyant sur le fait que Galilée est énoncé “ le mouvement est
1
Cf. Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du Monde, traduit de l’italien par René Fréreux avec le
concours de François De Gandt, éd. Seuil, Paris, 1992, p. 141, E. N. 141-142
2
Cf. Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du Monde, traduit de l’italien par René Fréreux avec le
concours de François De Gandt, éd. Seuil, Paris, 1992, p. 141, E. N. 141-142
324
mouvement et agit comme mouvement pour autant que… ”, mais il dit aussi “ le
mouvement est comme nul ” et non “ le mouvement est nul ”.
Etant en mouvement par rapport à Venise, les caisses sont rendues au repos par le
changement de point de vue qui consiste à monter à bord du navire. “ Il est donc
manifeste que le mouvement qui se trouve être commun à plusieurs mobiles est
oiseux et comme nul, s’agissant des relations entre ces mobiles, parce que rien ne
change entre eux… ”1.
Il faut considérer que ce passage fait appel à notre expérience courante : le
mouvement n’est pas perçu de l’intérieur, ni visuellement, ni par aucun effet. La
suite du texte montre que ce qui vient d’être dit est conforme à la pensée
aristotélicienne, même si, comme le souligne Françoise Balibar2, il s’agit d’une
incompréhension de Simplicio.
Cette expérience permet d’affirmer l’équivalence entre deux modes de description,
deux points de vue : celui de l’armateur resté à quai à Venise et celui du matelot
embarqué avec les marchandises. L’un peut dire que les marchandises bougent,
l’autre qu’elles sont au repos. Ils ont tous les deux raison : leurs points de vue sont
équivalents. En fait, cette équivalence nécessite des précisions. La définition
opératoire de Galilée ne prend tout son sens que si nous expliquons ce qu’il faut
entendre par ce mouvement qui est “ comme nul ”.
“ Enfermez-vous avec un ami dans la plus vaste cabine d’un grand navire et faites en
sorte […] qu’y soit disposé un grand récipient rempli d’eau dans lequel on aura mis
des petits poissons […]. Faites se déplacer le navire. […] Pourvu que le mouvement
soit uniforme […], les poissons dans leur eau nageront sans plus d’effort vers l’une
ou l’autre partie du récipient dans lequel on les aura mis […] et on ne les verra
jamais s’accumuler du côté de la cloison qui fait face à la poupe ”3.
Autrement dit : les mouvements que ne partagent pas deux corps (tels que le
mouvement des poissons dans leu bocal, que le navire ne partage pas –alors qu’il
partage leur mouvement de Venise à Alep) sont les mêmes que ce qu’ils seraient si le
navire était immobile. C’est en cela que le mouvement du navire est (pour les
poissons) “ comme nul ”.
1
Cf. Ibid
Cf. Françoise Balibar, “ l’expérience de pensée chez Galilée, Einstein et Newton ” in “ la gravitation
newtonienne : physique et mécanique de Newton à Euler ”, Actes des Journées d’Histoire et d’Epistémologie de
l’Observatoire de Meudon, les 22 & 23 juin 1989, éditées par l’Observatoire de Meudon, 1-6
3
Cf. Op. Cit.
2
325
C’est sur cette affirmation de l’existence de points de vue équivalents pour ce qui est
de la description des mouvements (existence dont ce qui a été dit de la conception
antérieure fait bien voir l’irréductible nouveauté) que repose toute la science
moderne du mouvement. Ce principe ou “ super-loi ” de la nature à laquelle les
autres lois sont soumises, porte le nom de principe de relativité. Il s’agit d’un
principe d’invariance, invariance des lois de la nature par certains changements de
points de vue –qu’il convient de repérer. En ce sens, le principe de relativité est un
principe d’ordre : il permet d’établir des classes d’équivalence entre phénomènes
apparemment disparates, et donc de s’y retrouver dans l’imbroglio des expériences
premières.
Il convient, cependant, d’ajouter que Galilée demeure toujours tributaire de la
tradition aristotélicienne puisqu’il identifie le mouvement qui est “ comme nul ” au
mouvement circulaire uniforme. Ce dernier est en effet celui des astres dans le ciel ;
il est à ce titre le plus simple de tous et le plus apte à être “ comme nul ”. Newton,
nous le verrons par la suite, rectifie Galilée sur ce point en montrant que le
mouvement équivalent au repos est le mouvement de translation rectiligne uniforme.
Les mouvements “ comme ” nuls
Si “ repos ” et “ mouvement ” sont équivalents, si la différence entre “ repos ” et
“ mouvement ” est entièrement liée au choix du référentiel (le référentiel du bateau,
dans un cas, Venise et le référentiel du monde méditerranéen dans l’autre), alors nous
pouvons dire, en renversant la proposition, que le mouvement uniforme est comme un
repos, c’est-à-dire qu’il n’a pas besoin de moteur pour perdurer ; il se conserve et
s’entretient de lui-même. Nous aboutissons ainsi à ce qui sert de guide à Galilée dans
l’explication du mouvement des projectiles : la conservation du mouvement
uniforme.
L’affirmation de la première relativité du mouvement va, me semble-t-il, faire l’objet
d’une véritable “ démonstration ” rhétorique et non géométrique.
La première expérience est celle de la pierre lâchée du haut d’une tour, dont le
mouvement vertical rasant la paroi de la tour semble prouver l’immobilité de la
Terre. Salviati déclare alors que si la Terre est en mouvement et que nous voyons la
pierre raser verticalement la tour, son mouvement n’est plus vertical mais transverse,
car il est composé de ce mouvement vertical et du mouvement de rotation diurne
326
auquel il participe avec la Terre. Les aristotéliciens ont donc cru prouver
l’immobilité de la Terre à l’aide d’un mouvement qui n’est celui la pierre que la
Terre est immobile ! Ne serait-ce pas là un fabuleux parallogisme1 ?
Salviati : “ Mais s’il se trouvait que le globe terrestre tourne, emportant la tour avec lui, et
que malgré tout on voie la pierre tomber en rasant la tour, qu’elle devrait être son
mouvement ? ”
Simplicio : “ Il faudrait plutôt dire alors : ses mouvements, car elle aurait d’une part ce
mouvement de haut en bas et il en faudrait un autre pour qu’elle suive la course de la tour ”
Salviati : “ son mouvement serait donc un composé des deux, celui avec lequel elle
longe la tour et celui qui fait qu’elle la suit ; le résultat, c’est que la pierre devrait
décrire non plus une simple ligne droite et verticale, mais une ligne transversale, qui
peut-être n’est pas droite ”
La discussion se poursuit, en suite, sur la possibilité d’une telle composition en
fonction de la physique aristotélicienne. Ce qui est interdit par Aristote, selon
Simplicio, serait davantage le fait que la pierre possède naturellement un tel
mouvement circulaire, le mouvement mixte étant permis. Si le mouvement rotation
est naturel à la Terre, il est normal que ses parties y participent, affirme
diplomatiquement Saviati. Cependant, cette explication n’est pas valable pour le
navire dont le mouvement à la surface de l’eau n’est pas naturel mais forcé.
Tous les arguments de la tradition sont ici soigneusement passés en revue, sous
l’apparence de digressions. La réponse ici entrevue est peut-être celle qui a permis à
Nicole Oresme de conclure à l’impossibilité pour la raison et l’expérience de décider
du mouvement et du repos de la Terre. La pierre peut participer à la rotation de la
Terre en tant que mouvement naturel et ce mouvement peut se combiner au
mouvement naturel de chute comme c’est obligatoirement le cas pour le feu qui
monte vers la sphère céleste si c’est cette dernière qui est supposée en rotation. Il
existe donc une solution dans le système aristotélicien, mais Galilée n’en veut pas. Il
exprime son refus en tenant fermement à son analogie entre le mouvement de la
Terre et celui du bateau, c’est-à-dire en imposant une équivalence de nature entre
mouvement violent et mouvement naturel.
1
Cf. Galilée, Dialogue…, Op. cit., p.162, E. N. p. 165
327
Transparaît ici l’originalité de Galilée par l’affirmation implicite d’un principe
fondamental : tout mouvement est comparable à tout autre. A partir de là tout
mouvement pourra se composer avec tout autre. L’unification des mouvements
divers ne peut venir ni de l’expérience, ni de la tradition mais d’une volonté délibérée
de l’auteur.
Si la pierre tombe le long du mât malgré le mouvement du navire ce ne peut être par
l’entraînement de l’air, car il en a déjà été question, et, nous savons que l’air peut
entraîner des corps légers mais pas une flèche ou une pierre. Salviati va alors se
servir de l’impetus1 :
“ Si vous voulez présenter une expérience plus appropriée, dites ce qu’on
observerait, sinon avec les yeux du corps du moins avec ceux de l’esprit, au cas où
un aigle emporté par l’élan (impeto) du vent laisserait tomber une pierre de ses
serres ; dans ce cas, la pierre vole déjà avec le vent quand elle quitte les griffes de
l’aigle ; elle pénètre ensuite un milieu qui se meut à la même vitesse ; je crois
fermement qu’on ne la verrait pas tomber vers le bas à la verticale, mais comme elle
suivrait la course du vent en y ajoutant sa propre gravité, son mouvement serait
transversal ”.
Galilée se débarrasse ainsi de l’influence du milieu extérieur sur la chute de la pierre.
Le mot “ impeto ” n’est pas employé de façon déterminée. L’impetus de l’aigle est
bien conservé par la pierre lâchée, mais cet appui sur la tradition est peu solide et peu
explicite. Il a sans doute été déjà beaucoup trop discuté et critiqué à l’intérieur de la
scolastique. Galilée-Salviati va reformuler, de façon presque immédiate, sa
formulation de la vitesse acquise, à travers une autre expérience qui ne doit rien à la
tradition : celle du plan incliné.
Sur un plan incliné un mobile lâché descend avec une vitesse qui augmente,
Simplicio lui-même en convient. Si le mobile est forcé de remonter ce plan, il
remontera alors avec une vitesse qui diminue, c’est-à-dire un mouvement retardé.
Mais qu’en est-il sur un plan horizontal ? Simplicio ne comprenant pas le
raisonnement de Salviati, il affirme que le mobile sera au repos. Ce dernier insiste : si
le mobile arrive avec une certaine vitesse, comme il n’y a ni cause d’accélération, ni
cause de retardement, il doit conserver sa vitesse2 :
1
2
Cf. Ibid, p.165, E. N. p.169
Cf. Ibid, p. 169, E. N. p. 173
328
Salviati : “ Oui. Mais s’il n’y a pas de cause de ralentissement, encore moins
devrait-il y avoir de cause de repos : combien de temps, à votre avis, durerait son
mouvement ? ”
Simplicio : “ Aussi longtemps que durerait la longueur de la surface sans monter ni
descendre ”
Salviati “ Si donc on supposait cet espace sans fin (interminato), le mouvement sur
cet espace serait également sans fin (senza termine), c’est-à-dire perpétuel ”
Une telle surface qui ne monte ni ne descend par rapport au centre des graves est non
pas un plan mais la surface de la Terre. Alors il n’y a plus de différence entre le
mouvement du navire à la surface de la mer et celui de la tour emportée par la Terre.
L’argument du plan incliné montre tout d’abord que le navire une fois lancé sur une
mer calme continuera à se mouvoir sans cesse et uniformément, abstraction faite du
frottement de l’eau. Il en est de même de la pierre à partir du haut du mât, selon
Salviati. Mais Simplicio n’est toujours pas d’accord : il y a deux empêchements pour
le mouvement de la pierre, la résistance de l’air et le mouvement de chute.
Ne parlons pas de la résistance de l’air dont Salviati se débarrasse facilement. Le
deuxième empêchement provient d’un interdit radical de la physique aristotélicienne
qui est celui de la composition d’un mouvement naturel avec un mouvement violent.
Si deux mouvements naturels peuvent éventuellement s’ajouter, comme c’est le cas
pour le feu qui monte, deux mouvements issus de causes de nature différente ne
peuvent pas s’ajouter simplement. La dynamique aristotélicienne est nettement non
linéaire, elle prend en compte les effets de seuil et de frottement.
Salviati revient alors au problème de la composition des mouvements dont il avait
parlé précédemment, mais d’une autre façon1 :
“ Tout d’abord il est évident que les deux mouvements, je veux dire le circulaire autour du
centre et le rectiligne vers le centre, ne sont pas contraires, ne se détruisent pas, et ne sont
pas incompatibles ; le mobile n’a en effet aucune aversion envers ce mouvement (circulaire),
vous l’avez admis vous-même, il a de l’aversion à l’égard du mouvement qui éloigne du
centre et de l’inclination pour le mouvement qui en rapproche ; par conséquent, à l’égard du
mouvement qui ne rapproche ni n’éloigne du centre, le mobile n’a ni aversion ni
propension ; il n’y a donc aucune raison que diminue en lui la faculté imprimée en lui.
Comme la cause motrice n’est pas une cause unique qui s’affaiblirait du fait de l’action
1
Cf. Ibid, p. 171, E. N. p. 175. Cette composition des mouvements signifie qu’une cause accélératrice agit sur le
corps en mouvement quelque soit sa vitesse, comme sur un corps en repos. Ce raisonnement est aussi celui que
Descartes adresse à Mersenne dans une lettre du 18 décembre 1629 avant de le récuser dans une autre lettre à
Mersenne de Novembre 1631. Voir “ Œuvres de Descartes ”, publiées par Adam et Tannery, éditions Vrin, 1978,
T. I., p. 89 et p. 230
329
nouvelle, mais qu’il y a deux causes, distinctes entre elles, d’une part la pesanteur qui tend
seulement à tirer le mobile vers le centre, d’autre part la vertu imprimée qui tend à la faire
aller tout autour du centre, il n’y a plus d’occasions d’empêchement ”.
Galilée semble quitter son usage diplomatique des argumentations traditionnelles.
Les deux mouvements sont différents mais sont indépendants l’un de l’autre car issus
de causes indépendantes. Il est assez rare de voir Galilée invoquer les causes pour
appuyer son raisonnement. Une cause n’empêche pas l’autre et donc un mouvement
n’empêche pas l’autre. Tout est harmonieux.
L’empêchement d’une cause par une autre n’existe plus, nous adoptons alors une
géométrie linéaire des causes qui rend possible toute composition par simple
addition. Nous pouvons donc dire que nous effectuons une composition dynamique
des mouvements, alors que les médiévaux n’effectuaient que des compositions
cinématiques du mouvement d’un corps avec le mouvement de celui qui regarde. La
linéarité apparaît dans le raisonnement par le fait que nous pouvons décomposer
chaque mouvement en éléments et les additionner pas à pas avant d’en déduire une
conclusion globale.
C’est ce passage qui me semble être au cœur de l’argumentation galiléenne
considérée comme une démonstration. Galilée montre, sur un exemple bien précis et
particulier, que nous pouvons composer deux mouvements “ réels ” selon la même
loi d’addition que celle qui prévaut comme pour la vision. C’est-à-dire que nous
pouvons raisonner pour la dynamique comme pour la cinématique. Il s’agit
cependant d’un cas particulier qui compose des mouvements de directions
perpendiculaires. Les causes des deux mouvements sont d’autant plus distinctes
qu’elles n’agissent pas dans la même direction.
L’application du résultat est étendue sans plus d’explications aux lancers de balles
depuis la proue et la poupe du navire, c’est-à-dire à la composition de deux
mouvements de même direction, montrant ainsi qu’il s’agit d’un principe général.
Cette application est en effet plus délicate, car l’indépendance des causes n’est plus
assurée de la même façon. Elle est implicitement supposée.
Galilée reformule donc le principe d’inertie et la composition des mouvements de la
tradition. Il construit son principe d’inertie à partir du plan incliné et d’un
merveilleux raisonnement de continuité. Sa composition des mouvements traite
330
d’entités considérées comme de même nature issues de causes différentes mais
homogènes.
La discussion se poursuit. Il semble qu’il faille envisager l’une après l’autre toutes
les expériences de la tradition : jet d’un boulet en l’air, pierre lâchée par un cavalier
en mouvement, tirs horizontaux d’artillerie, vol des oiseaux. Rien de nouveau ne va
apparaître dans le dialogue qui aboutit au passage le plus connu du récit par Salviati
de l’expérience qui les résume toutes1 :
“ Enfermez vous avec un ami dans la plus grande cabine, sous le pont d’un grand navire et
prenez avec vous des mouches, des papillons, et d’autres petites bêtes qui volent ; munissez
vous aussi d’un grand récipient d’eau avec des petits poissons ; accrochez aussi un petit
seau dont l’eau coule goutte à goutte dans un autre vase à petite ouverture placé en dessous.
Quand le navire est immobile, observez soigneusement comme les petites bêtes qui volent
vont à la même vitesse dans toutes les directions de la cabine, on voit les poissons nager de
tous les côtés, les gouttes qui tombent entrent toutes dans le vase placé en dessous ; si vous
lancez quelque chose à votre ami, vous n’avez pas besoin de jeter plus fort dans une
direction que dans une autre lorsque les distances sont égales ; si vous sautez à pieds joints,
comme on dit, vous franchirez des espaces égaux dans tous les directions. Quand vous aurez
soigneusement observé tout cela, bien qu’il ne fasse aucun doute que les choses doivent se
passer ainsi quand le navire est immobile, faites aller le navire à la vitesse que vous voulez ;
pourvu que le mouvement soit uniforme, sans balancement dans un sens ou dans l’autre,
vous ne marquerez pas le moindre changement dans tous les effets qu’on vient d’indiquer ;
aucun ne vous permettra de vous rendre compte si le navire est en marche ou immobile ; en
sautant, vous franchirez les mêmes distances qu’auparavant, et ce n’est pas parce que le
navire ira très vite que vous ferez de plus grands sauts vers la poupe que vers la proue ;
pourtant, pendant le temps que vous êtes en l’air, le plancher au dessous de vous court dans
la direction opposée à votre saut ; si vous lancez quelque chose à votre ami, vous n’aurez
pas besoin de plus de force pour qu’il le reçoive, qu’il se trouve du côté de la proue ou de la
poupe, et vous à l’opposé ; les goutelettes tomberont comme dans le vase du dessous sans
tomber du côté de la poupe, et pourtant, pendant que la goutelette est en l’air, le navire
avance de plusieurs plumes ; les poissons dans leur eau ne se fatigueront pas plus pour
nager vers l’avant que vers l’arrière de leur récipient, c’est avec la même facilité qu’ils iront
vers la nourriture que vous avez disposée où vous voudrez au bord du récipient ; enfin des
papillons et les mouches continueront à voler indifféremment dans toutes les directions,
jamais vous ne le verrez se réfugier vers la paroi du côté de la poupe comme s’ils étaient
fatigués de suivre la course rapide du navire dont ils auront été longtemps séparés… ”
Ce passage, à l’évidence concret et pédagogique, parle de lui-même. Il montre que
tout se passe, quelque soient les expériences que nous considérons, de la même
manière dans le navire en mouvement uniforme que dans le navire au repos. Le
mouvement du navire n’a pas d’effets sur l’étude du mouvement, mais pas non plus
sur la dynamique puisqu’il n’est pas nécessaire de lancer la balle plus fortement. Par
1
Ibid, 204 – 205, E. N., T. VII, p. 212-213. Il faut aussi voir à ce sujet l’article de Jean Abele “Descartes
précurseur de la dynamique relativiste ; une conception qualitative de la vitesse”, in Revue Générale des
Sciences, LXIV, n°11-12, (1957), 365-375. Cette composition linéaire des vitesses joue également un rôle
primordial dans l’établissement par Huygens de la loi de la chute des corps au Deuxième livre de
“ l’ Horologium ”, O. C. XVIII, p. 125
331
là Galilée, entend qu’il n’est pas nécessaire de lancer la balle plus fortement de la
proue que de la poupe, et non que cette force est la même dans le navire au repos.
Cette première affirmation suffit en effet à affirmer que le mouvement de la Terre
n’est pas détectable pour nous qui ne pouvons pas comparer les deux situations :
Terre en mouvement et Terre au repos. Mais il est évident que cette affirmation de
l’égalité des forces lorsque nous lançons dans le sens de la vitesse du navire ou dans
l’autre doit entraîner leur égalité avec la force qu’il faut exercer lorsque le navire est
au repos. Cette déduction peut encore s’obtenir par simple continuité. Elle découle
du fait fondamental qu’aucune force autre que l’impetus n’est nécessaire pour
maintenir la balle à la vitesse du navire. Cependant, Galilée demeure au seuil d’une
véritable théorisation. Il se contente, en effet, de ce dont il a besoin. C’est pour cette
raison que Huygens hésite à affirmer l’invariance de la force quel que soit le
mouvement du navire et choisit un autre type d’argumentation.
Que le mouvement ne soit pas senti signifie, désormais, autre chose que de pas être
vu. Il n’agit pas, et ne requiert pas d’actions différentes pour celui qui est transporté.
C’est, en conséquence, un principe dynamique. Mais ce n’est pas un principe
qu’énonce ici Galilée, c’est le récit d’une expérience. La réalisation effective de cette
expérience n’est cependant pas plus requise que celle de la chute du boulet du haut
du mât, car le résultat peut être déduit du raisonnement : chaque mobile conserve la
vitesse qui lui a été imprimée par le navire, et celle-ci se compose avec les autres
sans empêchement. Ce sont ces deux affirmations qui constituent des principes dans
la mesure où nous en déduisons des conséquences observables sans pouvoir les
déduire elles-mêmes de l’observation.
S’il ne s’agit pas de principes au sens moderne du terme, il y a là plus que de simples
suppositions. Inertie et composition des mouvements se complètent, dans l’œuvre de
Galilée, pour aboutir à cet exposé de l’impossibilité de percevoir le mouvement. Ce
sont deux résultats : l’imperceptibilité du mouvement uniforme et la trajectoire
parabolique qui, quoique bien différents sont les conséquences des mêmes prémisses.
Pour que ces deux résultats soient équivalents il faudrait que la vitesse donnée par la
main du lanceur et celle donnée qui est donnée par le navire soient vraiment
considérées comme identiques et que nous nous intéressions à la trajectoire de la
pierre qui tombe du haut du mât pour un observateur situé sur la berge. En fait, il
332
faudrait que le raisonnement de Galilée soit généralisé en une relativité du
mouvement des corps par rapport à des observateurs équivalents, ce qui n’est pas le
cas. Il est remarquable cependant que la démonstration (qui vient d’être exposée)
précède celle de la nature parabolique de la chute des corps établie elle aussi élément
par élément. La première peut avoir inspiré la seconde. Alors la relativité galiléenne
aurait vraiment fonctionné comme un principe permettant de trouver de nouvelles
lois. Mais ceci reste une conjecture.
“ Il faut remarquer en outre qu’un degré de vitesse une fois communiqué à un mobile
s’imprimera de façon indélébile du seul fait de sa nature, et pourvu que soient
supprimées les causes extérieures d’accélération et de ralentissement. ” Cinquante
ans plus tard, Newton fait de cet énoncé galiléen sa première loi, encore appelée “ loi
d’inertie ” : “ tout corps persévère dans l’état de repos et de mouvement uniforme en
ligne droite dans lequel il se trouve, à moins que quelque chose n’agisse sur lui et ne
le contraigne à changer d’état. ” Cette idée est on ne peut plus contraire au sens
commun. Avons-nous jamais vu un corps auquel on ne touche pas continuer son
mouvement indéfiniment ? C’est bien parce que cette idée est si peu conforme à
notre “ entendement ” que nous avons mis du temps à en reconnaître la force
explicative. Et c’est sur elle que Newton a bâti toute sa dynamique.
La vitesse instantanée
La définition du mouvement comme modification des relations spatiales entre les
choses et l’idée, qui en découle, selon laquelle il existe des mouvements sans moteur
permettent d’étudier le mouvement pour lui-même, en soi, indépendamment de toute
référence à son “ moteur ” (quel qu’il soit) et aux objets qu’il affecte. En d’autres
termes, ce n’est qu’à partir de Galilée que ce que nous appelons aujourd’hui
cinématique devient possible et même nécessaire. Ce dernier installe au centre de la
description du mouvement un moment théorique jusqu’alors inexistant, à mi-chemin
entre la description géométrique et la description mécanique. Désormais mouvement
et force, comme nous venons de le voir, ne sont plus des concepts homogènes. Nous
pourrions même soutenir que le mouvement est une notion essentiellement
cinématique. C’est ce que n’est pas loin de vouloir dire Wolfgang Pauli lorsqu’il
écrit, dans une lettre à Bohr (du 12 décembre 1924), à propos précisément des limites
de la notion classique de mouvement : “ nous allons devoir faire l’expérience de
333
profondes modifications, non seulement du concept de force, mais également du
concept cinématique du mouvement ”.
Le concept fondamental de la description cinématique est celui de vitesse, dont il
n’est pas faux de dire qu’il a été entièrement “ inventé ” par Galilée. Non pas que ce
terme n’existe pas dans la physique prégaliléenne, mais la vitesse chez Aristote est
une notion dynamiquement liée à son moteur. Pour Galilée, la vitesse caractérise le
mouvement à chaque instant, indépendamment des causes. Au point même que c’est
la considération du mouvement uniforme, précisément sans cause, qui permet à
Galilée d’introduire le nouveau concept de vitesse : “ Définition : par mouvement
régulier ou informe, j’entends celui où les espaces parcourus par un mobile en des
temps égaux quelconques sont égaux entre eux. Avertissement : à la vieille définition
(qui entend simplement par mouvement uniforme celui où en des temps égaux sont
franchis des espaces égaux), il a paru bon d’ajouter le terme “ quelconques ”
s’appliquant à tous les intervalles de temps égaux : il peut en effet advenir que,
pendant des temps égaux déterminés, un mobile parcoure des espaces égaux, alors
que les espaces parcourus pendant des parties plus petites et égales de ces mêmes
temps ne seront pas égaux ”.
Il faut remarquer que cette définition et l’avertissement qui la complète découlent de
façon logique de l’énoncé du principe de relativité. Pour le comprendre, revenons
aux poissons dans leur bocal, embarqués à bord du navire dont le mouvement
uniforme doit, aux termes du principe de relativité, être “ comme nul ”. Si nous
adoptions la “ vielle définition ” du mouvement uniforme –celle qui ignore que les
espaces parcourus en des temps égaux doivent être égaux –, nous pourrions imaginer
que la situation dans laquelle le navire va plus lentement à un certain moment puis
rattrape son retard est équivalente à celle que décrit la définition du mouvement
uniforme. Ce serait une erreur. Certes les vitesses selon l’ancienne définition sont les
mêmes dans les deux cas, mais le mouvement du navire dans deuxième situation
n’est pas “ comme nul ”, car le mouvement des poissons dans leur bocal n’est pas le
même que si le navire était immobile. En effet, il ne faut pas oublier qu’à chaque
instant les poissons portent en eux “ imprimé de façon indélébile ”, le mouvement de
translation du navire à cet instant. A un certain moment donc, les poissons sont “ en
avance ” sur le navire et, par conséquent, s’accumulent sur la paroi qui est du côté de
l’avant du navire ; à un autre moment, c’est le contraire et les poissons se regroupent
334
sur la partie du bocal qui est la plus proche de l’arrière du navire. Or nous l’avons vu,
cela ne se produit pas lorsque le mouvement est “ comme nul ”.
La mathématisation du mouvement
La vitesse est donc une vitesse instantanée définie à chaque instant. Elle se distingue
nettement de l’ancienne définition qui correspond à ce que nous désignons,
aujourd’hui, par vitesse moyenne. Le temps en tant qu’instant, et non plus
simplement en tant que durée, entre ainsi dans la théorie du mouvement. Au
continuum d’espace vient s’ajouter celui de temps.
Aujourd’hui, il ne fait aucun doute que le temps est le paramètre de la description du
mouvement. Notre pratique de la mécanique (avec notre habitude de considérer les
équations du mouvement comme des équations où l’espace est la fonction et le temps
la variable) nous masque les difficultés qu’il y a à identifier le temps, et non l’espace,
comme paramètre fondamental de la description du mouvement. Ces trois siècles de
pratique masquent aussi la difficulté qu’il y a à penser le temps comme une variable
continue et plus encore à faire émerger l’idée de quotient différentiel, c’est-à-dire du
rapport de deux grandeurs (un intervalle d’espace et un intervalle de temps) qui
toutes deux tendent vers zéro1.
A la suite de Galilée, les nouveaux concepts de vitesse et de mouvement sont définis
more geometrico. Il nous faut alors comprendre que ces concepts sont définis comme
le sont ceux de la géométrie euclidienne : sous forme d’une opération de pensée à
effectuer. En ce sens, les concepts galiléens sont susceptibles d’être “ travaillés ” et
de produire de nouveaux concepts. Ainsi c’est en réélaborant la définition du
mouvement uniforme que Galilée produit celle du mouvement uniformément
accéléré. De même, l’idée de composition des mouvements, sur laquelle il fonde son
analyse de la chute des projectiles lancés en l’air, est le résultat d’un travail de
pensée opéré sur le concept de mouvement : rien dans l’expérience sensible ne
montre la décomposition du mouvement du projectile. Pour “ voir ” cette
1
Ce n’est véritablement qu’avec Pierre Varignon, un demi-siècle plus tard, que s’établit la mathématisation du
mouvement Il faut ici insister, à nouveau, sur la “ découverte ” du principe de relativité qui rend possible cet
exploit théorique. C’est le fondement même de la mathématisation du mouvement.
335
décomposition, il faut raisonner sur ces objets mathématiques que sont les
mouvements définis par rapport à des référentiels.
Au cours des paragraphes suivants nous allons nous attacher à comprendre
l’importance de Descartes dans l’établissement d’une épistémologie du mouvement.
