Ce serait folie d’ignorer les conséquences Alain Boyer (Paris IV) « Le grand art est de tout simplifier en prévoyant tout. Tout simplifier est une opération sur laquelle on a besoin de s’entendre. Tout prévoir est un but qu’il est impossible d’atteindre. » Portalis Les termes peu attractifs de « conséquentialisme » et « d’anti-conséquentialisme » ont fait depuis quelque vingt ans une entrée spectaculaire en méta-éthique, au point de supplanter des oppositions plus vénérables, telles que kantisme/utilitarisme, trop doctrinale, et « morales de la conviction/de la responsabilité » (Weber), peut-être trop politique. Etre conséquentialiste veut dire juger de la valeur d’un acte ou d’une règle (et d’une institution) à la seule lumière de ses conséquences bonnes ou mauvaises. Il faut et il suffit de maximiser les bonnes conséquences de ses décisions. Par exemple, on ne punit pas par vengeance, mais pour que le crime ne se reproduise plus, comme l’avait enseigné Protagoras, avant Beccaria et Bentham1. Le conséquentialiste est orienté vers l’avenir. Diverses théories de la valeur (ce qui vaut) étant possibles, diverses conceptions conséquentialistes le sont aussi, dont l’utilitarisme (classique ou de la moyenne, de l’acte ou de là règle). Cela dit, à la relecture de l’un des plus grands livres de philosophie morale de la seconde partie du XX ième siècle, la Théorie de la Justice, on s’aperçoit que ce terme n’y figure pas. Alors que Philip Pettit opposera approches « conséquentialistes » et « déontologiques », Rawls, à la suite de Frankena, opposait les conceptions « déontologiques » aux conceptions 1 Théorie « dissuasive ». Ce qui n’exclue pas que la peine puisse avoir une fonction de réparation, mise en avant par Aristote (EN, V) ; réparer produit de bonnes conséquences. Pour Kant, en revanche, la peine est une simple conséquence logique du crime. Voir mon Kant et Epicure, PUF, 2004, p. 113 sq., et surtout J. Rawls, « Two Concepts of Rules » (1955), in Ph. Foot ed., Theories of Ethics, Oxford, 1967. 1 « téléologiques » du juste. La question est de savoir si les deux oppositions sont synonymes, et si « déontologique » (rawlsien) veut dire « anti-conséquentialiste ». Je tends à penser que la réponse est négative, et que toute morale rationnelle est d’une manière ou d’une autre conséquentialiste, à ceci près que pour des raisons logiques, on ne peut se passer de « convictions » éthiques, sans en faire des dogmes inscrutables. Selon Rawls, une approche « déontologique » ne définit pas d’abord le Bien, en faisant du juste, par définition, ce qui le maximise, comme le font l’utilitarisme ou le perfectionnisme, mais elle définit le Juste de telle manière qu’il permette de hiérarchiser les conceptions du Bien (du sens de la vie) et de donner une mesure ou valeur nulle à certaines d’entre elles (celles du SS, du tyran, du terroriste, du trafiquant d’êtres humains ou du prédateur pédophile). La primauté du Juste fait qu’il est totalement faux de décrire le libéralisme politique comme un « laxisme » prêt à autoriser toutes les formes de vie, pourvu qu’elles soient choisies par l’individu roi : ce reproche pourrait plutôt s’adresser à l’utilitarisme non restreint, c’est-àdire à un altruisme universaliste, hédoniste, égalitaire et compensatoire. C’est l’utilitariste qui est gêné par la question de savoir comment ne pas prendre en compte la jouissance du sadique dans le calcul du meilleur des mondes sociaux2. Cela est solidaire du contresens suggéré par M. Sandel et répété par ses admirateurs à propos de Rawls, à savoir l’idée selon laquelle le libéralisme politique serait « moralement neutre ». Il n’y a rien de plus faux ! La neutralité rawlsienne est « métaphysique » (surtout religieuse), mais la politique (juste) au sens de Rawls appartient à la morale comme l’une de ses « parties propres », celle qui peut faire l’objet d’un consensus entre conceptions morales divergentes, appuyées quant à elles sur des conceptions du monde différentes ou contraires. Le pari 2 Leibniz, anticipateur théologien de Bentham, a pu considérer que même la jouissance de Sextus devait avoir été comptée par Dieu, le monde qui la comprend étant au bout du compte meilleur que celui où la douleur et le suicide de Lucrèce violée et déshonorée n’auraient pas eu lieu (Théodicée, § 416 : « Le crime de Sextus sert à de grandes choses »). Tout est compté. Le libéral dit lui : tout être humain est respectable, et à prendre en compte, mais pas tout comportement, ni tout plaisir, ni tout « plan de vie ». L’utilitariste est un « philosophe du désir ». Pas Rawls. 2 (du pluralisme) est que toutes les conceptions morales « globales » raisonnables ont une intersection non vide : la justice politique. Comme chez Aristote, qu’il cite, la justice est « la plus belle des vertus (…) plus belle même que l’étoile du matin ». Le libéral tient qu’il existe une morale minimale cohérente, le sens de la justice, isolable des croyances métaphysiques, et qui puisse être partagée par l’athée, l’agnostique, le croyant, le matérialiste et le spiritualiste, le mystique raisonnable et le rationaliste, celui qui croit au ciel et celui qui ne croit que le fait que « deux et deux sont quatre », etc. C’est tout le « consensus par recoupement ». L’objection ne peut venir que de ceux pour qui il va de soi qu’il n’y a de valeurs que religieuses, ce qui apparaît plus ou moins clairement chez MacIntyre et Taylor. Ce qui est en cause, ce n’est rien de moins que la laïcité. D’où vient cette petite musique que l’on entend souvent, et selon laquelle il n’y aurait pas de « morale laïque » ni de « morale libérale », et qu’il faut « ajouter du sens », comme si par définition un athée n’avait pas de conception du Bien, comme s’il n’était qu’un nihiliste ? Un libéral, fût-il croyant, doit combattre cette propagande. Revenons aux conséquences. Nous devons à Pettit une distinction importante 3: face à une valeur que je fais mienne (le patriotisme, la justice, la vie, la véracité), je peux vouloir l’honorer4, et, dès lors, peu importe les conséquences de mon acte, pourvu qu’il l’exemplifie, ou je peux vouloir la promouvoir, et alors se pose avec force la question de la prise en compte des conséquences de l’acte du point de vue même de la valeur qu’il illustre, mais aussi du point de vue d’autres valeurs. Si je veux promouvoir la justice, je ne dois pas seulement « témoigner » en sa faveur par mon exemple, quels que soient les 3 Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, M. Canto-Sperber éd., PUF, « Conséquentialisme ». Voir aussi M. Canto-Sperber et R. Ogien, La philosophie morale, PUF, ch. III, 1. 