Ce serait folie d’ignorer les conséquences
Alain Boyer (Paris IV)
« Le grand art est de tout simplifier en prévoyant tout. Tout simplifier
est une opération sur laquelle on a besoin de s’entendre. Tout prévoir
est un but qu’il est impossible d’atteindre. »
Portalis
Les termes peu attractifs de « conséquentialisme » et
« d’anti-conséquentialisme » ont fait depuis quelque vingt ans
une entrée spectaculaire en méta-éthique, au point de supplanter
des oppositions plus vénérables, telles que kantisme/utilitarisme,
trop doctrinale, et « morales de la conviction/de la
responsabilité » (Weber), peut-être trop politique. Etre
conséquentialiste veut dire juger de la valeur d’un acte ou d’une
règle (et d’une institution) à la seule lumière de ses
conséquences bonnes ou mauvaises. Il faut et il suffit de maximiser
les bonnes conséquences de ses décisions. Par exemple, on ne
punit pas par vengeance, mais pour que le crime ne se reproduise
plus, comme l’avait enseigné Protagoras, avant Beccaria et
Bentham1. Le conséquentialiste est orienté vers l’avenir.
Diverses théories de la valeur (ce qui vaut) étant possibles,
diverses conceptions conséquentialistes le sont aussi, dont
l’utilitarisme (classique ou de la moyenne, de l’acte ou de là
règle). Cela dit, à la relecture de l’un des plus grands livres de
philosophie morale de la seconde partie du XX ième siècle, la
Théorie de la Justice, on s’aperçoit que ce terme n’y figure pas.
Alors que Philip Pettit opposera approches « conséquentialistes »
et « déontologiques », Rawls, à la suite de Frankena, opposait les
conceptions « déontologiques » aux conceptions
1 Théorie « dissuasive ». Ce qui n’exclue pas que la peine puisse avoir une fonction de
réparation, mise en avant par Aristote (EN, V) ; réparer produit de bonnes conséquences.
Pour Kant, en revanche, la peine est une simple conséquence logique du crime. Voir mon
Kant et Epicure, PUF, 2004, p. 113 sq., et surtout J. Rawls, « Two Concepts of Rules »
(1955), in Ph. Foot ed., Theories of Ethics, Oxford, 1967.
1
« téléologiques » du juste. La question est de savoir si les deux
oppositions sont synonymes, et si « déontologique » (rawlsien)
veut dire « anti-conséquentialiste ». Je tends à penser que la
réponse est négative, et que toute morale rationnelle est d’une
manière ou d’une autre conséquentialiste, à ceci près que pour
des raisons logiques, on ne peut se passer de « convictions »
éthiques, sans en faire des dogmes inscrutables.
Selon Rawls, une approche « déontologique » ne définit
pas d’abord le Bien, en faisant du juste, par définition, ce qui le
maximise, comme le font l’utilitarisme ou le perfectionnisme,
mais elle définit le Juste de telle manière qu’il permette de
hiérarchiser les conceptions du Bien (du sens de la vie) et de
donner une mesure ou valeur nulle à certaines d’entre elles
(celles du SS, du tyran, du terroriste, du trafiquant d’êtres
humains ou du prédateur pédophile). La primauté du Juste fait
qu’il est totalement faux de décrire le libéralisme politique
comme un « laxisme » prêt à autoriser toutes les formes de vie,
pourvu qu’elles soient choisies par l’individu roi : ce reproche
pourrait plutôt s’adresser à l’utilitarisme non restreint, c’est-à-
dire à un altruisme universaliste, hédoniste, égalitaire et
compensatoire. C’est l’utilitariste qui est gêné par la question de
savoir comment ne pas prendre en compte la jouissance du
sadique dans le calcul du meilleur des mondes sociaux2.