Au moment de son « arrivée », le système aristotélicien est ruiné, effondré. Une
science nouvelle est entrain de se constituer, mais celle-ci semble ne plus posséder
aucun caractère philosophique.
En effet, la science nouvelle issue de l'
astronomie et de la physique naissante, est le
mécanisme. Mais si l'
esprit du temps est favorable à cette science nouvelle, cela n'
a
d'
égal que son préjugé défavorable envers l'
ancienne métaphysique associée à
l'
ancienne science. Les scientifiques tendent à refuser la philosophie et à faire des
sciences des disciplines autonomes sans corrélation philosophique.
Toutes les constructions cartésiennes, comme nous l’avons vu au cours du premier
chapitre, cherchent à réconcilier la religion et la science.
Descartes se fait le
défenseur de la science. Dans les Règles pour la direction de l'
esprit, la méthode
utilisée est celle des mathématiques, domaine du certain qui n'
est sujet à nulle
controverse. Cependant comme nous allons le voir avec l’étude du mouvement,
Descartes met en évidence que sa méthode n’a pas de fondement philosophique. Or,
il faut un fondement : il faut une métaphysique qui sera au fondement des sciences et
qui restaurera la religion.
B) Descartes & les Lois du Mouvement
Lors du premier chapitre, nous avons établi que la théorie cartésienne de l’esprit
représente une exception frappante à son instance générale sur les explications
mécaniques et mathématiques.
Les phénomènes mentaux n’ont, dans son œuvre, aucune place dans le monde
quantifiable de la physique, et possèdent un statut distinct, complètement autonome.
“ Je connus par là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est
que de penser, et qui n’a besoin pour son existence d’aucune place et ne dépend
336
d’aucune chose matérielle ” (Cf. Discours, IV). Descartes soutient qu’il existe deux
types de substance : la substance physique (ou res extensa), possédant une étendue,
c’est-à-dire celle qui a une longueur, une largeur et une profondeur, et peut-être donc
mesurée et divisée et la substance pensante (res cogitans), qui ne possède aucune
étendue et est indivisible. Le corps humain, y compris le cerveau et l’ensemble du
système nerveux, appartient ainsi à la première catégorie, tandis que l’esprit, avec
toutes les pensées, les désirs, appartient à la seconde.
Descartes reconnaît que le dualisme se heurte à des difficultés philosophiques
considérables. La plus importante d’entre elles est celle de l’interaction causale.
Nous savons par expérience que l’esprit et le corps ne fonctionnement pas de façon
isolée. Ils interagissent. Si une modification physique se produit (par exemple, si
j’approche ma main d’une flamme), il en résulte une modification mentale (de la
douleur) ; inversement, un événement mental (la volonté de lever la main droite, par
exemple), conduit à un événement physique (mon bras droit se lève). Descartes
reconnaît que le corps et l’esprit “ s’entremêlent ” pour constituer une unité. Ainsi
des sensations comme la faim et la soif sont, selon lui, des “ perceptions confuses ”
provenant du fait que “ je ne suis pas seulement logé dans mon corps, comme un
marin dans un vaisseau, mais je suis très étroitement uni et pour ainsi dire entremêlé
à lui ” (Cf. Méditations, VI). Mais de quelle union s’agit-il ?
Dans Les Passions de l’âme, Descartes suggère que l’esprit ou l’âme (bien
qu’immatérielle et indivisible) exerce ses fonctions sur une région particulière du
cerveau, le conarion ou glande pinéale. Cette manoeuvre ne résout pas le problème
de l’interaction causale. Elle le déplace : si ma manière dont une âme immatérielle
peut faire se soulever mon bras pose problème, la manière dont une âme immatérielle
peut entraîner des mouvements dans le cerveau en agissant sur la glande pinéale ne
pose pas moins problème.
Même si Descartes tente de résoudre cette question, que ce soit dans ses écrits
philosophiques ou physiologiques, il n’en demeure pas moins vrai qu’à dans de
nombreux domaines cette interaction ne se produit jamais. D’abord dans le cas de la
physiologie animale et humaine (quand il traite, par exemple, de la digestion ou des
réflexes musculaires), Descartes soutient que l’âme n’entre pas en jeu : les
337
événements peuvent être expliqués par les seuls principes mécaniques. Ensuite, dans
le cas des êtres humaines, bien qu’une grande partie de notre activité (la perception
sensorielle, par exemple) fasse intervenir des échanges complexes entre l’âme et le
corps, il existe d’autres actes mentaux (les pensées purement intellectuelles) qui,
selon Descartes, peuvent exister sans que leur corresponde aucun événement
physique. De telles “ idées du pur esprit ” sont immatérielles du début jusqu’à la fin.
Comprendre le fonctionnement humain s’insère, au sein de l’œuvre cartésienne, dans
la compréhension du Monde. Comme Descartes le souligne dans une lettre à
Mersenne, il s’agit, pour lui, d’expliquer “ tous les phénomènes de la nature, c’est-àdire toute la physique ” (Lettre du 13 novembre 1629). Il rejette alors les formes
substantielles et qualités, et énonce le principe d’inertie avec précision – loin du
règne du mouvement circulaire. Le mouvement rectiligne uniforme est, non moins
que le repos, un état. Et sa conservation découle totalement des lois posées par Dieu,
en même temps que l’impulsion initiale. Dans cette partie, il s’agit de comprendre
l’inutilité prononcée des “ espèces ”, “ qualités ” et “ formes ” de la physique
scolastique en justifiant la diversité des éléments par les seules variations de leur
configuration et du mouvement.
1- Le Monde1 & ses éléments
a- La matière une affaire de l’entendement
“ Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons
comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons.
Je n’entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d’ordinaire plus
confuses, mais de quelqu’un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui
vient d’être tiré de la ruche : il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il
retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa
figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le
frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire
connaître un corps, se rencontrent en celui-ci.
Mais voici, cependant que je parle, on l’approche du feu : ce qui y restait de saveur
s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente,
il devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu’on le frappe, il ne
rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer
1
Toutes les références utilisées ici concernant Le Monde ou traité de la lumière font référence à l’édition
Œuvres de Descartes, édité par Ch. Adam et P. Tannery, Paris, 1896-1913, réédition Vrin-CNRS, 1964-1974
338
qu’elle demeure ; et personne ne peut le nier. Qu’est-ce donc que l’on connaissait en ce
morceau de cire avec tant de distinction ? ”1
Descartes met à l’épreuve les critères perceptifs par lesquels nous jugeons de
l’existence et de la qualité des choses matérielles. Il ne s’agit pas ici de s’interroger
sur la nature, ni d’attribuer à ce texte la valeur définitionnelle de la matière. En effet,
à ce moment même des Méditations, Descartes doute de l’existence d’un monde hors
de la conscience et n’est donc pas en mesure de prendre parti sur la nature de ce qui
le compose. Il s’agit plutôt de montrer que l’esprit est plus facile à connaître que les
choses matérielles – dont les sens et l’imagination ne cessent de nous livrer des
témoignages. L’épreuve de l’inconsistance des données sensibles nous ramène à cet
esprit que nous nous découvrons être, à notre entendement qui seul peut penser la
matière (dont l’existence ne se prouver que lors de la Sixième Méditation).
La dissolution par le feu de tous les caractères sensibles (solidité, odeur, forme, etc.)
que nous pouvons attribuer à un morceau de cire froid repousse par-delà l’apparence
perceptible le fondement matériel qui perdure à travers les variations sensibles de ce
corps. Qu’est-ce qui demeure cependant ? C’est l’idée de quelque chose d’étendu
dont la forme peut varier à volonté – varier à tel point que le nombre des variations
dépasse notre imagination. Dit autrement, même l’imagination est impuissante à
saisir l’essence de la matière. Seul l’entendement est à la mesure d’une telle
possibilité de variation. C’est donc uniquement parce que nous inspectons notre
esprit que la perception d’un corps ou d’un objet est possible, au moment où nous
croyons le saisir par nos sens. La perception est un acte intellectuel. Percevoir, c’est
comprendre ce que nous voyons. Ce qui est senti ou vu de la matière n’en est qu’une
apparence décousue. C’est l’entendement qui saisit les choses matérielles pour ce
qu’elles sont véritablement.
Dès lors, il nous faut des lois compréhensibles par tous pour que nous puissions
embrasser la connaissance du Monde, de la même façon. Aussi dans cette seconde
partie nous allons étudier les règles ou lois du mouvement selon Descartes.
1
Cf. Descartes, Méditations métaphysiques, Seconde méditation, trad. J-M. Beyssade et M. Beyssade, éd. GFFlammarion, 1979, p. 88
339
b- La science du Mouvement
Qu’est-ce que la matière ?
C’est en 1644, après la mort de Descartes, que paraît chez un libraire parisien un
traité intitulé : Le Monde de Mr. Descartes ou le Traité de la Lumière, et des autres
principaux objets des Sens. Avec un Discours du Mouvement local, et un autre des
Fièvres composez selon les principes du même Auteur. Seul le traité est réellement de
Descartes.
Achevé en 1633, pourquoi avoir attendu 1644 afin de publier ce texte ? Le 22 juin
1633, l’ouvrage de Galilée (dont nous venons de traiter) Massimi Sistemi, paru en
1632, est condamné par le Saint-Office, lequel interdit d’affirmer le mouvement de la
Terre, même à titre d’hypothèse. En novembre, Descartes apprend cet arrêt, et
renonce aussitôt à publier Le Monde. La décision de Descartes est-elle inspirée par la
peur, par la prudence, sa soumission à l’Eglise ? Ou bien y voit-il une simple querelle
de langage ? Il est malaisé d’apprécier la force de ces différents motifs. De plus, les
théories cartésiennes sur le Mouvement de la Terre ne seront reprises qu’en 1644,
dans les Principes de la Philosophie, en des termes que le Saint-Office ne puisse rien
n’y trouver à redire.
Pour comprendre la conception du Monde, selon Descartes, nous nous attarderons ici
d’abord sur le Traité du Monde, dans lequel nous y découvrirons la définition de la
matière et les premières règles du mouvement. Dans un second temps nous nous
appliquerons à lire les Principes afin d’y déceler toute la filiation de pensée entre
Galilée et Descartes.
Dans les quinze chapitres (qui sont restés du manuscrit cartésien) deux grands axes
sont remarquables. Les chapitres I à V s’attachent à éliminer les qualités, au sens où
elles appartiennent aux objets et non aux sujets. Il n’existe donc pas de qualités
secondes. Nous allons nous attarder ici sur ce que nous avions noté lors du premier
chapitre, c’est-à-dire la substitution des qualités par l’hypothèse du mouvement local
entre les différentes parties de la matière. Nous allons nous attacher à décrire le
mouvement. Les chapitres VI à XV exposent ce que Descartes appelle sa “ fable du
Monde ”.
340
Descartes, dès le premier chapitre, nous met en garde : il ne nous faut pas perdre de
vue “ la différence qui est entre nos sentiments et les choses qui les produisent ”. Il
n’y a, en effet, aucune obligation de ressemblance entre l’idée que nous formons (ou
avons) de la lumière et ce qui est dans une source lumineuse, telle une flamme ou le
soleil.
En rejetant ainsi le réalisme des qualités et les diverses entités scolastiques, Descartes
concrétise le statut moderne des qualités fondé sur une nouvelle interprétation.
Toutes les qualités sont dans l’objet, et pour comprendre la matière, comme il le
souligne au chapitre II, il nous faut “ concevoir le mouvement des parties ”.
Qu’appelons-nous lumière dans une flamme ? Que signifions-nous quand nous
parlons du soleil ou du feu ?
Le chapitre II, traite de la chaleur et de la lumière du feu. Il s’agit ici – tout en
rejetant les qualités réelles – d’observer les mouvements de la flamme et le processus
de combustion. Descartes réduit ainsi la chaleur et la lumière à un mouvement.
Le chapitre III affirme nettement le rôle central du mouvement local. A partir de ce
dernier et de ses combinaisons, nous pouvons rendre compte de la diversité du
monde. Ainsi la différence entre les corps solides et ceux liquides ne fait pas appel à
des qualités réelles. Elle dépend seulement des mouvements ou de l’absence de
mouvements des parties les unes par rapport aux autres. Quant à la cohésion des
parties, elle ne peut résulter, selon Descartes, que du repos.
Au chapitre IV, Descartes soutient que tous le corps “ tant durs que liquides, sont
faits d’une même matière ” et que les petits intervalles qui peuvent exister entres les
différentes parties sont remplis justement, c’est-à-dire sans vide. C’est au cours du
chapitre V que Descartes nous propose une sorte de classification. Et même s’il
emploie une terminologie traditionnelle, il n’en demeure pas moins éloigné de la
tradition scolastique.
“ Je conçois le premier, qu’on peut nommer l’élément du feu, comme une liqueur, la plus
subtile et la plus pénétrante qui soit au Monde. Et ensuite de ce qui a été dit ci-dessus
touchant la nature des corps liquides, je m’imagine que ses parties sont beaucoup plus
petites, et se remuent beaucoup plus vite qu’aucune de celles des autres corps […]
Pour le second, qu’on peut prendre pour l’Elément de l’Air, je le conçois bien aussi comme
une liqueur très subtile, en le comparant avec le troisième ; mais, pour le comparer avec le
premier, il est besoin d’attribuer quelque grosseur, et quelque figure, à chacune de ses
341
parties et de les imaginer à peu près toutes rondes et jointes ensemble, ainsi que des grains
de sable, et de poussière […].
Après ces deux éléments, je n’en reçois qu’un troisième ; à savoir celui de la Terre, duquel
je juge que les parties sont d’autant plus grosses et se remuent d’autant moins vite, à
comparaison de celles du second, que font celles-ci à comparaison de celles du premier. Et
même je crois que c’est assez de le concevoir comme une ou plusieurs grosses masses, dont
les parties n’ont que fort peu ou point du tout de mouvement, qui leur fasse changer de
situation à l’égard l’une de l’autre ”1
Une fois ces éléments “ simples ” posés. Il faut construire le monde. Comment ces
éléments sont-ils agencés ? Qu’est-ce qui rend perceptible un objet, le monde, la
réalité ?
Les chapitres VI et VII sont les étapes de cette construction nouvelle. Et ils
annoncent sur de nombreux points, la deuxième partie des Principia Philosophiae,
que nous analyserons dans le paragraphe suivant – en établissant une lecture
comparative des mouvements chez Descartes et Galilée.
Au cours du chapitre VI, Descartes définit la matière. Plus exactement, il nous
demande de la concevoir “ comme un vrai corps parfaitement solide qui remplit
également toutes les longueurs, largeurs et profondeurs de ce grand espace au
milieu duquel nous avons arrêté notre pensée ”.
Il est intéressant de voir que Descartes s’arrête là où Galilée ou encore Giordano
Bruno ont quitté le chemin indiqué par le Saint-Office, l’univers n’est décrit comme
infini. Il n’y aurait plus de place pour Dieu, si tel était le cas. Or Descartes, au cours
du chapitre VII, introduit l’idée que Dieu est “ immuable et agit toujours de même
façon ”. De cette immutabilité divine nous pouvons donc déduire les règles générales
qui régissent le Monde.
Les règles du Mouvement
L’essentiel du message cartésien réside dans la construction d’un système complet à
l’intérieur duquel toutes les qualités et formes substantielles sont bannies au profit
d’un mécanisme universel. Tous les phénomènes y sont expliqués à l’aide de trois
concepts clefs : l’étendue, la figure et le mouvement.
L’étendue est substance (matière ou corps) et inversement la substance se réduit à
l’étendue. Elle est dépouillée de toutes qualités sensibles, de tout attribut particulier,
1
Cf. Descartes, Traité du Monde ou…, AT., XI, pp. 24-25
342
et ne contient rien qui puisse être universel. Celle-ci remplit l’espace en son entier. Il
n’existe aucune forme de vide. Le monde ainsi défini est indéfini, c’est-à-dire sans
bornes. Dans ce cadre, le mouvement est relatif. Il ne peut être défini que par rapport
au repos. Le repos est donc nécessairement de même nature que le mouvement.
Comment Descartes peut arriver à de telles conclusions ?
En fait, c’est assez simple, posant l’immutabilité divine et donc la permanence de son
action, Descartes affirme que l’action par laquelle Dieu a créé le monde est la même
que celle par laquelle il la conserve. Dit autrement, en des termes plus “ modernes ”,
il pose les principes de la conservation. “ Dieu de sa toute puissance a créé la
matière avec le mouvement et le repos et conserve maintenant en l’Univers, par son
concours ordinaire, autant de mouvement et de repos qu’il y en a mis en le créant ”.
Cependant, cette conservation rapportée au Dieu métaphysique masque de réelles
règles de mouvement et de conservation. Les règles expriment à l’intérieur de ces
principes généraux de conservation, les transformations pouvant intervenir dans les
mouvements des matières ou de la matière. Elles sont au nombre de trois.
La première loi du mouvement est une sorte de principe d’inertie. Un corps ne
change son état de mouvement (ou de repos) que par la rencontre d’un autre corps.
En d’autres termes, tout corps qui se meut ne s’arrête jamais de lui-même. Descartes
écrit : “ La première est : que chaque partie de la matière, en particulier, continue
toujours d’être en même état, pendant que la rencontre des autres ne la contraint
point de changer. C’est-à-dire : si elle a quelque grosseur, elle ne deviendra jamais
plus petite, sinon que les autres la divisent ; si elle est ronde ou carrée, elle ne
changera jamais cette figure sans que les autres ne l’en chassent ; et si elle a une
fois commencé à se mouvoir, elle continuera toujours avec une égale force jusques à
ce que les autres l’arrêtent ou la retardent ”1.
Cette règle correspond à la première loi énoncée dans la deuxième partie des
Principes de la Philosophies, nous verrons à travers elle, ultérieurement, une lecture
comparative entre les théories de Descartes et de Galilée. Soumise à la fois au
principe général de conservation, elle porte non seulement sur les “ grosseurs ” mais
1
Cf. Descartes, AT, XI, p. 38
343
aussi sur le “ mouvement ”. Cependant nous ne savons ni de quel mouvement nous
parlons (est-il rectiligne ? circulaire ?) ni de quelle force (concerne-t-elle
l’attraction ?). Il faut attendre la troisième règle pour comprendre. Elle précise que
chaque partie de matière tend à se mouvoir en ligne droite (sauf si celle-ci rencontre
d’autres corps). La seconde, quant à elle, pose l’échange possible de la quantité de
mouvement entre deux corps. “ Je suppose pour seconde Règle : que quand un corps
en pousse un autre, il ne saurait lui donner aucun mouvement, qu’il n’en perde en
même temps autant du sien ; ni lui en ôter, que le sien ne s’augmente d’autant. Cette
Règle jointe avec la précédente, se rapporte fort bien à toutes les expériences, dans
lesquelles nous voyons qu’un corps commence ou cesse de se mouvoir, parce qu’il
est poussé ou arrêté par quelque autre. ”1 Cette seconde règle correspond à la
troisième loi des Principes de la philosophie. Elle s’y accompagne de sept règles sur
le choc des corps qui s’avèrent inexactes, sauf la première relative au choc naturel de
deux corps égaux animés de vitesses égales. Ces erreurs n’empêchent pas la création
d’un système mathématique et l’élaboration d’une loi générale sur la conservation
dans l’Univers. Elles soulignent, par contre, toute la difficulté de créer un système
compatible avec la réalité du monde. “ Or encore qu’en la plupart des mouvements
que nous voyons dans le vrai Monde nous ne puissions pas apercevoir que les corps,
qui commencent ou cessent de se mouvoir, soient poussés ou arrêtés par quelques
autres : nous n’avons pas pour cela l’occasion de juger que ces deux règles n’y
soient pas exactement observées. Car il est certain que ces corps peuvent souvent
recevoir leur agitation des deux éléments de l’Air et du Feu, qui se trouvent toujours
parmi eux, sans y pouvoir être sentis, ainsi qu’il a tantôt été dit, ou même de l’air
plus grossier, qui ne peut non plus être senti, et qu’ils peuvent la transférer, tantôt à
cet Air plus grossier et tantôt à toute la masse de la Terre, en laquelle étant
dispersée, elle ne peut aussi être aperçue. ”2
La vérité de ces deux règles ne se trouve pas dans notre quotidien. Et c’est
précisément cette différence de statut qui permet à Descartes de construire une
véritable science. Les racines même de la science cartésienne se trouve au sein de sa
métaphysique. Il écrit : “ mais encore que tout ce que nos sens ont jamais
expérimenté dans le vrai Monde semblât manifestement être contraire à ce qui est
1
2
Cf. Descartes, AT, XI, p. 41
Cf. Descartes, AT, XI, p. 42
344
contenu dans ces deux Règles, la raison qui me les a enseignées me semble si forte,
que je ne laisserais pas de croire être obligé de les supposer dans le nouveau que je
vous décris : car quel fondement plus ferme et plus solide pourrait-on trouver pour
établir une vérité, encore qu’on le voulût choisir à souhait, que de prendre la fermeté
même et l’immutabilité qui est en Dieu ?
Or est-il que ces deux Règles suivent manifestement de cela seul que Dieu est
immuable, et qu’agissant toujours en même sorte il produit toujours le même effet.
Car, supposant qu’il a mis certaine quantité de mouvements dans toute la matière en
général, dès le premier instant qu’il l’a créée, il faut avouer qu’il y en conserve
toujours autant, ou ne pas croire qu’il s’agisse toujours en même sorte. Et supposant
avec cela que dès ce premier instant les diverses parties de la matière, en ce qui ces
mouvements se sont trouvés inégalement dispersés, ont commencé à les retenir, ou à
les transférer de l’une à l’autre selon qu’elles ont pu avoir la force, il faut
nécessairement penser qu’il leur fait toujours continuer la même chose. Et c’est ce
que contiennent ces deux Règles. ”1
À cela, Descartes ajoute une troisième règle sur la “ forme ” du mouvement.
“ J’ajouterai pour la troisième : que lorsqu’un corps se meut, encore que son
mouvement se fasse le plus souvent en ligne courbe et qu’il ne s’en puisse jamais
faire aucun, qui ne soit en quelque façon circulaire, ainsi qu’il a été dit ci-dessus,
toutefois chacune de ses parties en particulier tend toujours à continuer le sien en
ligne droite. Et ainsi leur action, c’est-à-dire l’inclination qu’elles ont à se
mouvoir ”2.
Cette règle s’inscrit spécifiquement dans le système cartésien. Elle dessine les
contours de la notion d’inclination ou de tendance à se mouvoir. Combinée à la
première, elle donne la loi de l’inertie.
Comprendre le mouvement cartésien par rapport à son système métaphysique ne
nous indique peut de chose sur le statut des qualités dans son œuvre, ni même
l’implication d’un tel refus de l’existence des qualités dans l’ensemble des sciences
modernes. Pour comprendre, l’ensemble des implications, il nous faut prendre la
conception du mouvement cartésien dans l’épistémologie moderne du mouvement.
Dans cette seconde partie, il s’agit de lire les Principes de la Philosophie, eu égard ce
1
2
Cf. Descartes, AT, XI, p. 42
Cf. Descartes, AT, XI, pp. 43-44
345
que nous venons de poser à travers les Règles du Monde, mais aussi de les lier à
l’histoire même de la conception du mouvement.
2- Descartes & le mouvement galiléen
Le refus des formes substantielles est l’une des ruptures majeures de la physique
cartésienne avec celle aristotélicienne. Ces formes, comme nous l’avons souligné
lors du premier chapitre, sont pour Aristote1, le véritable principe de mouvement,
agissant sur la matière. La forme substantielle est, par le désir, qu’elle suscite dans la
matière, une cause finale du mouvement : elle en est le but. Descartes doit
abandonner une telle explication. Il s’agit désormais de ne considérer que les causes
efficientes, dont les effets découlent nécessairement selon l’ordre de la succession
temporelle.
Pour comprendre son refus, il nous faut rassembler toutes les théories cartésiennes,
évoquées au cours de ce mémoire, afin d’en présenter le système. La révolution
cartésienne s’opère dans la réduction des corps et de la matière à la pure étendue.
Cette étendue est descriptible en termes de figure et de mouvement.
La matière se définit comme une étendue géométrique, et nous avons vu que
Descartes mathématise cette géométrie. La matière peut donc être comprise en
termes de lois du mouvement et des chocs. Nous pouvons noter ici la similitude avec
la conception galiléenne.
Afin de comprendre ce bouleversement théorique et les oppositions à Galilée, nous
allons suivre l’ordre des Principes de la philosophie.
L’article 4 “ Que ce n’est pas la pesanteur, ni la dureté, ni la couleur, etc., qui
constitue la nature du corps, mais l’extension seule ” rappelle le morceau de cire et
l’expérience de sa décomposition dans les Méditations métaphysiques. Toutes les
qualités sensibles (dites secondes) communément attribuées à la matière ne sont que
des apparences et certaines expériences appropriées peuvent les faire s’évanouir
l’une après l’autre. Nous rejoignons donc notre interrogation première : comment
rendre compte du réel au-delà de ses transformations ? C’est là un problème que
Platon, Aristote ou tous les atomistes ont été confrontés, avec eux, il prend la forme
1
Voir notamment : Aristote, Physique, I, 7 et 9
346
d’une question plus complexe encore : comment fonder la matière par-delà
l’instabilité des manifestations phénoménales ? La réduction cartésienne va encore
plus loin : la pesanteur, la dureté, la résistance ne sont que des apparences. Dès lors,
il ne reste plus que la “ substance ”. Celle-ci a un sens bien précis, selon Descartes
dans la première partie des Principes de la philosophie, elle est “ une chose qui
existe en telle façon qu’elle n’a besoin que de soi-même pour exister ”1. Dit
autrement, elle n’a besoin que du concours de Dieu. La matière et les corps existent
donc sans tirer leur être de quoi que ce soit d’autre (que Dieu) et qu’ils ont un attribut
principal : l’étendue.
Pour Descartes, l’étendue n’est pas différente de l’espace : “ il sera aisé de connaître
que la même étendue qui constitue la nature du corps, constitue aussi la nature de
l’espace, en sorte qu’ils ne diffèrent entre eux que comme la nature du genre ou de
l’espèce diffère de la nature de l’individu ”2. Espace et étendue ne sont donc
dissociables, selon l’article 12, qu’en pensée. Pour admettre cette étape, il nous faut
nous défaire d’un obstacle théorique majeur : si la matière est une étendue en trois
dimensions, quelle différence y a-t-il entre matière et vide ? Descartes prend
l’exemple d’une éponge. L’hypothèse, selon laquelle un corps augmente en étendue
lorsqu’il s’étire en se raréfiant, est nulle et parfaitement inutile. En effet, l’espace qui
augmente entre ses parties (ou pores de l’éponge) appartient aux autres corps qui le
pénètrent et peuvent bien échapper à nos sens. Dès lors, nul besoin de considérer ou
de penser une corporéité distincte de l’étendue.
Cette équivalence de la matière et de l’espace bouleverse la conception du
mouvement. Chez Galilée, l’espace est un plan. Une mathématique sans étendue.
Tandis que chez Descartes, il y a désormais une substance matérielle partout où il y a
largeur, longueur et profondeur. Il ne peut donc y avoir d’atomes, car il ne saurait y
avoir de limite à la division de l’étendue géométrique. Une définition des corps peut
ainsi être amorcée, mais elle doit pour être accomplie et définitive attendre
l’énonciation des lois du mouvement.
1
2
Cf. Principes de la philosophie, I, art. 51, éd. F. Alquié, Garnier Frères
Cf. Principes de la philosophie, II, art. 11, éd. F. Alquié, Garnier Frères, p. 54
347
Au sein de cette étendue infinie les seules différences possibles sont dues à la
division qui produit des figures et au mouvement de ces figures. “ Encore que nous
puissions feindre, de la pensée, des divisions en cette matière, néanmoins il est
constant que notre pensée n’a pas le pouvoir d’y rien changer, et que toute la
diversité des formes qui s’y rencontrent dépend du mouvement local ”1. Il en résulte
le fait qu’un corps est simplement un agrégat de parties de matières transportées
ensemble, ce qui signifie seulement qu’elles sont en repos l’une par rapport à l’autre.
“ Par un corps, ou bien par une partie de matière, j’entends tout ce qui est
transporté ensemble, quoiqu’il soit peut-être composé de plusieurs parties qui
emploient cependant leur agitation à faire d’autres mouvements. Et je dis qu’il est le
transport et non pas la force ou l’action qui transporte, afin de montrer que le
mouvement est toujours dans le mobile, et non pas en celui qui meut ”2.
La différence majeure d’avec la scolastique tient dans le fait que le mouvement, au
sein même de l’étendue, n’est plus que local. Il est un simple transport de matière
d’un point de l’espace vers un autre. Il n’est plus diversité de changements. D’autre
part, Aristote assignant le mouvement local à une théorie du lieu crée une différence
de nature entre repos et mouvement. Chaque corps se meut pour retrouver son lieu,
celui où il pourra être en repos. Or, quand Descartes reprend à son compte la formule
“ principe de mouvement et de repos ”, c’est après Galilée et la démonstration de
l’équivalence du mouvement et du repos. Au cours de l’article 26, Descartes formule
cette équivalence : “ il n’est pas requis plus d’action pour le mouvement que pour le
repos ”. Être en mouvement ou en repos ne change rien pour un corps : le repos est
simplement un mouvement nul. Ainsi quand il affirme (lors de l’article 55) que seul
le repos joint ensemble les parties du corps, il applique le principe de relativité établi
par Galilée (dans le Dialogue concernant les deux plus grands systèmes du monde).