4 Le patriotisme prête particulièrement, comme les valeurs chevaleresques (l’honneur), à l’attitude purement déontologique : Emilie dans Cinna veut agir comme doit le faire une Romaine : « Nos deux âmes, seigneur, sont deux âmes romaines », dit-elle à Cinna hésitant (IV, sc. III). Auguste évoque en revanche les conséquences prévisibles de son éventuel assassinat par Cinna : tu ne dois ta popularité qu’à moi, et les Romains ne pourront « souffrir que tu règnes sur eux » (V, sc. I). Ce sera la guerre civile. 3 effets de mon action (« Fiat Justitia, pereat mundus »), mais aussi me demander par quels moyens (justes) je pourrais contribuer à diminuer l’injustice du monde réel. Il se peut que cela soit en « honorant » de manière exemplaire5 la vertu de Justice, mais cela n’a rien de nécessaire. Cette distinction me paraît judicieuse, et ne pas être sans lien avec celle de Max Weber : si je veux promouvoir la paix dans le monde, il se peut que cela passe une guerre contre un tyran belliciste, alors que le pacifiste « convaincu » soutient que « pour rien au monde », il ne ferait la guerre. Or, il est clair que Rawls n’est pas anti-conséquentialiste en ce sens là. Il s’agit bien pour lui de promouvoir la justice sociale. Une théorie morale qui ne tiendrait pas compte des conséquences de son application éventuelle serait irrationnelle : la rationalité, c’est la prise en compte critique des conséquences de ce que l’on dit et de ce que l’on fait. « Les théories déontologiques sont définies comme étant non téléologiques (n’interprétant pas le juste comme maximisation d’un Bien défini indépendamment), et non comme des doctrines caractérisant le juste dans les institutions et les actes indépendamment de leurs conséquences. Toute doctrine éthique digne de considération tient compte des conséquences dans son évaluation de ce qui est juste. Celle qui ne le ferait pas serait tout simplement absurde, irrationnelle (One which did not would simply be irrational, crazy ). »6 Le jugement éthique tient compte des conséquences, si l’on veut bien qu’il ait quelque chose de rationnel. Une pure morale de la conviction, ou de la pureté de l’intention, sans évaluation de la situation et des conséquences concrètes de l’action, est mystique, irrationnelle. Mais un agent moral rawlsien fera du juste une partie essentielle de sa conception du Bien : le Juste n’est pas seulement une « contrainte latérale » (side constraint), selon le terme de R. Nozick, mais il est pour lui un Bien à promouvoir (des actes justes accomplis au moins partiellement par amour de la justice dans des institutions justes), une Idée 5 Mais cette notion cache déjà un certain intérêt pour les conséquences : que les autres me suivent ! 6 TJ, I, 6. Trad. C. Audard, Seuil, 1987. 4 régulatrice de son action. L’agent moral agit justement parce qu’il fait de la justice non pas seulement un mode vie rationnel en collectivité, mais aussi parce qu’il en vient à regarder le Juste comme une valeur en soi, que l’on peut aimer et servir7. En ce sens, la théorie nous enjoint de produire « the most good » (le meilleur) : si en effet la distribution (juste) des biens (en général) est aussi considérée comme un bien, et que la théorie nous dit de produire « le plus grand bien possible (le bien de la répartition (distribution) en faisant partie), nous n’avons plus une conception téléologique au sens classique du terme»8. La conception rawlsienne prend pour objet la question de la justice distributive. De ce point de vue, il serait irrationnel pour un agent moral de préférer une situation « moins juste » à une situation « plus juste » (une situation où la répartition des biens premiers est plus proche des idéaux de la justice). Il y a bien là de « l’optimisation », mais en un sens trivial : préférer le meilleur. La théorie rawlsienne est une théorie non téléologique au sens « classique » (hédoniste), mais téléologique (conséquentialiste) en un sens « non classique ». Il n’y est plus question de maximiser un Bien défini indépendamment et antérieurement au juste, mais, une fois le juste défini, l’action morale consiste bien à agir de telle manière que la situation résultant de cette action, par exemple celle qui suivrait une réforme institutionnelle que je veux promouvoir (instaurer un salaire minimum, ou baisser les charges sociales)9, soit « plus juste » que si j’avais agi autrement (par exemple, sans rien faire). Certes, la procédure de « maximisation » n’a plus les vertus de calculabilité de la procédure utilitariste, mais elle demeure présente : un rawlsien n’agit pas pour « honorer » ses principes favoris, mais pour les promouvoir le mieux possible. Il ne dispose plus de l’illusoire métrique utilitariste, supposée habiliter à comparer toutes les situations du seul point de vue de leurs 7 Une telle distinction remonte aux Sophistes et à Platon (anneau de Gygès : République, II). TJ, I, 5. 9 Suggérons ceci que la moins mauvaise défense des principes de la libre entreprise (privée ou non) ne peut être que conséquentialiste. On ne doit pas préférer un système moins inégalitaire que celui qu’engendre le marché, mais dans lequel, étant donné la faiblesse de la productivité due à l’absence d’incitations à prendre des risques, les plus pauvres sont encore plus pauvres (Rawls). Si l’intérêt privé contribue mieux que tout à la justice, let it be. 8 5 valeurs en termes de somme nette d’utilités individuelles comparables, mais il est en mesure d'évaluer diverses situations du point de vue de la justice, et de préférer une répartition à une autre. Il semble donc que l’identification entre conceptions « téléologiques », au sens de Rawls, et « conséquentialistes », au sens de Pettit, ne soit pas exacte. Tout dépend de ce que l’on appelle « conséquence ». En un premier sens du terme, une conséquence est une « conséquence logique », une proposition déductible