Cela est solidaire du contresens suggéré par M. Sandel et
répété par ses admirateurs à propos de Rawls, à savoir l’idée
selon laquelle le libéralisme politique serait « moralement
neutre ». Il n’y a rien de plus faux ! La neutralité rawlsienne est
« métaphysique » (surtout religieuse), mais la politique (juste) au
sens de Rawls appartient à la morale comme l’une de ses
« parties propres », celle qui peut faire l’objet d’un consensus
entre conceptions morales divergentes, appuyées quant à elles
sur des conceptions du monde différentes ou contraires. Le pari
2 Leibniz, anticipateur théologien de Bentham, a pu considérer que même la jouissance de
Sextus devait avoir été comptée par Dieu, le monde qui la comprend étant au bout du compte
meilleur que celui où la douleur et le suicide de Lucrèce violée et déshonorée n’auraient pas
eu lieu (Théodicée, § 416 : « Le crime de Sextus sert à de grandes choses »). Tout est compté.
Le libéral dit lui : tout être humain est respectable, et à prendre en compte, mais pas tout
comportement, ni tout plaisir, ni tout « plan de vie ». L’utilitariste est un « philosophe du
désir ». Pas Rawls.
2
(du pluralisme) est que toutes les conceptions morales
« globales » raisonnables ont une intersection non vide : la
justice politique. Comme chez Aristote, qu’il cite, la justice est
« la plus belle des vertus (…) plus belle même que l’étoile du
matin ». Le libéral tient qu’il existe une morale minimale
cohérente, le sens de la justice, isolable des croyances
métaphysiques, et qui puisse être partagée par l’athée,
l’agnostique, le croyant, le matérialiste et le spiritualiste, le
mystique raisonnable et le rationaliste, celui qui croit au ciel et
celui qui ne croit que le fait que « deux et deux sont quatre », etc.
C’est tout le « consensus par recoupement ». L’objection ne peut
venir que de ceux pour qui il va de soi qu’il n’y a de valeurs que
religieuses, ce qui apparaît plus ou moins clairement chez
MacIntyre et Taylor. Ce qui est en cause, ce n’est rien de moins
que la laïcité. D’où vient cette petite musique que l’on entend
souvent, et selon laquelle il n’y aurait pas de « morale laïque » ni
de « morale libérale », et qu’il faut « ajouter du sens », comme si
par définition un athée n’avait pas de conception du Bien,
comme s’il n’était qu’un nihiliste ? Un libéral, fût-il croyant, doit
combattre cette propagande.
Revenons aux conséquences. Nous devons à Pettit une
distinction importante 3: face à une valeur que je fais mienne (le
patriotisme, la justice, la vie, la véracité), je peux vouloir
l’honorer4, et, dès lors, peu importe les conséquences de mon
acte, pourvu qu’il l’exemplifie, ou je peux vouloir la
promouvoir, et alors se pose avec force la question de la prise en
compte des conséquences de l’acte du point de vue même de la
valeur qu’il illustre, mais aussi du point de vue d’autres valeurs.
Si je veux promouvoir la justice, je ne dois pas seulement
« témoigner » en sa faveur par mon exemple, quels que soient les
3 Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, M. Canto-Sperber éd., PUF,
« Conséquentialisme ». Voir aussi M. Canto-Sperber et R. Ogien, La philosophie morale,
PUF, ch. III, 1.
4 Le patriotisme prête particulièrement, comme les valeurs chevaleresques (l’honneur), à
l’attitude purement déontologique : Emilie dans Cinna veut agir comme doit le faire une
Romaine : « Nos deux âmes, seigneur, sont deux âmes romaines », dit-elle à Cinna hésitant
(IV, sc. III). Auguste évoque en revanche les conséquences prévisibles de son éventuel
assassinat par Cinna : tu ne dois ta popularité qu’à moi, et les Romains ne pourront « souffrir
que tu règnes sur eux » (V, sc. I). Ce sera la guerre civile.
3
effets de mon action (« Fiat Justitia, pereat mundus »), mais
aussi me demander par quels moyens (justes) je pourrais
contribuer à diminuer l’injustice du monde réel. Il se peut que
cela soit en « honorant » de manière exemplaire5 la vertu de
Justice, mais cela n’a rien de nécessaire. Cette distinction me
paraît judicieuse, et ne pas être sans lien avec celle de Max
Weber : si je veux promouvoir la paix dans le monde, il se peut
que cela passe une guerre contre un tyran belliciste, alors que le
pacifiste « convaincu » soutient que « pour rien au monde », il
ne ferait la guerre.
