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mise au point
Mise au point
DĂ©finition
La connaissance du
monde et de soi-mĂȘme
repose sur un acte mental
qui construit l’objet de
cette connaissance. Le
constructivisme postule
une interaction entre le
monde et les organismes
qui Ă©laborent des modĂšles
de l’environnement. La
rĂ©alitĂ© n’est ni un pur Ă©tat
indĂ©pendant de l’observa-
teur, ni un pur produit des représentations
cognitives. Elle est une construction en
devenir, qui relie une communautĂ© d’ob-
servateurs-acteurs Ă  l’écosystĂšme et qui
permet de préciser la distinction entre le
réel, le potentiel actualisable, le virtuel
accessible et le fictif irréel. La connais-
sance de la connaissance devient un pro-
cessus de décision, choix fini dans une
régression, potentiellement infinie, de la
perception du soi par soi-mĂȘme. La
démarche cognitive reposerait sur une
multiplicité de choix ouverts ; dans une
perspective constructiviste, la résolution
de problĂšmes rĂ©clame la mise en Ɠuvre de
procédures réalisables ; certains pro-
blĂšmes, liĂ©s aux paradoxes des “totalitĂ©s”
et de l’“infini”, ne peuvent recevoir de
solution univoque “en tout ou rien”, ou
“par oui et par non”, et n’excluent pas
l’éventualitĂ© de solutions tierces. Plusieurs
systĂšmes, incompatibles entre eux, peu-
vent avoir une cohérence propre, dont les
contradictions ne trouvent pas nécessaire-
ment de solution en un temps déterminé.
Le constructivisme cherche Ă  rendre
compte des processus de cognition et des
contraintes qui limitent nos capacités
cognitives, et des ouvertures possibles de
nos connaissances par le recours à l’in-
vention de nouveaux modùles “construc-
tibles”.
On peut distinguer plusieurs courants qui
se rĂ©fĂšrent au constructivisme : l’intui-
tionnisme mathématique de L.E.J. Brou-
wer (3), le constructivisme génétique de
J. Piaget (1), l’auto-organisation des sys-
tĂšmes observants de H. von Foerster (4),
l’écologie des idĂ©es selon G. Bateson (5),
la rationalitĂ© limitĂ©e d’H.A. Simon (6),
le constructivisme radical d’E. von Gla-
serfeld (7), le constructionnisme esthé-
tique de N. Goodman (8), la pragma-
tique des communications de
P. Watzlawick (9), la pensée complexe
d’E. Morin (10) et l’ingĂ©nierie symbo-
lisante de J.-L. Le Moigne (2).
Ces différentes perspectives permettent de
mettre en relief les enjeux de la psychiatrie,
tant sur le plan du dia-
gnostic, des modalités thé-
rapeutiques (chimiothéra-
pies et psychothérapies)
que des paradigmes qui
s’affrontent ou se complù-
tent en son champ : la psy-
chiatrie biologique, la
psychiatrie dynamique
(psychanalyse), la cyber-
nétique éco-systémique
(thérapies familiales),
le comportementalo-
cognitivisme.
Raisonnements
par inférences abductives
Devant une situation nouvelle, nous cher-
chons à en préciser les caractéristiques en
procédant par plusieurs types de raison-
nement. Nous comparons la situation Ă  la
classe (ou aux classes) des situations qui,
de prĂšs ou de loin, nous permettent de
comprendre ce qui se passe. Identifions,
par exemple, la situation Ă  une bille, et la
classe des situations Ă  un sac de billes. On
peut distinguer trois types de raisonne-
ment :
– dĂ©duction (tautologie) : toutes les billes
de ce sac sont blanches ; or cette bille
appartient Ă  ce sac ; donc elle est blanche ;
– induction (gĂ©nĂ©ralisation) : des billes
observées sont dans ce sac ; elles sont
blanches ; toutes les billes de ce sac,
mĂȘme non encore observĂ©es, sont
blanches ;
– abduction (singularisation) : la bille
observée est blanche ; le sac observé
contient des billes blanches ; la bille
appartient Ă  ce sac.