Non seulement le repos est un mouvement nul, mais un mouvement peut être un
repos, tout dépend du référentiel choisi. Pourtant à l’article 373, Descartes affirme
que le repos est le contraire du mouvement : “ (…) le repos est contraire au
mouvement, et rien ne se porte par l’instinct de sa nature à son contraire, ou à la
destruction de soi-même ”. Nous pouvons, en effet, continuer à affirmer cela
1
Cf. Principes de la Philosophie, éd. F. Alquié, Garnier Frères, II, art. 23,
Cf. Principes de la Philosophie, éd. F. Alquié, Garnier Frères, II, art. 25
3
Nous faisons ici toujours référence aux articles de la seconde partie des Principes de la Philosophie, éd. F.
Alquié, Garnier Frères,
2
348
seulement si nous parlons toujours du même corps, toujours considéré du même
point de vue. L’essentiel est alors de montrer que ni le repos, ni le mouvement ne
sont désirés comme le disent les scolastiques, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas l’effet
d’une force occulte ou d’un quelconque principe d’action1.
Cette rupture avec l’aristotélisme s’explique plus encore dans les articles consacrés
aux lois du mouvement qui présentent une caractéristique fondamentale de la
matière, également découverte par Galilée : l’inertie.
La marchandise dans le bateau et le papillon (qui s’est posé dessus), au départ de
Venise, poursuivent un mouvement uniforme vers Corfou, un corps sur lequel nous
n’agissons plus continue à se mouvoir à vitesse constante. Le mouvement propre à
un corps qui ne subit aucune impulsion extérieure ne nécessite aucun principe
moteur. Il est l’effet de l’inertie de la matière. Descartes peut désormais expliquer les
erreurs aristotéliciennes concernant le mouvement : les conditions d’inertie ne sont
jamais réalisées complètement sur terre et tout mouvement finit toujours par être
freiné par la résistance des autres corps rencontrés. D’où résulte cette fausse
impression que les corps désirent le repos.
Descartes s’écarte aussi de la conception galiléenne du mouvement. Il différencie la
vitesse, le mouvement dans son être brut, simplement quantitatif et la direction. Il
présente ainsi les règles de l’inertie selon ces distinctions. Le mouvement de l’inertie
est donc rectiligne uniforme et non circulaire uniforme comme le voulait Galilée.
“ La seconde loi que je remarque en la nature est que chaque partie de la matière,
en son particulier, ne tend jamais à continuer de se mouvoir suivant des lignes
courbes, mais suivant des lignes droites, bien que plusieurs de ces parties soient
souvent contraintes de se détourner, parce qu’elles en rencontrent d’autres en leur
chemin, et que, lorsqu’un corps se meut, il se fait toujours un cercle ou un anneau de
toute la matière qui est mue ensemble. Cette règle, comme la précédente, dépend de
ce que Dieu est immuable, et qu’il conserve le mouvement en la matière par une
opération très simple ; car il ne le conserve pas comme il a pu être quelque temps
auparavant, mais comme il est précisément au même instant qu’il le conserve ”2.
1
2
Cf. Principes de la Philosophie, éd. F. Alquié, Garnier Frères, II, art. 25
Cf. Principes de la Philosophie, éd. F. Alquié, Garnier Frères, II, art.43
349
Comme nous l’avons souligné, au paragraphe précédent, cette théorie repose sur une
erreur concernant celle des chocs. Pour lui, la quantité de mouvement se conserve
lors d’un choc, sans prendre en compte la direction. Il croit, en effet, que changer la
direction d’un mobile ne requiert aucune énergie supplémentaire. C’est sans doute,
cette “ confusion ” qui lui permet de poser la loi de l’inertie sans la contrainte que
constitue la pensée d’une force – qui fait dévier un mobile de son mouvement
inertiel. Nombreux seront les philosophes (notamment Leibniz
et Newton) qui
reprocheront cette erreur à Descartes. Nous verrons comment, dans la suite de ce
chapitre, Newton dépasse cette difficulté.
C) Galilée & Descartes à l’épreuve des mathématiques
À travers les œuvres de Galilée et de Descartes nous venons de voir comment
s’opère la mathématisation du réel. Mais tout peut-il être mesurable, quantifiable ?
Tout peut-il se réduire à des symboles mathématiques ?
La “ révolution ” théorique apportée par Galilée consiste, comme nous venons de le
voir à rapprocher les considérations de physique et de mathématique. Au point
parfois, qu’il est emporté par une confusion “ ce qui arrive dans le concret arrive de
la même façon dans l’abstrait ”1. Même si Galilée se défend de cette position face à
ses contemporains, il la tiendra tout au long de son œuvre. Il écrit plus loin “ Je me
vois déjà rabroué par les adversaires et je les entends me crier dans les oreilles
qu’une chose est de traiter la nature en physicien et autre chose en mathématicien,
que les géomètres doivent demeurer dans leurs songeries et ne pas se mêler de sujets
philosophiques où la vérité mathématique. Comme si la vérité n’était pas une.
Comme si la géométrie, à notre époque, portait préjudice au développement de la
vraie philosophie. Comme s’il était impossible d’être philosophe et géomètre. ”
C’est par la mesure, et par la précision croissante que s’effectue se rapprochement.
Mais c’est surtout, comme nous l’avons souligné lors du premier chapitre, par une
nouvelle manière de considérer les phénomènes. Nous les construisons, plus
exactement nous les reconstruisons mathématiquement, dans un espace qui est
géométrique. C’est un espace qui se prête à toutes les opérations mathématiques et
1
Cf. Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde,trad. R. Fréreux, éd. Seuil, 1992, p.222
350
géométriques. Dans les textes que nous venons d’aborder concernant la chute des
graves, nous pouvons voir que la géométrie n’a pas le statut d’un langage extérieur
aux phénomènes. Elle ne peut donc pas servir au cours de leur représentation. Le fait
physique tout entier prend forme géométrique – la chute d’un projectile, est une
parabole par exemple –. Nous pouvons ainsi poser les problèmes à la manière du
mathématicien, et pratiquer l’explication en physique sur le modèle de la
démonstration mathématique, avec un degré de généralité et de certitude équivalents.
Faut-il étendre, pour autant, à toute la physique cette mathématique ? Faut-il aller
jusqu’à l’affirmation cartésienne que toute la physique n’est que géométrie et que les
réalités naturelles sont transparentes à celui qui sait prendre partout, le point de vue
mathématicien ?
Descartes semble d’accord avec Galilée lorsqu’il s’agit d’examiner “ les matières
physiques par des raisons mathématiques ”1. Cependant, il lui reproche de passer à
côté de l’essentiel, de chercher seulement “ les raisons de quelques effets
particuliers ”, au lieu de considérer “ les premières causes de la nature ”, et de “ bâtir
sans fondement ”. Galilée semble, en effet, hésiter sur la question des fondements.
L’explication proprement physique conserve chez lui une légitimité. De ce fait, les
“ causes ” physiques se distinguent des “ raisons ” mathématiques. Il y a ainsi, chez
Galilée, deux mathématiques : l’une naturelle et divine, l’autre à dimension humaine
– qui ne présente qu’une approche (simplificatrice) et toujours à l’épreuve de
l’expérience.
Dans les Règles pour la direction de l’esprit, dès le début de la règle XIV, Descartes
affirme que “ toute connaissance qui ne s’obtient pas par l’intuition pure et simple
d’une chose isolée, s’obtient par la comparaison de deux ou plusieurs choses entre
elles. Et presque tout le travail de la raison humaine consiste sans doute à rendre
cette opération possible ”2.
Il nous faut pour cela dégager une nature commune aux termes en présence, c’est-àdire établir une proportion que nous pourrons ensuite réduire à une équation. Cette
“ réduction est destinée à faire apparaître avec clarté une égalité entre le terme
1
Cf. Descartes, Lettre à Mersenne du 10 octobre 1638
Cf. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, règle XIV, in Œuvres philosophiques, t. I, trad. J.
Brunschwig, éd. Garnier, 1988, p. 174
2
351
cherché et quelque terme connu ”. Un processus d’abstraction est alors nécessaire :
car nous ne parlons ici que de grandeurs – qui sont seules susceptibles d’égalité.
Descartes affirme, dans cette même règle : “ on a beau pouvoir dire qu’une chose est
plus ou moins blanche qu’une autre (…) on ne peut cependant définir exactement si
un écart de ce genre consiste en un rapport double ou triple (…), sinon par une
d’analogie avec l’étendue d’un corps figuré ”. Cette grandeur sera le lieu de toutes
les grandeurs. Il nous faut supposer que “ toutes les questions ont été amenées à ce
point qu’on y cherche plus rien d’autre qu’à connaître une certaine étendue, à partir
de la comparaison qu’on en fait avec quelque autre étendue connue ”1. Une fois cela
posé, nous pouvons avec Descartes nous intéresser à mettre en avant les différences
de proportions dans l’étendue – qui se borne à trois aspects : la dimension, l’unité et
la figure. Les mathématiques deviennent ainsi l’instrument d’une connaissance
illimitée. Toute chose peut être symbolisée par l’étendue.
Au travers de ces deux méthodes pour mathématiser le réel puis le mouvement, il
ressort une rationalisation du monde. Les phénomènes peuvent être expliqués,
décodés, les qualités sont dans les objets, leur statut relève donc de la rationalisation.
Galilée, est certes condamné, Descartes évite la condamnation ; mais ils ouvrent, tous
deux, la voie d’une construction d’une mécanique rationnelle. Mécanique que nous
allons étudier au travers de Leibniz et de Newton.
.%
'
Comprendre la dynamique
La dynamique introduit la notion d’effort s’exerçant sur un ensemble mécanique.
Son but est de relier les efforts aux mouvements possibles de cet ensemble (en
permettant de calculer les efforts, si nous connaissons le mouvement, ou,
inversement, de déterminer le mouvement, si les efforts sont donnés ou peuvent être
éliminés pour ceux d’entre eux qui seraient inconnus a priori). À travers nos lectures
des œuvres de Galilée, Descartes, Locke, et Leibniz nous avons vu combien la notion
d’effort est issue de l’expérience quotidienne : elle traite des contacts entre l’homme
1
Ibid. p. 176
352
et son environnement. Au fil des œuvres et des siècles, à mesure des découvertes
scientifiques, la notion d’effort, de contact et la notion d’action à distance se
retrouvent unifiées sous un même concept.
Parmi tous les efforts s’exerçant sur un ensemble matériel déterminé, le mécanicien
est amené à établir une distinction entre les “ efforts extérieurs ” à l’ensemble
matériel considéré (efforts exercés par le reste de l’Univers sur cet ensemble) et les
“ efforts intérieurs ” (efforts exercés par les éléments de l’ensemble les uns sur les
autres).
Le principe fondamental, sous sa forme, la plus usuelle s’applique justement à un
ensemble matériel bien déterminé et ne fait intervenir que les efforts extérieurs. Il
s’exprime par l’égalité entre le torseur des efforts extérieurs et le torseur dynamique.
Il postule l’existence d’au moins un repère et d’au moins une manière de mesurer le
temps pour lesquels cette égalité est vraie. Un tel repère privilégié est dit galiléen. De
cette égalité entre les torseurs, nous déduisons d’abord deux égalités entre éléments
de réduction chacun des torseurs (somme et moment), puis nous déduisons de ces
deux égalités vectorielles six équations scalaires. Au cours du développement de la
mécanique (comme nous allons le voir un peu plus loin dans le chapitre), c’est le
processus inverse qui a eu lieu : équations scalaires, équations vectorielles, égalité
entre torseurs, les progrès mathématiques permettant à chaque fois des exposés
synthétiques concis.
L’application du principe fondamental permet également de traiter le cas particulier
de l’équilibre et de démontrer le théorème de l’action et de la réaction.
Le champ d’application du principe fondamental est absolument général. Ce principe
fournit, pour chaque ensemble mécanique choisi par le calculateur, six équations
différentielles du second ordre faisant intervenir, d’une part, les composantes
d’éléments de réduction de torseurs inconnus (introduits notamment par les actions
de contact) et, d’autre part, la variable de temps ainsi que les variables de
configuration et leurs dérivées premières et secondes par rapport au temps. En
dynamique, nous cherchons, comme en mathématiques, à abaisser l’ordre des
équations différentielles obtenues, et nous le faisons d’autant plus volontiers que les
équations de la mécanique sont toujours assez complexes. C’est pourquoi nous
détectons systématiquement les intégrales premières.
353
Du principe fondamental nous pouvons encore déduire les équations scalaires, dites
équations
de
la
dynamique
analytique,
lesquelles
sont
formées
quasi
automatiquement à partir d’opérations différentielles appliquées à l’énergie cinétique
de l’ensemble mécanique et à la puissance développée par tous les efforts agissant
sur lui. Cette autre manière de traiter la mécanique, complètement équivalente à celle
qui est issue du principe fondamental, est considérée comme moins concrète. Cette
mécanique analytique conduit également à des intégrales premières.
Quelle que soit la manière dont nous abordons l’étude du mouvement d’un ensemble
mécanique, il faut nous rappeler qu’en dynamique, il existe une classe de repères
privilégiés auxquels nous devons rapporter le mouvement. Or, en mécanique
terrestre, qui est la plus fondamentale, dans l’état actuel de nos possibilités et de nos
besoins, le repère qui se présente le plus naturellement est un repère lié à la Terre.
Mais, bien qu’il ne fasse pas partie des repères privilégiés, il s’est comporté comme
tel dans l’évolution des recherches en mécanique jusqu’à l’apparition technologique
de solides tournant à grande vitesse et de déplacements rapides suivis pendant
longtemps avec précision.
L’étude des corrections systématiques à effectuer dans toutes les questions où la
Terre ne peut pas être considérée comme un repère galiléen pose le problème plus
général de l’étude des mouvements rapportés à des repères quelconques
(généralement appelée étude des études des mouvements et des équilibres relatifs).
Moyennant l’intervention de deux systèmes de forces complémentaires, les
équilibres et mouvements relatifs peuvent être traités comme des équilibres et
mouvements galiléens, et nous retrouvons à ce propos les deux aspects équivalents
de la mécanique.
Puisque le principe fondamental fait intervenir les efforts extérieurs agissant sur un
ensemble matériel, la mécanique emprunte à la pratique expérimentale des lois sur
les champs de force dont quelques exemples simples sont exposés (frottements,
gravitation , contacts élastiques, etc.). Pour qu’une étude de la dynamique soit
complète, il faudrait que nous supposions que les paramètres de configuration n’aient
pas de dérivées premières continues par rapport à la variable de temps. Il faudrait
donc examiner les modifications à introduire dans les équations issues du principe
354
fondamental, aux instants où cette continuité n’a plus lieu. C’est ce que nous
chercherons à mettre en place à travers l’analyse newtonienne du mouvement.
A) Leibniz & le calcul différentiel
Avec Descartes, comme nous l’avons vu lors du premier chapitre, la matière est
réduite à l'
étendue. La matière n'
a-t-elle alors pour essence que d'
occuper de
l'
espace ?
Leibniz pense que non. Car alors, comment comprendre l'
inertie des corps, c'
est-àdire ce qui fait que la matière résiste au mouvement ? Cela ne peut s'
expliquer que
par le fait que la réalité fondamentale n'
est ni la matière, ni l'
étendue, mais plutôt la
force. Tout, dans la nature, se ramène à des forces, à des points d'
énergie que
Leibniz appelle monades. Les monades sont les véritables atomes de la nature pour
Leibniz.
Leibniz va mettre au point un outil de calcul et un système de notations dans un
domaine qui ne paraissait pas se prêter à l'
appréhension arithmétique: les grandeurs
infinies. Il élabore une méthode d'
addition ou d'
intégration des quantités infiniment
petites, essaie plusieurs notations, et, indépendamment du calcul des fluxions établi
par Newton, parvient, en 1675, à l'
algorithme qui rend alors possible le calcul des
infiniment petits dans tous les ordres de grandeur.
L'
analyse des infiniment petits conduit Leibniz à concevoir l'
espace et le temps
comme des rapports de coexistence ou de successivité et à s'
opposer à la conception
cartésienne de l'
étendue: divisible à l'
infini, l'
étendue ne peut être l'
essence de la
matière. L'
atomisme se trouve lui aussi voler en éclats, car il n'
est pas d'
ultimes et
insécables particules matérielles qui résistent à l'
analyse. Le mouvement n'
est pas
envisagé par Leibniz comme un déplacement local visible, mais comme un
processus expressif d'
une force invisible. Alors que l'
axiome cartésien le désigne
comme «la quantité de mouvement ou produit des masses par la vitesse qui se
conserve» (traduit par mv), la dynamique leibnizienne le définit comme «la quantité
355
de force vive ou produit des masses par les carrés de leurs vitesses» (traduit par
mv²). C'
est la notion de conatus - l'
infiniment petit du mouvement, principe interne,
élément presque spirituel - qui préparait, dès 1670, la doctrine de la force active (vis
activ a).
Convaincu que «les principes mécaniques mêmes, c'
est-à-dire les lois générales de la
nature, naissent de principes plus élevés et ne sauraient être expliqués par la quantité
seule et par des considérations géométriques», Leibniz rejette le géométrisme pur: il
récuse la conception cartésienne de la substance (en particulier l'
étendue-substance,
qui n'
exprime pas le changement, qualité essentielle de la notion) et refuse de
concevoir comme substance la matière, l'
espace et le temps. Pour lui, ce ne sont que
des «phénomènes» liés à notre perception. Derrière le phénomène, il faut dévoiler la
substance, seule entité réelle. Ainsi, chez Leibniz, la physique rejoint la
métaphysique. C’est précisément ce qu’il convient d’explorer.
L’intérêt de ce passage par l’œuvre de Leibniz consiste à établir le lien entre une
pensée qui s’intéresse au monde, à la compréhension du réel, et une dynamique ou
une pensée du mouvement. Comment son calcul différentiel et intégral s’intègre-t-il
au système harmonieux, établi lors du premier chapitre, et ne nécessitant pour ainsi
aucun mouvement ? La construction de la dynamique leibnizienne est-elle seulement
une mascarade ou bien une attaque réelle et concrète aux règles cartésiennes ?
1- Une harmonie philosophique
Leibniz cherche d'
abord à démontrer l'
harmonie des deux règnes naturels, celui du
corps (gouverné par des causes efficientes) et celui de l'
âme (gouverné par des causes
finales). Par la suite, il affirme que l'
«harmonie préétablie de tout temps» caractérise
autant le rapport des différentes monades que celui qui existe entre le règne physique
de la nature et le règne moral de la grâce. Car, dès l'
origine, Dieu a réglé l'
accord entre
toutes les substances en amenant insensiblement la nature à la grâce qui la
perfectionne. Là encore, le philosophe applique le principe de continuité.
356
Comme nous l’avons souligné lors du premier chapitre, le système leibnizien
pourrait tout en entier être considéré comme une philosophie de l’esprit – seuls les
esprits existant pour Leibniz. Ils sont innombrables, chacun différent des autres, et ce
que nous prenons pour de la matière inerte n’est en réalité constitué de rien d’autre
que des esprits d’une catégorie totalement dépourvue de raison. Pourtant entre eux et
nous, il n’y a pas de différence de nature. Nous pouvons les considérer comme
appartenant tout au bas de l’échelle de l’intelligence, sur laquelle se trouvent aussi
les microbes, les insectes, les animaux, et en haut les hommes. Après les hommes
viennent les anges et au sommet Dieu. Dieu est un cas à part : il est infini et créateur
de toutes les choses. Les autres esprits sont finis, de plus ou moins grande
intelligence, Leibniz les désigne, comme nous l’avons déjà vu, sous le terme de
monade.
Les monades possèdent des perceptions et des désirs. L’amélioration, sa propre
amélioration, tel est l’objectif recherché par la monade. Elle cherche à rendre plus
claire et plus distincte sa perception du monde, des choses. La prise de conscience
d’une perception plus claire et plus distincte est appelée plaisir, et celle contraire
douleur.
Les perceptions peuvent être plus ou moins claires et distinctes et, c’est de ces
différences de distinction que les esprits diffèrent. Ce qui rend un esprit plus
intelligent qu’un autre est seulement sa capacité à mieux percevoir les choses. Pour
Leibniz, les perceptions comprennent aussi bien les pensées que les expériences
sensorielles – il n’y a pas, selon lui, de différence essentielle entre elles. Les
expériences sensorielles sont une variété de perceptions claires mais peu distinctes.
Une perception est claire lorsque le sujet comprend ce qu’il perçoit, mais elle n’est
pas distincte que lorsqu’il est dans la mesure d’en analyser les concepts. Nombreuses
sont nos pensées confuses, mais certaines sont claires et distinctes – comme 2 + 2 = 4
par exemple. L’appréhension des deux principes fondamentaux à tout raisonnement,
selon Leibniz, doivent nous être tout aussi clairs et distincts :
- le principe de contradiction : “ aucune proposition ne peut être à la fois vraie et
fausse ”
- et le principe de raison suffisante : “ rien ne se produit sans raison ”.
357
Nous n’apprenons pas ces choses de l’expérience. Contrairement à Locke, et aux
empiristes, Leibniz établit, que cette connaissance est innée, bien que l’expérience
soit nécessaire pour nous les amener à la conscience. Il en va de même de certaines
idées (comme celle de Dieu ou de l’égalité mathématique), elles ne peuvent être
issue de l’abstraction à partir de l’expérience sensible. La question à laquelle Leibniz
se trouve confronter ici est celle qui pourrait se formuler ainsi : en quoi notre
tendance innée à croire certaines choses serait-elle une garantie de vérité ?
Leibniz introduit aussi une idée d’inconscient. Il souligne que nous pouvons nous
rappeler avoir perçu quelque chose, comme un détail dans une scène familière, alors
que nous ne l’avions pas remarqué sur l’instant. Il est clair qu’il faut que nous
l’ayons perçu sans en avoir eu conscience. De même, en écoutant les bruits de la
mer, nous n’entendons pas les gouttes d’eau les unes sur les autres, nous ne sommes
conscients que de la mer. Pourtant le bruit de la mer est composé du son de chacune
des gouttes qui la composent. D’une certaine manière nous devons toutes les
percevoir. Ce sont des petites perceptions ; elles ne diffèrent des perceptions
conscientes que par leur degré de clarté et de distinction. Les perceptions
inconscientes sont extrêmement obscures et confuses. Elles sont très nombreuses, car
pour Leibniz, chaque monade perçoit l’univers en son entier, à chaque instant, et
pourtant nous n’en avons pas conscience. Ces monades qui sont tout en bas de
l’échelle, si bas que nous ne parvenons pas généralement à les reconnaître comme
des esprits ; ces nomades n’ont que des perceptions inconscientes – selon Leibniz, il
arrive que nous soyons comme elles dans le sommeil ou dans la mort.
Une fois posées les bases ou les prémisses d’un univers plein de monades – dont
aucune n’a d’influence les unes sur les autres –, Leibniz peut établir sa
mathématisation du monde. Dans ce second paragraphe nous allons ainsi étudier la
mécanique leibnizienne. Elle débute par une Theoria motus abstracti (en 1671),
théorie purement rationnelle fondée sur la notion de conatus au sens de Hobbes.
Leibniz y soutient ce paradoxe qu’un conatus, si faible soit-il, jouit de la propriété de
se propager à l’infini dans le plein et de s’imprimer à tout obstacle immobile (aussi
grand soit-il). Confronter à l’expérience, cette théorie ne donnait aucun résultat. La
theoria motus concreti, ou Hypothesis physica nova a précisément pour objet la
résolution de l’opposition entre la physique concrète et le mouvement abstrait.
358
2- La nécessité de la démonstration
“ La démonstration est un raisonnement par lequel une proposition devient certaine.
Ce qui arrive chaque fois qu’on montre à partir de quelques suppositions (qui sont
posées comme assurées) que celle-là s’ensuit nécessairement. Nécessairement, disje, c’est-à-dire de manière que le contraire implique contradiction, ce qui est le
véritable et unique signe de l’impossibilité. En outre, de même que le nécessaire
répond à l’impossible, de même la proposition identique répond à la proposition
impliquant contradiction : car de même que le premier impossible dans les
propositions est “ A n’est pas A ”, le premier nécessaire dans les propositions es “ A
est A ”. ”1
Leibniz rejette la connaissance vraie selon Descartes. Cette dernière accorde une
place trop importante à la certitude, et donc aux impressions du sujet. Elle pose
comme indissociables la “ clarté ” et la “ distinction ” des idées. Leibniz souligne que
la “ clarté ” peut être accompagnée par la confusion. La connaissance que nous
utilisons “ en algèbre et en arithmétique ” emprunte beaucoup aux systèmes des
symboles, par lesquels nous évitons une analyse trop complexe. En faisant de
l’intuition des éléments simples le moment principal de l’activité savante, Descartes
fait une exception. Parce qu’il fait de l’évidence la norme de la vérité, comme nous
l’avons vu, tandis qu’il méprise les outils formels de la logique, et qu’il ne propose
pas de critères précis du clair et du distinct, il fragilise cette “ certitude ” qu’il
cherche à fonder.
En d’autres termes, si le travail des mathématiciens doit et peut servir d’exemple, ce
n’est pas par “ l’évidence ” de leurs raisons (contrairement à la conception
cartésienne), mais par leur méfiance dont ils font preuve à l’égard des évidences, et
par l’effort pour en produire un contrôle démonstratif.
La définition leibnizienne de la nature et du rôle des axiomes participe de cette
critique de la pensée cartésienne. Pour bien comprendre cette définition, il faut poser
la distinction entre le point de vue de l’invention et celui de la démonstration.
1
Cf. Leibniz, lettre à Hermann Conting du 19-29 mars 1678, in Œuvres, éd. Aubier-Montaigne, 1972, p.121
359
Nous devons donc considérer, avec rigueur, “ qu’il importerait à la science (que les
axiomes et les postulats) fussent démontrés ” alors même qu’ils semblent satisfaire
l’esprit et qu’ils se trouvent confirmés par une infinité d’expérience.
Leibniz travaille sur ce point, en s’appuyant sur l’idée que les axiomes des
mathématiques doivent être démontrables. Nous pouvons, comme dans le texte cité,
les ramener à des propositions primitives dont ils sont la substitution salva veritate,
notamment à celles qui expriment le principe d’identité (“ A est A ”), ou à des
propositions primitives que ne sont les axiomes.
Cependant, si cette recherche d’un fondement démonstratif correspond bien à l’ordre
des vérités, elle ne correspond pas à celui de leur découverte. Nombre d’affirmations
ont été introduites sans preuves, et qui ont servi à de nombreux travail rigoureux. Le
travail de fondation vient par la suite, et ce serait méconnaître l’histoire même des
mathématiques que de la supposer “ logique ”. Il y a donc une audace de l’invention
qui s’accommode mal avec la volonté de fondation.
Il n’en demeure pas moins que si l’invention et la démonstration sont souvent
“ décalées ”, nous aurions tort de les dissocier : “ il y a grand usage à faire de la
démonstration des axiomes pour établir la véritable analyse ou art d’inventer ”1.
Ce passage par la précaution définitionnelle nous est nécessaire avant de montrer
l’établissement de la conception mathématique du mouvement selon Leibniz. Par la
suite, nous verrons comment il met en évidence le lien entre les valeurs
infinitésimales et les mathématiques. Mais le langage mathématique peut-il rendre
compte de tout ?
3- Les mathématiques & l’infinitésimal
Pour comprendre la théorie leibnizienne du mouvement, il nous faut d’abord en
comprendre la langue, ses codes, ses signes et ses symboles. “ (…) J’ai cru que pour
rendre le raisonnement sensible à tout le monde, il suffisait d’expliquer ici l’infini
par l’incomparable, c’est-à-dire de concevoir des quantités incomparablement plus
1
Cf. Leibniz, lettre à Hermann Conting du 19-29 mars 1678, in Œuvres, éd. Aubier-Montaigne, 1972, p.122
360
grandes ou plus petites que les nôtres ; ce qui fournit autant qu’on veut de degrés
d’incomparables, puisque ce qui est incomparablement plus petit, entre inutilement
en ligne de compte à l’égard de celui qui est incomparablement plus grand que lui,
c’est ainsi qu’une parcelle de la matière magnétique qui passe à travers le grain du
verre n’est pas comparable avec un grain de sable, ni ce grain avec le globe de
terre, ni ce globe avec le firmament ”1.
Cette lettre, écrite bien après le texte de 1684 (qui nous servira dans le prochain
paragraphe pour l’explication du calcul différentiel), nous permet de mesurer ce qui a
permis à Leibniz de créer de nouvelles théories mathématiques. C’est avant tout son
idée de la connaissance qui le pousse à la nouveauté du calcul infinitésimal.
Comme nous l’avons vu, Descartes, dans la première partie des Principes de la
philosophie, fait la distinction entre “ l’infini ” à proprement parler et “ l’indéfini ”
(ce en quoi nous ne rencontrons pas de bornes, sans pour autant pouvoir déterminer
si cette absence de bornes tient à la nature de la chose que nous considérons ou bien
si c’est un défaut de notre entendement). Pour Descartes, seul Dieu est infini, la
perfection que nous percevons ou concevons est en lui seul. Il s’ensuit de ces
constatations, qu’il ne faut pas nous demander si la moitié d’une ligne infinie est
infinie ni même si un nombre infini est pair ou impair. De toutes ces questions naît la
confusion entre l’infini et l’indéfini. Toute science véritable doit donc se baser, pour
Descartes, sur les idées “ claires et distinctes ” susceptibles d’une intuition entière.
Leibniz se joue, quant à lui, de ces interdits cartésiens. Il revendique le droit à une
connaissance aveugle. Nous pouvons appréhender l’infini, à condition que nous
renoncions à la demande excessive d’une connaissance qui soit toujours intuitive, et
que nous maîtrisions parfaitement le système des opérations que nous effectuons sur
les symboles.