Or, il est clair que Rawls n’est pas anti-conséquentialiste en
ce sens là. Il s’agit bien pour lui de promouvoir la justice sociale.
Une théorie morale qui ne tiendrait pas compte des conséquences
de son application éventuelle serait irrationnelle : la rationalité,
c’est la prise en compte critique des conséquences de ce que l’on
dit et de ce que l’on fait.
« Les théories déontologiques sont définies comme étant
non téléologiques (n’interprétant pas le juste comme
maximisation d’un Bien défini indépendamment), et non comme
des doctrines caractérisant le juste dans les institutions et les
actes indépendamment de leurs conséquences. Toute doctrine
éthique digne de considération tient compte des conséquences
dans son évaluation de ce qui est juste. Celle qui ne le ferait pas
serait tout simplement absurde, irrationnelle (One which did not
would simply be irrational, crazy ). »6
Le jugement éthique tient compte des conséquences, si l’on
veut bien qu’il ait quelque chose de rationnel. Une pure morale
de la conviction, ou de la pureté de l’intention, sans évaluation
de la situation et des conséquences concrètes de l’action, est
mystique, irrationnelle. Mais un agent moral rawlsien fera du
juste une partie essentielle de sa conception du Bien : le Juste
n’est pas seulement une « contrainte latérale » (side constraint),
selon le terme de R. Nozick, mais il est pour lui un Bien à
promouvoir (des actes justes accomplis au moins partiellement
par amour de la justice dans des institutions justes), une Idée
5 Mais cette notion cache déjà un certain intérêt pour les conséquences : que les autres me
suivent !
6 TJ, I, 6. Trad. C. Audard, Seuil, 1987.
4
régulatrice de son action. L’agent moral agit justement parce
qu’il fait de la justice non pas seulement un mode vie rationnel
en collectivité, mais aussi parce qu’il en vient à regarder le Juste
comme une valeur en soi, que l’on peut aimer et servir7. En ce
sens, la théorie nous enjoint de produire « the most good » (le
meilleur) : si en effet la distribution (juste) des biens (en général)
est aussi considérée comme un bien, et que la théorie nous dit de
produire « le plus grand bien possible (le bien de la répartition
(distribution) en faisant partie), nous n’avons plus une
conception téléologique au sens classique du terme»8. La
conception rawlsienne prend pour objet la question de la justice
distributive. De ce point de vue, il serait irrationnel pour un
agent moral de préférer une situation « moins juste » à une
situation « plus juste » (une situation où la répartition des biens
premiers est plus proche des idéaux de la justice). Il y a bien là
de « l’optimisation », mais en un sens trivial : préférer le
meilleur. La théorie rawlsienne est une théorie non téléologique
au sens « classique » (hédoniste), mais téléologique
(conséquentialiste) en un sens « non classique ». Il n’y est plus
question de maximiser un Bien défini indépendamment et
antérieurement au juste, mais, une fois le juste défini, l’action
morale consiste bien à agir de telle manière que la situation
résultant de cette action, par exemple celle qui suivrait une
réforme institutionnelle que je veux promouvoir (instaurer un
salaire minimum, ou baisser les charges sociales)9, soit « plus
juste » que si j’avais agi autrement (par exemple, sans rien faire).
Certes, la procédure de « maximisation » n’a plus les vertus de
calculabilité de la procédure utilitariste, mais elle demeure
présente : un rawlsien n’agit pas pour « honorer » ses principes
favoris, mais pour les promouvoir le mieux possible. Il ne
dispose plus de l’illusoire métrique utilitariste, supposée habiliter
à comparer toutes les situations du seul point de vue de leurs
7 Une telle distinction remonte aux Sophistes et à Platon (anneau de Gygès : République, II).
8 TJ, I, 5.
9 Suggérons ceci que la moins mauvaise défense des principes de la libre entreprise (privée ou
non) ne peut être que conséquentialiste. On ne doit pas préférer un système moins inégalitaire
que celui qu’engendre le marché, mais dans lequel, étant donné la faiblesse de la productivité
due à l’absence d’incitations à prendre des risques, les plus pauvres sont encore plus pauvres
(Rawls). Si l’intérêt privé contribue mieux que tout à la justice, let it be.
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