Ce qui selon la nature est beau et juste Première remarque : pour

publicité
SUJET No3 : Expliquez le texte suivant :
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que
l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est
question.
« Mais ce qui selon la nature est beau et juste, c’est ce que
j’ai la franchise de te dire à présent : que celui qui veut vivre droitement sa vie, doit, d’une part,
laisser les passions qui sont les siennes être les plus grandes possibles, et ne point les mutiler ;
être capable, d’autre part, de mettre au service de ces passions, qui sont aussi grandes que
possible, les forces de son énergie et de son intelligence ; bref, donner à chaque désir qui pourra
lui venir la plénitude des satisfactions. Mais c’est, je pense, ce qui n’est pas possible à la plupart
des hommes. Voilà pourquoi ils blâment les gens de cette trempe ; la honte les pousse à
dissimuler leur propre impuissance. Ils disent donc de la licence que c’est une vilaine chose,
réduisant en esclavage, tout ainsi que je le disais précédemment, les hommes qui selon la nature
valent davantage et, impuissants eux-mêmes à procurer à leurs plaisirs un plein assouvissement,
ils vantent la sage modération et la justice : effet de leur manque de virilité ! Oui, en effet, pour
ceux qui ont eu l’avantage ou d’être fils de rois ou d’avoir été capables, par les ressources de leur
propre naturel, de se procurer une autorité quelconque, soit tyrannie, soit souveraineté, pour ces
hommes qu’y aurait-il véritablement de plus laid et de plus mal qu’une sage modération ? »
Platon, Gorgias 491e-492b
ANALYSE :
Ce qui selon la nature est beau et juste
Première remarque : pour savoir quelle est la meilleure manière de mener sa vie (puisque c'est
l'objet du débat), Calliclès prend pour critère la nature. Ce qui est déjà un parti pris assez fort : ce
qui se passe "selon la nature" doit-il servir de règle pour les hommes? Est-ce que justement, ce
qu'on appelle "l'humanité" n'a pas consisté à ne pas suivre simplement ce qui est dicté par notre
nature? La morale par exemple se présente comme une lutte contre les pulsions naturelles,
"instinctives", spontanées - la colère, la peur, le désir de vengeance, etc.
Ensuite, Calliclès recherche le "beau", où on retrouve le fait vu dans le texte précédent que ses
critère son plus esthétiques que moraux. "Peu importe le bien, du moment que c'est beau, que c'est
grand, etc.".
c'est ce que j'ai la franchise de te dire à présent
La franchise, qu'on revendique en général quand quelque chose qu'on va dire n'est pas convenu, est
difficile à dire parce que sans doute à contre-courant des bienséances, de ce qu'on appellerait
aujourd'hui le discours ambiant, ou le "politiquement correct". En l'occurence, Calliclès va
s'opposer aux discours de sagesse et de modération. Reste à savoir si c'est le discours de la
modération qui est le discours ambiant dominant, ou si ça n'est pas au contraire celui de
l'épanouissement de tous les désirs. Là, cela dépend évidemment des époques. Aujourd'hui, est-il
plus à la mode de dire qu'il faut être passionné ou au contraire que le bonheur réside dans l'usage de
la raison?…
Que celui qui veut vivre droitement sa vie, doit…
Un peu étonnant de la part de celui qui va se faire, un peu plus loin, le pourfendeur de la morale,
d'utiliser ce "doit", lequel indique qu'il va énoncer des impératifs, des commandements, ce qui est le
propre de la morale… Comme quand on entend parfois : "il faut savoir se détendre, se laisser aller,
il faut savoir se faire plaisir, il ne faut pas être moralisant, il ne faut pas avoir de principes…", ce
qui se présente comme plutôt libertaire, mais n'en constitue pas moins une injonction morale
comme les autres. Comme le slogan de mai 68 : "Il est interdit d'interdire"… éminemment
paradoxal.
laisser les passions,
Qu'appelle-t-on "les passions"? Le sens de ce terme s'est assez affaibli, il signifie plus ou moins
maintenant un intérêt fort, auquel on consacre son temps libre. Mais au premier sens, la passion,
c'est ce qui est subi (étymologiquement : patior), donc ce qui nous envahi, qu'on ne contrôle pas et
qui nous rend esclave. Passion amoureuse, passion pour l'argent (avarice). On disait même que la
colère, l'envie etc. étaient des passions. C'est bien cela que semble, au moins dans l'oreille de
Socrate, défendre Calliclès : tous les emportements qui nous mettent hors de nous. Calliclès prône
donc de cultiver en nous ces tendances, et de consacrer toute notre énergie à les satisfaire :
De mettre au service de ces passions
Etrange renversement, puisque ce ne sont pas nos passions qui nous serviraient à nous accomplir,
mais nous qui devons nous mettre au service de ces passions. Si la passion, c'est être "hors de soi",
alors Calliclès semble mépriser le soi, qu'on appelle le sujet.