Le constructivisme est un ensemble d’épistĂ©mologies des
systĂšmes observants-observĂ©s, qui affirme l’importance
de la relation dans l’acte de connaütre. Il se distingue du
matérialisme, du spiritualisme, du positivisme, du réalisme
et de l’idĂ©alisme. La connaissance repose sur un processus
d’abstraction rĂ©flĂ©chissante (1) qui donne accĂšs au concret
par des expériences de conscience, lesquelles structurent
des modĂšles mentaux fiabilisĂ©s par l’expĂ©rience. Dans le
constructivisme, la connaissance est un projet construit
plutĂŽt qu’un objet donnĂ© (2).
* Unité de consultation familiale,
Villejuif.
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 4, avril 2001
Le constructivisme en psychiatrie
J. Miermont*
Imaginons qu’il y ait plusieurs sacs : le
premier contient 99 billes blanches et
1bille noire ; le deuxiĂšme 50 billes
blanches et 50 billes noires ; le troisiĂšme
1bille blanche et 99 billes noires. Com-
ment savoir Ă  quel sac appartient la bille
blanche que j’observe ? S’il n’existe
aucune autre information disponible, l’hy-
pothĂšse la moins risquĂ©e est d’infĂ©rer que
la bille appartient au premier sac. Ce type
de raisonnement est le plus immédiat, le
plus facile. Bien qu’aboutissant Ă  un rĂ©sul-
tat satisfaisant un peu moins de deux fois
sur trois, il présentera réguliÚrement le
mĂȘme risque Ă©levĂ© d’erreur. Imaginons
qu’il s’agisse d’une enquĂȘte (judiciaire,
journalistique, diagnostic médical). Un tel
raisonnement correspondra au niveau zéro
de la dĂ©marche. Si l’enquĂȘteur reste sur ce
plan, il aboutira réguliÚrement à des
erreurs judiciaires, à une désinformation
journalistique, à des catastrophes médi-
cales. Par exemple, la multiplication des
procĂšs mĂ©dicaux aux États-Unis n’est
peut-ĂȘtre pas indĂ©pendante de l’ignorance
de démarches abductives conséquentes
dans l’établissement d’un diagnostic et la
mise en Ɠuvre de la dĂ©marche thĂ©rapeu-
tique la plus correcte (ou, Ă  dĂ©faut, l’une
des moins incorrectes).
Si l’on tente de diminuer les risques d’er-
reur, il est nĂ©cessaire de chercher d’autres
informations, d’explorer divers contextes
qui permettront d’éclairer la situation sin-
guliĂšre rencontrĂ©e. Il s’agira, par exemple,
de prendre connaissance de l’histoire des
sacs et de la bille observĂ©e, d’interroger
leurs propriétaires, de comprendre les
modes d’utilisation des billes, etc. L’en-
quĂȘteur pourra comparer diverses carac-
téristiques de la bille observée et des billes
dans les sacs (par exemple, leur taille, leur
texture, leur degrĂ© d’usure ou de blan-
cheur, etc.). Le rĂ©sultat de l’enquĂȘte
n’aboutira pas Ă  coup sĂ»r Ă  une vĂ©ritĂ© abso-
lue, mais plutÎt à une présomption plus ou
moins forte pour une hypothĂšse qui sera
Ă©ventuellement trĂšs Ă©loignĂ©e de l’hypo-
thĂšse statistique initiale.