d’une autre10. La logique est une théorie de la consécution. Or, si l’on renonce à la « fondation » des théories empiriques ou normatives par la démonstration du fait qu’elles sont déductibles d’un ensemble restreint d’axiomes évidents, il ne reste plus qu’à admettre que la « justification » d’une théorie est essentiellement le résultat d’un processus patient de confrontation des conséquences de la théorie avec des énoncés donnés indépendamment d’elle : dans le cas des théories empiriques, il s’agit précisément de propositions empiriques singulières (ou « énoncés de base », comme disait Popper) ; dans le cas de normes, il s’agit de « jugements de base » (normatifs) de « notre » sens moral commun bien considéré11. En ce sens, la théorie rawlsienne apparaît plus « conséquentialiste » que l’utilitarisme : ce dernier contraint à accepter les conséquences logiques du principe d’utilité quelles 10 La conséquence est « plus faible » que la prémisse, ou elles sont équivalentes, conséquences l’une de l’autre. Une « conséquence » plus « ample » que la conjonction des prémisses est appelée « inductive ». La logique inductive n’existe pas. Passer du faible au fort, amplifier, c’est conjecturer. Et une conjecture ne se teste que par l’examen de ses conséquences (déductives). 11 « The rational and imaginative analysis of the consequences of a moral theory has a certain analogy in scientific method. For in science, too, we do not accept an abstract theory because it is convincing in itself ; we rather decide to accept or reject it after we have investigated those concrete and practical consequences which can be more directly tested by experiment. But there is a fundamental difference. In the case of a scientific theory, our decision depends upon the results of experiments. If these confirm the theory, we may accept it until we find a better one. If they contradict the theory, we reject it. But in the case of a moral theory, we can only confront its consequences with our conscience. And while the verdict of experiments does not depend upon ourselves, the verdict of our conscience does. » K. Popper, The Open Society and its Enemies, RKP, 1945, ch. XXIV, III (la « traduction » française (Seuil) est inutilisable). 6 qu’elles soient. Si toute décision qui entraîne des effets globaux meilleurs est par définition meilleure, pourquoi délibérer sur la justesse de telle ou telle conséquence ? Calculemus ! (L’utilitarisme est un leibnizianisme laïcisé.12) Paradoxalement, l’utilitarisme est certes un conséquentialisme radical en ce qu’il ne prend en compte (idéalement) que la totalité des conséquences possibles d’un acte en termes d’utilité, mais ce n’est pas un « conséquentialisme logique », en ce sens qu’il n’est pas prêt à revenir sur son principe de base, quelles que soient les conséquences que l’on puisse en tirer, par exemple celle selon laquelle il peut être acceptable de sacrifier le bonheur d’un individu si ce sacrifice permet la réalisation d’une plus grande quantité de bonheur global13. Peu importe les conséquences en elles-mêmes, le principe est juste, elles le sont donc aussi, parfois contrairement aux apparences. L’utilitariste est paradoxalement un « moraliste de la conviction », car il n’accepte d’utiliser que le Modus Ponens, alors qu’en utilisant le Modus Tollens, il s’apercevrait qu’il doit y avoir quelque chose de mauvais dans un principe qui a des conséquences aussi bizarres. (Ce qui ne veut pas dire que dans certains cas, le raisonnement utilitariste ne s’impose pas intuitivement, lorsque les deux seules options ouvertes conduisent à des morts d’innocents : qui choisirait celle qui conduit au plus grand nombre de morts (ceteris paribus) ? ) A un premier niveau, il me paraît clair que seule une méthode de type « équilibre réfléchi » est acceptable : puisque nous ne disposons pas de théorie morale évidente en soi, il nous faut confronter nos principes et nos jugements intuitifs réfléchis, en ayant pour objectif d’en arriver au meilleur équilibre. Nous proposons une règle, peut-être issue de la tradition la plus ancienne (type « commandements » de la Bible ou « Règle d’or », ou encore principe d’utilité ou Loi Morale inconditionnelle) et nous essayons d’en dériver un certain nombre de conséquences, sans pouvoir les épuiser toutes (il y en 12 Voir J. Elster, Leibniz et la formation de l’esprit du capitalisme, Aubier, 1975, et plus particulièrement, R. Sève, Leibniz et l’Ecole moderne du Droit naturel, Paris, 1989. 13 L’utilitarisme est un « holisme » collectiviste. Il transfert à la société un principe de rationalité individuel (sacrifier une partie de son temps pour améliorer son existence globale). 7 a une infinité). Si nous ne parvenons pas à des conséquences contre-intuitives, ou si toute autre règle que nous avons pu imaginer se heurte à de plus mauvaises conséquences, nous pouvons retenir la règle comme une bonne candidate à la « justesse » morale, tout en laissant ouverte la possibilité de trouver une meilleure règle. Un tel processus n’est pas « formaliste », ou « purement procédural », en ce que les jugements de base ont un contenu (normatif)14 : « La torture est un mal » ; « L’esclavage est un mal ». Il doit être entendu qu’une règle ne perd pas son universalité si on lui trouve des exceptions : il faut alors faire entrer les exceptions dans la condition. La proposition « sauf si cela amène à nuire sévèrement à un tiers, il faut dire la vérité » est universalisable, comme Benjamin Constant l’avait argué, sans convaincre Kant15. Ce qui compte n’est pas la forme « inconditionnelle », car nous savons qu’en logique moderne les propositions catégoriques sont des conditionnelles, mais le fait que la règle ne soit pas « centrée sur l’agent », comme l’avait vu Sidgwick. La présence d’un nom propre ou d’un pronom (ego) dans un règle morale, comme dans l’expression de la Volonté Générale selon Rousseau, est inadmissible. Il est intéressant de noter que P. Pettit considère 1) la méthode rawlsienne de l’équilibre réfléchi comme la meilleure possible, alors même que Rawls est regardé comme un « déontologiste », un « anti-conséquentialiste ». Pettit insiste 2) sur le fait qu’il est nécessaire de pouvoir exprimer les règles « indépendamment de l’agent », ce qui correspond à la fiction du voile d’ignorance, et 3) affirme que le conséquentialisme est une théorie du Juste et non du Bien. Nous ne sommes pas aux antipodes de Rawls ! Cela m’amène à soutenir que toute éthique rationnelle est nécessairement plus ou moins conséquentialiste, y 14 La « loi de Hume » est ici présupposée : si la conclusion est normative, l’une au moins des prémisses l’est. 15 D’un prétendu droit de mentir par humanité (Vrin). Le cas de la personne qui va mourir peut amener à remplacer « tiers » par « individu ». Constant a évidemment raison, mais le raisonnement de Kant est subtil. Voir mon Hors du Temps. Un essai sur Kant, Vrin, 2001, ch. XVI. 8 compris la théorie rawlsienne16. Elle est critiquable par ses conséquences, et chacune de ses règles est évaluée en fonction des conséquences qu’amènerait son universalisation. La distinction tranchée entre conséquentialisme et déontologie paraît dès lors fragile : nous devons être « déontologistes » modérés en ceci que nous ne pensons pas qu’une règle doive être sans cesse remise en cause, et qu’au sein d’une institution, les normes doivent posséder une sorte d’immunité provisoire, de prime d’existence, mais nous sommes conséquentialistes en ceci que si l’on nous montre qu’une règle a des conséquences fâcheuses du point de vue moral (« intuitif »), alors nous devons tenter de la reformuler sous peine d’être accusés d’irrationalité ou de dogmatisme. Une institution doit pouvoir être fondée sur le respect « habituel » de ses règles par ses membres, mais elle doit pouvoir être réformée (selon des règles elles-mêmes à la fois provisoirement immunisées et néanmoins révisables). Il y a, comme dans le domaine théorique, une certaine valeur attachée à la conservation des règles, du fait que l’anomie est un mal ; mais ce conservatisme modéré est compatible avec un réformisme prudent mais audacieux (piecemeal social engineering (Popper)), qui nous enseigne à ne pas nous accrocher au respect d’une règle au seul motif que c’est la règle, quelles que soient les conséquences de notre action conforme à cette règle, ce qui est irrationnel. Mais demeurent des moments « déontologiques », lorsque nous en arrivons aux jugements moraux de base, comme « faire souffrir par plaisir est un mal ». Il me semble que ce type d’énoncé est quasiment immunisé contre la critique : inutile d’en explorer les conséquences.Les conséquences morales non triviales des propositions « Le sadisme est autorisé » ou « Le meurtre est autorisé » (Sade) sont mauvaises (ce qui a des conséquences sur les « droits » des animaux). La procédure de l’équilibre réfléchi est ainsi à la fois conséquentialiste et déontologique : elle repose sur deux groupes « d’intuitions », certaines portant sur ce que nous appelons un débat éthique (impartialité, publicité…), d’autres sur ce que nous 16 T. Pogge oppose ainsi le « conséquentialisme » de Rawls à la « déontologie » de Nozick : Realizing Rawls, Cornell, 1989, ch I. 9 jugeons inacceptable. (Il est tout à fait faux de parler de la théorie rawlsienne comme étant « purement procédurale », non « substantielle ». Cela n’en est que l’un des moments.) Les premières intuitions raisonnées permettent de construire l’appareil de la Position Originelle (PO), ou expérience de pensée morale, l’autre groupe permet en aval de tester les principes choisis grâce à la PO ; ce processus de va-et-vient, peu dissemblable de la relation de la théorie et de l’expérience dans les sciences empiriques, met en jeu à la fois la saisie de propositions de base non absolument infaillibles, mais prima facie solidement attachées à notre manière même d’être au monde, et un processus indispensable de recherche des conséquences des théories. Si l’on accepte l’idée selon laquelle la Théorie de la Justice n’est pas « anti-conséquentialiste », il vient que peu de théories le sont absolument. On peut ainsi essayer d’arguer que le kantisme pourrait être formulé de telle manière qu’il n’implique pas ce que Kant croit qu’il implique, par exemple qu’il n’est jamais licite de mentir. Un « déontologiste » pur est au fond un adorateur de la règle : « Quoi qu’il en coûterait, je ferais X dans tous les cas ». Même si c’est mon fils (unique) qu’il me demande de sacrifier, j’obéirai à Dieu. Aucune morale rationnelle ne me paraît pouvoir se donner cette piété abrahamique pour modèle, et Kant lui-même l’avait dit17. Il faut absolument distinguer des devoirs absolus (la plupart du temps négatifs : respect des droits d’autrui) et des devoirs facultatifs ou surérogatoires. Toute théorie morale qui culpabilise à outrance celui qui n’a pas eu le courage de faire le pas de la « résistance » en 1942 est inhumaine. Il fait aussi partie de la morale que de laisser place à des actes admirables, rares et précieux, liés à la grande vertu du courage, que l’on ne peut pas exiger de tous. Prenons maintenant quelques exemple de type juridique. Soit l’un des plus fameux articles du Code Civil, le 1382, qui régit le droit de la responsabilité civile en dehors des contrats : 17 Voir Hors du Temps, op. cit., p. 36. 10 « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à la réparer » Cette règle, magnifiquement et sobrement énoncée, régit notre existence quotidienne. Nul n’est censé l’ignorer ! Elle repose crucialement sur la notion de faute18. Son origine remonte à l’Antiquité, mais l’un de ses théoriciens est Grotius : « Quand on a causé du dommage (damnum) par une faute, on est naturellement tenu à la réparer. »19 Dans le Code Civil, son fondement n’est autre que le couple central du Droit, la notion de personne (sujet de droits) et celle de bien (propriété). Le juriste envisage l’individu comme un être relationnel, entrelacs de droits et de devoirs, lié par ses relations contractuelles, son patrimoine, ses engagements tacites, et responsable (d’un certain nombre au moins) des effets de son action sur les autres ou sur leurs biens. Le droit tisse autour de l’individu et des groupes une toile immense de liens contraignants mais aussi libérateurs, dont certains sont ignorés ou seulement « vaguement connus » par l’agent. De l’idée de responsabilité personnelle et de celle d’effet de l’action, découle celle d’effet nuisible à autrui d’une action