Pour Leibniz, il existe donc de longues chaînes de raisonnement qui ne se laisseront
pas ramener à l’instantanéité d’une vision intellectuelle. Il y a des symboles et des
combinaisons de symboles dont la signification peut être mise entre parenthèses, dès
lors que les opérations sont parfaitement effectuées. “ Le plus souvent, dans une
1
Cf. Leibniz, lettre à Varignon du 2 février 1702, in Mathematische Schriften, t. IV, Olms, 1962, p. 92
361
analyse un peu longue, nous ne saisissons pas l’objet de la pensée d’un seul coup,
dans toute sa nature, mais à sa place, nous utilisons des signes, et nous omettons
d’habitude, par abréviation, de préciser dans notre conscience leur conception
explicite, sachant, ou croyant que nous l’avons en notre pouvoir (…). Cette pensée
j’ai coutume de l’appeler aveugle, ou encore symbolique ; c’est celle dont nous
usons en algèbre et en arithmétique, et même presque en toutes choses ”1.
Nous pouvons alors mesurer toute la minutie leibnizienne dans la mise en place de la
langue mathématique. Il améliore la maniabilité des symboles représentant des
quantités. Comme nous allons le voir, la définition des opérations telles que
l’intégration ou la différentiation, s’accompagne de l’introduction d’une écriture
nouvelle et très explicite. Si le calcul leibnizien ne redouble pas l’utilisation des
“ infiniment
petits ”
ou
des
“ indivisibles ”,
c’est
aussi
parce
que
ces
“ différentielles ” sont dotées de propriétés formelles qui en facilitent l’utilisation
algorithmique : d(x + y) = dx + dy, d(xy) = ydx + xdy, etc. Ce qui nous permet d’en
reporter la signification sur la combinaison entière, plutôt que sur ses termes pris un à
un. Le calcul infinitésimal permet à Leibniz de rendre compte de la continuité du
monde. Qu’il soit possible ou réel, la “ fiction ” des infinitésimales reconduit
toujours à cette continuité. “ (…) on peut dire en général que toute la continuité est
une chose idéale et qu’il n’y a jamais rien dans la nature, qui ait des parties
parfaitement uniformes, mais en récompense le réel ne laisse pas de se gouverner
parfaitement par l’idéal et l’abstrait, et il se trouve que les règles du fini réussissent
dans l’infini, comme s’il y avait des atomes (c’est-à-dire des éléments assignables
dans la nature), quoiqu’il n’y en ait point, la matière étant actuellement sous-divisée
sans fin ; et que vice versa les règles de l’infini réussissent dans le fini, comme s’il y
avait des infiniment petits métaphysiques, quoiqu’on en ait point besoin ; et que la
division de la matière ne parvienne jamais à des parcelles infiniment petites : c’est
parce que tout se gouverne avec raison, et qu’autrement il n’y aurait point de
science ni règle, ce qui ne serait point conforme avec la nature du souverain
principe ”2.
1
Cf. Leibniz, Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées, in Œuvres, éd. Aubier-Montaigne, 1972, p.
152
2
Cf. Leibniz, lettre à Varignon du 2 février 1702, in Mathematische Schriften, t. IV, Olms, 1962, p. 95
362
Comme nous pouvons le constater, l’ensemble de la mathématique leibnizienne
dérive de la logique. Or, l’énoncé essentiel de la logique définit la substance par la
relation qu’elle entretient comme sujet avec ses prédicats. Leibniz répartit les
mathématiques en deux grandes parties : la théorie des homogènes (s’occupant des
homogènes soit en quantité soit en qualité) et la théorie des homogones (traitant des
transitions et des passages). De la première partie relèvent : du côté de la qualité
l’analysis situs, et du côté de la quantité l’arithmétique et l’algèbre (d’où dérivent
encore l’algèbre arithmétique et le calcul des probabilités). La seconde partie donne
naissance à la géométrie analytique et l’arithmétique infinitésimale. Cette intrication
de l’algèbre et de la géométrique indique que pour Leibniz, à la différence de
Descartes, c’est le nombre qui est l’objet de la science mathématique, et non
l’étendue considérée sous l’angle géométrique. C’est sur calcul infinitésimal que
nous mettons l’accent pour montrer comment Leibniz apporte une modernité
fondamentale aux mathématiques.
Comme nous venons de le voir la difficulté consiste dans le passage du fini à l’infini
ou celui du discontinu au continu. Ainsi par exemple, dans les Nouveaux Essais,
Philalèthe, qui tient le rôle de Locke, sépare le nombre et le dénombrable, de
l’étendue continue et mesurable. Il y a un minimum du nombre.
Leibniz conteste cette façon de voir qui ne s’avère valable que pour les nombres
entiers. L’extension du nombre dans toute sa “ latitude ” se fait par généralisations
successives du nombre entier : nombres qualifiés ; nombres “ rompus ”, c’est-à-dire
fractionnaires, tirés de l’opération de division, nombres irrationnels, que Leibniz
appelle selon l’usage “ sourds ” ; nombres transcendants, qui ne peuvent se résoudre
par des opérations analytiques ; nombres imaginaires, enfin introduits quand
l’opération analytique n’est pas finale.
Définir le nombre dans toutes ses dimensions, c’est récuser Locke et une partie de
l’empirisme. Il n’y a pas de minimum dans la série des nombres, et la liaison se fait
entre le nombre et l’étendue. En effet, dans les classifications des nombres, un
invariant se dégage : le nombre est homogène à l’unité. Or, l’unité implique la
multiplicité, et nous retrouvons le situs, détermination de la qualité et de la quantité.
Le nombre est proportionnel à la figure, et, en exprimant le nombre par la ligne, nous
représentons l’interminable. Nous exprimons l’incompréhensible.
363
Ces notions imaginaires “ ont ceci d’admirable que, dans le calcul, elles
n’enveloppent rien d’absurde ou de contradictoire et que cependant elles ne peuvent
être représentées dans la nature des choses seu in concretis ”. Il en va de même pour
l’infinitésimal : c’est une fiction et non une réelle différence.
Leibniz nous propose une généalogie du calcul infinitésimal1. Il écrit l’analyse “ est
entièrement différente de la géométrie des indivisibles de Cavalieri, et de
l’arithmétique des infinis de Mr. Wallis (…). L’analyse nouvelles des infinis ne
regarde ni les figures, ni les nombres, mais les grandeurs en général, comme fait la
“ spécieuse ordinaire ”. Elle montre un algorithme nouveau ; c’est-à-dire une
nouvelle façon d’ajouter, de soustraire, de multiplier, de diviser, d’extraire, propre
aux quantités incomparables, c’est-à-dire à celles qui sont infiniment grandes, ou
infiniment petites en comparaison des autres. Elle emploie des équations tant finies
qu’infinies, et dans les finies elle fait entrer les inconnues dans l’exposant des
puissance, ou bien, au lieu des puissances et des racines, elle se sert d’une nouvelle
affection des grandeurs variables, qui est la variation même marquée par certains
caractères, et qui consiste dans les différences, ou dans les différences de différences
de plusieurs degrés, auxquelles les sommes sont réciproques, comme les racines le
sont aux puissances ”.
C’est la méthode de Cavalieri2 qui guide Leibniz dans ses premiers écrits
(notamment en 1670, Hypothesis physica nova). Celle-ci élimine le passage à la
limite et la considération de l’infini : par la méthode des indivisibles pris de façon
distributive ou collective, par sommation des termes d’une série infinie, mais en
utilisant l’intuition géométrique. Puis Wallis3 succède, dans l’esprit leibnizien, à
1
Cf. Leibniz, Historia et origo calculi differentialis
Mathématicien italien (1598-1647) dont les recherches en géométrie préfigurent le calcul intégral. Vers 1629, il
a complètement développé sa méthode des indivisibles, une manière de déterminer la mesure des figures
géométriques analogue aux méthode du calcul intégral. Il attendit six années avant de publier ses travaux par
déférence envers Galilée qui avait quasiment le même projet. L’ouvrage de Cavalieri fut publié en 1635 et
s’intitule : Une certaine méthode pour le développement d’une nouvelle géométrie des indivisibles continus.
Telle qu’elle est présentée dans sa Geometria, la méthode des indivisibles n’est pas satisfaiasante et fait l’objet
de nombreuses critiques (notamment de la part de Paul Guldin, un mathématicien suisse). En réponse, il écrit Six
excercices géométriques (1647), qui énoncent le principe de calcul des algorithmes.
3
John Wallis, mathématicien anglais (1616-1703). Vers 1649, la lecture des œuvres de R. Torricelli, dans
lesquelles la méthode des indivisibles de Cavalieri est fréquemment utilisée pour effectuer la quadrature de
certaines courbes, aiguillonne son intérêt pour le vieux problème de la quadrature du cercle et le conduit à la
publication de son ouvrage Arithmetica infinitorum en 1656. Il y généralise la loi de quadrature de Cavalieri aux
2
364
Cavalieri induisant “ les sommes de certains rangs de nombres ” et introduisant des
rectangles élémentaires, ce qui permet de présenter le concept de l’unité
infinitésimale. Pour parvenir à l’infinitésimale, il faut encore passer de la quantité
désignée qu’est le rectangle de Wallis, à la quantité non désignée. De plus,
l’intégration de l’infinitésimale considère la courbe et non le nombre. C’est la
similitude qui détache du nombre et de la figure (similitude découverte par Leibniz
sur une figure de Pascal). Indépendante de l’intuition cartésienne et de la grandeur
numérique, elle demande que nous concevions une distinction et une détermination
du point. Ainsi le sommet d’un cône ou d’un cube est un point singulier, situé.
L’infinitésimale résulte de l’évanouissement du rectangle de Wallis, et du rapport de
similitude établi entre figures évanouissantes : elle relève de la géométrie par
l’évanouissement du triangle caractéristique, d’une part, et de l’arithmétique par la
sommation sérielle, d’autre part.
Continuité et combinatoire sont les deux normes de la mathématique leibnizienne.
Comme l’indique clairement la notion de fonction que Leibniz produit sous la
forme : y = f (x). En fait, sur ce point, Leibniz exerce une grande activité
d’innovation dans le domaine des notations, dont la production de la fonction sous
cette forme est un exemple. Cependant la notion de fonction a d’autres implications
que mathématiques : non seulement elle se rattache à la détermination de la courbe et
à la formule d’une série infinie, mais encore elle “ repose sur la notion beaucoup
plus générale et profonde de correspondance réglée entre éléments quelconques
appartenant à des multiplicités données ”. Pour situer la véritable fonction des
mathématiques, non plus seulement dans le développement de leur histoire, mais
dans le système leibnizien, il nous faudrait parvenir à l’exposé de la Théodicée ; car
c’est statut de l’infini par rapport à Dieu que l’infinitésimale tire sa validité et son
degré de réalité.
exposants négatifs et fractionnaires et, par une chaîne de raisonnements longue et compliquée, établit la relation :
4/ = 3.3.5.5.7.7.9.9…/ 2.4.4.6.6.8.8.10…
Cet ouvrage, comme nous le verrons par la suite a influencé Newton. En 1657, Wallis publie son Mathesis
Universalis, un travail “ élémentaire ” dont l’intérêt essentiel réside dans le développement des notations. Dans
son ouvrage Mechanica, sive tractatus de motu, il y réfute beaucoup d’erreurs relatives au mouvement, erreurs
qui avaient cours depuis Archimède. De plus, il y donne un sens précis à de nombreux termes qui interviennent
constamment dans la définition du mouvement, tels que force et moment. En 1685, il publie son Traité
d’algèbre, et apporte ainsi une large contribution à la théorie des équations. Il y rejette aussi tous les travaux des
mathématiciens du continent et s’adresse sévèrement à Descartes.
365
Cependant, nous allons dans le paragraphe suivant nous confronter à la théorie
leibnizienne du mouvement. Que nous indique-t-elle sur la modernité ? Quelle place
tient-elle dans l’épistémologie du mouvement nous mettons en place ? Que nous
montre-t-elle dans le traitement de l’infini sur le statut des qualités ? Les
infinitésimaux remplacent-ils cette recherche “ quasi ” impossible des qualités ?
Enfin que nous indique-t-elle dans le traitement de la connaissance ?
a.
Le calcul différentiel & intégral : une nouvelle dynamique ?1
C’est en octobre 1684 que Leibniz publie un article intitulé “ Nouvelle méthode pour
chercher les maxima et les minima, ainsi que les tangentes ”. Il y place une nouvelle
typographie, et toute une nouvelle conception mathématique. Et, pour lui, il s’agit de
définir, à partir d’une figure géométrique, ce qu’il désigne par “ différentia ”.
Nous allons ici suivre le raisonnement pas à pas de Leibniz. Considérons, avec lui,
“ l’axe AX et différentes courbes VV, WW, YY, ZZ ” dont les “ ordonnées
perpendiculaires à l’axe ” VX, WX, YX et ZX sont respectivement appelées v, w, y,
z. Voir le schéma page suivante.
Le segment AX pris sur l’axe verticale est quant à lui appelé x. Leibniz introduit
ensuite les tangentes VB, WC, YD et ZE aux différentes courbes, tangentes qui
coupent l’axe AX respectivement en B, C, D et E, puis finalement définit son
concept de “ différence ”. Il écrit : “ appelons alors dx un segment de droite choisi
arbitrairement et dv (dw, dy ou dz), c’est-à-dire la différence de v (de w, de y ou de
z) un segment qui soit avec dx comme v (w, y ou z) avec XB (XC, XD ou XE) ”2.
1
Cette partie se réfère au texte de Leibniz “ Nova methodus pro maximis et minimis, itemque tangentibus, quae
nec tractus, nec irrationales quantitates moratur, et singular pro illis calculi genus ”, in Acta Eruditorum, octobre
1684. Traduction française par Marc Parmentier dans Leibniz, naissance du calcul différentiel,éd. Vrin, Paris,
1989
2
ibid.
366
Une fois cela posé, Leibniz pose les premières règles de son calcul, sans les
démontrer. “ Soit a une constante donnée, da sera égal à 0 et dax sera égal à a dx.
Si y est égal à v (c’est-à-dire toute ordonnée de la courbe YY égale à l’ordonnée
correspondante de la courbe VV), dy sera égal à dv. Maintenant l’Addition et la
Soustraction :
si
z-y+w+x
est
égal
à
v,
d z - y+ w + x ou dv sera égal à dz – dy + dw +dx.
Multiplication : d xv est égal à x dv + v dx, c’est-à-dire, en posant y égal à xv, on
aura dy égal à x dv + vdx. Car on atout loisir d’employer, soit l’expression xv, soit à
sa place pour abréger, une lettre, par exemple y. Remarquons que dans ce calcul, x
et dx sont traités de la même façon, de même que y et dy, ou toute autre lettre
indéterminée et sa différentielle. Remarquons également que la démarche inverse, à
partir de l’équation différentielle, n’est pas toujours possible, si ce n’est avec une
certaine précaution dont nous parlerons ailleurs.
En suite, la division : d (v/y) (en posant z égal à v/y) dz est égal à ±v dy± ydv ”1.
yy
Après avoir donné quelques précisions relatives à la manipulation des signes, suivant
que les ordonnées croissent ou décroissent, Leibniz s’attarde sur le comportement
local des courbes. Cette question impliquant la définition de la convexité, de la
concavité et des points d’inflexion, le conduit à introduire des “ différentielles de
1
Cf. Ibid
367
second ordre ”. “ (…), si lorsque les ordonnées v croissent, il en va de même de leurs
incréments ou différence dv (c’est-à-dire qu’en prenant les dv positifs, les ddv,
différences des différences, sont également positifs, ou également négatifs en les
prenant négatifs) la courbe tourne sa convexité vers l’axe, dans le cas contraire sa
concavité. Mais là, où l’incrément est maximum ou minimum, c’est-à-dire lorsque les
incréments de décroissants qu’ils étaient deviennent croissants, ou le contraire, il y a
un point d’inflexion ; la concavité et la convexité s’échangent, à condition toutefois
qu’en ce point les ordonnées ne deviennent pas croissantes, décroissantes ou
l’inverse, car alors la concavité ou la convexité ne changeraient pas ; mais, il est
exclu que les incréments continuent d’augmenter ou de diminuer, lorsque les
ordonnées de croissantes deviendraient décroissantes, ou le contraire. C’est
pourquoi il y a un point d’inflexion quand ni v ni dv ne sont égaux à o et que cela
cependant est le cas pour ddv ”1.
Suivent des remarques sur l’usage des signes, puis deux nouvelles règles relatives
aux puissances et aux racines. Leibniz une fois ces considérations posées en vient à
la définition de son algorithme, sa très grande généralité le distingue de ceux de
méthode géométrique (comme nous l’avons vu chez John Wallis, par exemple) :
“ Lorsqu’on connaît l’algorithme, si je peux dire, de ce calcul que j’appelle
différentiel, on peut trouver par le calcul ordinaire toutes les autres équations
différentielles, les maxima et minima, ainsi que les tangentes sans avoir à éliminer
les fractions, les irrationnels, ou d’autres particularités, ce qui, pourtant, devait être
fait avec les méthodes présentées jusqu’à ce jour ”2. Il ne reste plus qu’à Leibniz à
nous indiquer les manipulations à suivre pour déduire l’équation différentielle d’une
équation donnée : “ Il en résulte qu’on peut écrire l’équation différentielle de toute
équation donnée, en remplaçant simplement chaque membre (c’est-à-dire chaque
partie qui pour former l’équation est seulement ajoutée ou retranchée) par sa
quantité différentielle. Pour chacune des autres quantités (qui ne sont pas ellesmêmes des membres mais qui contribuent à former l’un d’entre eux), on fait
intervenir sa quantité différentielle pour obtenir la quantité différentielle du membre
1
Leibniz “ Nova methodus pro maximis et minimis, itemque tangentibus, quae nec tractus, nec irrationales
quantitates moratur, et singular pro illis calculi genus ”, in Acta Eruditorum, octobre 1684. Traduction française
par Marc Parmentier dans Leibniz, naissance du calcul différentiel,éd. Vrin, Paris, 1989
2
Ibid.
368
lui-même, non pas par une simple substitution, mais en suivant l’algorithme que j’ai
donné ci-dessus ” 1.
Autant de définitions qui nous sont essentielles pour comprendre l’émergence de la
dynamique. Pourquoi Galilée, comme nous l’avons vu, s’arrête là où commencent les
recherches leibniziennes, pourtant au cœur de son œuvre il met en place déjà les
prémisses de la dynamique.
b- L’importance historique du calcul infinitésimal
En situant les découvertes leibniziennes dans leur contexte et situation historique,
nous prendrons la mesure de leur importance dans l’élaboration de la dynamique
(donc de la compréhension du mouvement).
Dès 1609, dans son Astronomia nova, Kepler considère que le principe de la
démonstration de la mesure du cercle par Archimède ne réside pas dans la technique
de réduction à l’absurde, mais dans lé décomposition du cercle en un nombre illimité
de triangles infiniment petits. En 1615, dans sa nova stereometria dolorium
vinariorum, il part d’une règle empirique utilisée par les tonneliers autrichiens pour
établir (non sans erreurs), les formules des volumes de certains solides de révolution.
Ce qui nous intéresse ici ce sont les principes de son étude qui témoignent d’une
volonté originale d’uniformiser et d’algébriser certaines techniques de calcul relevant
en fait du calcul intégral. Objets de nombreuses critiques ces calculs furent repris par
de nombreux mathématiciens.
Comme nous l’avons vu, Galilée, pour sa part, n’y apporte qu’une contribution
personnelle assez réduite au perfectionnement des méthodes infinitésimales.
Cependant ayant le sentiment que ce problème conditionne en partie l’essor d’une
science nouvelle, et tout particulièrement, la dynamique, il incite B. Cavalieri à
poursuivre les recherches qu’il avait entreprises en cette voie.
Dès 1621, il commence son travail sur les méthodes infinitésimales des Anciens. Il
est ainsi conduit à élaborer sa théorie des “ indivisibles ”, laquelle est une étape
1
Ibid.
369
capitale dans l’élaboration du calcul intégral. Ses inspirations sont diverses, il
s’appuie sur les ouvrages de Nicolas de Cues et de Sextus Empiricus, pour définir le
continu. Mais il est aussi très proche de Kepler et surtout de Galilée. Il prend
conscience du rôle important que pourront jouer les processus infinitésimaux dans
l’édification de la science moderne, ou plus exactement de cette physique
mathématique – voire même de la mathesis universalis encore en gestation. En 1635,
son ouvrage intitulé Geometria indivisibilibus continuorum nova quadam ratione
promota est publié.
Partant du découpage en “ escaliers ”, utilisé par ses prédécesseurs, Cavalieri
s’efforce d’en simplifier l’application, grâce au langage des “ indivisibles ”,
résurgence d’une conception déjà esquissée dans certains passages d’Archimède et
de Kepler remodelée sous l’influence de la pensée atomistique. Il définit la ligne
comme constituée d’un nombre infini de points, une surface d’un nombre infini de
lignes et un solide d’un nombre infini de surfaces. Grâce à d’ingénieuses
transformations, la mesure d’une grandeur (d’une surface ou d’un volume) intervient,
soit lorsque ses indivisibles peuvent être facilement sommés, soit lorsqu’ils peuvent
être comparés à ceux de figures déjà connues. L’exposé entièrement géométrique de
Cavalieri rend son œuvre davantage suggérante que démontrante. En fait, le concept
d’indivisible correspond, dans une de nos intégrales définies, à la quantité placée
sous le signe , sauf que dx est sous-entendu et non formulé ici. Nombreuses seront
les critiques et les tentatives pour ramener la démonstration de Cavalieri à celle
d’Archimède.
Cependant, avant même la publication de ce traité, Descartes et Fermat se trouvent
engagés dans des recherches concernant le “ problème des tangentes ”. De ce
problème sortiront les premiers éléments du calcul différentiel. Dès 1630, Fermat
découvre une règle pour la détermination des extrémums des fonctions algébriques.
Cette règle est fondée sur le fait évident que, de part et d’autre de l’extrémum, la
fonction reprend la même valeur. Peu après, considérant que la tangente en un point
d’une courbe (convexe) est, aux environs du point de contact, tout entière d’un même
côté de la courbe, il réussit à ramener la détermination de la tangente en un point
d’une courbe algébrique à la recherche de l’extrémum d’une fonction algébrique.
Ainsi il déduit la sous-tangente à la courbe donnée au point considéré.
370
Quelques années plus tard, Descartes, à travers ses études sur l’optique, est conduit à
un problème équivalent : la construction de la normale en un point M d’une courbe
C. La méthode qu’il découvre, et qui ne s’applique également qu’aux courbes
algébriques, consiste à déterminer sur un axe donné le pied de la normale, c’est-àdire à trouver parmi les points de cet axe celui qui est centre d’un cercle tangent à C
en M, donc rencontrant cette courbe en deux points confondus avec M.
Fermat réussit à généraliser sa méthode et à l’étendre à certaines courbes
transcendantes, dont la cycloïde en 1638 – il n’en donne malheureusement qu’une
justification partielle. Quant à Descartes, il résout le problème de la tangente à la
cycloïde en créant une méthode originale, celle du centre instantané de rotation,
valable pour des courbes qui peuvent être engendrées selon un type particulier. En
1637 Roberval applique, quant à lui, avec succès sa méthode cinématique
(équivalente à notre méthode élémentaire de détermination de la tangente à une
courbe définie paramétriquement) à cette courbe et de nombreuses autres sans
parvenir à fournir une justification indiscutable de sa méthode.
Les méthodes de Descartes et de Fermat, équivalentes dans leur principe, elles sont
reprises (comme nous l’avons vu avec Leibniz) sous une forme algorithmique plus
précise. Et, comme nous venons de le voir cet effort d’algébrisation est poursuivi par
Leibniz qui, grâce à l’introduction des différentielles, présente plus directement ces
résultats dans son mémoire de 1684 qui fonde le calcul différentiel moderne.
Pour conclure
Ainsi nous voyons que la doctrine leibnizienne des perceptions insensibles
commande l’ensemble du système : l'
harmonie préétablie de l'
âme et du corps, mais
aussi des monades ; la théorie de la liberté et du choix ; la thèse sur les différences
intrinsèques aux âmes et aux choses ; la conception de la mort et de la vie à l'
échelle
infinitésimale ; la définition du mouvement infiniment petit et donc la théorie de la
connaissance. Cette dernière tente de concilier les deux approches traditionnellement
opposées : le rationalisme et l'
empirisme.
Leibniz réfute, en effet, la thèse de la «table rase» selon laquelle toutes les
connaissances sont fournies par les sens. Il s'
oppose à cette vision qui assimile l'
âme
à une entité matérielle. Tout en admettant qu'
«il n'
est rien dans l'
âme qui ne vienne
371
des sens». Ill considère cependant que ceux-ci ne nous donnent que des exemples
individuels : les sens ne peuvent fonder les sciences où règnent les vérités
nécessaires. C’est l'
âme qui «renferme l'
être, la substance, l'
un, le même, la cause, la
perception, le raisonnement et quantité d'
autres notions que les sens ne sauraient
donner». Toutefois, l'
esprit contient, avant même toute expérience, des «petites
perceptions» insensibles, trop petites pour être appréhendées par nous.
Le système leibnizien tend, en un sens, vers l'
idéal aristotélicien. Il vise le milieu, le
point mathématique d'
excellence.
Cependant, comme nous allons le voir maintenant, ce problème des tangentes n’est
pas le seul qui ait conduit à l’édification des éléments du calcul différentiel. Il est, en
effet, évident que la notion si fondamentale de dérivée devait peu à peu se dégager
tout aussi bien des considérations sur la variation des grandeurs fluentes, introduites
par Neper (en 1614), et qui préludent à l’élaboration de la notion de vitesse, fruit des
nombreuses discussions intervenues entre les fondateurs de la mécanique nouvelle.
Au cours de l’élaboration de la science moderne, tous les problèmes apparaissent
intimement liés et la solution de chacun d’eux ne peut, en réalité, intervenir qu’au
moment où d’autres sont suffisamment éclaircis, et cette solution entraîne, à son tour,
de nouveaux progrès.
C’est ce que nous allons voir en étudiant la conception newtonienne de la dynamique
et du mouvement. Nous établirons ainsi que les principes de son calcul des fluxions,
les considérations cinématiques et fonctionnelles se conjuguent dans son esprit avec
la méthode des tangentes et celle des indivisibles. Il en produit une synthèse
remarquable qui lui permet d’éclairer la conception de la dynamique – tout comme
l’histoire de la mécanique.
B) Newton entre dynamique et cinématique
1- Comprendre les couleurs
Au cours du chapitre précédent, nous avons vu que voir, sauf cas très rare, c’était
voir en couleurs. Mais les couleurs sont-elles subjectives ? Or Newton, contrairement
372
à Locke, défend l’idée de corpuscules matériels. Rien n’existe en dehors de la
matière. Mais alors comment expliquer les couleurs ?
En 1666, grâce à l'
expérience du prisme et à la mise en valeur du spectre, Newton
peut enfin exclure scientifiquement le noir et le blanc de l'
ordre des couleurs. Ce qui
culturellement était inscrit dans les faits depuis plusieurs décennies.
Rappelons brièvement l'
énoncé principal de cette théorie, telle qu'
elle est décrite par
Isaac Newton dans la lettre à Oldenburg du 6 février 1672 : les couleurs sont
contenues dans la lumière et sont diversement réfrangibles ; cette conclusion semble
faire suite à l'
expérience suivante :
• Dans une pièce obscure, un rayon de lumière passe dans un prisme de verre et se
disperse en sept couleurs : rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo, violet.
• Une couleur prismatique, isolée des autres en passant dans une ouverture pratiquée
dans la surface de projection, passe à travers un second prisme qui ne la disperse
plus : il n'
y a ni modification de cette couleur, ni modification de sa réfrangibilité.
• Les couleurs, émergeant du prisme, sont mélangées en passant dans une lentille
convexe et font apparaître le blanc.
Newton ne s’arrête pas ces simples constats, il veut créer un modèle mathématique
de l'
apparition des couleurs dans un prisme. Ainsi il mesure : le diamètre de
l'
ouverture par laquelle entre la lumière, les angles de la section triangulaire du
prisme, la distance entre celui-ci et l'
écran où se projettent les couleurs, la largeur et
la longueur de l'
image projeté sur l'
écran, et après avoir réduit le faisceau lumineux
et son image réfractée à deux droites, il mesure les angles d'
incidence, de réfraction
et de déviation ; de ces mesures, il déduit l'
indice de réfraction de son prisme.
Faire passer un faisceau de lumière solaire à travers un prisme de verre n'
a jamais
rien appris à Newton : comme il l'
a écrit, il s'
est d'
abord amusé à regarder les
couleurs. D'
ailleurs il n'
est pas le premier à faire passer de la lumière dans un
prisme : Thierry de Freiberg, Porta, Descartes, Boyle, Hooke (et d'
autres) l'
ont fait
avant lui. Cette "expérience", abondamment illustrée, figure pourtant en introduction
à de nombreux ouvrages, au point de devenir l'
emblème de la théorie newtonienne.
373
Mais c'
est l'
expérience où Newton isole une des couleurs spectrales et la fait passer
dans un deuxième prisme qui est son expérience cruciale qui permettra de rompre
définitivement avec les théories précédentes. Elle pourrait prouver que les couleurs
ne sont pas un effet des surfaces du prisme ou que ces couleurs ne sont pas divisibles
ou qu'
elles sont de "réfrangibilité" variables. S'
étant assuré que la lumière
monochromatique, quelque soit sa couleur, arriverait toujours sur le second prisme
avec le même angle d'
incidence, Newton peut comparer l'
angle de réfraction d'
une
couleur après le passage dans le premier prisme, à l'
angle de réfraction de cette
couleur à la sortie du second prisme. Il constate que la lumière colorée ne présente
pas d'
autre couleur que la sienne (elle n'
est plus divisée par le second prisme) et que
son angle de réfraction reste le même.