Ensuite, Calliclès en vient à son véritable sujet : sa prise de parole est une accusation du discours
des "sages". Comme Nietzsche, il fait une "généalogie", c'est-à-dire une recherche des origines de
ce discours. Et il trouve l'origine du discours qui défend la sagesse dans une déficience vitale. C'est
l'impuissance à soi-même éprouver de grandes passions, ou à les assouvir, qui fait que par
ressentiment (l'aigreur vengeresse des plus faibles, des frustrés…), les sages veulent interdire aux
autres de faire de même. Comme un nivellement par le bas de la vie humaine. C'est ainsi que
Calliclès soutient ailleurs, dans un texte célèbre, que la loi est la mise en esclavage des plus faibles
par les plus forts, qui s'unissent afin d'empêcher les plus vivants, les plus créatifs, les plus puissants,
d'exercer leur vitalité (pour s'en protéger, ou plus simplement par jalousie).
DISCUSSION :
Une objection pourrait être levée contre Calliclès, lorsqu'il dit que l'origine de la moralité, c'est la
faiblesse vitale. Car on pourrait lui rétorquer qu'être capable de volonté (se tenir à des principes,
maîtriser ses passions), c'est au contraire un signe de force... On peut remarquer au passage qu'on
assimile couramment le désir et la volonté ("Je veux ça..." ou "je désire ça... " passant pour des
expressions équivalentes) alors qu'on pourrait soutenir au contraire qu'ils sont quasiment
antinomiques : quand on désire, il n'est pas besoin de vouloir (d'avoir de la volonté), ça se fait tout
seul. Si je fais mes devoirs et que cela me coûte un effort, et que je désire me défouler sur ma wii, il
n'y a pas besoin de beaucoup de volonté pour cela. La volonté est plutôt nécessaire pour terminer
mes devoirs.
La différence entre volonté et désir est d'ailleurs assez nette : nos désirs nous viennent, alors que
notre volonté ne nous vient pas (on peut toujours espérer "attendre d'avoir la volonté de...", ça ne
viendra pas, il faudra bien à un moment vouloir...), d'où on peut déduire que c'est moi qui veux, que
je suis le sujet de ma volonté, ou que je me rencontre comme sujet dans la volonté. Alors que le
désir est plutôt sans sujet ("ça veut" en moi). Où on retrouve donc encore que la philosophie
(classique) à travers Socrate consiste en la mise à jour et la valorisation du sujet, de la subjectivité.
Nietzsche, un "philosophe" qui a lourdement cogné sur Socrate et la philosophie classique, qui
faisait comme nous l'avons vu une "généalogie de la morale" insistait bien sur ce point, au début du
livre du même nom - dans la deuxième partir intitulée "la mauvaise conscience" : pour lui, "on" (la
civilisation occidentale) a forcé les individus à devenir des sujets, c'est-à-dire des êtres responsables
(qui répondent d'eux), et pour cela, il a fallu donner à l'animal innocent et oublieux qu'était l'homme
une mémoire. L'animal n'est pas un sujet (il n'est pas un individu qui globalise toute son existence),
il vit dans un présent perpétuel, se réveille au matin comme s'il s'agissait d'une naissance toujours
recommencée. Et pour parvenir à transformer cet animal en être responsable, en un sujet, il a fallu
lui donner une mémoire par la souffrance (c'est "comme ça que ça rentre..."), par la punition
répétée, comme on châtie les enfants "pour qu'ils se rappellent". Ainsi naît la conscience, selon
Nietzsche, et son origine est donc la "mauvaise conscience". Or, si être heureux, c'est pouvoir vivre
pleinement le présent, être tout simplement vivant sans retour sur soi, alors conscience et bonheur
sont contradictoires.
Socrate soutient tout l'inverse. On le voit à la fin du texte, quand il fait la distinction entre
l'agréable et le bonheur. Passage important, car Calliclès n'avait pas forcément tort de dire qu'il était
agréable au galeux de se gratter - mais de là à soutenir que ça rendait heureux... Car pour reprendre
ce point, que manque-t-il à l'homme qui a une vie parfaitement agréable pour qu'il soit heureux?
Celui qui "a tout" comme on dit, et qui pourtant n'est pas heureux? Celui qui "objectivement,
devrait être heureux", et qui ne l'est pourtant pas? N'est-ce pas précisément parce que le bonheur est
subjectif? Ce qui, encore une fois, ne veut pas tellement dire personnel (c'est-à-dire : chacun sa
façon d'être heureux), mais que le bonheur est une question de rapport à soi. Or, le rapport à soi,
c'est la conscience. Et par conséquent, qui n'a pas conscience, qui n'est pas un sujet, ne peut pas être
heureux. Ainsi, celui qui a une vie agréable pourrait s'en suffire, mais s'il dit qu'il n'est pourtant pas
heureux, c'est parce qu'il n'est pas au clair dans le rapport à soi (qu'il se ment, qu'il contredit des
idéaux qu'il a pourtant, etc.). Socrate est donc plutôt dans une position stoïcienne sur la question du
bonheur, une position morale : la condition du bonheur est un accord avec soi-même, avec ce qu'on
estime devoir faire ou être, bien plus que telle ou telle quantité de plaisir.
Téléchargement