individuelle, effet imputable à l’agent, moyennant évidemment l’idée de société et celle de faute. Robinson aurait pu appliquer 1382, mais seulement avec l’apparition de Vendredi (ou, à la rigueur, s’il avait volontairement accordé des « droits » à l’environnement per se). On note aussi la présence de la notion de « causalité », véritable croix des philosophes, sans parler des historiens, des scientifiques et… des juristes. Présence fort compréhensible, puisqu’il est question des effets de l’action de l’homme, quels qu’ils soient et quel qu’il soit. Comme le montre l’un des artisans de la modernisation de la responsabilité civile, le Professeur André Tunc, on a envie de dire, face à 1382 : 18 Voir J. Carbonnier, Droit Civil, Tome 4, II, Titre I, PUF, 1996. Le Droit de la Guerre et de la Paix, II, ch.XVII , I, 3 ; trad. Barbeyrac, reprod., Presses Universitaires de Caen. On trouve des anticipations de ce principe chez Aristote, dans le Droit Romain et chez les Pères de l’Eglise. Un autre nom à citer serait celui de Domat. Voir aussi Pufendorf, Le Droit de la Nature et des Gens, Tome I, Livre III, ch. I, Caen, 1987. 19 11 « Que c’est simple ! »20. En réalité, depuis la fin du XIX ième siècle, les juristes ont exploré tout un arbre de distinctions pertinentes au sein de la notion de responsabilité : le droit des accidents du travail, de l’assurance, la notion de responsabilité sans faute, celle des « personnes morales », la question du risque, la distinction entre faute, négligence et erreur, celle de la prévisibilité et de l’irrésistibilité, l’indemnisation des accidentés et des victimes, la différence entre obligation de moyens et de résultats… La règle supérieure ne saurait être appliquée indistinctement. Ainsi, un « fait quelconque de l’homme » peut avoir eu une « cause étrangère », et, dès lors, « il appartient aux juges du fond de relever en quoi les circonstances ont rendu inévitable la production du dommage, ce qui implique que le fait ait été imprévisible et irrésistible »21. L’article 1382, sans être rejeté, est ainsi « conditionnalisé » ou « qualifié » (restreint)22. André Tunc a raison : tout n’est pas aussi simple que ne le disent les Codes. Mais l’impératif fondamental de la simplicité, essentiel en démocratie, conduit assez naturellement à ne pas modifier l’article lui-même, qui demeure en sa pure beauté marmoréenne. D’une part, le raisonnement analytique du juriste fait apparaître à la fois un souci de l’évidence « philosophique » ou morale des règles générales (« Tous les êtres humains sont égaux »), et de la prise en compte des différents types de conséquences d’une règle selon les circonstances ; d’autre part, le juge tient compte à la fois des effets et de l’intention de l’acte, comme dans la notion d’homicide involontaire (non peccatum nisi volontarium)23, puni moins sévèrement que le meurtre, et encore moins que l’assassinat (prémédité), mais aussi de la question de savoir si le sujet responsable pouvait raisonnablement (ou, dans un cadre juridique précis, devait) anticiper les conséquences de son acte. Si la réponse est positive, 20 La Responsabilité civile, Economica, 1ière éd. 1981, p. 12. 21 Code Civil, Litec, 1997, art 1384 , notule 29, p. 739. 22 Tunc, op. cit., p. 150 : « La théorie doit être restreinte si l’on ne veut pas qu’elle se détruise elle-même », à propos de la règle « celui qui crée un risque doit le supporter ». 23 Voir aussi, en droit civil, la controverse entre Savigny et Ihering sur l’animus et le corpus dans la théorie de la possession : F. Terré et Ph. Simler, Droit Civil, Les biens, § 144, Dalloz, 1992. 12 il y a faute. Et enfin, le juge a à prendre en compte la gravité objective du dommage causé (réparation). Si le juge constate que l’acte n’est pas contraire à la loi, alors même qu’il est intuitivement aberrant, le législateur doit réécrire la loi. Il y a donc bien un processus subtil et complexe d’équilibre réfléchi entre les règles et leurs conséquences, ellesmêmes confrontées à nos jugements intuitifs réfléchis concernant le sens des termes « personne », « engagement », « effet », « intentionnel », etc. La notion de personne (et donc de droits de l’homme) est centrale, et elle paraît devoir être dotée des attributs de la « conviction » (le respect égal des personnes est une thèse « intrinsèquement bonne »), que l’on ne juge pas selon ses conséquences, mais qui permet au contraire de juger de la justesse des conséquences des autres lois : la Déclaration des Droits de l’homme est (au moins depuis 1946), en France, la norme suprême. Mais le problème du vague, des cas limites, se pose néanmoins, et avec lui celui de la responsabilité : personnalités multiples, amnésie, folie, fœtus, animaux supérieurs, générations futures… Plusieurs décisions sont possibles. La délibération s’impose : est-ce un hasard si la plus belle théorie philosophique de la délibération, celle d’Aristote, se trouve au Livre III de l’Ethique à Nicomaque, lequel s’ouvre sur une non moins admirable théorie de l’acte volontaire, à l’évidence d’inspiration judiciaire ?24 La délibération suppose l’intention : ici encore, il faut distinguer la question des théories et celle des actes ou des décisions, en mettant entre les deux les créations de règles (lois). Du point de vue théorique, il n’est d’importance que secondaire que de s’enquérir des motivations secrètes du théoricien. On juge sa thèse par sa plausibilité intrinsèque ou par ses conséquences, mais il est de peu d’importance, de ce point de vue, de savoir quelles étaient les éventuelles « vraies motivations » de Kant ou 24 Aristote y énonce un cas poignant, celui de la personne obligée à commettre un crime sous peine de voir ses propres enfants ou ses parents tués par un tyran. Son acte n’est pas absolument « volontaire ». On a vu ce genre d’horreurs en Bosnie. La politique doit avoir pour but de minimiser la probabilité de survenue de telles situations moralement innommables et indécidables, que ni la « Loi morale » ni le « principe d’utilité » ne nous aident vraiment à résoudre (cf. le « choix de Sophie » de Styron). Il faut donc lutter sans merci contre les tyrannies, les terroristes, les mafias (kidnappings, chantage). 