Cependant, Newton se trompe : une couleur spectrale isolée et passant par un second
prisme, se "re-décompose", elle montre des couleurs à ses extrémités, et suivant
celles avec lesquelles elle s'
additionne, se confond, elle semble se déplacer vers le
haut ou vers le bas. Cela peut expliquer que l'
angle de réfraction de cette couleur ne
soit pas très différent à la sortie du deuxième prisme de ce qu'
il est à la sortie du
premier. Cette observation est tellement contraire au postulat d'
une lumière
composite qu’il l'
escamote.
Nous pourrions décrire autrement ce phénomène sans qu'
il soit nécessaire de parler
de la nature des couleurs, de supposer leur mode d'
apparition. Le fait est que lorsque
nous regardons à travers deux prismes, s'
ils sont tenus inversés l'
un par rapport à
l'
autre et après quelques ajustements s'
il sont d'
angles différents, nous ne voyons
aucune couleur : pas plus que si nous faisions passer un rayon de lumière à travers
un milieu à face parallèles (regardez une tache de lumière solaire sur une feuille
blanche derrière une fenêtre). Que les couleurs prismatiques, appariées par des jeux
de prisme ou par une lentille concave, disparaissent, n'
implique pas que la lumière
soit composite !
Le traitement de la lumière par Newton nous laisse entrevoir son schéma de
mathématisation du réel. Et c’est cette mathématisation qui nous intéresse d’explorer
afin de mettre en évidence que sa conception dynamique élimine les qualités
secondes puisqu’elles sont mathématisables donc assimilables aux premières. Nous
374
allons d’abord étudier la mathématisation qu’il propose puis nous intéresser à sa
chimie afin de saisir la globalité de son système.
2- Un nouveau calcul
Dès 1665 Newton forge les premières bases de sa version du calcul infinitésimal, le
calcul des fluxions. Il étudie, ensuite, les principes et les applications de ce nouveau
calcul dans une série de travaux qu’il conserva par-devers lui et qui ne seront publiés
que longtemps après : De analysis per aequationes numero terminorum infinita
(1669 publié en 1711), Methodus fluxionum et serierum infinitarum (1670 publié en
1736), Tractatus de quadratura curvarum (1676 publié en 1704).
Ce dernier
ouvrage donne une idée de l’inspiration mécanique de Newton dans la mise au point
de cette méthode de fluxions, dont l’un des mérites essentiels est de s’appliquer à
toutes les fonctions qu’elles soient algébriques ou transcendantes : “ je ne considère
pas les grandeurs mathématiques comme formées de parties, si petites soient-elles,
mais comme décrites d’un mouvement continu. Les lignes sont décrites et
engendrées, non pas par la juxtaposition de leurs parties, mais par le mouvement
continu de points ; les surfaces, par le mouvement des lignes ; les solides, par le
mouvement des surfaces ; les angles, par rotation des côtés ; les temps, par un flux
continu. Considérant donc que les grandeurs qui croissent dans des temps égaux
sont plus grandes ou plus petites, selon qu’elles croissent avec une vitesse plus
grande ou plus petite, je cherchais une méthode pour déterminer les grandeurs
d’après les vitesses des mouvements ou accroissements qui les engendrent. En
nommant fluxions les vitesses de ces mouvements ou accroissements, tandis que les
grandeurs engendrées s’appelleraient fluentes, je suis tombé, vers les années 1665 et
1666, sur la méthode des fluxions, dont je ferai usage dans la quadrature de
courbes ”1.
C’est dans le plus grand silence que Newton poursuit ses recherches dans les
domaines des mathématiques de la mécanique, de l’optique, etc., sans doute à cause
des nombreuses critiques qu’il reçut lors de la publication de son mémoire, en 1672.
Ainsi sa découverte du calcul des fluxions reste-t-elle quasi secrète, avec quelques
indiscrétions dans sa relation épistolaire avec Leibniz. Comme nous allons le voir le
1
Cf. Newton, Tractatus de quadratura curvarum, in Optics, Londres 1704, ou Traité d’optique, trad. P. Coste,
Amsterdam, 1720, éd. Fac-similé, Paris, 1955.
375
voile du silence se déchire avec la publication des Principia en 1687. Il y donne un
exposé prudent des principes de sa méthode infinitésimale qu’il applique à la
résolution de nombreux problèmes de philosophie naturelle.
3- Les nouveaux Principes
Dans les Principes mathématiques de la philosophie naturelle, tout le talent
newtonien éclate au grand jour. Ce nouveau code pour définir le réel et reléguer les
qualités au rang d’occultes va servir de base à la nouvelle méthode scientifique.
Newton décompose son ouvrage en trois livres :
- Le premier est un traité de mécanique rationnelle : il se préoccupe de formuler des
définitions et des axiomes, parmi lesquels la loi d’inertie, explicitée et mise à la place
qui convient. La notion de masse y est introduite et la réduction de la mécanique à
une cinématique pure y est définitivement exclue. La distinction, entre absolu et
relatif pour l’espace et le temps, y est soumise à une analyse substantielle. Newton
explique aussi, dans ce premier livre, la notion de force, puis le principe de l’égalité
de l’action et de la réaction. Il établit les règles du mouvement à accélération centrale
dans le vide, en même temps qu’il s’intéresse au passage du point matériel à un corps
sphérique de dimension finie.
- Le deuxième livre traite du mouvement dans un milieu résistant et ébauche une
hydrodynamique.
- Enfin le troisième livre présente le système du monde, non seulement tel que
l’application des découvertes des livres de Kepler permet de le concevoir en ce qui
concerne les planètes, mais encore en rendant compte de manière satisfaisante des
marées et du mouvement des comètes. C’est là une grande nouveauté. Concernant les
comètes, les ramener à la régularité des phénomènes jusque-là incompréhensibles
rendait en même temps les hypothèses tourbillonnaires de type cartésien très
infirmes. Le vide devient impossible.
Lire la pensée mathématique de Newton ne peut se faire que si nous avons
conscience que sa physique s’accompagne d’une théologie. L’ordre qui règne dans le
système du monde ne peut être que l’œuvre d’un Être tout-puissant et intelligent.
Dieu est substantiellement présent partout et toujours. Nous ne le connaissons que
376
par la structure excellente des choses et par les causes finales. La diversité qui règne
en tout quant au temps et aux lieux ne peut venir que de la volonté et de la sagesse
divines. En d’autres termes, il nous faut concevoir que l’entendement humain n’est
que le reflet infinitésimal de la conscience divine.
Dans l’Opticks, Newton fait même de l’espace infini le sensorium où Dieu perçoit et
comprend toutes choses, qui lui sont immédiatement présentes. L’harmonie du
système du monde est le fait d’une intention délibérée, d’un choix et non du hasard.
Il n’y a aucune cause naturelle qui aurait pu instituer un tel ordre.
L’espace absolu
“ Quant aux termes de temps, d’espace, de lieu et de mouvement, ils sont connu de
tout le monde ; mais il faut remarquer que, pour n’avoir considéré ces quantités que
par leurs relations à des choses sensibles, on est tombé dans plusieurs erreurs. Pour
les éviter, il faut distinguer le temps, l’espace, le lieu et le mouvement en absolus et
relatifs, vrais et apparents, mathématiques et vulgaires. Le mouvement absolu est la
translation des corps d’un lieu absolu en un autre lieu absolu. Le mouvement relatif
est la translation des corps d’un lieu relatif en un autre lieu relatif. Les causes par
lesquelles on peut distinguer le mouvement vrai du mouvement relatif sont les forces
imprimées dans les corps pour leur donner le mouvement ”1.
Newton ajoute, en conformité avec Galilée2, “ le mouvement d’un vrai corps ne peut
être produit ni changé que par les forces imprimées à ce corps même, au lieu que son
mouvement relatif peut être produit et changé sans qu’il éprouve l’action d’aucune
force ”3. Newton, comme le souligne H. Weyl4, n’aurait-il pas rempli en entier son
programme ? En effet, s’il réussi à établir ce qui, du point de vue de la dynamique,
distingue les mouvements de translation uniforme des autres, en revanche, il n’arrive
pas à mettre en évidence ce qui, parmi ces mouvements de translation uniforme, le
repos absolu.
Il en résulte, comme nous allons le voir lors de la lecture des
définitions, que dans la formulation de sa première loi, mouvement uniforme et
repos sont côte à côte, ce comme s’il s’agissait de deux choses différentes. Il en
1
Cf. Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, t. 1, trad. De la Marquise du Châtelet
(1726), éd. Jacques Gabay
2
plus exactement avec le fait qu’il existe des mouvements “ sans cause ”
3
Ibid.
4
Cf. Philosophy of Mathematics and Natural Science
377
découle une seconde loi qui fait des changements un rapport proportionnel à la force
motrice.
Nous allons voir qu’il est intéressant de noter que cet énoncé des lois du mouvement
est immédiatement suivi par un corollaire qui porte sur la composition des
mouvements provoqués par deux forces agissant simultanément sur un même corps.
Si nous nous rappelons que, chez Galilée, c’est précisément la définition cinématique
des mouvements qui permet de penser leur composition, nous comprenons mieux
l’entreprise newtonienne. Il cherche à superposer à la description cinématique de
Galilée une description dynamique qui lui soit compatible. Dit autrement, il cherche
à annuler le décalage entre les deux descriptions du mouvement.
Inertie & quantité de mouvement
Si une telle entreprise s’avère difficile, c’est que le principe cinématique de relativité
est difficile à traduire en termes de causes. Comment penser correctement ces
mouvements pour lesquels nulle force n’est requise : les mouvements de translation
uniforme, que nous désignons sous le nom de “ mouvements inertiels ” ?
L’adjectif “ inertiel ” doit s’entendre selon le double du mot “ inertie ” : résistance au
mouvement d’une part, et, effet par lequel un mouvement se poursuit “ seul ” d’autre
part. L’introduction de l’inertie ou vis insita (force qui réside dans la matière),
procède du souci d’attribuer une cause aux mouvements de translation uniforme
lorsqu’ils sont rapportés à l’espace absolu. Les forces inertielles sont ce par quoi se
manifeste l’emprise de l’espace absolu sur la matière dont sont constituées les choses
qui s’y trouvent placées.
Cette conception de l’inertie revient à affirmer que :
- l’espace a une structure non seulement géométrique, mais également physique ;
- la “ cause ultime ” du mouvement est la matière elle-même.
Dès le début des Principes, Newton définit la matière comme une quantité
mesurable. “ Définition I. La quantité de matière se mesure par la densité et le volum
pris ensemble ”1 Cette masse est le produit de la densité et du volume. La masse,
1
Cf. Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, t. 1, trad. De la Marquise du Châtelet
(1726), éd. Jacques Gabay, p. 1
378
contrairement au poids, est une détermination intrinsèque de la matière qui redonne à
celle-ci une matérialité – la différenciant ainsi de la pure étendue.
“ Définition II. La quantité de mouvement est le produit de la masse par la
vitesse ”1. Cette seconde définition pose le mouvement comme une autre quantité
mesurable et surtout rend cette quantité proportionnelle à la masse du corps qui se
meut et à la vitesse de ce mouvement. La vitesse est considérée comme le rapport de
la distance parcourue par le temps mis à la parcourir.
Qu’est-ce à dire sinon que ces deux premières définitions permettent, comme nous
l’avons vu, la formulation de la loi d’inertie en rapportant le mouvement à une cause,
à une force présente en chaque point matériel ? En effet, avant même de reformuler
la loi d’inertie, Newton définit la force résidant dans la matière et qui lui confère
l’inertie. Or cela découle directement de la définition de la quantité de mouvement à
partir de la quantité de matière : si celle-là varie avec celle-ci, alors l’effort à
produire pour faire avancer ou pour stopper un corps donné dépend aussi de la masse
de celui-ci. En conséquence, en fonction de sa masse, un corps oppose plus ou moins
de résistance à la variation de son état. Nous posons ainsi corrélativement deux types
de forces : celle qu’il faut déployer pour faire varier l’état d’un corps, et celle qui
l’oppose. En même temps, Newton quantifie les forces, et les calcule à partir de la
quantité de mouvement et de celle de la matière.
L’accusation de restaurer des forces occultes ne concerne pas Newton. La force est
une quantité mesurable et elle est simplement le nom que nous pouvons donner à la
quantité d’inertie d’un corps ou ce qu’il faut lui opposer pour contrarier cette inertie.
Ces définitions, accompagnées des lois qui permettront de calculer la vitesse et
l’accélération d’un corps, donnent à la physique une conception de la matière, c’està-dire de son objet. Dans un espace euclidien à trois dimensions se trouvent des
masses ponctuelles, des points matériels auxquels peut être attribuée, en vertu de leur
masse, une quantité de mouvement. La physique doit donc étudier les mouvements et
les interactions de ces points matériels.
1
ibid.
379
Il nous faut alors en venir au cas particulier de la vis impressa ou gravité. De la loi
d’inertie et de sa reformulation à partir de la vis insita se déduit la nécessité de penser
que si un corps lancé vers le ciel retombe et ne poursuit pas un mouvement rectiligne
uniforme vers le ciel, c’est qu’une force agit pour contrarier son mouvement inertiel
et le ramener à terre. Newton avoue que dans Les Principes, il n’étudie cette force
qu’en mathématicien. Il mesure, en effet, comment elle peut se calculer en fonction
de la vitesse et de la masse du corps projeté.
Par contre, dans l’Optique, il va plus loin sur la nature des forces attractives et de la
gravitation en particulier, en faisant l’hypothèse que de telles forces sont
responsables de la cohésion de tous les corps. Newton définit la gravité comme une
loi générale de la nature par laquelle les choses mêmes sont formées. Ce qui n’a rien
à voir avec une force innée ou qualité occulte. Les particules de matière ne sont pas
seulement dotées d’inertie, force passive, elles sont mues et plus encore constituées
par des principes actifs “ tel celui de la gravité ”. Newton pousse, dans cet ouvrage,
plus loin le pouvoir de la gravitation. Il s’approche de la remise en cause de la
différence entre matière et lumière, toutes deux soumises à cette force et emportées
par le mouvement global de métamorphoses que la nature semble pouvoir produire
sous l’effet de la gravitation. Newton en déduit l’idée que les corps les plus petits
doivent leur cohésion à des concentrations d’énergie plus fortes que celles qui
unissent les corps plus importants. L’atomisme moderne naît ici. Il ne s’agit plus de
poser des insécables éternels, mais de progresser dans la connaissance de particules
dont la cohésion est de plus en plus forte. “ Il me semble d’ailleurs que ces particules
n’ont pas seulement une force d’inertie, d’où résultent les lois passives du
mouvement ; mais qu’elles sont mues par certains principes actifs, tels que celui de
la gravité, celui de la fermentation, celui de la cohésion des corps. Je considère ces
principes, non comme des qualités occultes, qui résulteraient de la forme spécifique
des choses ; mais comme des lois générales de la Nature par lesquelles les choses
mêmes sont formées ”1.
1
Cf. Newton, Optique, trad. J-P. Marat (1787), éd. Christian Bourgois, coll. “ Epistémé-Classiques ”, 1989,
question XXXI, p. 325
380
Espace, temps et matière
Comme nous le suggérions un peu plus haut, la solution newtonienne au problème de la
cause du mouvement inertiel ne convient pas. La raison est simple : le concept d’espace
absolu ne peut fonctionner avec le principe de relativité galiléen.
“ Définition I : la quantité de matière se mesure par la densité et le volume pris
ensemble.
L’air devenant d’une densité double est quadruple en quantité, lorsque l’espace est
double, sextuple, si l’espace est triple. On peut en dire autant de la neige et de la
poudre condensées par la liquéfaction ou la compression, aussi bien que dans tous
les corps condensés par quelque cause que ce puisse être.
(…)
Définition II : la quantité de mouvement est le produit de la masse par la vitesse.
Le mouvement local est la somme du mouvement de chacune des parties, (…)
Définition III : la force qui réside dans la matière (vis insita) est le pouvoir qu’elle a
de résister. C’est par cette force que tout corps persévère de lui-même dans son état
actuel de repos ou de mouvement uniforme en ligne.
Définition IV : la force imprimée (vis impressa) est l’action par laquelle l’état du
corps est changé, soit que cet état soit le repos, ou le mouvement uniforme en ligne
droite. ”1
Dans ce début des Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Newton
pose les définitions des principes fondateurs de sa physique. La première définition
explicite un nouveau concept : la masse ou quantité de matière. Newton assigne ainsi
en premier lieu la matière à une quantité physique mesurable. Cette masse est le
produit de la densité et du volume – ce qui ne correspond pas vraiment à une
définition, puisque la densité dépend de la masse. Quoi qu’il en soit, la masse, à la
différence du poids (qui dépend de la force de gravitation), est une détermination
intrinsèque de la matière qui redonne à celle-ci – contrairement à ce qu’affirmait
Descartes – une matérialité qui la différencie de la pure étendue. La seconde
définition pose le mouvement comme une autre quantité mesurable et surtout rend
cette quantité proportionnelle à la masse du corps qui se meut et à la vitesse de ce
1
Cf. Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, t.1, définitions, trad. De la marquise du
Châtelet (1726), légèrement modifiée, éd. Jacques Gabay, p. 1-5
381
mouvement. La vitesse étant le rapport de la distance parcourue par le temps mis à la
parcourir, Newton traite la vitesse comme un vecteur et considère, à l’inverse de
Descartes, que la quantité de mouvement unit donc indissolublement mouvement et
direction.
Ces deux premières définitions vont permettre de formuler la loi d’inertie en
rapportant le mouvement à une cause, à une force présente en chaque point matériel.
En effet, avant même de reformuler la loi d’inertie (dont il fait sa première loi sous la
forme “ tout corps persévère dans l’état de repos ou de mouvement uniforme en
ligne droite dans lequel il se trouve, à moins que quelque force n’agisse sur lui et ne
le contraigne à changer d’état ”), Newton définit la force (vis insista) résidant dans
la matière et qui lui confère l’inertie.
Or cela découle directement de la définition de la quantité de mouvement à partir de
la quantité de matière : si celle-là varie avec celle-ci, alors l’effort à produire pour
faire avancer pou pour stopper un corps donné dépend aussi de la masse de celui-ci.
Autrement dit, en fonction de sa masse, un corps oppose plus ou moins de résistance
à la variation de son état. Nous posons ainsi corrélativement deux types de forces :
celle qu’il faut déployer pour faire varier l’état d’un corps, et celle qu’il oppose. Et se
Newton se donne en même temps la possibilité de quantifier ces forces, de les
calculer à partir de la quantité de mouvement et de celle de la matière. Dès lors,
l’accusation de restaurer des forces occultes ne touche guère Newton : la force est
une quantité mesurable et elle est simplement le nom que nous pouvons donner à la
quantité d’inertie d’un corps ou de ce qu’il faut lui opposer pour contrarier cette
inertie (vis impressa).
Ces définitions, accompagnées des lois qui permettront de calculer la vitesse et
l’accélération d’un corps, donnent à la physique une conception de la matière, c’està-dire de son objet – qu’elle conservera jusqu’à Farraday, Maxwell et Einstein1. Dans
un espace euclidien à trois dimensions se trouvent des masses ponctuelles, des points
matériels (les corps étant des agrégats de masses ponctuelles) auxquels peut être
attribuée, en vertu de leur masse, une quantité de mouvement.
1
Voir notamment, Einstein & Infeld, L’évolution des idées en physique, éd. GF-Flammarion, Paris, 1983, p.
228-230 sur le rapport entre la matière et l’énergie. Où ils émettent l’idée que si l’énergie émise par un corps
correspond à une diminution de sa masse, c’est donc que la matière et l’énergie sont convertibles. Il n’y a donc
plus lieu de conserver une différence de nature entre matière et énergie.
382
Regardons d’un peu plus près ce cas particulier de vis impressa qu’est la gravité. De
la loi d’inertie et de sa reformulation à partir de la vis insita se déduit la nécessité de
penser que si un corps lancé vers le ciel retombe et ne poursuit pas un mouvement
rectiligne uniforme vers le ciel, c’est qu’une force agit pour contrarier son
mouvement inertiel et le ramener à terre. Newton avoue, dans les Principes
mathématiques de la philosophie naturelle, ne pas donner la cause physique de cette
force “ centripète ” et ne l’étudier qu’en mathématicien. Il mesure, en effet, comment
elle peut se calculer en fonction de la vitesse et de la masse du corps projeté.
Dans la question XXXI de l’Optique1, Newton va plus loin sur la nature des forces
attractives et de la gravitation en particulier, en faisant l’hypothèse que de telles
forces sont responsables de la cohésion de tous les corps.
“ Les petites particules des corps n’ont-elles pas certaines propriétés, non seulement
au moyen desquelles elles agissent, à certaine distance sur les rayons de lumière
pour les réfléchir, les rompre, et les fléchir ; mais au moyen desquelles ces particules
agissent les unes sur les autres par des attractions de gravité, de magnétisme,
d’électricité ?
(…) Les plus petites particules de matière peuvent être unies par les plus fortes
attractions, et composer des particules moins petites, dont la force attractive sera
moins considérable ; celles-ci peuvent s’unir à leur tour, et composer de plus grosses
particules, dont la force attractive sera moins considérable encore : ainsi de suite,
jusqu’à ce que la progression finisse par les plus grosses particules dont dépendent
les phénomènes chimiques et les couleurs matérielles. De l’agrégation de ces
particules résultent les différents corps. ”2
Newton définit la gravité comme une loi générale de la nature par laquelle les choses
mêmes sont formées – ce qui n’a d’ailleurs rien à voir avec une force innée ou une
qualité occulte –. Les particules de matière ne sont pas seulement dotées d’une
inertie, force passive, elles sont mues et plus encore constituées par des principes
actifs “ tel celui de la gravité ”. L’audace de ce texte est frappante. Newton y pousse
si loin le pouvoir de gravitation qu’il s’approche de la remise en cause de la
différence entre matière et lumière, toutes deux soumises à cette force et emportées
1
Cf. Newton, L’Optique, trad. J.-P. Marat (1787), Christian Bourgois, Epistémé-Classiques, 1989, question
XXXI, p. 323-335
2
Cf. ibid.
383
par le mouvement global de métamorphoses que la nature semble pouvoir produire
sous l’effet de la gravitation. Newton en déduit l’idée que les plus petits doivent leur
cohésion à des concentrations d’énergie plus fortes que celles qui unissent les corps
plus importants. L’atomisme moderne naît ainsi : il ne s’agit plus de poser des
insécables éternels, mais de progresser dans la connaissance de particules dont la
cohésion est de plus en plus forte – sans présupposer que cette décomposition ait une
limite.
En conséquence, nous voyons que la ligne de démarcation ne passe pas entre le repos
et le mouvement, mais elle se situe entre les mouvements de translation uniforme et
les mouvements accélérés. L’inertie ne peut pas être considérée comme un effet de
l’espace absolu sur les choses, puisque celui-ci n’est qu’une chimère.
Comme le souligne Einstein, l’espace newtonien n’est pas satisfaisant pour deux
raisons :
o il n’est investi d’aucune réalité comparable à celle dont jouit la matière.
o Il détermine le comportement des objets réels, mais n’est d’aucune façon
affectée par ces mêmes objets. C’est là le point le plus important. La solution
du problème de l’équivalence dynamique des mouvements inertiels et du
repos nécessite la reconnaissance préalable du fait que la structure inertielle
de l’espace, parce qu’elle est réelle, implique non seulement qu’elle agisse
sur les objets, mais aussi qu’elle soit agie, affectée par eux (c’est même en
cela et à ce prix qu’elle est réelle).
Nous pourrions ici montrer comment Einstein, cherchant à expliquer l’égalité entre la
“ masse inertielle ” et la “ masse gravitationnelle ”, a réussi à démontrer que l’espace,
loin d’être cette structure rigide et indifférence aux choses que représentait l’espace
absolu de Newton, est en réalité déterminé par les masses qui s’y trouvent placées.
Cependant ce serait nous écarter de l’épistémologie du mouvement née de la
question sur le statut des qualités. Même si les suites scientifiques historiques qui
suivirent les théories newtoniennes sont sans contexte remarquables avec la
découverte de la relativité, de l’espace-temps. Il nous faut aller plus en avant et
mettre en évidence que les qualités occultes que Newton rejette sont le fondement
même de sa théorie du mouvement et du calcul des fluxions. C’est ce que nous allons
voir en nous attardant sur les grandes oppositions philosophiques à Newton.
384
4- L’opposition philosophique
Avec Leibniz
S’il est juste historiquement de considérer Newton comme l’un des premiers
fondateurs du calcul infinitésimal en tant que corps de doctrine unissant les principes
élémentaires des calculs différentiel et intégral, il est également juste de voir en
Leibniz un autre créateur indépendant et postérieur.
La “ querelle ” qui les oppose sur les utilisations des calculs, mais aussi et surtout sur
leur écriture contribue à séparer les mathématiciens du XVIII° siècle en deux camps.
D’une part, nous avons les Britanniques disciples de Newton, qui s’efforcent de
diffuser et perfectionner le calcul des fluxions ; d’autre part, les admirateurs de
Leibniz qui développent son calcul grâce à ses principes et à sa notation toute
particulière.
Même si cette séparation n’est pas absolue, il en résulte une stérilisation partielle de
la production mathématique britannique à partir du milieu du XVIII° siècle. À tel
point que l’introduction, vers 1820, du symbolisme leibnizien en Angleterre apparaît
comme une véritable révolution. Il aussi important de noter que les mathématiciens
britanniques étaient soumis aux critiques philosophiques rigoureuses de Berkeley, ce
qui induit dans leurs œuvres une présentation d’une grande logique et d’une grande
rigueur.
Dans tous les cas, si Newton et Leibniz s’opposent quant aux symbolismes de leur
théorie, il n’en demeure pas moins vrai qu’elles se rejoignent dans le traitement des
équations différentielles. Il y a donc moins entre ces deux écoles une opposition
qu’une émulsion. Ce qui n’est absolument pas le cas, comme nous allons le voir,
avec le système cartésien.
Avec Descartes
Tout au long de son œuvre, Newton prend grand soin pour réfuter les thèses
cartésiennes. Ainsi il démontre (si nous supposons que les planètes sont transportées
par des tourbillons) l’impossibilité de retrouver quantitativement la troisième loi de
Kepler. “ Il est certain que les planètes ne sont point transportées par des tourbillons
385
de matière… L’hypothèse des tourbillons répugne à tous les phénomènes
astronomiques et paraît plus propre à les troubler qu’à les expliquer. Mais on peut
comprendre par ce qui a été dit dans le premier livre comment ces mouvements
peuvent s’exécuter sans tourbillons dans des espaces libres. Et cela sera encore
mieux expliqué dans le troisième livre ”1.
C’est surtout dans l’Optique, que Newton démonte les théories cartésiennes du
mouvement. Sa première critique s’adresse à la plénitude de Descartes. La physique
newtonienne a besoin du vide. “ Pour rendre compte des mouvements réguliers et
permanents des planètes et des comètes, il est nécessaire de vider les cieux de toute
matière, sauf peut-être de quelques vapeurs très rares, effluves s’élevant des
atmosphères de la Terre, des planètes et des comètes, et d’un milieu éthéré
excessivement rare… Un fluide dense ne peut servir à rien pour expliquer les
phénomènes de la Nature… Un tel milieu ne peut servir qu’à perturber et retarder le
mouvement des grands corps et à faire languir le cadre de la Nature ; et dans les
pores que présentent le corps il ne peut servir qu’à arrêter les vibrations de leurs
parties, dans lesquelles consistent leur chaleur et leur activité. Et comme il ne sert à
rien, et entrave les opérations de la nature et ne peut qu’affaiblir celle-ci, il n’y a
aucune preuve de son existence et par conséquent on doit le rejeter ”2. Un peu plus
loin, il cherche à réfuter la conservation du mouvement au sens cartésien.
Aussi solide soit la mécanique newtonienne, il maintient, avec Descartes, que le
monde n’a pu sortir du chaos initial sous le seul effet des lois de la nature, et, il
admet qu’il puisse continuer pendant des siècles conformément à ces lois.
Loin d’ignorer la condamnation des qualités occultes par les cartésiens, il pose
l’affirmation que les attractions (telles qu’il les entend dans son système) sont des
qualités “ manifestes ”. “ Je ne considère pas comme des qualités occultes supposées
résultant de la forme spécifique des choses, mais comme des lois générales de la
Nature, par laquelle les choses elles-mêmes sont formées : leur vérité nous apparaît
par les phénomènes, quoique leurs causes n’aient pas encore été découvertes. Car
ces principes sont des qualités manifestes, et leurs causes seulement sont occultes ”3.
1
Cf. Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, L. II, trad. De la Marquise du Châtelet
(1726), éd. Jacques Gabay,
2
Cf. Newton, Optique, trad. J-P. Marat (1787), éd. Christian Bourgois, coll. “ Epistémé-Classiques ”, 1989, p.
125
3
Cf. Ibid.
386
Pour conclure
Malgré de telles oppositions à Descartes, il ne nous faut pas oublier que pour Newton
après avoir mis en doute l’existence d’un espace absolu, lui accorde une réalité
indiscutable. Même si ce retournement peut nous sembler obscur, il ne faut pas
perdre de vue ce que nous avions souligné au début de notre lecture des Principia,
c’est que pour Newton, l’espace est le sensorium de Dieu, ou son esprit, et que c’est
en lui que nous vivons. Cela explique que nous puissions comprendre les lois de
l’univers par la pensée et les mathématiques, alors que l’œil et les autres sens nous
sont nécessaires pour transférer les faits depuis le monde jusqu’à notre esprit.