L’abduction est utilisĂ©e Ă  chaque fois qu’il
s’agit de comprendre une situation parti-
culiĂšre, dont les contextes de survenue ne
sont pas connus a priori (11). C’est la
façon dont opÚre la psychologie populaire,
mais aussi les disciplines qui nécessitent
un travail d’enquĂȘte. En faisant une hypo-
thĂšse, voire en comparant plusieurs hypo-
thùses, l’abduction recherche un ou plu-
sieurs systùme(s) d’appartenance, ou
encore une intersection de plusieurs sys-
tùmes d’appartenance, qui permettent de
comprendre un cas unique qui Ă©chappe
aux généralisations. Bien souvent, en se
laissant entraĂźner par l’intuition immĂ©-
diate, la gĂ©nĂ©ralisation risque d’induire en
erreur, en brouillant les pistes ou les cartes
qui mĂ©riteraient d’ĂȘtre examinĂ©es mĂ©tho-
diquement. Et si l’on cherche Ă  dĂ©duire
uniquement la solution Ă  partir des signes
directement observés, on risque de partir
de prĂ©misses fausses. En ce sens, l’ab-
duction se garde de prendre les prémisses
d’une situation, c’est-à-dire ses contextes
Ă©vidents, comme argent comptant. Dans
le champ clinique, les inférences abduc-
tives se révÚlent pertinentes dans la
démarche médicale courante, dans le tra-
vail d’interprĂ©tation psychanalytique, dans
l’élaboration d’hypothĂšses en thĂ©rapie
systémique, et sans doute dans bien
d’autres modalitĂ©s d’interventions psy-
chothérapeutiques, qui sont ainsi autant de
multiples pistes de nature abductive.
SĂ©miologie et nosologie en
médecine et en psychiatrie
À partir des signes constatĂ©s cliniquement
(sĂ©miologie), le diagnostic positif s’éla-
bore en faisant l’hypothùse que ces signes,
éventuellement réunis dans un syndrome
plus ou moins typique, correspondent Ă 
une maladie répertoriée (nosologie). Le
diagnostic positif n’est ni une dĂ©duction
(raisonnement tautologique), ni une induc-
tion (gĂ©nĂ©ralisation Ă  partir d’une rĂšgle ou
d’une loi dĂ©jĂ  connue). Il repose sur une
abduction, c’est-à-dire un raisonnement
conjectural, qui doit ĂȘtre confirmĂ© ou
infirmé par deux démarches complémen-
taires :
– le diagnostic diffĂ©rentiel, qui permet de
comparer cette premiĂšre hypothĂšse Ă 
d’autres hypothùses renvoyant à d’autres
maladies, Ă©galement envisageables ;
– le diagnostic Ă©tiologique, qui prĂ©cise, par
une sĂ©rie d’examens complĂ©mentaires, si
le choix qui a été fait est ou non le bon.
Deux autres démarches complÚtent le rai-
sonnement :
– l’élaboration d’un pronostic, avec et sans
traitement, qui permet d’évaluer, sur un
mode statistique, l’évolution de la mala-
die ;
– la mise en Ɠuvre de traitements, dont les
effets contribuent à confirmer, infléchir ou
infirmer le diagnostic initial. En cas
d’échec de la thĂ©rapeutique habituelle-
ment efficace, il peut s’agir soit d’une
forme résistante de la maladie correcte-
ment diagnostiquĂ©e, soit d’une erreur Ă©tio-
logique, soit mĂȘme d’une erreur concer-
nant le diagnostic positif.
L’application de ce modĂšle mĂ©dical en
psychiatrie est présente ou non selon les
Ă©coles et se trouve plus ou moins
congruente Ă  la nature des troubles consta-
tés. Elle correspond à la méthode ana-
tomo-clinique de Laennec, qui caractérise
la tradition française de l’enseignement
médical. Elle apparaßt pertinente dans le
cas des dĂ©pressions, oĂč un mĂȘme syn-
drome peut renvoyer Ă  plusieurs maladies
différentes et à plusieurs étiologies. Il peut
s’agir, par exemple, d’une maladie
maniaco-dĂ©pressive, d’une dĂ©pression
rĂ©actionnelle, d’une hypothyroĂŻdie, d’une
tumeur cérébrale, etc.
Deux types de troubles viendront remettre
en cause, non le principe du raisonnement
abductif, mais le cadre imposé par la dis-
tinction entre sémiologie et nosologie.
