DISCUSSION :
Une objection pourrait être levée contre Calliclès, lorsqu'il dit que l'origine de la moralité, c'est la
faiblesse vitale. Car on pourrait lui rétorquer qu'être capable de volonté (se tenir à des principes,
maîtriser ses passions), c'est au contraire un signe de force... On peut remarquer au passage qu'on
assimile couramment le désir et la volonté ("Je veux ça..." ou "je désire ça... " passant pour des
expressions équivalentes) alors qu'on pourrait soutenir au contraire qu'ils sont quasiment
antinomiques : quand on désire, il n'est pas besoin de vouloir (d'avoir de la volonté), ça se fait tout
seul. Si je fais mes devoirs et que cela me coûte un effort, et que je désire me défouler sur ma wii, il
n'y a pas besoin de beaucoup de volonté pour cela. La volonté est plutôt nécessaire pour terminer
mes devoirs.
La différence entre volonté et désir est d'ailleurs assez nette : nos désirs nous viennent, alors que
notre volonté ne nous vient pas (on peut toujours espérer "attendre d'avoir la volonté de...", ça ne
viendra pas, il faudra bien à un moment vouloir...), d'où on peut déduire que c'est moi qui veux, que
je suis le sujet de ma volonté, ou que je me rencontre comme sujet dans la volonté. Alors que le
désir est plutôt sans sujet ("ça veut" en moi). Où on retrouve donc encore que la philosophie
(classique) à travers Socrate consiste en la mise à jour et la valorisation du sujet, de la subjectivité.
Nietzsche, un "philosophe" qui a lourdement cogné sur Socrate et la philosophie classique, qui
faisait comme nous l'avons vu une "généalogie de la morale" insistait bien sur ce point, au début du
livre du même nom - dans la deuxième partir intitulée "la mauvaise conscience" : pour lui, "on" (la
civilisation occidentale) a forcé les individus à devenir des sujets, c'est-à-dire des êtres responsables
(qui répondent d'eux), et pour cela, il a fallu donner à l'animal innocent et oublieux qu'était l'homme
une mémoire. L'animal n'est pas un sujet (il n'est pas un individu qui globalise toute son existence),
il vit dans un présent perpétuel, se réveille au matin comme s'il s'agissait d'une naissance toujours
recommencée. Et pour parvenir à transformer cet animal en être responsable, en un sujet, il a fallu
lui donner une mémoire par la souffrance (c'est "comme ça que ça rentre..."), par la punition
répétée, comme on châtie les enfants "pour qu'ils se rappellent". Ainsi naît la conscience, selon
Nietzsche, et son origine est donc la "mauvaise conscience". Or, si être heureux, c'est pouvoir vivre
pleinement le présent, être tout simplement vivant sans retour sur soi, alors conscience et bonheur
sont contradictoires.
Socrate soutient tout l'inverse. On le voit à la fin du texte, quand il fait la distinction entre
l'agréable et le bonheur. Passage important, car Calliclès n'avait pas forcément tort de dire qu'il était
agréable au galeux de se gratter - mais de là à soutenir que ça rendait heureux... Car pour reprendre
ce point, que manque-t-il à l'homme qui a une vie parfaitement agréable pour qu'il soit heureux?
Celui qui "a tout" comme on dit, et qui pourtant n'est pas heureux? Celui qui "objectivement,
devrait être heureux", et qui ne l'est pourtant pas? N'est-ce pas précisément parce que le bonheur est
subjectif? Ce qui, encore une fois, ne veut pas tellement dire personnel (c'est-à-dire : chacun sa
façon d'être heureux), mais que le bonheur est une question de rapport à soi. Or, le rapport à soi,
c'est la conscience. Et par conséquent, qui n'a pas conscience, qui n'est pas un sujet, ne peut pas être
heureux. Ainsi, celui qui a une vie agréable pourrait s'en suffire, mais s'il dit qu'il n'est pourtant pas
heureux, c'est parce qu'il n'est pas au clair dans le rapport à soi (qu'il se ment, qu'il contredit des
idéaux qu'il a pourtant, etc.). Socrate est donc plutôt dans une position stoïcienne sur la question du
bonheur, une position morale : la condition du bonheur est un accord avec soi-même, avec ce qu'on
estime devoir faire ou être, bien plus que telle ou telle quantité de plaisir.