À la question 12 de l’Optique, il écrit “ parce que ce sont les corps denses qui
conservent la chaleur le plus longtemps, les vibrations de leurs composants sont de
nature durable, et peuvent donc se propager au long de fibres solides de matière
dense uniforme pour transporter au cerveau les impressions résultant de tous les
organes des sens ”1.
“ Divers types de rayons ne provoquent-ils pas des vibrations de grandeur différente,
qui, en fonction de cette grandeur, entraînent les sensations de plusieurs couleurs, de
manière analogue aux vibrations de l’air, qui, selon leurs différentes grandeurs,
amènent aux sensations de plusieurs sons ? ”2. En arrivant à l’esthétique des
couleurs et des sons, il écrit : “ l’harmonie ou la discordance des couleurs ne
pourrait-elle provenir des proportions entre les vibrations se propageant par les
fibres des nerfs optiques vers le cerveau, de même que l’harmonie ou la discordance
des sons provient des proportions des vibrations de l’air ? Car certaines couleurs,
lorsqu’on les voit ensemble, s’accordent l’une à l’autre, comme le doré et l’indigo,
tandis que d’autre se heurte ”3. Bien que soutenant une explication vibratoire de la
conduction nerveuse, Newton défend une théorie corpusculaire de la lumière. Il se
rend néanmoins bien compte que ce n’était pas très satisfaisant4.
“ Il me semble probable qu’au Commencement, Dieu créa la matière comme
constituée de particules solides, massives, dures, impénétrables et mouvantes, de
telle sorte que leur taille et leur forme, leurs autres propriétés et leur proportion à
l’espace ont pour l’essentiel conduit à la fin pour laquelle il les avait formées (…). Il
m’apparaît en outre que, cependant, ces particules n’ont pas seulement une vis
inertiae, accompagnée par les lois passives du mouvement, telles qu’elles résultent
1
Cf. Newton, Optique, Question XII, trad. J-P. Marat (1787), éd. Christian Bourgois, coll. “ EpistéméClassiques ”, 1989
2
Ibid, Question XIII
3
Ibid, Question XIV
4
Voir notamment la longue discussion sur la double réfraction par le feldspath, lors des questions 28 et 29
387
naturellement de cette force, mais qu’elles sont aussi mues par certains principes
actifs, comme celui de la gravité, et ceux qui entraînent la fermentation, et la
cohésion des corps. Je considère ces principes, non pas comme des qualités occultes,
supposées résulter de la forme spécifique de la chose, mais comme des lois générales
de la nature, par lesquelles les choses elles-mêmes sont formées. Leur réalité nous
apparaît dans les phénomènes, même si leurs causes n’ont pas encore été
découvertes. Car ce sont des qualités manifestes, dont seules les causes sont
occultes, non aux qualités manifestes, mais seulement aux qualités qu’ils supposent
reposer dissimulées dans les corps, et être la cause inconnue des effets manifestes…
Nous dire que chaque espèce de chose est pourvue d’une qualité spécifique occulte
la faisant agir et produire des effets manifestes, c’est ne rien nous dire (…). À
présent, par la vertu de ces principes (ou loi naturelle), toutes les choses matérielles
semblent avoir été composées à partir des particules dures et solides dont nous
avons parlé, et associés diversement dans la Création originelle par la volonté d’un
agent intelligent. Car il advint que ce fut lui qui les créa et les ordonna. Et s’il agit
ainsi, il n’est philosophiquement pas de sens à rechercher une autre origine au
monde, ou à prétendre qu’il aurait pu émerger du Chaos du seul fait des lois de la
nature, bien qu’une fois créé, il se puisse poursuivre pour bien des âges par ces
lois ”1.
Newton renonce ici à considérer ces mécanismes de la nature comme des
descriptions totales – d’abord pour l’univers astronomique, puis pour les animaux.
Ayant posé ces principes dans l’optique, il en vient dans les Principia à s’interroger
sur les forces des organismes vivant. Les sens n’ont pas pour objectif d’aider l’âme à
percevoir les espèces des choses. Non ils ont comme mission de les transporter du
sensorium dans lequel nous trouvons vers notre cerveau. Nous vivons dans l’espace
de l’esprit de Dieu. Newton poursuit en affirmant que Dieu pourrait créer des
particules de diverses sortes, et pourrait modifier les lois de la nature, ou bien encore
faire fonctionner des lois différentes en plusieurs endroits de l’univers – puisque
toutes les lois sont les idées de Dieu.
Concernant les couleurs, comme nous l’avons vu, Newton pose que toutes les
couleurs sont contenues dans la lumière blanche, et peuvent être séparées par
réfraction. Certes, il ne découvre pas le spectre, mais il en perçoit la signification. Il
montre aussi comment les couleurs peuvent être composées comme mélanges, en
faisant tourner un disque aux segments colorés, dont il est possible de faire varier les
aires relatives pour contrôler le mélange.
De tels travaux sur les couleurs touchent à l’expérimentation psychologique. Il décrit
la persistance visuelle en remarquant la trace lumineuse laissée par un charbon ardent
tournoyant dans le noir – il l’explique par comparaison avec la disparition de rides
1
Cf. Newton, Optique, trad. J-P. Marat (1787), éd. Christian Bourgois, coll. “ Epistémé-Classiques ”, 1989
388
dans l’eau. Newton discute aussi la question des images résiduelles. Il y est amené
après avoir observé le soleil, ce qui lui laissa pendant plusieurs jours une image
résiduelle. Il remarque alors que ces images résiduelles sont transférées d’un œil à
l’autre. Il en conclut alors que leur origine devait être dans le cerveau, et non dans
l’œil stimulé. Cependant, nous savons depuis qu’un tel argument n’est pas valable,
car l’œil stimulé continue d’envoyer des signaux. Il est, de plus, impossible de dire
de quel œil proviennent les signaux – ce bien que les deux eux soient connus des
mécanismes stéréoscopiques de la vision.
Ce passage par la pensée de Newton nous montre que pour assurer le va-et-vient
entre la théorie et l’expérience, il n’est pas nécessaire de supposer que nous avons
pour guide une Raison infaillible, aux principes irréformables, telle qu’elle est
invoquée par la tradition rationaliste depuis l’antiquité. Il suffit que la rationalité du
jugement puisse expliciter ses propres conditions à mesure des questions que nous
sommes capables de nous poser. Sous prétexte que la raison ne saurait être maîtresse
d’erreur, les Anciens lui attribuaient une perfection immuable. Or, ce qui se dégage
peu à peu de la tradition empiriste, c’est l’idée d’une raison faillible, autocorrective,
autonome en ce sens qu’elle est douée d’une capacité de réflexion critique
prolongeant les mécanismes autorégulateurs de l’activité vivante.
L’empirisme du XIX° siècle est souvent prisonnier du psychologisme. Vers 1930, un
changement décisif consiste à abandonner le phénoménalisme, c’est-à-dire la thèse
selon laquelle les phénomènes immédiatement donnés comme qualités sensorielles
(sense data) seraient le fondement le plus certain de la connaissance. Au XIX° siècle,
empiristes et rationalistes admettent la priorité épistémologique du phénomène – ils
s’opposent sur la manière de construire le savoir objectif. Dans la tradition kantienne,
les conditions de possibilité de l’expérience objective sont déterminées par des
principes synthétiques a priori, formant le système des catégories. C’est la totalité
complète du système qui établit sa nécessité ou sa finalité interne (la conception
transcendantale de la nécessité est une conception téléologique). D’un autre côté, la
conception empiriste la plus influente est celle de Ernst Mach, qui tente de construire
l’objet physique à partir d’une analyse psychologique des sensations.
389
Avec Newton, nous posons les lois mathématiques de la nature s’appliquent à
l’espace plutôt qu’aux objets. S’il en était autrement, les objets inanimés, comme les
planètes, seraient alors dirigés par leurs propres qualités, sans qu’une loi universelle
s’applique à tous les types d’objets. Et, ce passage par la conception du mouvement
chez Newton nous ouvre les portes de la compréhension de l’épistémologie du
mouvement ainsi que de l’histoire la rationalité. Le lien entre l’esprit et la matière se
pose différemment. Mais si nous dressons une brève histoire de la mécanique,
arrivons-nous à rendre compte par son biais de la matière vivante ? Le principe de
vie peut-il se réduire à une simple explication mécaniste ?
C) La dynamique une explication du mouvement ?
1- De Galilée à Newton
Comme nous l’avons vu, c’est incontestablement le discours concernant les deux
sciences nouvelles de Galilée, qui inaugure la voie de la mécanique moderne. Si le
titre même mentionne une dualité c’est en vue d’apporter une véritable modernité,
pour ne pas dire une véritable science.
La première des sciences nouvelles que Galilée veut aborder est radicalement
nouvelle : elle concerne la résistance des matériaux. Loin de s’identifier avec la
statique, elle part de l’ensemble des “ mécaniques ” unifié autour du levier par la
notion de moment. Son objectif est le perfectionnement en fonction d’une
observation – par exemple : la similitude entre deux machines n’entraînent pas
nécessairement un fonctionnement identique ou leur similitude mécanique. A cette
prise de conscience il s’agit d’adjoindre les moyens que la réflexion sur la structure
de la matière et sur sa résistance permet de mathématiser. Comme nous l’avons
souligné, une telle problématique dépasse tellement le cadre de son époque qu’elle ne
sera pas perçue et les résultats schématiques sont insatisfaisants. Mais de cette
première science, il nous faut retenir l’extraordinaire emboîtement des problèmes
mathématiques et physiques auquel elle donne lieu, l’analyse de l’infiniment petit.
Galilée (comme Descartes) s’étonne de cette “ colle ” qu’il faut ajouter au vide pour
rendre compte de la cohésion des corps.
390
C’est donc, comme nous l’avons vu, la seconde science qui est ou fait le véritable
succès de l’ouvrage. Elle concerne le mouvement des corps pesants et l’organise en
une doctrine remarquable.
Pour la première fois, le matériel mental nécessaire à l’étude du mouvement est
l’objet d’un examen préalable et des définitions précises permettent de savoir ce qu’il
faut entendre par mouvement uniforme et par mouvement uniformément accéléré. Il
ne s’agit encore que de mouvements rectilignes, mais la notion de vitesse émerge de
l’informe qualitatif où elle était enfermée. Cette démarche, qui consiste à n’aborder
le problème physique du mouvement des corps pesants qu’après avoir esquissé un
outil mathématique adéquat, est une grande nouveauté.
Sans doute l’abstraction nécessaire à l’élaboration des principes est limité puisque
Galilée ne parvient pas à concevoir un corps physique sans sa pesanteur et la
distinction des points de vue cinématique et dynamique n’est pas évidente.
Cependant les propositions galiléennes sont essentielles et marquent une étape dans
la compréhension des phénomènes.
Tous les corps ont le même mouvement de chute et les différences observées ne
tiennent qu’à la résistance de l’air. Ce mouvement commun à tous les corps est
uniformément accéléré et quelle que soit la nature de la pesanteur son action se
manifeste par une accélération constante. La chute oblique sur un plan incliné
possède les mêmes propriétés mais on accélération diminue avec l’inclinaison. Sur le
plan horizontal, le mouvement est uniforme. Lorsque le mobile arrive au bord de ce
plan horizontal, son mouvement uniforme se compose avec celui de la chute et donne
une trajectoire parabolique. L’accélération sur le plan incliné se relie à celle de la
chute verticale par la condition que la vitesse acquise à partir du repos est la même
dans l’un et l’autre cas pour une même hauteur de chute.
Cette dernière théorie règle la question de la loi d’équilibre sur le plan incliné, et,
permet de parvenir à l’étude de l’oscillation du pendule. Trente ans plus tard,
Huygens met en pratique ces théories – en construisant la première horloge et donne
la première évaluation de l’accélération de la pesanteur. Bien que nous ne l’ayons
que suggéré au cours de ce chapitre, Galilée partage avec d’autres la composition des
mouvements.
391
En effet, l’idée que des mouvements peuvent se combiner sans se gêner l’un l’autre
est soutenue par d’autres penseurs. Par exemple, Descartes l’applique au modèle
balistique, qu’il élabore dans la Dioptrique pour l’explication de la réfraction. À ces
deux auteurs nous pourrions ajouter les cours de Roberval. Les mécanismes qui
mettent en œuvre les mécanismes se développent et Descartes fait une catégorie à
part pour les courbes qu’il appelle “ mécaniques ”. La cycloïde, combinaison du
mouvement rectiligne du mouvement et du mouvement circulaire, n’en est qu’à ses
débuts. Il nous aurait fallu dans la continuité évoquer les théories de Pascal – et la
construction de sa machine arithmétique.
Cependant cette idée de composition n’a en définitive la fécondité que l’époque lui
attribue que parce qu’elle recouvre une confusion. Dans la mesure où la distinction
entre le cinématique et la dynamique reste informe, la composition des forces où l’on
voit la statique trouver son unité semble n’être qu’une autre expression de la
composition des mouvements, c’est-à-dire des vitesses.
Il faut du temps pour distinguer la force de la vitesse, dégager la définition de la
force, établir la question des chocs et des chutes des corps. C’est d’abord Descartes
qui ouvre les recherches mais c’est à Huygens que revient la solution quelque vingt
ans plus tard, dans le même temps où Newton découvre lui aussi l’accélération
centrale du mouvement circulaire et traduit les lois de Kepler en termes dynamiques.
Comme nous l’avons si le nom de Newton est le pendant de celui de Galilée, pour le
XVII° siècle, c’est en raison des Principia. D’emblée, les Principia se présentent
comme une charte complète de la mécanique enfin unifiée par une notion précise de
la force. À l’entrée de l’édifice logique, le principe d’inertie que Galilée et Descartes
n’ont qu’effleurer. Le mouvement de tout point matériel isolé est rectiligne et
uniforme. C’est à partir de ce principe que la notion de la force s’introduit : tout écart
par rapport au mouvement rectiligne et uniforme est significatif d’une force.
Ce sont là les éléments fondamentaux de la mécanique future, éléments à partir
desquels Newton peut calculer que la force, cordonnée à l’accélération, est dans le
cas des planètes une attraction inversement proportionnelle au carré de la distance.
Le titre des Principes est ainsi justifié. Des principes mathématiques lui ont en effet
permis de découvrir une loi dont l’existence dans les cieux suggère l’universalité
dans la nature entière.
392
La force newtonienne, candidate à l’explication générale des phénomènes naturels,
devait, pour ce faire, prendre la livrée des notions premières. Ce qui n’est pas sans
soulever des difficultés, à travers lesquelles les autres notions de la force,
apparentées à ce qui a pris au XIX° siècle le nom d’énergie, sortiront de l’éclipse à
laquelle elles avaient été condamnées.
Par cette épistémologie de la mécanique, nous avons mis en évidence que la
mécanique a permis de soumettre à l’épreuve du processus mental de l’abstraction
les données sensibles. Mais ce processus est-il complet ? Est-ce, pour nous, le seul
moyen de rendre compte du réel ? N’est-il pas infirme sans la conscience d’une
double relativité : celle des dimensions de l’objet et celle du système où cet objet est
placé et considéré ? Ne faut-il pas, comme Husserl, considéré que cette
rationalisation du sensible indique une crise fondamentale de la pensée européenne ?
La modernité ne serait-elle qu’une crise, une hyper-rationalisation ?
2- La crise des sciences européennes ?
“ Dès Galilée commence la substitution d’une nature idéalisée à la nature pré-scientifique
donnée dans l’intuition. Là est la raison pour laquelle tout retour réflexif – qu’il soit
d’occasion, ou qu’il soit “ philosophique ” -, qu’il veut remonter du travail méthodique à
son sens propre, s’arrête toujours à la nature idéalisée sans que la réflexion soit reconduite
radicalement jusqu’au but ultime que devait servir, à son commencement, la nouvelle
science de la nature, avec la géométrie qui en est inséparable, dans sa croissance sur le sol
de la vie pré-scientifique avec son monde ambiant, but qui pourtant devait lui-même se
trouver dans cette vie être lié au monde qui est celui de la vie.
(…) Toute connaissance de lois ne pouvait être que la connaissance des anticipations (à
saisir dans leur égalité) portant sur le déroulement de phénomènes-d’expérience réels ou
possibles, anticipations qui ébauchent pour le chercheur grâce à l’élargissement de
l’expérience que produisent les observations et les expérimentations en pénétrant
systématiquement les horizons inconnus, et qui ainsi se consolident sous la forme
d’induction ”1.
Comment comprendre cette lecture de l’histoire des sciences par Husserl ? Plus nous
creusons, plus nous cherchons à connaître, à analyser notre rapport au monde, plus
nous découvrons que nous avons commencé par construire intellectuellement.
Comme le souligne Kant “ la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même
1
Cf. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, tard. G. Granel, éd.
Gallimard, pp. 57-58
393
d’après ces propres plans ”1. L’objet n’est pas une donnée extérieure à la
conscience, que celle-ci se contenterait de recevoir et d’enregistrer, c’est un produit.
Il est le produit d’une activité synthétique, à la fois sensible et rationnelle, qui opère
sur la diversité des matières et des impressions, pour constituer des objets unifiés,
participant les uns avec les autres à l’unité d’une même “ nature ”. Mais pouvonsnous après avoir dresser une topologie des qualités et une épistémologie du
mouvement, nous satisfaire pleinement de la conception kantienne ?
C’est un des objectifs de Husserl, comme nous l’avons souligné dans le chapitre
précédent que de soumettre les théories kantiennes à une critique rigoureuse afin de
fonder sa “ phénoménologie ”.
Nous sommes face à deux sortes de difficultés lorsque nous nous attardons sur les
théories de Kant. D’une part, si nous admettons avec lui que les formes subjectives
sont aussi des formes objectives, il reste à déterminer leur nature. Kant n’accorderaitil pas une place trop importante aux catégories et aux fonctions de l’entendement ?
N’existerait-il pas d’autres visées possibles que les opérations rationnelles ?
D’autre part, cette nature sur laquelle l’entendement légifère est-elle toute la nature ?
Entre les “ phénomènes ” d’une part, rationnellement constitués et objectivement
connaissables, et d’autre part les “ choses en soi ” absolument inconnaissables, n’y at-il pas une place pour d’autres expériences, dont l’objectivité serait moindre mais
l’effectivité tout aussi grande ?
Kant s’opposant à Leibniz, lui reproche de négliger la différence entre la sensibilité
et l’entendement – et de ne voir dans la sensibilité qu’une forme vague de la
conception. Cependant il a aussi entériné, comme allant de soi, une compréhension
objective de la réalité, qui découle d’un point de vue très particulier (comme nous
venons de le mettre en évidence dans cette partie) : celui de la physique moderne.
Les “ phénomènes ” kantiens, et la “ nature ” qui en constitue le système, expriment
ce point de vue, dont le geste fondamental consiste dans la géométrisation de
l’espace “ naturel ”. Husserl nous propose d’entrevoir ici cette géométrisation
comme une “ substitution ”.
1
Cf. Kant, Critique de la raison pure, Introduction.
394
Qu’elle soit scientifiquement motivée, il n’en demeure pas moins vrai que cette
substitution produit un déplacement très important. La perception vécue des choses
et de soi a d’autres modalités et d’autres dimensions que celles que nous retenons
dans une approche “ objective ”, c’est-à-dire mathématisée.
Comment cette substitution s’est-elle opérée ? Husserl s’intéresse de près à Galilée et
met en évidence un ou le sens caché (ou du moins inaperçu) des choix effectués par
Galilée. Mais ce qu’il remet en question c’est la réalité de la nature et du naturel.
Nous ne vivons pas d’abord dans le monde de l’objectivité et de la quantité. Peut-être
n’y a-t-il pas, en effet, pour celui qui “ se contente de vivre sa vie ”, de véritables
“ faits ”. Les “ faits ” galiléens, comme nous les avons lus, n’existent que transcrits,
instruits, produits, même sous le contrôle de la pensée “ savante ”. La perception
“ naturelle ” est-elle pour autant à ranger du côté des approximations naïves ? Seraitelle aussi, quoique d’une autre manière, éclairante et fondatrice ? Nous travaillons,
par la multiplication des instruments et des discours, à lui substituer une vision plus
précise, et plus “ adéquate ”. C’est ainsi que nous nous rapprochons de la nature, que
nous parvenons à connaître et à comprendre ce qui d’abord nous échappait. Mais
c’est aussi peut-être là que nous nous en éloignons, nous la perdons de vue. Le
devenir objectif des choses et des êtres les arrache à leur existence primordiale. Ce
sont deux mondes qui s’ouvrent alors. Et la “ nature ” se tient dans ce clivage, cet
entre-deux.
La question que nous pourrions poser ici, à Husserl, c’est de savoir quelle place tient
la religion dans la rationalisation du monde. En effet, l’écriture mathématique ne
peut-elle pas se comprendre comme une échappatoire à l’écriture sainte ? Ne permetelle pas justement d’apporter une autre vision nouvelle du monde ?
À chaque fois, cependant, l’ordre du divin est là comme support de toute théorie.
Même Newton fait de l’espace le sensorium divin, nous sommes en lui, la
compréhension du monde et de ses lois est ainsi rendue possible. Descartes, Leibniz,
Newton, moins Galilée, mais tous se réfèrent à Dieu, support de tout espace
géométrique. Serait-ce la crainte du pouvoir religieux qui pousse à une
rationalisation “ divine ” du monde ? La substitution dont parle Husserl ne serait-elle
pas plutôt celle de l’écriture mathématique aux saintes écritures ? Cette substitution
395
ne serait-elle pas celle qui ouvre la voie de l’émancipation des sciences et même des
savoirs ?
Cette question est très intéressante et demanderait de travailler la lecture de tous les
textes selon l’angle de l’histoire du pouvoir religieux. Mais il est évident que la
question du statut des qualités dépend aussi (mais indirectement) de la présence de la
religion et de son lien avec le savoir. La crainte du Saint-Office pousse, comme nous
l’avons vu, d’une certaine manière, Galilée à concevoir les qualités comme
“ occultes ”. Tous les cartésiens les placent refusent l’existence des qualités
secondes. Seul Newton les “ sauve ” en les déclarant “ manifestes ”.
Au travers de cette épistémologie “ moderne ” de la dynamique, nous venons de
mettre en évidence les relations intrinsèques entre physique, mathématique et
philosophie (que nous pourrions qualifier de philosophie de l’esprit). Leurs liens
sont, pour ainsi dire, ouverts et réciproques. Ouverts, parce que le développement des
sciences physiques et mathématiques engagent une définition de notre rapport au
monde (et donc de l’esprit) sans cesse retravaillé. Et inversement la définition du
sensible ne cesse de poser les questions du renouvellement des sciences, et des
théories mécaniques. Et même aujourd’hui, ce lien persiste. Mais avec la
spécialisation des sciences, sa situation est plus précise. Aujourd’hui cette réciprocité
(ou lien) existe entre la physique quantique et la philosophie de l’esprit. L’autre
différence essentielle est que rare sont les philosophes aujourd’hui qui soient de
“ purs ” physiciens. Il y a donc un débat entre spécialistes. Les uns faisant appellent
aux théories des autres. Ce qui n’est pas le cas avec les auteurs que nous venons
d’étudier qui sont à la fois philosophe, mathématicien, physicien, etc.
Les “ qualités ” philosophiques sont désormais indentifiables à des “ quantités ”
physiques. Mais cette représentation rend-elle compte du réel ? Eloignée du sens
commun, elle nous permet de concevoir un monde saisissable objectivement.
Cependant, ne nous faut-il pas davantage évoquer une autre vision du monde ? Ou
bien une coexistence entre des conceptions ?
Le principal test d'
une telle conception consiste à montrer que certaines
caractéristiques jugées mystérieuses de la mécanique sont considérablement
clarifiées pour peu que nous substituons à la conception de la théorie physique
396
comme description désengagée du monde, celle qui en fait un compte-rendu prédictif
des engagements possibles dans le monde. Ne devrions-nous pas comme l’envisage
C. S. Peirce concevoir une « convergence réflexive » ?
Il convient maintenant de nous interroger sur l’émergence d’une nouvelle conception
de la dynamique, basée sur une vision moins mécaniste du corps. Et de voir si une
telle position ne pourrait pas nous conduire à établir une “ science qualitative
nouvelle ”, objectif que nous nous sommes fixés au cours de ce mémoire. Nous
rendrons ainsi essentiel toute convergence réflexive, c’est que nous développerons au
cours du dernier chapitre. Le passage sur cette nouvelle physique nous permet de
constater qu'
en plus de l'
accroissement des aptitudes technologiques qu'
ils
entraînent, les progrès de la physique tendent à nous révéler de mieux en
mieux (à travers la structure des formalismes) les normes régissant nos
propres activités d'
exploration expérimentale.
! '
%
Poser une nouvelle conception de la dynamique, hors de la mécanique est-ce
possible ? Pour rendre cela envisageable, il nous faut en changer au moins un des
paramètres. La clef se trouve dans la manière de concevoir le temps.
Comprendre le temps comme une durée, cela influence-t-il notre système de
connaissance ? Nous allons poser le temps comme une pure durée. Il ne sera plus la
mesure. Il ne sera donc plus quantifiable. Devient-il pour autant pure qualité ?
Dans un premier temps, avec Bergson, nous allons nous enraciner dans l’expérience
vécue du temps, c’est-à-dire de la durée. Le temps est un flux continu, un devenir
irréversible, spontané, non répétitif, imprévisible, créatif, c’est un élan vital. Toutes
caractéristiques qui ne se réduisent pas à celles de l’espace.
Ce qu’il décrit ainsi est une donnée immédiate de la conscience, (la durée pure)
puisqu’il ne tient compte d’aucune donnée, aucune catégorie déterminée d’avance.
Nous allons ainsi suivre, par étapes, l’élaboration du système cognitif bergsonien.
Notre conscience coïncide avec ce que nous percevons. La durée est une présence du
temps à la conscience, comme si le sujet (le moi profond) coïncidait avec l’objet (le
397
temps qui dure).
Bergson nomme " intuition " cet acte qui permet de saisir
« comme » de l’intérieur le temps comme durée. Or, cela est tout à fait conforme au
sens commun, et parfaitement à l’opposé de ce que nous présentent la science et la
philosophie. Nous nous demanderons quelles sont les conséquences de ce retour au
sens commun dans l’histoire de la philosophie et surtout ce que cela induit dans la
considération du statut des qualités.
Dans un second moment, nous interrogerons les conceptions de Merleau-Ponty.
Avec lui, nous considèrerons le problème du temps à partir d’une relation globale de
l’homme au monde. Nous développerons ainsi l’idée de la nécessité de faire entrer
une conception de l’intimité. Notre rapport au monde, nous est intime. Il doit se
considérer dans un continuum, dans saisissement permanent. Le mouvement et la
dynamique deviennent ainsi une dialectique infinie entre subjectivité et objectivité.
Mathématiser ce lien, notre rapport au monde, c’est déjà ne plus parler de ce dernier.
C’est le figer et donc en perdre ce qui en constitue l’essentialité.
Merleau-Ponty décrit ce qu’il nomme "le milieu perceptif". C’est une conception
d’une relation perceptive originelle au monde qui est présupposée à toute
construction scientifique qui ne peut pas être expliquée ou décrite par les sciences
naturelles.
Le mode distinctivement humain d’"être au monde" ne peut pas être compris selon
le modèle traditionnel de dualisme, un modèle qui représente l’expérience perceptive
comme étant des effets produits dans l’esprit par l’action des causes physiques extraphénoménologiques. Merleau-Ponty affirme la réalité d’un monde qui dépasse notre
conscience, mais nos tentations de conceptualiser ce monde dépendent du sens du
milieu perceptif.
Merleau-Ponty essaye de déterminer le rôle du corps dans la perception. Le corps
n’est plus seulement un objet parmi plusieurs objets dans le monde, mais il est le
lieu dans le monde où se trouve la conscience, alors c’est grâce à lui que le monde a
un caractère perspectif. La perception et le corps constituent l'
expérience de l'
Être.
Nous verrons qu’une autre théorie importante dans la perception selon MerleauPonty est "la chair". Elle est distincte du corps. La chair est le lieu où s'
entrelacent
398
"le corps voyant" et "le corps visible". Cette notion de "chair" permet de qualifier
" le couplage du sujet phénoménologique avec le monde et de suggérer la manière
dont le monde peut se rendre tangible au sujet. " Il continue en disant que " le monde
et moi sommes l'
un dans l'
autre. Les qualités s’entre-échangent en permanence.
Sans perdre le point de vue de notre épistémologie du mouvement, c’est cet
ensemble de considérations, qu’il nous convient d’explorer dans ce passage.
A) Bergson
“ Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de
l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner
là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est
atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est
qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de
la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce
toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une
victoire : toute grande joie a un accent triomphant. Or, si nous tenons compte de
cette indication et si nous suivons cette ligne de faits, nous trouvons que partout où il
y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie ”1.
Si nous suivons Bergson nous allons à l’encontre de tout ce que nous venons de voir
dans notre épistémologie du mouvement. Il nous faut abandonner cette surrationalisation du monde, pour aller vers l’essentiel : le principe de vie.
Pour Bergson l’intelligence est une faculté essentiellement pratique, dont l’efficacité
requiert la représentation symbolique et abstraite, le “ découpage ” de la réalité et la
“ fixation ” du mouvement. Il convient donc de lui opposer la métaphysique. Qu’estce que la métaphysique ? Elle est cette science qui prétend se passer de symboles.
Mais elle est surtout la science qui, en substituant l’intuition sympathique à la
représentation généralisante, permet d’exprimer adéquatement la singularité et la
mobilité des choses, et de se tenir au plus près de la vie elle-même.