L’ h ystĂ©rie de conversion (et par exten-
sion, la phobie, ou hystĂ©rie d’angoisse, et
123
mise au point
Mise au point
la névrose obsessionnelle) semble échap-
per aux critÚres nosologiques qui caracté-
risent les maladies somatiques. Dans la
mesure oĂč les perturbations constatĂ©es
impliquent la production des représenta-
tions mentales, il apparaĂźt que les sys-
tÚmes de représentations du clinicien
auront une incidence sur la manifestation
des troubles. Selon la forme de l’écoute,
l’aptitude du clinicien à tenir compte des
mouvements subjectifs du patient et de
lui-mĂȘme, l’expression des symptĂŽmes
sera différente. En cherchant à objectiver
les troubles, indépendamment du regard
subjectif du patient à leur sujet, le théra-
peute en vient à les réifier et les figer,
voire à les amplifier. En considérant à
l’inverse qu’ils n’ont pas de rĂ©alitĂ© tan-
gible, qu’ils relùvent de la simulation, il
finira par ne plus les reconnaĂźtre ni les
comprendre. C’est seulement en accep-
tant de reconnaĂźtre les effets subjectifs de
la narration du patient sur sa propre per-
sonne que le psychanalyste peut initier
un travail partagĂ© d’élaboration mentale.
Dans cette perspective, on peut considé-
rer la psychanalyse comme reposant sur
des raisonnements abductifs qui se déca-
lent du raisonnement médical classique
(11). L’abduction porte alors sur un
changement de cadre qui met en corré-
lation l’expression des symptîmes et les
manifestations du transfert et du contre-
transfert. La maniĂšre dont le patient relate
son histoire et ses troubles influence la
forme des manifestations pathologiques,
pour peu que le thérapeute suive son
propre cheminement associatif et soit
capable de faire des hypothĂšses qui por-
tent sur les modes d’investissement et de
contre-investissement des représentations
mentales de l’analysant.
Le groupe des schizophrénies pose des
problÚmes épistémologiques et méthodo-
logiques non moins fondamentaux. S’agit-
il d’une seule maladie ou de plusieurs ?
Bien plus, le concept de “maladie” a-t-il
encore un sens, dans la mesure oĂč les
hypothÚses étiologiques semblent irrémé-
diablement échapper à une causalité
unique, localisable en un point précis du
cerveau, de la psyché, de la famille ou de
la société ?
Dans un tel cas de figure, le clinicien peut
difficilement se passer de l’abduction. Le
problĂšme tient au fait que le terme de
“schizophrĂ©nies” fait l’objet de multiples
interprétations divergentes. Pour E. Bleu-
ler (12), les signes fondamentaux de la
maladie (trouble des associations, athym-
hormie, barrages, retrait autistique), bien
que ne permettant pas de restitutio ad inte-
grum, peuvent passer inaperçus sur le plan
de la vie sociale. Seuls les signes acces-
soires, réversibles, par leurs manifesta-
tions plus ou moins bruyantes (hallucina-
tions, dĂ©lire, catatonie, crises d’agitation
violente, etc.), conduisent Ă  des mesures
d’hospitalisation. La version proposĂ©e par
H. Ey (13) conduit Ă  une conception net-
tement plus sombre : le diagnostic ne
devrait ĂȘtre rĂ©servĂ© qu’aux formes oĂč les
troubles s’aggravent de façon irrĂ©mĂ©-
diable. La schizophrénie serait une réalité
ontologique qui scelle l’identitĂ© et le des-
tin du patient. À l’opposĂ©, la conception
anglo-saxonne envisage l’existence de
schizophrĂ©nies aiguĂ«s. Si l’on considĂšre
le DSM IV, la classification des signes
pathologiques est de nature syndromique
et évite toute référence nosologique. La
notion de maladie disparaĂźt et est rempla-
cée par celle de trouble. La démarche dia-
gnostique repose moins sur un raisonne-
ment abductif que sur une approximation
statistique entre les traits répertoriés dans
la nomenclature, et les traits cliniquement
constatés. Or, le systÚme de référence
adoptĂ© en matiĂšre d’évaluation diagnos-
tique aura un impact sur l’évolution des
troubles.