13 de Bentham25. En revanche, le jugement moral et pénal que nous avons à porter sur tel ou tel comportement requiert quelque hypothèse motivationnelle. Le droit pénal moderne est fondé non sur la seule opposition kantienne entre comportement (droit) et intention (morale), mais sur l’opposition très délicate à opérer entre comportement intentionnel et non intentionnel, et entre divers types d’intention (crapuleuse ou non, etc.). La notion de « circonstances atténuantes », apparue en France après le Code Pénal, est à l’évidence cruciale. Le problème du vague : la réalité est-elle vague ? Problème métaphysique débattu et difficile. Il me suffit de dire que nos concepts quotidiens sont souvent et légitimement « vagues ». Les cas « typiques » d’appartenance à l’ensemble des objets dénotés par le concept sont clairs et non disputés, mais les cas intermédiaires sont indécidables : quand un tas de grains de sable cesse-t-il d’être un tas, si l’on ôte un grain l’un après l’autre (paradoxe Mégarique du « sorite ») ? Or, cela semble rendre toute règle précise impossible à formuler. Et il ne paraît pas que la plupart des normes morales puissent être exonérées de cette difficulté logique. En revanche, une norme juridique ne peut pas tolérer un tel flou : elle attribue des droits, et il est très difficile d’avoir plus ou moins un droit de manière continue. Il faut du discret, des seuils, pour que les droits soient bien fixés, et les délits par là même (violations d’un droit). On ne sait pas fixer de limite tranchée entre un « adolescent » et un « adulte ». Mais il faut bien décider conventionnellement (mais pas arbitrairement) un âge précis (21, 18, voire 16) pour décider de l’attribution des droits et des obligations liés à la majorité : droit de conduire, de voter, de contracter, responsabilité pénale, etc. D’où une difficulté qui ne pourra jamais être éliminée : le droit tranche dans le vague. Il me semble que l’un des problèmes posé par les règles institutionnelles est celui de savoir si une décision conventionnelle ne peut à tel ou tel moment s’avérer avoir des conséquences problématiques, non prévues par le législateur. La réponse est évidemment positive. Mais croire que l’on puisse se 25 Cela peut en revanche être utile si l’on se propose une analyse « compréhensive » de la totalité de la vie et de l’œuvre du penseur. 14 passer de règles, et se contenter de laisser au juge le soin de « calculer » au cas par cas la différence entre les sommes nettes de bonnes conséquences de chacune des options qui s’ouvrent à lui, serait avoir une vision délirante des capacités de calcul et d’infaillibilité des hommes chargés de cette tâche digne de Minos et Rhadamante aux Enfers. Pettit, citant le grand juriste utilitariste Austin, le reconnaît volontiers : un conséquentialiste (même de l’acte) ne demande pas que les agents se privent de règles (ou de réactions émotionnelles, comme l’aurait voulu James Mill, au désespoir de son fils) et agissent uniquement grâce au calcul anticipé des conséquences, mais que l’on puisse argumenter de manière conséquentialiste en faveur de telle ou telle règle ou de tel ou tel acte. Il vaut mieux une règle que pas de règle du tout, et même un droit essentiellement jurisprudentiel (Common Law) n’est pas un droit sans règles : celles-ci sont en quelque sorte empiriquement découvertes, alors que les lois du Code Civil sont supposées découler de notre intuition des droits naturels évidents26. Revenons au vague. Soit le droit (ou l’interdit) d’avorter. Sauf à définir le fœtus dès la conception comme une personne, je ne vois pas comment les morales « déontologiques » peuvent a priori le condamner. Si la « personne » n’arrive qu’à, disons, trois mois, il est déontologiquement possible d’accepter l’avortement avant. Et sauf à oublier de prendre en compte le bien-être de l’enfant futur, je ne vois pas pourquoi, sans hypothèses auxiliaires, un conséquentialiste hédoniste (ou « idéaliste » à la Moore) pourrait le justifier dans tous les cas sans autre forme de procès. Si l’on ne prend pas en compte les intérêts de l’enfant (presque) né, pourquoi ne pas autoriser les familles pauvres et nombreuses à commettre des infanticides, ce que l’on peut comprendre (le petit Poucet), mais pas du tout accepter et légaliser. Tout dépend ici de la délimitation de la notion de « personne humaine »27. Si la conception implique la personnalité, l’avortement est toujours un meurtre. Si la personne n’existe qu’à la naissance, on peut avorter jusqu’à 26 Tunc, op. cit., § 123 : du principe d’indemnisation du dommage causé par sa faute, « aucune démonstration n’est nécessaire (opera illorum sequuntur illos) ». 27 Ce qu’avait compris Locke (Essai, II, 27, Vrin). 15 celle-ci… Où situer la distinction ? La deuxième position est aberrante, et justifie presque l’infanticide : tout dépendrait de l’heure de l’accouchement. La première (« pro-life ») paraît métaphysique et intenable (le « miracle » de l’intrusion du spermatozoïde dans l’ovule), bien qu’elle soit universalisable sans contradiction (comme la seconde, mais avec des conséquences différentes). La notion de « personne potentielle » est encore plus métaphysique : il y a une infinité de personnes « potentielles » (possibles) dès qu’existent Adam et Eve, sans même que l’on ait à adhérer à la fantastique théorie de la préformation. On peut peut-être s’accorder sur le critère de la viabilité ex utero du « bébé », en faisant remonter l’interdit un peu plus haut, par précaution. Mais l’on voit bien que le débat ne peut pas être ramené à une opposition entre « déontologistes » anti-avortement, et conséquentialistes « pro-avortement ». La question est plutôt celle de la délimitation de la personnalité humaine, porteuse de droits28. Par ailleurs, on peut considérer que l’avortement est (plus ou moins) un mal, en dehors des cas de viol, de graves malformations ou de grands dangers pour la mère, et qu’il serait bien plus satisfaisant que les pratiques contraceptives, naturelles ou chimiques, soient mieux connues dans les populations, en particulier chez les garçons. L’avortement de complaisance est moralement très douteux. Mais entre deux maux, il faut choisir le moindre, et il faut prendre en compte ce qui se passait avant la dépénalisation. L’une des questions fondamentales est celle de la faillibilité : nous reconnaissons que nous avons besoin de règles, parce qu’aucun individu, citoyen ou juge, n’est un calculateur omniscient et infaillible, et qu’il a besoin de règles pour encadrer ses décisions, mais nous reconnaissons aussi notre faillibilité dans la formulation des règles, laquelle peut nous amener à en découvrir des conséquences inattendues susceptibles de nous amener soit à les réviser, soit à les interpréter par des distinguos. Un non-conséquentialisme sans exception et général est intenable, comme celui de Kant face à Benjamin Constant. Et un non-conséquentialisme ouvert aux exceptions possibles est déjà 28 Voir H. J. Gensler, Ethics, Routledge, 1998, ch. 12. Un excellent manuel. 