1
Cf. Bergson, L’énergie spirituelle, in Œuvres, éd. PUF, 1970, pp. 832- 833
399
La définition même de la réalité en termes de choses est, du point de vue
métaphysique, inadéquate et il importe de la dépasser : “ il n’y a pas de choses, il n’y
a que des actions ”1. Ce qui se tient au-delà des phénomènes, ce ne sont pas les
choses, fussent-elles des “ choses en soi ” (comme le veut Kant qui redouble ainsi la
représentation intelligente du réel). C’est la vie même, dont la puissance et la
mobilité se heurtent partout à la résistance (par inertie) de la matière. La nature n’est
pas seulement le lieu de cet affrontement : elle en est le résultat. Ce qui intéresse
Bergson c’est l’écart entre la nature et la matière, dans lequel il voit l’indice de ce
sourd travail de la vitalité. “ Partout, c’est la même espèce d’action qui s’accomplit,
soit qu’elle se défasse soit qu’elle tente de se refaire (…) je parle d’un centre d’où
les mondes jailliraient comme d’un immense bouquet – pourvu toutefois que je donne
pas ce centre pour une chose, mais pour une continuité de jaillissement ”2. Expliquer
la nature en faisant abstraction de la vie (en “ réduisant ” le vivant à l’inerte), c’est le
tour de force qui a été réussi par la science moderne. Mais cette performance
théorique se paie d’une méconnaissance : la vie se produit, elle consiste en une
spontanéité irréductible, qui est toujours manquée, par les explications qu’elles soient
“ mécanistes ” ou “ finalistes ”. C’est à cette spontanéité qu’il faut se rendre attentif,
si nous voulons faire une place dans la pensée à la nature véritable, c’est-à-dire à la
nature vivante.
Comment procéder ? Quelle grille de lecture du monde nous offre Bergson ? Est-elle
envisageable sérieusement ? C’est ce qu’il nous faut voir maintenant à travers ces
oeuvres.
1- La matière : où sont les qualités ?
Percevoir
“ Mais pour cela il faudrait laisser à la matière ces qualités que matérialistes et
spiritualistes s’accordent à en détacher, ceux-ci pour en faire des représentations de
l’esprit, ceux-là pour voir que le revêtement accidentel de l’étendue.
Telle est précisément l’attitude du sens commun vis-à-vis de la matière, et c’est
pourquoi le sens commun croit à l’esprit. (…) La mémoire, pratiquement inséparable
de la perception, intercale le passé dans le présent, contracte aussi dans une
intuition unique des moments multiples de la durée, et ainsi, par sa double opération,
1
2
Cf. Bergson, L’énergie spirituelle, in Œuvres, éd. PUF, 1970, p. 834
Cf. Bergson, L’évolution créatrice, chap. III, éd. PUF, coll. “ Quadrige ”, p. 234
400
est cause qu’en fait nous percevons la matière en nous, alors qu’en droit nous la
percevons en elle ”1.
Bergson met ici en évidence le fond commun sur lequel s’établissent tant le réalisme,
qui pose l’existence de la matière hors de nous, que l’idéalisme, qui la réduit à n’être
qu’un produit de notre esprit, de notre perception. Dans les deux cas, la matière est
dépouillée de ses qualités dites secondes, de ses qualités perçues. Celles-ci ne sont
plus considérées que comme des perceptions du sujet, elles sont projetées hors de lui.
Sur cette base, l’un et l’autre camp décident ensuite soit de considérer que la matière
est quelque chose d’autre qui existe au-delà des perceptions, soit que tout ce que
nous pouvons en connaître n’est que l’ensemble des perceptions. Le seul point sur
lequel les idéalistes et les réalistes s’accordent est celui qui affirme que la matière en
soi, si elle existe, n’est pas telle que nous la percevons.
À l’origine de cette conception commune se trouve la confusion entre la perception
et la mémoire. Nous considérons, en effet, le souvenir comme une perception
affaiblie, méconnaissant ainsi la différence de nature qu’il y a entre la subjectivité de
la mémoire et l’objectivité d’une perception. Il est au contraire plus simple de
supposer que notre perception nous place immédiatement au cœur des choses – tout
simplement parce qu’en tant qu’être perceptifs nous sommes un élément du monde
comme les autres, agissant et réagissant au milieu des autres choses. La perception
est le moment initial de notre action, notre premier contact avec le monde matériel.
L’incomplétude de nos perceptions par rapport à l’objet réel n’implique donc pas
nécessairement une différence de nature entre la matière et le perçu. Il y a
simplement plus dans la matière que dans le perçu et non pas quelque chose d’une
nature différente. Et cet écart tient précisément à l’intrusion de la mémoire dans la
perception. Celle-ci, à l’état pur, est discontinue, faite d’actions et de réactions
instantanées. La mémoire relie ces instantanées les uns aux autres si bien que
chacune de nos perceptions grossit de toutes les autres et acquiert une véritable
durée. Le perçu cesse dès lors d’être un moment des choses pour prendre place dans
une reconstruction subjective du monde. Il suffit cependant de diviser à nouveau
cette durée, pour retrouver en chaque perception pure la matière même. L’opposition
entre une perception qui devrait, en tant qu’état mental, être qualitative et inétendue
et une matière quantitative et étendue est l’exemple même d’une fausse opposition.
1
Cf. Bergson, Matière et mémoire, éd. PUF, coll. “ Quadrige ”, p. 76
401
C’est du reste une opposition sur laquelle les deux camps (idéalistes et matérialistes)
sont aussi tacitement d’accord.
Comprendre le corps
“ Voici les images extérieures, puis mon corps, puis enfin les modifications
apportées par mon corps aux images environnantes. Je vois bien comment les images
extérieures influent sur l’image que j’appelle mon corps : elles lui transmettent du
mouvement. Et je vois bien comment ce corps influe sur les images extérieurs : il leur
restitue du mouvement ”1.
Dans Matière et Mémoire, Bergson pose le problème de la relation du corps à
l’esprit. Il y apporte une solution originale puisqu’il pense cette relation en fonction
du temps. Le corps et l’âme se reconnaissent par leur différence de rythme. C’est
donc une différence de degré.
Pour arriver à cette conclusion, il commence par suspendre la position dualiste pour
revenir à la conscience naïve. Celle-ci, en effet, ne fait de la matière ni une donnée
objective – comme les réalistes –, ni une pure représentation – comme les idéalistes –
; mais la pense comme un réalité intermédiaire, que Bergson désigne par le terme
“ image ”.
Cette image, qui est la donnée première existe en soi, et ne doit pas être confondue
avec une représentation idéelle car elle est dans les choses ; elle est aussi l’aspect des
choses prennent pour notre corps. Les données primordiales sont donc les images,
dont notre corps fait partie, mais “ il tranche sur toutes les autres images ”
2
en ce
qu’il est connu à la fois du dehors et du dedans.
Pour Bergson le corps joue un rôle primordial dans la connaissance. Cependant il
montre que s’il faut partir du corps, ce n’est pas de ses sensations, mais de son
action. “ Partons donc de cette force d’agir comme du principe véritable, supposons
que le corps est un centre d’action, et voyons quelles conséquences vont découler de
là pour la perception, pour la mémoire et pour les rapports du corps avec l’esprit ”3.
C’est l’action du corps qui fournit à la connaissance son premier cadre, c’est elle qui
rendra compte de la perception. “ La perception, dans son ensemble, a sa véritable
1
Cf. Bergson, Matière et Mémoire, éd. PUF, coll. “ Quadrige ”, 1997, p. 14
Cf. Cf. Bergson, Matière et Mémoire, éd. PUF, coll. “ Quadrige ”, 1997, p.11
3
Ibid, p. 256-257
2
402
raison d’être dans la tendance du corps à se mouvoir ”1. Nous percevons parce que
nous avons un corps, et celui-ci est un centre d’actions parce qu’il est d’abord vivant.
Qui dit vivant, dit agissant.
La représentation s’enracine dans la corporéité, qui elle-même dérive de la vie, c’està-dire de ce qui agit. La perception reste donc toujours attachée à l’action : nous
percevons en vue d’agir, nous sélectionnons les images susceptibles de servir notre
action.
Comprendre la perception, c’est avant tout partir du corps – qui est le lieu de notre
liberté. Le corps comme centre d’actions – recevant du mouvement de l’extérieur, et
le restituant sous une autre forme –, est aussi un pouvoir de choix : à la différence
des autres mouvements, le sien n’est pas prévisible. Tel est le produit du “ progrès de
la matière vivante ”, consistant “ dans une différenciation des fonctions qui amène la
formation d’abord, puis la complication des fonctions qui amène la formation
d’abord, puis la complication graduelle d’un système nerveux capable de canaliser
des excitations et d’organiser des actions : plus les centres supérieurs se
développent, plus nombreuses deviendront les voies motrices entre lesquelles une
même excitation proposera à l’action un choix ”2.
Notre corps est celui des corps qui a le plus de liberté. De là il s’ensuit que
“ j’observe que la dimension, la forme, la couleur même des objets extérieurs se
modifient selon que mon corps s’en approche ou s’en éloigne, que la force des
odeurs, l’intensité des sons, augmentent et diminuent avec la distance, enfin que cette
distance elle-même représente surtout la mesure dans laquelle les corps
environnants sont assurés, en quelque sorte, contre l’action immédiate de mon
corps ”3. Ce n’est donc pas l’aspect des objets qui détermine notre action, mais c’est
l’action du corps, qui engendre la perception des qualités sensibles. Celles-ci sont
donc relatives à notre corps, mais non au sens où elles seraient déterminées par notre
configuration sensorielle. Nous percevons telles qualités des choses non parce
qu’elles les ont objectivement, ni parce que nos sens nous les font paraître telles,
mais parce que notre action commande leur émergence. Plus précisément, ce n’est
pas l’action comme telle, mais l’action possible qui délimite l’horizon perceptif.
1
Ibid. p. 44
Ibid. p. 280
3
Ibid. p.16
2
403
Avant que cette virtualité s’offre à une conscience ou à un sujet, elle est d’abord sur
les objets, lesquels sont des “ reflets ” des actions possibles. Ainsi, avant même que
le corps agisse, il y a entre lui et les objets une sorte d’harmonie perceptive, qui est
l’arrière-fond ou la condition initiale de toute action à venir. Mais qu’est-ce qui soustend toutes les actions ?
Vie & matière
“ Concentrons-nous donc sur ce que nous avons, tout à la fois, de plus détaché de l’extérieur
et de moins pénétré d’intellectualité. Cherchons, au plus profond de nous-mêmes, le point où
nous nous sentons le plus intérieurs à notre propre vie. C’est dans la pure durée que nous
nous replongeons alors, une durée ou le passé, toujours en marche, se grossit sans cesse
d’un présent absolument nouveau. Mais, en même temps, nous sentons se tendre, jusqu’à sa
limite extrême, le ressort de notre volonté. Il faut que, par une contraction violente de notre
personnalité sur elle-même, nous ramassions notre passé qui se dérobe, pour le pousser,
compact et indivisé, dans un présent qu’il créera en s’y introduisant ”1.
À partir de la considération du transformisme, Bergson montre la vie ne se réduit pas
à ses composantes matérielles au sens physico-chimique. Cette doctrine consiste à
rapprocher les uns des autres les organismes qui se ressemblent, puis à diviser les
groupes ainsi formés en sous-groupes à l’intérieur desquels la ressemblance est plus
grande encore, et ainsi de suite. Jusqu’à ce que l’on constate que cette relation est
celle qui existe, dans le monde végétal et le monde animal, “ entre ce qui engendre et
ce qui est engendré ”. Une même matière vivante semble présenter “ assez de
plasticité pour revêtir successivement des formes aussi différentes que celles d’un
poisson, d’un reptile et d’un oiseau ”. Dès lors, les composantes physico-chimiques
ne suffisent plus à rendre compte de l’évolution de la matière vivante, “ ce courant de
vie, traversant les corps qu’il a organisés tour à tour, passant de génération en
génération ”2.
Il y a dans la matière vivante un rapport au temps qui la différencie radicalement de
la matière inerte telle que la physique et la chimie l’étudient. En effet, “ l’état présent
d’un corps brut dépend exclusivement de ce qui se passait à l’instant précédent. La
position des points matériels d’un système défini et isolé par la science est
déterminée par la position de ces mêmes points au moment antérieur ”. Le temps de
1
2
Cf. Bergson, L’évolution créatrice, éd. PUF, coll. “ Quadrige ”, 1959, p. 201
Ibid. p. 202
404
la physique et de la chimie est une succession d’instants présents. Comme nous
l’avons vu à la lecture des œuvres de Galilée ou Newton, le temps est conçu selon la
chronométrie. Or il est impossible de penser une évolution de cette manière : une
évolution se définit, en effet, par la continuité du changement, la conservation du
passé dans le présent. L’évolution du vivant se relit chaque jour dans chaque
nouvelle genèse, à chaque fois qu’une nouvelle cellule se scinde pour donner
naissance à un organisme complexe, soumis à des lois et des régulations différentes
lois chimiques.
La différence entre la matière vivante et la matière inerte est d’ordre temporel.
Quelle est donc la temporalité qui caractérise le vivant ? La matière vivante connaît
la durée, ce devenir continu à travers son changement. Or ce type de devenir est
précisément ce qui caractérise la vie de la conscience. Mais quel est donc le statut de
la matière vivante ?
Il nous faut alors, selon Bergson, poser la genèse de la matière à partir de la durée
spirituelle. L’expérience de la concentration et de la détente de notre vie psychique
nous amène à faire l’expérience à la fois de notre spiritualité et de la matérialité, dans
la mesure où nous pouvons voir notre pensée se matérialiser. C’est-à-dire acquérir les
caractéristiques spatiales et temporelles de la matière au fur et à mesure qu’elle se
détend. Il devient alors possible de concevoir le spirituel et le matériel comme deux
pentes possibles, deux dimensions de la même réalité, et de saisir l’organisme vivant
comme le lieu de croisement de ces deux tendances, celui où la création spirituelle
rencontre et retarde l’entropie matérielle. Bergson apporte ainsi une définition du
mouvement : “ Et nous verrons alors, dans l’activité vitale, ce qui subsiste du
mouvement direct dans le mouvement inverti, une réalité qui se fait à travers celle
qui se défait ”1.
À un tel système du vivant, ne pourrions-nous pas “ opposer ” la question de
l’illusion. S’explique-t-elle par le fait du corps ? Ou bien est-elle le propre des sens ?
Bergson poursuit-il la distinction entre les qualités premières et secondes ? Les
qualités dans ce système retrouvent-elles leur définition qualitative pure, sans
quantité de mouvement ? Nous indiquent-elles une vision du monde créatrice ou
vivante ? Nous faut-il croire au mouvement perpétuel du vivant ?
1
Cf. Bergson, L’évolution créatrice, éd. PUF, coll. “ Quadrige ”, 1959, p. 248
405
2- Comprendre la sensation et le sensible
Confusions des sensations
Pour Bergson la confusion autour de la question de la connaissance, réside dans
l’oscillation entre qualité et quantité. Là s’originent toutes les erreurs concernant le
sensible. Cependant il ne conçoit pas cette oscillation comme une traduction
nécessaire dans la chaîne sensorielle, mais comme un passage subreptice que nous
opérons de manière inconsciente. Il est lié à plusieurs phénomènes différents,
auxquels il nous faut prêter attention.
D’abord, il ne nous faut pas confondre sensations affectives et sensations
représentatives. Les premières sont celles qui nous procurent peine ou plaisir. Les
secondes nous permettent de forger une image de l’objet senti. La difficulté tient au
fait qu’elles vont souvent de pair, et que l’intensité des premières peut nous faire
occulter les secondes.
La seconde distinction concerne ce qui est en nous et ce qui appartient à l’objet.
Cette distinction recoupe la première mais ne s’y ramène pas. Enfin, il ne faut pas
mêler la représentation de l’objet et celle de notre action sur ce même objet. Il est à
noter que si ces distinctions sont opérées, toute confusion s’efface. Bergson écrit
“ Les sensations de son nous présentent des degrés bien accusés d’intensité. Nous
avons déjà dit qu’il fallait tenir compte du caractère affectif de ces sensations, de la
secousse reçue par l’ensemble de l’organisme. Nous avons montré qu’un son très
intense est celui qui absorbe notre attention, qui supplante tous les autres. Mais
faites abstraction du choc, de la vibration bien caractérisée que vous ressentez
parfois dans la tête ou même dans tout le corps ; faites abstraction de la concurrence
que se font entre eux les sons simultanés : que restera-t-il, sinon une indéfinissable
qualité du son entendu ? Seulement, cette qualité s’interprète aussitôt en quantité,
parce que vous l’avez mille fois obtenue vous-même en frappant un objet, par
exemple, et en fournissant par là une quantité déterminée d’effort ”1. Bergson ne
condamne donc pas le caractère représentatif de la sensation.
1
Cf. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, éd. PUF, p. 32
406
Principe d’action
« De fait, j’observe que la dimension, le forme, la couleur même des objets extérieurs
se modifient selon que mon corps s’en approche ou s’en éloigne, que la force des
odeurs, l’intensité des sons, augmentent et diminuent avec la distance, enfin que cette
distance elle-même représentent surtout la mesure dans laquelle les corps
environnants sont assurés, en quelque sorte, contre l’action immédiate de mon
corps. »1 Pour Bergson, la sensation est toujours subordonnée à autre chose. Elle
n’existe jamais seule. Cependant, il ne dresse pas une phénoménologie – en effet,
l’instance qui informe les organes sensoriels ainsi que les modalités de cette
information diffèrent de la position phénoménologique.
La constitution de l’objet n’est pas affaire de connaissance ou de perception d’une
unité. Elle est anticipation de notre action sur le monde. Aussi l’ensemble des
variations quantitatives auxquelles est sujette une sensation ne prend sens que par ce
lien avec une action possible. Le monde que nous façonnons à partir de nos
sensations n’est pas, pour Bergson, un monde contemplé mais un monde travaillé,
contrairement à la conception phénoménologique. L’attention est alors moindre pour
ce qui concerne les structures des différentes perceptions, et plus grande au contraire
pour ce qui regarde à la corporéité, centrée sur le toucher. Car, c’est bien ce sens qui
devient subrepticement le centre autour duquel s’organisent les diverses sensations.
Qualités ou extériorité ?
Partant de cette analyse de l’action. Il nous faut interroger et comprendre cette
anticipation du monde. Comment construisons-nous l’extériorité, ce qui nous
entoure ? Il écrit « Ma croyance à un monde extérieur ne vient pas, ne peut pas venir,
de ce que je projette hors de moi des sensations inextensives : comment ces
sensations acquerraient-elles l’extension, et d’où pourrais-je tirer la notion
d’extériorité ? Mais si l’on accorde, comme l’expérience en fait foi, que l’ensemble
des images est donné d’abord, je vois très bien comment mon corps finit par occuper
dans cet ensemble une situation privilégiée. Et je comprends aussi comment naît la
notion de l’intérieur et de l’extérieur, qui n’est au début que la distinction de mon
corps et des autres corps. »2
1
2
Cf. Bergson, Matière et Mémoire, 1, éd. PUF, p. 15
Cf. Bergson, Matière et mémoire, 1, éd. PUF, p. 46
407
La thèse de la perception-traduction, ainsi mise en avant, enveloppe l’idée que le
corps est isolé du monde. Or cette idée s’articule dans une perspective qui consiste à
penser la relation du corps et du monde à partir du corps. Si nous renversons cette
perspective. Si nous pensons cette relation à partir du monde alors nous voyons que
c’est partir du corps comme ce par quoi nous sommes incarnés dans le monde. La
détermination « rôle du corps », est le cœur de la recherche bergsonienne – et
finalement le grand oubli de l’histoire de la philosophie.
Bergson nous conduit à une première définition de la matière, du corps et de la
perception.
Réaliste : il faut commencer par l’être. C’est d’ailleurs une thèse que Bergson
reprendra et approfondira dans L’Evolution Créatrice, dans sa critique de l’idée de
néant, c’est-à-dire par le rejet de l’idée d’un néant premier dont l’être sortirait. Ceci
fait voir que commencer par l’être, c’est reconnaître sa pleine présence, c’est
reconnaître qu’il est toujours-déjà apparu. L’affirmation de la primauté de l’être
revient donc à poser l’identité immédiate de l’être et de l’apparaître. Or ce qui
apparaît est image. L’être matériel en tant qu’il se donne sans reste est ainsi image ou
ensemble d’images. Mais si l’être est ce qui s’est toujours-déjà entièrement
manifesté, il faut dire aussi que rien de neuf ne lui advient, que « l’avenir des images
doit être contenu dans leur présent et n’y rien ajouter de nouveau ». Bergson rejoint
ici le mécanisme mais en en réeffectuant le sens à partir de la définition de l’être
comme image : les lois du mouvement sont, en leur nécessité, ce qui témoigne de la
pleine visibilité de l’être.
Cependant, dans cet ensemble d’images, il y a une image qui n’est pas soumise au
strict nécessitarisme. Cette image se distingue en effet des autres « en ce que je ne la
connais pas seulement du dehors par des perceptions, mais aussi du dedans, par des
affections ». Cette image, c’est mon corps. Or l’examen des conditions de l’affection
fait voir que le corps, étant ce qui s’intercale entre mouvement reçu et mouvement
exécuté, est une puissance de retardement. Par cette puissance d’attente, le corps
apparaît alors comme le lieu d’un choix de réactions possibles. Il peut donc bien
arriver du nouveau dans l’univers matériel. Seulement, demande Bergson, est-ce « en
faisant naître la représentation du monde extérieur », en produisant de nouvelles
images que le corps apporte du nouveau à l’être ? Or le corps n’est qu’une image
408
parmi les images. Il ne peut donc produire de nouvelles images de cet univers
d’images où tout est lié, car ceci reviendrait à affirmer que la partie peut contenir le
tout. Le corps n’est donc pas source de représentation. Toutefois, si en tant qu’image,
le corps ne fait que recevoir et restituer du mouvement, le corps apparaît comme
centre d’action. Ce n’est donc pas en tant que source de représentation que le corps
fait venir du nouveau à l’être mais en tant qu’en son rôle essentiel, il est centre
d’action.
A partir de cette mise au jour du véritable rôle du corps qu’il devient possible de
proposer une première approche définitionnelle de la perception. La perception est
image, mais ceci ne signifie pas, même si, toute image est en droit perceptible,
qu’elle se confonde avec cet ensemble d’images qu’est la matière. Il ressort que ce
doit être l’action qui rende compte de la représentation. Mais comme tout est action
dans l’univers matériel, il faut que ce soit une action d’un certain genre qui rende
compte de la possibilité pour la matière d’être effectivement perçue. C’est là
qu’intervient la distinction cardinale de l’action réelle et de l’action possible ou
virtuelle. Ce qui distingue en effet le corps des autres images, c’est, comme on l’a vu,
qu’à la différence de celles-ci qui ne peuvent choisir l’action qu’elles ont sur les
autres images, il peut décider entre plusieurs réactions possibles. Or, le corps se
décidera en fonction de ce qu’il est essentiellement, c’est-à-dire subjectivité-besoin.
Ceci signifie que chaque démarche possible devra lui être suggérée par les avantages
qu’il peut tirer des images qui l’environnent. Mais pour cela, il faut que ces images
dessinent sur elles-mêmes de tels avantages et par là les actions possibles de mon
corps sur elles. Elles fonctionneront donc comme des miroirs en renvoyant au corps
son influence éventuelle. « Les objets qui entourent mon corps réfléchissent l’action
possible de mon corps sur eux ». Nous voyons ainsi la perception et la différence
qu’il y a entre la matière et la perception de la matière.
La matière est l’ensemble des images, c’est-à-dire le lieu où toutes les images
agissent et réagissent réellement les unes sur les autres.
La perception de la matière n’est pas autre chose que ces images, c’est-à-dire autre
chose que la matière. Elle est ces mêmes images rapportées à l’action possible d’une
image déterminée sur elle, celle de mon corps. La perception ne se distingue donc de
409
la matière qu’en ce qu’elle est la perspective particulière d’une image sur les autres
images, en ce qu’elle s’articule à l’action possible, située, du corps.
Cependant, cette première approche de la perception, lorsqu’on s’efforce
d’approfondir le rapport qu’elle enveloppe, soit l’inscription originaire de la
subjectivité dans les choses selon les modalités de l’action possible, rencontre la
thèse de la perception-traduction, c’est-à-dire l’affirmation d’une différence radicale
de la conscience perceptive et de la matière. Or cette affirmation se fonde sur une
idée confuse de la perception qui provient du fait qu’on ne la distingue pas de ce
qu’y mêle la mémoire, idée qui repose à son tour sur le fait qu’on ne voit qu’une
différence de degré entre perception et souvenir. Réfuter cette thèse, c’est donc
établir au contraire que la perception diffère en nature du souvenir. Mais il faut bien
reconnaître que la perception concrète est pénétrée de mémoire. Faire surgir cette
différence de nature implique alors qu’on prolonge la ligne de faits au delà de la
situation réelle de la perception en proposant l’hypothèse philosophique d’une
perception pure.
Bergson renverse (un peu selon le modèle husserlien) ici toutes les questions
ontologiques apparentées au problème de la sensation. L’extériorité n’est pas un
problème. Elle est une donnée première de nos sensations. Pour autant, elle n’est pas
un nom appliqué à des caractéristiques structurelles de la sensation. Elle en est la
structure elle-même, dans la mesure où celle-ci livre originairement des images.
Bergson s’appuie, dans Matière et mémoire, sur le développement de l’enfant pour
dégager ce qui est véritablement premier dans l’expérience sensible. Il en déduit que
l’extériorité ou « caractère impersonnel de nos représentations », précède la
constitution d’un moi, ce qui permet de balayer tous les problèmes de la genèse de
cette même extériorité à partir du sentiment de soi comme n’ayant aucune raison
d’être.
Le garant de l’objectivité de nos sensations ne peut donc plus se définir en termes
d’adéquation avec l’objet extérieur, comme nous l’avons considéré à travers la
pensée du XVII° siècle. Il ne peut pas se penser non plus en termes de remplissement
d’une visée intentionnelle, comme le veut Husserl. Non il nous faut le penser en
410
termes d’action sur ces objets et d’efficacité de celle-ci. Bergson écrit : « Dans la
première hypothèse, l’objet matériel n’est rien de tout ce que nous apercevons : on
mettra d’un côté le principe conscient avec les qualités sensibles, de l’autre une
matière dont on ne peut rien dire, et qu’on définit par des négations parce qu’on l’a
dépouillée d’abord de tout ce qui la révèle. Dans la seconde, une connaissance de
plus en plus approfondie de la matière est possible. Bien loin d’en retrancher
quelque chose d’aperçu, nous devons au contraire rapprocher toutes les qualités
sensibles, en retrouver la parenté, rétablir entre elles la continuité que nos besoins
ont rompue. Notre perception de la matière n’est plus alors relative ni subjective, du
moins en principe et abstraction faite (…) de l’affection et surtout de la mémoire ;
elle est simplement scindée par la multiplicité de nos besoins »1. Bergson mettrait-il
ainsi un terme au débat que nous avons évoqué, au cours de notre topologie des
qualités, entre Descartes et Kant ? Si la matière est cette donnée immédiate parfaite,
elle est alors notre premier moteur immobile. Celui à partir duquel nous forgeons
notre expérience. Celui à partir duquel nous éprouvons notre durée, l’expérience de
notre vie.
Le principal apport de Matière et mémoire se situe donc dans la conception multiple
de la durée et surtout dans ce qui permet de l’expliciter, le schème du double
mouvement de tension et de détente. C’est précisément l’approfondissement de cette
conception, l’exploration du champ d’action de ce schème qui va dominer toutes les
œuvres suivantes de Bergson. De l’Introduction à la métaphysique à L’Evolution
créatrice et à Durée et simultanéité montrent tout le chemin parcouru vers la
construction achevée de son ontologie de la durée.
Nous devons remarquer que, dans ce sens, le schème tension / détente n’a pas encore
acquis, dans Matière et mémoire, la véritable portée métaphysique qui sera la sienne
dès 1903 avec l’Introduction à la métaphysique. Il n’y est pas encore question de
mettre ce schème au service d’une découverte métaphysique du tout, soit d’une
expérience métaphysique par laquelle nous pourrions, d’un côté par une construction
de notre durée propre entrer en contact avec celle de la vie et même par là toucher à
l’éternité, et d’un autre côté, par une dilatation de cette même durée rejoindre celle
1
Opus cit. p. 50
411
de la matière. Certes, quelques passages du chapitre IV de Matière et mémoire
esquissent déjà bien l’idée d’une telle expérience. Mais ayant essentiellement en vue
notre adaptation au monde, le schème tension / détente s’applique non à une
démarche métaphysique mais à un objet, à l’esprit considéré dans sa relation au
monde, à l’esprit sous l’aspect de l’action. C’est ceci qui fait considérer à Bergson
qu’« il y a donc enfin des tons différents de la vie mentale et [que] notre vie
psychologique peut se jouer à des hauteurs différentes, tantôt plus près, tantôt plus
loin de l’action, selon le degré de notre attention à la vie ». Et comme dans ce
fonctionnement spontané de l’esprit guidé par son attention à la vie et au monde, la
mémoire joue un rôle primordial, c’est donc en vue de concevoir « une mémoire
souple qui spontanément se contracte et se développe selon les exigences de
l’adaptation au monde », que Bergson emploie le schème, ce n’est donc pas encore
l’attention de l’esprit à lui-même en vue du projet philosophique de « se fondre à
nouveau dans le tout », qui mobilise l’idée d’une durée à élasticité variable, mais la
volonté de décrire l’attention à la vie en ses divers degrés. C’est bien d’ailleurs cette
orientation du regard philosophique qui rend compte de la structure de Matière et
mémoire.