Il en est de mĂȘme des prescriptions thĂ©ra-
peutiques proposées (chimiothérapies,
thérapies institutionnelles, psychothéra-
pies individuelles ou de groupe, thérapies
individuelles, thérapies familiales, straté-
gies de réhabilitation psychosociale, etc.).
Sur des plans trÚs différents, chaque forme
de thérapie sera susceptible de modifier
l’expression des perturbations. La coordi-
nation de ces différentes approches
conduira à des évolutions trÚs éloignées
du constat clinique initial.
La réalité psychique
Constructions et reconstructions
psychiques
Le problĂšme de la construction ou de la
reconstruction est central en psychanalyse.
Dans Constructions dans l’analyse,Freud
(14) souligne que le psychanalyste ne peut
pas se contenter d’écouter son patient. Il
lui faut, Ă  certains moments cruciaux,
“construire ce qui a Ă©tĂ© oubliĂ©â€. Il assimile
le travail analytique Ă  celui d’un archĂ©o-
logue qui déterre une demeure détruite et
ensevelie et est obligé de reconstruire cer-
tains pans, voire d’en construire de nou-
veaux qui soient adaptés à la situation pré-
sente. Assez souvent, le patient n’arrive
pas Ă  retrouver de lui-mĂȘme les souvenirs
les plus refoulés, et le travail de construc-
tion de l’analyste permet de produire le
mĂȘme effet que la levĂ©e du refoulement.
Mais, pour Freud, il existe deux diffé-
rences fondamentales entre le travail de
l’archĂ©ologue et celui du psychanalyste :
– ce qui paraĂźt complĂštement oubliĂ©, d’un
point de vue psychique, est rarement
détruit en totalité et relÚve de processus
nettement plus complexes que ceux qui
sont à l’Ɠuvre dans les transformations
temporelles de l’objet archĂ©ologique ;
– alors que la reconstruction est le but et
la fin du travail de l’archĂ©ologue, elle n’est
qu’un moyen et un prĂ©alable du travail du
psychanalyste.
Le concept de “construction” apparaüt plus
appropriĂ©, pour Freud, que celui d’“inter-
prĂ©tation”. Alors que l’interprĂ©tation per-
met de rendre compte d’élĂ©ments isolĂ©s et
ponctuels (d’actes manquĂ©s, de lapsus,
d’associations Ă  partir d’un rĂȘve), le tra-
mise au point
Mise au point
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 4, avril 2001 124

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vail de construction conduit Ă  une Ă©labo-
ration beaucoup plus développée de ce qui
a pu constituer la préhistoire du patient. Il
conduit souvent Ă  un changement de pers-
pective, Ă  une transformation du point de
vue que l’analysant peut avoir de ses rap-
ports affectifs et cognitifs avec autrui. Il
est intéressant de noter que Freud se pose
la question du bien-fondĂ© d’une construc-
tion, qui présente nécessairement un
caractÚre hypothétique et qui, de ce fait,
peut se révéler fausse ou inappropriée.
Alors que l’absence complĂšte de rĂ©action
est habituellement un mauvais signe qui
montre que le patient n’est pas touchĂ© par
l’énoncĂ© de l’analyste, la rĂ©action par
“oui” ou “non” se rĂ©vĂšle le plus souvent
comme Ă©quivoque. Le “oui” ne sera validĂ©
que s’il est suivi d’associations nouvelles
de la part de l’analysant. Le “non” est d’or-
dinaire rĂ©vĂ©lateur d’une rĂ©sistance parti-
culiĂšre. Le critĂšre le plus fiable, pour
Freud, est donné par le patient quand celui-
ci s’exprime sous la forme suivante : “Je
n’ai (ou : n’aurais) jamais pensĂ© cela (ou :
à cela).” Une telle expression indique un
accùs direct à l’inconscient, à une trans-
formation dynamique des contenus psy-
chiques inconscients. Ces remarques de
Freud me semblent particuliÚrement pré-
cieuses pour apprécier la nature des cri-
tĂšres d’une construction adĂ©quate, qui ne
saurait se contenter d’une acception ou
d’un refus de façade. Mais quel est le sta-
tut de cette “vĂ©ritĂ©â€ refoulĂ©e et/ou
(re)construite ?