16 quelque peu conséquentialiste. En revanche, ne faut-il pas maintenir qu’il y a des principes qui, sans être absolument inscrutables, comme des dogmes religieux, sont tels que nous devons les respecter (sauf éventuelles exceptions29) parce qu’ils sont justes en eux-mêmes ? Le cas fondamental de la promesse et du contrat est paradigmatique. Promettre engage, et cela vaut pour les engagements mutuels, réducteurs d’incertitude. Pacta sunt servanda. Encore faut-il que la promesse n’ait pas eu lieu sous la contrainte ou dans des conditions frauduleuses (autonomie de la volonté)30. Pourquoi respecter ses promesses ? Aussi bien la réponse de Hobbes (mauvaise réputation)31 que, paradoxalement, celle de Kant (si je ne le fais pas, et si tout le monde fait comme moi, la promesse perd tout sens) sont (plus ou moins) « conséquentialistes », alors que l’on aimerait dire qu’il est juste vrai qu’une promesse engage (sauf exceptions). Je ne respecte pas mes promesses (seulement) parce que les conséquences de mon non-respect sont mauvaises, ou parce que la règle m’autorisant à le faire si elle était universalisée produirait une société instable, mais simplement parce qu’il est, en général, mauvais intrinsèquement que d’être parjure. C’est ce que l’on apprend aux enfants, et ce n’est que dans un second temps que l’on peut leur faire la remarque bien connue : « Et si tout le monde faisait comme toi ? » (kantisme pédagogique). Il y a des « devoirs naturels » (Rawls), qu’il faut distinguer des devoirs institutionnels ; un pompier doit « aller au feu », un médecin soigner tout malade. Mais il ne faut jamais être cruel, parce que la cruauté est un mal, indépendamment de toute 29 Exceptions « réalistes » ; il est trop facile de construire des cas fictionnels aberrants qui mettent toutes les morales en difficulté. Il arrive à des enfants de se demander avec angoisse s’ils accepteraient que leur mère meure pour qu’un milliard d’hommes ne soient pas exterminés. 30 Hobbes aurait peut-être soutenu que François Premier n’aurait pas dû arguer que sa dette à l’égard de Charles Quint, lui ayant été extorquée sous la menace de son maintien en détention en Espagne, ne constituait pas un véritable engagement. Il est vrai que le cas d’un Traité signé par des vaincus (les deux de Versailles) sont considérés comme créant des obligations, mais pas au même titre la « promesse » faite à un kidnappeur d’enfants, ce qui est d’ailleurs dangereux (aucune promesse qu’on lui fait n’étant crédible). 31 Cf. mon article « De l’insuffisance du pacte », L’idée de Contrat social, JP Cléro et T. Ménissier eds, Ellipses, p. 142. 17 institution. Cette option ne me paraît pas s’opposer à un conséquentialisme sophistiqué, qui dit que nous devons juger un acte ou une règle par ses conséquences en termes de ce qui est bon ou mauvais : mais l’interdit de la cruauté est celui d’un acte intrinsèquement mauvais, et tout conséquentialiste doit bien s’arrêter dans le déroulement des conséquences pour arriver à « calculer » (en fait : « peser le pour et le contre »), sinon c’est la régression à l’infini. Il y a donc dans toute éthique rationnelle un moment conséquentialiste, d’analyse des conséquences prévisibles du choix, mais aussi un moment de « convictions », où nous décidons qu’il serait inutile de poursuivre l’analyse des conséquences. Anankè stènaï. Il me semble que l’on peut explorer la piste d’un conséquentialisme modéré, sensible à l’importance des droits et des règles fixant les droits, mais aussi à l’importance du fait même qu’il y ait des règles, et qui exige seulement que tout acte et toute règle puissent être discutés à l’aune de leurs conséquences, logiques ou effectives, prévisibles ou non, intentionnelles ou non. Mais rien ne remplacera jamais la délibération « en conscience » de l’agent moral ou du juge, la « justice incarnée » (Aristote), naviguant entre des principes qu’il s’est donnés ou que l’institution à laquelle il appartient volontairement s’est donnés, et l’analyse des conséquences pratiques, souvent inédites, d’une application trop rigide de ces indispensables règles. La délibération est nécessaire, du moins si le temps ne presse pas trop. Dans ce dernier cas, il vaut mieux qu’une certaine disposition réflexe ait été acquise : je me jette à l’eau par gros temps pour sauver une personne en difficulté. Si je suis maître-nageur, c’est une obligation, même si c’est louable ; sinon, c’est un acte de bravoure admirable (mais « surérogatoire »). Arrêtons-nous sur la délibération : la littérature fourmille d’exemples mémorables de délibérations morales et de « conflits de devoirs » (notion refusée par Kant), soit entre deux personnages (Antigone et Créon, la plus célèbre de toutes), soit à l’intérieur de la conscience d’un personnage (Hamlet, Auguste, Phèdre, Jean Valjean (« Une tempête sous un crâne »)). Voici celle de Javert, dans les mêmes Misérables, avant son suicide : 18 « Javert sentait dans sa conscience la nécessité de se dédoubler (…) Sacrifier à des motifs personnels le devoir, cette obligation générale, et sentir dans ces motifs personnels quelque chose de général aussi, et de supérieur peut-être ; trahir la société pour rester fidèle à sa conscience (…) Que faire maintenant ? Livrer Jean Valjean, c’était mal, laisser Jean Valjean libre, c’était mal. » On note la belle idée selon laquelle certains « motifs personnels » (ne pas livrer au bagne à vie un homme qui vient de vous sauver la vie) peuvent ne pas être égoïstes, mais se révéler aussi « généraux » et (moralement) supérieurs aux obligations. Mais tout est dans le « peut-être ». Comment trouver une « règle de priorité », comme dit Rawls ? L’intuitionnisme faillibiliste et pluraliste paraît indépassable dans une théorie générale de la moralité, à condition de reconnaître des « convictions » quasi indiscutables. Une vie entièrement déterminée par la conscience d’avoir fait son devoir (« honorer une valeur ») est plus confortable psychologiquement qu’une vie où sont vécus de tels dilemmes entre « obligations » et « devoirs naturels ». La notion de devoir est indispensable (« déontologie »), et le conséquentialisme est en ce sens déontologique : « C’est votre devoir absolu d’analyser les options possibles et de choisir celle qui maximise le bien (ou le juste)». Mais aucune règle institutionnelle n’est assez irrésistible pour que la « conscience » ne soit pas dans certains cas obligée d’intervenir pour tenter de mesurer de manière responsable ce que coûterait dans une situation donnée l’application mécanique de la règle32. En revanche, il me semble que l’analyse conséquentialiste doit ellemême s’arrêter à des règles que « nous » considérons comme intrinsèquement justes (« Il ne faut pas esclavagiser des hommes », « Le viol est un crime injustifiable »). Sur ce point, un progrès moral de l’humanité est possible : alors que Washington ne voyait apparemment pas de contradiction entre 32 Les nazis et leurs affidés ont souvent argué qu’ils n’avaient fait qu’obéir. A part le Führer, personne ne serait responsable… Même Kant avait soutenu que l’obéissance à l’autorité, quelle qu’elle soit, était un impératif catégorique ! D’où la nécessité d’introduire dans les règlements militaires et de police l’interdiction d’obéir à des ordres contraires aux Droits de l’Homme (et à la loi). 19 l’égalité des hommes et l’esclavage ( !), Lincoln dira : « If slavery is not wrong, nothing is wrong ». Il y a progrès dans l’universalité et l’impartialité de nos règles, mais aussi dans la compréhension profonde de leurs implications. Un autre exemple serait celui de la guerre. « Nul être rationnel ne serait assez fou pour préférer la guerre à la paix. Pendant la paix, les fils enterrent leurs pères, pendant la guerre, les pères enterrent leurs fils » (Hérodote). La souffrance et la mort prématurée et violente sont des maux (jugement de base). Toute guerre provoque des morts et des souffrances innommables. La guerre est donc mauvaise. Cela ne souffre pas discussion. Le problème, c’est que la morale non dogmatique nous dit aussi qu’entre deux maux, il faut choisir le moindre. Toute autre position est moralement irresponsable. Il peut donc exister des guerres justifiées moralement. La guerre civile américaine gagnée par Lincoln, malgré ses horreurs terrifiantes (Atlanta). La guerre contre le nazisme, malgré des crimes de guerre comme Dresde, certainement. Il faut à chaque fois tenter d’évaluer les conséquences de l’intervention et celles de la non-intervention. Le principe kantien « Il ne doit plus y avoir de guerres ! » est juste. Mais que faire contre Hitler ? La légitime défense, le soutien aux alliés et le secours à des populations exterminées (les Grecs en 1824 (Byron…), etc.) doivent nous faire réfléchir sur les impasses du pacifisme, éthique de la conviction par excellence. En conclusion, je ne trouve pas de réponse systématique à la question (conséquentialisme/déontologie). L’opposition n’est pas aussi simple qu’on ne le dit parfois. Les points que j’ai cependant tenté d’avancer sont les suivants : 1° Toute théorie rationnellement avancée doit être évaluée selon un processus d’équilibre réfléchi. Il convient de confronter principes et conséquences, et toute théorie doit être soumise au contrôle de ses assertions par le test de ses conséquences. Le rôle de nos intuitions « éduquées » est inéliminable. 2° La théorie rawlsienne est non téléologique au sens classique, et en cela elle s’oppose à l’utilitarisme et au perfectionnisme, qui définissent d’abord le bien. Rawls définit 20 d’abord les principes de justice, puis montre que ceux-ci excluent certaines conceptions du bien, mais ils peuvent euxmêmes devenir partie intégrante de la conception du bien d’un démocrate. Sa théorie demeure néanmoins conséquentialiste, car il serait irrationnel de ne pas s’intéresser aux conséquences d’une réforme institutionnelle en termes de justice, et parce qu’il faut par définition choisir le meilleur (disponible). Il est clair que l’agent rawlsien, comme le républicain français, cherchera à promouvoir, et non seulement à honorer, les valeurs de la justice (Liberté, Egalité, Fraternité). 3) Tout conséquentialiste doit s’arrêter à des conséquences considérées comme « primaires », celles qui correspondent à nos jugements intuitifs de base. Si une option produit plus de souffrance qu’une autre, cela doit par exemple être pris en compte dans son choix. Il y a des moments « déontologiques », lorsque l’acte lui-même est considéré comme intrinsèquement mauvais, indépendamment de ses conséquences. 4) En dehors peut-être de la justice politique et sociale, il ne me paraît pas possible de sortir d’un certain pluralisme intuitionniste et au moins partiellement faillibiliste, dans la lignée de Ross, de Berlin ou de Larmore33. Ne rêvons plus d’une théorie morale complète et déductible d’une seul principe ou d’une seule vertu. Et les dilemmes sont inéliminables. 5) Le raisonnement juridique, sans mobiliser une logique non classique, est souvent du type « équilibre réfléchi » entre principes de différents niveaux, prenant en compte à la fois l’abstraction nécessaire de la règle et la non moins nécessaire « analyse concrète d’une situation concrète ». Le retour sur les principes a souvent pour origine une innovation sociale non prévue, ou la découverte d’une ambiguïté des termes, et surtout du caractère vague de notions que le sens commun pensait précises (« personne humaine »). Par ailleurs, le droit civil comme le droit pénal mettent à la fois l’accent sur la prise en compte des intentions et sur la question de la prévisibilité des conséquences, ce que les théoriciens du conséquentialisme ne font peut-être pas suffisamment. 33 Modernité et Morale, PUF, 1993. 21 Alain Boyer Université de Paris IV 22