3- “ L’apparition ” du cerveau
Au sein du second chapitre Matière et Mémoire, Bergson en posant l’hypothèse de la
perception pure dégage « le travail de la mémoire » dans la perception à partir d’une
différenciation des deux « facultés ». Il doit alors définir la mémoire. Or, cette
définition fait ressortir au sein même de la mémoire une différence de même nature
que celle qui distingue perception et mémoire. Il y a donc deux mémoires. L’une qui
relève de l’habitude, l’autre qui constitue en propre notre esprit. Mais alors qu’est-ce
qui distingue cette mémoire de la perception ?
Il faut nous pencher sur l’actualisation du souvenir pour comprendre ce qui constitue
cette distinction. Comme le montre en effet le célèbre exemple de la leçon, cette
actualisation peut prendre deux aspects : la leçon apprise par cœur ; chacune des
lectures successives qui a rendu cet apprentissage possible. Or ces deux aspects de la
mémoire diffèrent en nature. Bergson pose qu’en poussant cette distinction
412
fondamentale à son maximum, nous serions à même de nous représenter deux
mémoires théoriquement indépendantes.
Le souvenir de la leçon en tant qu’apprise par cœur est « habitude plutôt que
mémoire ». La répétition d’un même effort s’est constituée comme un mécanisme,
une suite mécanique de mouvements. Cette première mémoire est ainsi un passé
actualisé dans le présent, des souvenirs dépouillés de leur localisation passée. Sous
cette première forme, la mémoire est mise au service de la situation présente. Elle est
orientée vers l’action et présente au corps. L’expérience passée n’y est pas
représentée mais jouée. C’est une mémoire du présent.
La seconde mémoire est celle selon laquelle se sont fixés les faits du passé dans leur
identité propre, où ils sont par là localisés à tel ou tel moment, comme chacune des
lectures successives qui ont conduit à l’apprentissage de la leçon. Le passé y est donc
représenté et par là se pose comme passé. C’est là la mémoire véritable, « la mémoire
par excellence », la mémoire du passé, tandis que la première mémoire est
« l’habitude éclairée par la mémoire plutôt que la mémoire même ».
Par cette distinction des deux mémoires, Bergson recoupe ainsi la distinction du
passé et du présent. Laisserait-il entrevoir que ces deux dimensions du temps
diffèrent aussi en nature ?
A quoi peut donc servir cette mémoire indépendante de l’action et donc du corps ?
Le lien entre les deux mémoires doit être éclairé. Cependant, Bergson ne s’attache
pas, d’emblée, à l’examen de ce problème central. La mémoire-souvenir, en tant
qu’elle n’est pas utile à l’action, est (la plupart du temps) inhibée par la conscience
actuelle, c’est-à-dire par la mémoire-habitude. Il ne nous sert à rien d’en étudier
davantage les liens. Bergson s’efforce donc d’approfondir la différence des deux
mémoires.
C’est que la psychologie prend en effet la mémoire pour un fait simple et par là s’en
tient « aux états intermédiaires » de la mémoire, états où se mêlent les deux
mémoires, où se confondent donc image souvenir et mouvement, et donc passé et
présent. Or, du fait que nous prenions pour un phénomène simple un phénomène
mixte, nous sommes obligés de considérer que le mécanisme cérébral, du fait « qu’il
413
sert de base à l’habitude motrice, est en même temps le substrat de l’image
consciente ». Contre cette thèse, il convient donc de distinguer dans ces états
intermédiaires la part de l’action, donc du cerveau, et celle de la mémoire
indépendante, donc de l’image-souvenir. Or ces états qui font à la fois intervenir un
élément moteur, donc présent, et des souvenirs, donc du passé, sont des actes de
reconnaissance puisque la reconnaissance est « l’acte par lequel nous ressaisissons le
passé dans le présent ». Afin de préciser la différence de nature des deux mémoires,
Bergson se consacre à l’examen de la reconnaissance.
Le Problème de la reconnaissance : un lien entre images et
mouvements ?
Par reconnaissance, nous considérons l’association d’une perception à un souvenir.
Or comme le montrent les faits de la pathologie (ainsi la cécité psychique,
l’impuissance à reconnaître les objets aperçus, dans laquelle on observe que malgré
la conservation du souvenir, la reconnaissance ne se fait pas), une telle association ne
suffit pas à rendre compte de la reconnaissance. Ne nous faudrait-il pas poser à sa
base un phénomène d’ordre moteur ? Ne serait-il pas, non plus, justifié par le fait
qu’il y a de la reconnaissance dans l’instantané, une reconnaissance automatique sans
intervention de souvenir ? Cependant, le souvenir vient se joindre à l’élément
moteur. Dans la mesure en effet où des images-souvenirs ressemblent à la perception
actuelle, « elles se prolongent nécessairement dans les mouvements qui
correspondent à la perception et se font “adopter” par elle ». Seulement, envisagée
ainsi, la reconnaissance n’est qu’« une reconnaissance par distraction ». Se
prolongeant en mouvements en vue de l’utilité, cette reconnaissance nous éloigne en
effet de l’objet. La reconnaissance vraie est celle qui au contraire fait jouer le
souvenir pour « souligner les contours de l’objet », autrement dit, celle qui nous
ramène à l’objet. Ne serait-elle donc pas synonyme de l’attention ?
414
L’attention
L’attention est la jonction régulière des souvenirs-images et de la perception
présente. Or la psychologie interprète cette jonction en partant de la perception, ce
qui revient à affirmer que la perception détermine mécaniquement l’apparition du
souvenir et qu’ainsi la mémoire est une fonction du cerveau. Contre cette thèse,
Bergson montre que ce sont au contraire « les souvenirs qui se portent spontanément
au devant de la perception ». Nous n’allons donc jamais du présent au passé, mais du
passé au présent. En conséquence, l’ébranlement perceptif n’est pas ce qui rend
raison de l’apparition du souvenir, mais ce qui détermine une certaine attitude du
corps où le souvenir pourra venir s’insérer. Le souvenir est ainsi indépendant des
mécanismes cérébraux.
Distinguer l’âme du cerveau
« On nous dit : « […] Mais y a-t-il réellement une âme distincte du corps ? Nous
venons de voir que des changements se produisent sans cesse dans le cerveau, ou
pour parler plus précisément, des déplacements d’atomes et des groupements
nouveaux de molécules et d’atomes. Il en est qui se traduisent parce ce que nous
appelons des sensations, d’autres par des souvenirs ; il en est, sans aucun doute, qui
correspondent à tous les faits intellectuels, sensibles et volontaires… »1. Dans cette
conférence prononcée en 1912, Bergson met d’emblée en évidence qu’il va soutenir
une thèse dualiste : l’âme est distincte du cerveau. Il interroge, tour à tour,
l’expérience quotidienne, l’expérience intérieure, les sciences et la philosophie.
Dans un premier temps, il prend acte des connaissances médicales de l’époque. Il
pose la solidarité des états de l’esprit et de ceux du cerveau.
Dans un second temps, il invalide les prétentions matérialistes qui réduisent la
conscience à une simple émanation du cerveau. L’expérience ne nous montre rien de
plus qu’une solidarité.
1
Cf. Bergson, L’énergie spirituelle, « l’âme et le corps », éd. PUF, p.33
415
Dans un dernier temps, il présente sa propre thèse. Le cerveau est l’organe où l’esprit
s’insère dans la matière. Il n’est rien d’autre qu’un dispositif récepteur qui traduit et
prolonge en mouvements extérieurs (moteurs) les mouvements purement intérieur de
l’âme.
Cependant contre le parallélisme des métaphysiques classiques, Bergson refuse de
concevoir une stricte équivalence des mouvements intérieurs et des mouvements
extérieurs. Les mouvements intérieurs n’ont justement rien à voir avec des
mouvements dans l’espace. Ils sont des coulées de pure durée. Ils sont infiniment
plus riches, dans leurs transformations perpétuelles, libres et imprévisibles, que ce
qui s’en exprime à travers le corps.
Là se fonde le dualisme bergsonien. Il y a une opposition radicale entre la vie
psychologique (faite de durée, d’indivisibilité, de continuité, d’hétérogénéité) et le
monde
physique
(composé
d’espace,
de
divisibilité,
d’homogénéité,
de
discontinuité).
Il ne nous faut pas entendre cette dualité en un sens classique. Non. Il nous faut la
comprendre comme les activités du cerveau et de la conscience (renvoyant à des
sujets actifs). Il s’agit, en somme, de l’opposition de deux directions : celle de
l’intériorisation spirituelle et celle de l’extériorisation matérielle. Le cerveau n’est
donc qu’un « organe pantomime ». Et « l’activité cérébrale est à l’activité mentale ce
que les mouvements du bâton du chef d’orchestre sont à la symphonie. La symphonie
dépasse de tous côtés les mouvements qui la scandent ; la vie de l’esprit déborde la
vie cérébrale. Mais le cerveau, justement parce qu’il extrait de la vie de l’esprit tout
ce qu’elle a de jouable en mouvement et de matérialisable, justement parce qu’il
constitue ainsi le point d’intersection de l’esprit dans la matière, assure à tout
instant l’adaptation de l’esprit aux circonstances, maintient sans cesse l’esprit en
contact avec les réalités. »1. Ainsi le cerveau est l’organe de l’attention à la vie.
Aussi ce que la philosophie de Bergson sépare absolument se retrouve, dans un
même temps, ramené à la relation qu’éprouve l’expérience. En d’autres termes, il ne
suffit pas de prouver l’indépendance de la conscience vis-à-vis du cerveau, il faut en
comprendre les relations concrètes. Cette conférence, prononcée en 1912, résume
1
Cf. Bergson, L’énergie spirituelle, éd. PUF, p.47
416
donc bien tout le travail entrepris dans Matière et mémoire, à partir de la différence
de nature entre la perception et la mémoire. Le cerveau convertit la mémoire virtuelle
en perception actuelle en sélectionnant les souvenirs, en les insérant dans la réalité et
en les utilisant pour l’action. Cependant, si le cerveau est effectivement le simple
instrument d’une âme qui, indépendante, le déborde infiniment alors nous n’avons
plus de raison de croire ou de supposer que l’esprit et le corps soient inséparablement
liés l’un à l’autre.
4 – Que nous enseigne Bergson ?
Comment en sommes-nous, au sein d’une épistémologie du mouvement, venus à
considérer les thèses bergsoniennes ?
Partant de la définition classique, c’est-à-dire mathématique, du mouvement, nous
sommes arrivés à considérer non plus le mouvement comme un principe extérieur,
régissant les mouvements de l’univers en son entier, mais bien aussi comme le
principe même de notre intériorité. Le monde extérieur est en mouvement, le sujet ne
peut donc pas être immobile. Nous attachant à la question des qualités, nous
plongeons dans les perceptions. Mais que sont donc les perceptions, si ce n’est action
sur le monde ?
Nous sommes au monde, présence au monde. Nos actions sont régies par nos
sensations, perceptions et attentions portées sur ce qui nous entoure comme sur ce
qui nous est proprement intérieur. Bergson nous propose, à l’aide des outils
scientifiques de son époque, de comprendre ce va-et-vient entre le monde et nous.
C’est là tout l’intérêt de se pencher sur ses théories, elles sont imprégnées de
recherches scientifiques du début du XX° siècle – autant que celles newtoniennes,
cartésiennes et galiléennes l’étaient de leur époque.
Dans cette sous-partie, je propose deux temps de réflexions. Le premier s’attache à
comprendre quel lien Bergson établit entre l’esprit et le corps et quel est le rôle des
qualités dans ce dernier. Le second tire les conséquences de cette thèse nouvelle sur
l’histoire de la philosophie et notamment sur la métaphysique.
417
L’esprit & le corps
Pour lire et comprendre Bergson, nous avons suivi sa méthode. La science ne fait que
décrire et expliquer des fonctionnements. Elle ne saurait connaître la nature des
phénomènes, pas plus ceux qui relèvent de la matière que ceux qui relèvent de
l’esprit. Autant de raisons qui expliquent son triomphe dans ses applications
techniques – en même temps qu’elle est appelée à être plus performante par la
technique. Dès l’Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson
circonscrit la science à une représentation symbolique. Elle tourne autour des objets
et ne peut évidemment qu’en décrire les manifestations superficielles. Pour
comprendre la vie, ses dimensions, ses mouvements, la science ne suffit pas.
La science est le contre-champ de la pensée bergsonienne, elle est l’extérieur.
Bergson veut, quant à lui, atteindre le « dedans » des êtres et des choses. Il nous faut
donc remarquer l’erreur des sciences depuis des siècles : elles pensent en terme
d’espace. Comme nous l’avons vu à travers les théories de Galilée, Newton, Leibniz,
Descartes, etc. comprendre le mouvement c’est d’abord comprendre comment il est
découpé en espace.
Dans Matière et mémoire, Bergson remarque à plusieurs reprises que le concept
d’espace est aussi flou que celui de temps dès lors qu’il ne coïncide plus avec la
notion d’étendue et que celui de Temps ne coïncide plus avec le concept de durée.
L’étendue précède l’espace, de même que la durée précède le temps. L’articulation
entre le temps et la durée est de l’ordre du « vécu », de l’expérience sensible.
L’espace n’est que concept, il est, en quelque sorte, la retombée ou la conséquence
de l’expérience sensible. La question de lieu se déplace et devient celle de
mouvement : de la localisation des souvenirs nous arrivons ou cheminons vers
l’esquisse des représentations. Ceci n’est possible que parce que Bergson nous place
sous l’angle du temps et non plus sous le pouvoir de l’espace.
Si nous opérons ce changement de repère à notre analyse de la matière, alors nous
nous devons d’observer qu’elle n’est pas si éloignée du temps (contrairement à ce
que nous pensons quotidiennement). L’étendue est tendance à l’extension, en soi
indivisible, et nous ne la divisons que pour le besoin de notre action, construisant
ainsi un espace homogène. Comme toute chose, la matière est image ou un ensemble
418
d’images mais qui se neutralisent mutuellement parce que n’ayant pas de centre
particulier de référence. En d’autres termes, toute l’histoire des relations entre l’esprit
et le corps est, avant tout, celle d’une dialectique d’images qui s’entrecroisent, se
dissocient, se confondent. Par instant au milieu de ce magma, peut émerger, selon
Bergson, la conscience ou encore « le discernement », et, en dernière instance de
concentration, « l’intuition ».
Là encore ils ‘agit d’une image. Mais cette image est particulière, « unique », propre
au sujet qui la ressent. Là intervient le rôle de notre corps. Le corps est conçu, par
Bergson, comme un centre d’actions. Il est une interface : d’une part il agit sur le
monde, sur la matière, et, d’autre part, il est le réceptacle des images du monde. Dans
cette réciprocité, c’est le corps qui permet d’opérer les sélections nécessaires à
l’adaptation vitale. Il ne nous faut pas l’oublier, la grande originalité de la conception
bergsonienne tient dans son rattachement à la vie. L’évolution créatrice et la
conférence à Huxley qui ouvre le recueil de L’énergie spirituelle parachèveront cette
thèse. C’est l’urgence de la vie et le maintien des conditions de la survie qui exigent
l’action. La mémoire sélectionne donc ce qui est utile. Cependant l’utilité est à
entendre en un sens large : tout ce qui satisfait un intérêt, de quelque nature qu’il soit,
ce qui n’exclut ni les intérêts de nature affective, ni les intérêts de nature spéculative.
Dès lors nous en revenons à la question touchant au rôle du cerveau. Quel est son
rôle exact dans ce travail de sélection ?
Pour y répondre, Bergson interroge le lien entre la mémoire et le cerveau autour de la
localisation des « souvenirs ». Il part alors des travaux sur l’aphasie de Broca.
Cependant pour mener à bien sa réfutation, il doit consulter les résultats de
l’expérience. Le caractère intermittent de certaines aphasies met en évidence que
certains souvenirs perdus lors de lésions cérébrales peuvent réapparaître. Cette
plasticité de la matière cérébrale conduit Bergson à penser que le passé n’est jamais
perdu. Ce qui fait défaut c’est un mécanisme de rappel, une possibilité d’évocation
dont nous ne pouvons rendre compte que par le mouvement même de la conscience.
En droit et en soi ce mouvement est perpétuel. Cependant les conditions d’expression
de la conscience sont aléatoires et il se peut que son élan se trouve ralenti, voire
même empêché momentanément. Elle est alors rendue à cette retombée matérielle
qui caractérise tout arrêt, toute interruption d’un processus, dont l’ouvrage
419
L’évolution créatrice explique qu’il provoque son inversion. Nous sommes
abandonnés au seul fonctionnement cérébral qui prépare et organise des
mouvements, mais ne saurait produire aucun souvenir. Et c’est pour cette raison que
nous ne nous souvenons pas. Nous avons ainsi par l’expérience même de la difficulté
voire de l’impossibilité de formation d’un souvenir l’indice que la conscience est
paralysée dans son exercice et non pas que le souvenir a disparu. Cette paralysie peut
être liée à une lésion mais elle peut aussi être le résultat d’un surmenage ou d’un
choc émotionnel. Le souvenir ne peut pas avoir disparu puisqu’il ne s’est pas formé.
La trace du passé, cette trame qui nous fait être, nous constitue, fait être notre
personnalité, n’entraîne pas pour autant sa continuelle réminiscence.
Nous ne pouvons pas non plus l’évoquer en prétendant sans cesse que tout se trouve
dans l’inconscient. Le subconscient ou inconscient n’est pas un réservoir où nous
venons puiser tout ce dont nous avons besoin pour notre résurgence mentale. Ce
serait faire de lui une « chose » alors qu’il faut parler ici en terme de « progrès ».
Bergson conclue de ces remarques que le passé continue d’exister intégralement. En
conséquence, il n’est pas utile de s’interroger sur la conservation des souvenirs que
sur leur localisation. Tout ce qui se conserve, c’est un certain nombre d’habitudes
motrices qui permettront de jouer ou rejouer le passé et de tirer un trait d’union entre
l’actuel et le virtuel. Union qui a pour but le bon fonctionnement de la mémoire
véritable : l’imagination créatrice.
Ainsi la dialectique bergsonienne de la matière et de l’esprit se déroule à partir de
leur source commune : la vie. Même si l’élan vital est, de l’aveu même de Bergson,
une image. Il n’en demeure pas moins le centre de l’union entre la matière et l’esprit.
La vie contient tous les possibles. Elle a en germe la possibilité de la conscience,
celle du corps – et même celles de l’intension et de l’extension –.
En d’autres termes, parler du corps et de l’esprit, de leur relation ne peut pas se faire
à partir de leur simple genèse. Il faut aller au-delà, comprendre ce qui les anime, cet
élan vital. En introduisant la vie au sein même de ce qui était figé en deux entités
esprit-corps, Bergson ne présente-t-il pas une nouvelle philosophie, voire même une
nouvelle métaphysique ?
420
Une nouvelle métaphysique ?
« […] Disons-le pour conclure : cette faculté n’a rien de mystérieux. Quiconque
s’est exercé avec succès à la composition littéraire sait bien que lorsque le sujet a été
longuement étudié, tous les documents recueillis, toutes les notes prises, il faut pour
aborder le travail de composition lui-même, quelque chose de plus, un effort souvent
pénible, pour se placer tout d’un coup au cœur même du sujet et pour aller chercher
aussi profondément que possible une impulsion à laquelle il n’y aura plus ensuite
qu’à se laisser aller. Cette impulsion, une fois reçue, lance l’esprit sur un chemin où
il retrouve et les renseignements qu’il avait recueillis et d’autres détails encore : elle
se développe, elle s’analyse elle-même en termes dont l’énumération se poursuivrait
sans fin ; plus on va, plus on découvre ; jamais on n’arrivera à tout dire : et
pourtant, si l’on se tourne brusquement vers l’impulsion qu’on sent derrière soi pour
la saisir, elle se dérobe ; car ce n’était pas une chose, mais une incitation au
mouvement, et, bien qu’indéfiniment extensible, elle est la simplicité même.
L’intuition métaphysique paraît être quelque chose du même genre. Ce qui fait
pendant ici aux notes et aux documents de la composition littéraire, c’est l’ensemble
des observations et des expériences recueillies par la science positive et surtout par
une réflexion sur l’esprit. »1
Bergson, tout au long de cette « Introduction à la métaphysique », analyse et
décompose la critique kantienne de la métaphysique. Kant, selon lui, se trompe sur la
science et sur la métaphysique. Il ne saisit pas ce qui s’y fait. Ce qui l’empêche de le
voir, c’est le point de vue transcendantal lui-même, et le rapport de la pensée au réel
qu’il institue. L’application d’un concept tout fait sur la diversité du sensible, nous
interdit toute connaissance de l’absolu, de l’en soi des choses. Mais comme souligne
Bergson « les démonstrations qui ont été données de la relativité de notre
connaissance sont… entachées d’un vice originel : elles supposent, comme le
dogmatisme qu’elles attaquent, que toute connaissance doit nécessairement partir
des concepts aux contours arrêtés pour étreindre avec eux la réalité qui s’écoule ».
C’est là le point de vue de la vie pratique et du langage. « Notre intelligence, quand
elle suit sa pente naturelle, procède par perceptions solides, d’un côté, et par
conceptions stables de l’autre. […] Elle s’installe dans des concepts tout faits, et
s’efforce d’y prendre, comme dans un filet, quelque chose de la réalité qui passe ». Il
en résulte les inévitables contradictions, les oppositions irréductibles entre systèmes
rivaux, dont les antinomies métaphysiques ne sont que la forme la plus frappante.
1
Cf. Bergson, « Introduction à la métaphysique », in La pensée et le mouvant, PUF, 1993, pp. 226-227
421
« Il n’y a aucun moyen de reconstituer, avec la fixité des concepts, la mobilité du
réel »1. En conséquence, il nous faut rappeler que le sens des idées scientifiques et
métaphysiques réside dans l’usage que nous en faisons, ou en avons – lors des
opérations qui président à leur montage –. La grande pensée construit ses concepts en
les taillant, les modulant au fur et à mesure de l’expérience. Elle tente de leur faire
épouser les « courants de réalité ». Cependant, pour l’esprit cet exercice est difficile :
« il faut qu’il se violente, qu’il renverse le sens de l’opération par laquelle il pense
habituellement, qu’il retourne ou plutôt refonde sans cesse ses catégories. Mais il
aboutira ainsi à des concepts fluides, capables de suivre la réalité dans toutes ses
sinuosités et d’adopter le mouvement même de la vie intérieure des choses »2. En ce
sens, les idées fortes et neuves ont quelque chose d’absurde, qui tranche sur « le tout
fait » et les « idées préexistantes » du sens commun. La métaphysique ne s’épuise
pas dans le réarrangement sans repris d’un fonds de catégories éternelles. Elle n’est
pas le symbolisme du suprasensible. Elle dialogue avec l’expérience et la science.
« La mathématique moderne est précisément un effort pour substituer au tout fait ce
qui se fait, pour suivre la génération des grandeurs »3. Plus loin, Bergson précise
« un des objets de la métaphysique est d’opérer des différenciations et des
intégrations qualitatives »4.
La métaphysique s’établit autour de l’idée génératrice des mathématiques. Elle se
doit de ressaisir la quantité comme une qualité « à l’état naissant ». Cela n’est
possible que si l’intuition est dégagée, libérée. C’est cela la fonction de la
métaphysique, elle atteint ainsi son absolu. « Est relative la connaissance symbolique
par concepts préexistants qui va du fixe au mouvant, mais non pas la connaissance
intuitive qui s’installe dans le mouvant et adopte la vie même des choses ».
Ainsi Bergson cherche à mettre en place une philosophie toute intuitive qui a pour
fondement une métaphysique des différences qualitatives. Cette philosophie
réaliserait l’union de la métaphysique et de la science5. Pour autant, il ne s’agit pas
de quitter le formalisme du symbole pour un positivisme de l’intuition. L’intuition
n’est pas une coïncidence immédiate, une fusion muette où la réalité se donnerait
1
Cf. Bergson, « Introduction à la métaphysique, in La pensée et le mouvant, éd. PUF, p. 213
Cf. Bergson, « Introduction à la métaphysique, in La pensée et le mouvant, éd. PUF, p. 213
3
Cf. ibid. p. 214
4
Cf. Bergson, « Introduction à la métaphysique, in La pensée et le mouvant, éd. PUF, p. 215
5
Ibid. p. 216
2
422
sans reste : c’est une méthode, celle de la précision en philosophie. L’intuition a
besoin d’être comprise. Elle ne va pas sans l’analyse et le symbolisme qui cherchent
à la traduire, inscrivant le devenir d’un sens toujours en retard sur l’expérience.
L’intuition est avant tout une puissance de négation des thèses insuffisantes, elle
passe par toutes les médiations de l’analyse des mixtes, de la critique des dualismes.
Rencontrant en chemin des objets de plus en plus « intraduisibles en symboles », elle
marque les différences de nature, dégage les articulations entre les phénomènes. Elle
prolonge les faits jusqu’en dehors de l’expérience. Elle procède comme les
mathématiciens qui reconstituent avec les infinitésimaux prélevés sur la courbe réelle
« la forme de la courbe même qui s’étend dans l’obscurité derrière eux »1. La
métaphysique en acte est cette remontée au-delà de l’expérience. Elle n’est pas,
comme chez Kant, remontée vers les conditions d’une expérience possible, mais elle
est la remontée, ou ascension, vers les lignes virtuelles qui rendent compte de
l’expérience effective, dans sa parfaite singularité.
Avec Bergson nous venons de mettre en évidence le rôle nécessaire de l’intuition
pour établir le lien entre le corps et l’esprit. Mais n’existe-t-il pas un « lieu » plus
évident de nos principes de vie ? Où notre élan vital serait une évidence même ?
N’est-ce pas ainsi qu’il nous faut considérer notre chair ?
B) La chair en question
Comme nous l’avons vu précédemment Merleau-Ponty rend compte de l’énigme de
notre présence au monde. Intégrer la question de la chair au sein d’une épistémologie
du mouvement est loin d’être contradictoire. Nous sommes au monde par le biais de
notre chair, elle est notre lien vers l’extérieur autant qu’elle est notre intériorité
profonde.
1- La chair chez Merleau-Ponty
Merleau-Ponty est attentif à ce double mouvement par lequel, tout à la fois, nous
sommes au monde, hors de nous-mêmes dans le monde et au plus proche de nous1
Cf. Bergson, Matière et Mémoire, éd. PUF, p. 206
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mêmes, dans l’entrelacement continu de l’esprit et du corps. Activité et passivité
s’appellent, se masquent, s’entre répondent, se contrarient. Ainsi voir c’est toujours
être vu, sentir c’est être senti, etc.
Philosophie de l’entrelacs et du chiasme, de l’instant précis où l’esprit devient corps
et le corps esprit, la démarche de Merleau-Ponty croise celle de Bergson (mais aussi
celle de Husserl comme nous l’avons déjà vu). Nous nous devons d’interroger, avec
elle, cette figure étrange nommée chair, « la généralité du sensible en soi », ce par
quoi s’effectue la transformation de la passivité en activité, de l’activité en passivité.
La chair est l’endroit où se croisent, s’entremêlent transcendance et immanence,
espace et temps.
Comment dès lors se débarrasser de la conscience sans donner dans l’illusion
positiviste, représentée, en tout premier lieu, par la psychanalyse et la sociologie ?
Merleau-Ponty fait du Monde, de la Nature, de l’Être1, un en deçà qui précède et
conditionne l’immédiat. Ils constituent cet invisible qui structure aussi ce monde
vertical et sauvage, là où n’opère pas une unité originairement synthétique mais où
l’être rayonne, là où s’abolit la pensée causale pour laisser place à l’empiètement, à
un Être englobant-englobé2. Comme le souligne Merleau-Ponty lors de l’un de ses
derniers cours au Collège de France, il s’agit pour lui de prolonger les recherches de
Husserl, de le conduire au-delà des frontières de la phénoménologie3.
Dans le chapitre, du Visible et de l’invisible, intitulé « L’entrelacs, le chiasme »,
Merleau-Ponty développe l’idée fondamentale (qui soutient sans doute toute son
œuvre) : l’idée d’un recouvrement, d’un croisement entre le sujet percevant et l’objet
perçu. Ainsi, dans la perception, le sujet percevant est aussi perçu. Comme nous
l’avions remarqué, l’analyse existentielle de l’être-au-monde, au centre de la
phénoménologie husserlienne, mais aussi de la pensée de Bergson4, passe par
l’examen de l’activité perceptive. C’est plus encore au cœur de la sensibilité où
1
Comme nous l’avons déjà remarqué, ces termes vont progressivement se substituer les uns aux autres pour ne
laisser apparaître que l’Être.
2
Cf. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, éd. Gallimard, coll. « Tel », p. 280
3
Cf. Merleau-Ponty, « Husserl aux limites de la phénoménologie », in Résumé de Cours (1952-1960), éd.
Gallimard
4
Comme nous venons de le voir, Bergson n’emploie pas ces termes. Par contre, Matière et Mémoire est une
œuvre omniprésente dans le texte du visible et de l’invisible de Merleau-Ponty. Aussi est-il important de rendre
compte de tout le travail effectué par ces deux philosophes sur l’élaboration d’une dynamique liée à la
sensibilité.
424
l’âme et le corps se font indistinctement chair, où le monde se révèle lui-même dans
sa chair qu’il nous faut interroger. Les qualités seraient ainsi cet entre-deux
indéfinissable, la chair à l’état pur. Le « lieu », « l’instant » où le monde et le sujet
percevant ne font plus qu’un.
Cette chair où se conjoignent, s’échangent le sujet percevant et l’objet perçu se
réalise dans l’acte de la vision et du toucher, quand ce qui voit, ce qui to
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