Le statut du fantasme
La question de la réalité du traumatisme
sexuel est au cƓur de la dĂ©marche psy-
chanalytique. Cette “rĂ©alitĂ©â€ est-elle
rĂ©ductible aux Ă©vĂ©nements tels qu’ils se
sont objectivement dĂ©roulĂ©s pendant l’en-
fance du sujet, ou bien dépend-elle de sa
sensibilité psychique personnelle, éven-
tuellement réactivée, voire révélée par les
alĂ©as de l’existence ? Pour ce qui concerne
la pathologie de l’hystĂ©rie, Freud optera
pour l’hypothĂšse d’une rĂ©alitĂ© psychique,
certes dĂ©pendante des conditions d’expĂ©-
rience du sujet, mais s’inscrivant dans la
spécificité de son organisation fantasma-
tique. Cette optique implique une oscilla-
tion entre l’impact des traumatismes rĂ©el-
lement vécus et les zones de fragilité de
l’organisation psychoaffective qui peuvent
varier d’un sujet à un autre. Force est de
reconnaĂźtre que certaines personnes arri-
vent Ă  se structurer Ă  partir d’expĂ©riences
infantiles qui peuvent apparaĂźtre comme
particuliĂšrement Ă©prouvantes, tandis que
d’autres rĂ©agissent extrĂȘmement vivement
à des situations perçues comme relative-
ment anodines. Bien plus, le refus des
vĂ©cus de frustration, d’interdit, d’autoritĂ©
ou de conflit par le milieu parental peut
amplifier le sentiment de traumatisme Ă  la
moindre difficulté relationnelle au lieu de
permettre son intégration psychique. Sous
une forme abrupte, la théorie freudienne
s’exprime ainsi : “Freud a percĂ© Ă  jour le
‘mensonge’ des hystĂ©riques. La sĂ©duction
rĂ©guliĂšre par le pĂšre est un ‘fantasme’.
(Marie Bonaparte, dans : 15, p. 126).”
Freud a abandonnĂ© l’hypothĂšse du trau-
matisme rĂ©el Ă  partir de ce constat : “Il fal-
lait accuser le pĂšre (y compris le mien) de
perversion. (ibid., p. 124).” La sĂ©duction
est d’abord un jeu qui opùre entre parents
et enfants avant de devenir une expérience
de découverte entre les sexes. Chacun y a
nĂ©cessairement sa part. L’absence de la
rĂ©alitĂ© de ce jeu est souvent le signe d’un
dysfonctionnement. Les phénomÚnes
pathologiques apparaissent quand le jeu
de la sĂ©duction n’est plus un jeu au cours
de l’enfance, et quand il reste un jeu stĂ©-
rile à l’ñge adulte.
La difficulté naßt de la tendance à vouloir
gĂ©nĂ©raliser l’hypothĂšse psychanalytique Ă 
des situations qui n’en relùvent pas. Les
enfants réagissent souvent trÚs vivement à
des scĂšnes de violence entre les parents, Ă 
des menaces d’abandon, à des participa-
tions affectives intenses Ă  leurs conflits,
voire Ă  leur confrontation physique (avec
des assimilations possibles entre violence
et viol, pénétration sexuelle et effraction
sanglante, etc. : “Scùnes violentes,
effrayantes, explosives, qui peuvent affec-
ter par la suite toute la vie de la victime.
(ibid., p. 132).” Dans d’autres cas, les
enfants sont effectivement l’objet de
sévices sexuels, de maltraitance, de coups
et blessures, ce qui conduit à des expé-
riences qui ne permettent justement pas
l’organisation fantasmatique de la vio-
lence interhumaine.
Le délire
Dans une perspective réaliste ou positi-
viste, le délire est un trouble de la croyance
qu’il faut Ă©radiquer, dans la mesure oĂč
cette croyance contredit radicalement l’ex-
périence positive que nous avons de la réa-
lité. Dans une vision constructiviste, le
dĂ©lire peut ĂȘtre conçu comme un signal
d’une subversion mythique dans un Ă©co-
systĂšme en Ă©tat de souffrance. Il prend une
dimension sémantique et dynamique dans
un dispositif artificiel qui permet la recon-
naissance de la viabilitĂ© de l’écosystĂšme
dans lequel il s’exprime : tel est le projet
des thérapies familiales.
Réunir une famille à des fins thérapeu-
tiques participe d’un projet cognitif. Il per-
met de distinguer la famille comme Ă©co-
systĂšme autonome, de formuler des
hypothÚses par abduction, en repérant les
régularités et les singularités des per-
sonnes et de leur organisation, de générer
de nouvelles procédures cognitives, de
mettre Ă  l’épreuve le bien-fondĂ© de ces
nouvelles connaissances (métaconnais-
sances). Le dĂ©lire devient l’expression
d’une subversion qui questionne les
rituels, les mythes et les Ă©pistĂ©mĂȘs du
groupe familial et des équipes thérapeu-
tiques. Le projet thérapeutique cherche à
dĂ©passer l’opposition classique entre rĂ©a-
lité et folie. Le but est moins de dévoiler
une vérité cachée, déjà là, que de faire évo-
luer les rapports entre la construction
actuelle de la réalité et une élaboration
125
mise au point
Mise au point

/

complexe naissant de l’interfĂ©rence entre
le délire et les systÚmes cognitifs des
membres de la famille et des thérapeutes.
En milieu psychiatrique, les “spĂ©cialistes”
peuvent trĂšs bien ne plus percevoir la dif-
férence entre une personne folle et une
personne normale. Mais les malades, eux,
savent reconnaĂźtre si un observateur nor-
mal s’est infiltrĂ© parmi eux ; ils sont hyper-
sensibles Ă  la souffrance et aux moindres
distorsions qui surgissent entre les com-
portements infraverbaux, inconscients,
involontaires, et les expressions
conscientes, verbalisées. Mara Selvini, ini-
tialement l'apĂŽtre du “patient dĂ©signĂ©â€, a
abandonné cette formule, qui pourrait uti-
lement ĂȘtre remplacĂ©e par celles de
“patient identifiĂ©â€ ou “patient reconnu”.
Les “fous” ont vraisemblablement de
bonnes raisons d'ĂȘtre “fous”, alors que
l’homme normal peut trùs bien ne pas
avoir raison d’imaginer croire avoir toute
sa raison. Personne ne peut, par définition,
prétendre avoir totalement raison. La rai-
son comme “ratio” suppose un effet de
partage, la raison comme “logos” suppose
le déploiement parlé ou représenté (gra-
phique-symbolique) des points de vue
contradictoires.
L’évaluation des troubles
et de l’amĂ©lioration
L’intĂ©rĂȘt de la pensĂ©e constructiviste en
psychiatrie rĂ©side dans l’adoption d’une
attitude prudente, tant sur le plan de l’éta-
blissement d’un diagnostic que sur celui
de l’apprĂ©ciation des rĂ©sultats. Poser un
diagnostic, c’est faire une hypothùse com-
parĂ©e Ă  d’autres hypothĂšses et susceptible
de rectifications successives en fonction
de multiples signes d’évolution du cas.
ReconnaĂźtre une maladie ou un trouble
n’implique pas l’accĂšs Ă  une vĂ©ritĂ© abso-
lue, de nature ontologique, mais réclame plu-
tĂŽt l’élaboration de vĂ©ritĂ©s partielles, rela-
tives aux contextes oĂč elles sont proposĂ©es,
et modifiables par approximations suc-
cessives. L’évolution des Ă©valuations dia-
gnostiques et des démarches thérapeu-
tiques conduit Ă  une coconstruction qui
relativise les points de vue des différents
partenaires, sans pour autant les réduire à
des désignations arbitraires ou insigni-
fiantes. Le maintien d’apprĂ©ciations dif-
fĂ©rentes, voire divergentes, loin d’aboutir
à des discrédits réciproques, permet de
concevoir une ouverture vers de nouvelles
potentialités. Le patient et ses proches, en
devenant des partenaires informés de ces
configurations Ă©volutives, peuvent recou-
rir aux formes de prestation les plus appro-
priées à leurs difficultés et à leurs besoins.
Le mode de raisonnement constructiviste
paraĂźt pertinent dans les situations mar-
quĂ©es par l’Ɠuvre de tendances nĂ©gatives
et destructrices. Face Ă  l’éclatement de la
psyché et au démantÚlement des liens
familiaux, le recours à une pensée posi-
tive, voire positiviste, ne fait qu’aggraver
les troubles. Raisonner en termes de néga-
tion de la nĂ©gation n’aboutit pas, ipso
facto, Ă  des affirmations positives. Cela
permet de maintenir ouvertes les alterna-
tives entre “nĂ©gativisme” et “positivisme”.
Les relations d’absence d’absence d’af-
fects, de pensĂ©es, d’interactions, d’expĂ©-
riences permettent d’entrevoir une oscil-
lation entre présence et absence.
De mĂȘme, dans les formes graves et com-
plexes de pathologie, l’apprĂ©ciation d’une
amélioration ne sera pas nécessairement
interprétée comme un résultat positif, ou
une guérison définitive : aller moins mal
n’est pas Ă©quivalent du fait d’aller bien, et
permet d’entrouvrir un jeu thĂ©rapeutique
entre mal-ĂȘtre et bien-ĂȘtre.
Conclusions
La réalité est ce qui a droit de cité dans la
communautĂ© des hommes, et qui s’impose
comme un devoir de prise de conscience
d’une expĂ©rience partagĂ©e. Cette expĂ©rience
est habituellement signalisĂ©e par l’épreuve
d’une certaine dose de souffrance, d’un
quantum d’affect de dĂ©plaisir. Mais si un
phénomÚne ou un événement est tributaire
de ses systĂšmes de rĂ©fĂ©rence pour ĂȘtre
appréhendé, sa localisation spatio-tempo-
relle devient incertaine et en partie indé-
cidable.
La cognition est une activité qui se déploie,
non seulement dans l’espace, mais Ă©gale-
ment dans le temps. Elle renvoie à l’an-
tique aporie de Diodore Kronos sur la phi-
losophie de l’action, qui traite des
antinomies des événements liés aux
actions passées, présentes et futures en
fonction des déterminations du possible et
de l’impossible (16 ; pour une discussion
en psychothérapie : 17). Celle-ci complÚte
les paradoxes logico-mathématiques des
classes, des propositions et des ensembles,
et repose sur plusieurs principes intuitive-
ment Ă©vidents quand on les considĂšre un
par un, mais qui entraĂźnent des contradic-
tions plus ou moins insurmontables lors-
qu’ils sont coordonnĂ©s. Il s’agit de l’irrĂ©-
vocabilité du passé, de la non-implication
logique entre un possible et un impossible,
de l’existence d’un possible qui ne se rĂ©a-
lise pas actuellement ni ne se réalisera
jamais. Ces débats concernent les relations
entre la nécessité et la contingence.
La notion d’infini nous donne l’idĂ©e d’une
réalité indépendante de notre connaissance
actuelle ; toujours potentiellement préci-
sable en partie, et jamais accessible en
totalitĂ©. Les propriĂ©tĂ©s d’autorĂ©flexivitĂ©,
d’autodĂ©termination, de dĂ©libĂ©ration et de
décision des systÚmes humains permettent
de concevoir des aptitudes à l’autonomi-
sation de la psyché, de la famille, des orga-
nisations sociales (11). Dans une perspec-
tive constructiviste, l’actualisation
présente et future des potentialités cogni-
tives et comportementales des systĂšmes
autonomes reste ouverte et Ă©chappe ainsi
au principe du tiers exclu. Non seulement
la part des enchaĂźnements causaux et des
alĂ©as dans l’actualisation des Ă©vĂ©nements
passés, présents et futurs est incertaine.
mise au point
Mise au point
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 4, avril 2001 126
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