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mise au point
Mise au point
Définition
La connaissance du
monde et de soi-même
repose sur un acte mental
qui construit l’objet de
cette connaissance. Le
constructivisme postule
une interaction entre le
monde et les organismes
qui élaborent des modèles
de l’environnement. La
réalité n’est ni un pur état
indépendant de l’observa-
teur, ni un pur produit des représentations
cognitives. Elle est une construction en
devenir, qui relie une communauté d’ob-
servateurs-acteurs à l’écosystème et qui
permet de préciser la distinction entre le
réel, le potentiel actualisable, le virtuel
accessible et le fictif irréel. La connais-
sance de la connaissance devient un pro-
cessus de décision, choix fini dans une
régression, potentiellement infinie, de la
perception du soi par soi-même. La
démarche cognitive reposerait sur une
multiplicité de choix ouverts ; dans une
perspective constructiviste, la résolution
de problèmes réclame la mise en œuvre de
procédures réalisables ; certains pro-
blèmes, liés aux paradoxes des “totalités”
et de l’“infini”, ne peuvent recevoir de
solution univoque “en tout ou rien”, ou
“par oui et par non”, et n’excluent pas
l’éventualité de solutions tierces. Plusieurs
systèmes, incompatibles entre eux, peu-
vent avoir une cohérence propre, dont les
contradictions ne trouvent pas nécessaire-
ment de solution en un temps déterminé.
Le constructivisme cherche à rendre
compte des processus de cognition et des
contraintes qui limitent nos capacités
cognitives, et des ouvertures possibles de
nos connaissances par le recours à l’in-
vention de nouveaux modèles “construc-
tibles”.
On peut distinguer plusieurs courants qui
se réfèrent au constructivisme : l’intui-
tionnisme mathématique de L.E.J. Brou-
wer (3), le constructivisme génétique de
J. Piaget (1), l’auto-organisation des sys-
tèmes observants de H. von Foerster (4),
l’écologie des idées selon G. Bateson (5),
la rationalité limitée d’H.A. Simon (6),
le constructivisme radical d’E. von Gla-
serfeld (7), le constructionnisme esthé-
tique de N. Goodman (8), la pragma-
tique des communications de
P. Watzlawick (9), la pensée complexe
d’E. Morin (10) et l’ingénierie symbo-
lisante de J.-L. Le Moigne (2).
Ces différentes perspectives permettent de
mettre en relief les enjeux de la psychiatrie,
tant sur le plan du dia-
gnostic, des modalités thé-
rapeutiques (chimiothéra-
pies et psychothérapies)
que des paradigmes qui
s’affrontent ou se complè-
tent en son champ : la psy-
chiatrie biologique, la
psychiatrie dynamique
(psychanalyse), la cyber-
nétique éco-systémique
(thérapies familiales),
le comportementalo-
cognitivisme.
Raisonnements
par inférences abductives
Devant une situation nouvelle, nous cher-
chons à en préciser les caractéristiques en
procédant par plusieurs types de raison-
nement. Nous comparons la situation à la
classe (ou aux classes) des situations qui,
de près ou de loin, nous permettent de
comprendre ce qui se passe. Identifions,
par exemple, la situation à une bille, et la
classe des situations à un sac de billes. On
peut distinguer trois types de raisonne-
ment :
déduction (tautologie) : toutes les billes
de ce sac sont blanches ; or cette bille
appartient à ce sac ; donc elle est blanche ;
induction (généralisation) : des billes
observées sont dans ce sac ; elles sont
blanches ; toutes les billes de ce sac,
même non encore observées, sont
blanches ;
abduction (singularisation) : la bille
observée est blanche ; le sac observé
contient des billes blanches ; la bille
appartient à ce sac.
Le constructivisme est un ensemble d’épistémologies des
systèmes observants-observés, qui affirme l’importance
de la relation dans l’acte de connaître. Il se distingue du
matérialisme, du spiritualisme, du positivisme, du réalisme
et de l’idéalisme. La connaissance repose sur un processus
d’abstraction réfléchissante (1) qui donne accès au concret
par des expériences de conscience, lesquelles structurent
des modèles mentaux fiabilisés par l’expérience. Dans le
constructivisme, la connaissance est un projet construit
plutôt qu’un objet donné (2).
* Unité de consultation familiale,
Villejuif.
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 4, avril 2001
Le constructivisme en psychiatrie
J. Miermont*
Imaginons qu’il y ait plusieurs sacs : le
premier contient 99 billes blanches et
1bille noire ; le deuxième 50 billes
blanches et 50 billes noires ; le troisième
1bille blanche et 99 billes noires. Com-
ment savoir à quel sac appartient la bille
blanche que j’observe ? S’il n’existe
aucune autre information disponible, l’hy-
pothèse la moins risquée est d’inférer que
la bille appartient au premier sac. Ce type
de raisonnement est le plus immédiat, le
plus facile. Bien qu’aboutissant à un résul-
tat satisfaisant un peu moins de deux fois
sur trois, il présentera régulièrement le
même risque élevé d’erreur. Imaginons
qu’il s’agisse d’une enquête (judiciaire,
journalistique, diagnostic médical). Un tel
raisonnement correspondra au niveau zéro
de la démarche. Si l’enquêteur reste sur ce
plan, il aboutira régulièrement à des
erreurs judiciaires, à une désinformation
journalistique, à des catastrophes médi-
cales. Par exemple, la multiplication des
procès médicaux aux États-Unis n’est
peut-être pas indépendante de l’ignorance
de démarches abductives conséquentes
dans l’établissement d’un diagnostic et la
mise en œuvre de la démarche thérapeu-
tique la plus correcte (ou, à défaut, l’une
des moins incorrectes).
Si l’on tente de diminuer les risques d’er-
reur, il est nécessaire de chercher d’autres
informations, d’explorer divers contextes
qui permettront d’éclairer la situation sin-
gulière rencontrée. Il s’agira, par exemple,
de prendre connaissance de l’histoire des
sacs et de la bille observée, d’interroger
leurs propriétaires, de comprendre les
modes d’utilisation des billes, etc. L’en-
quêteur pourra comparer diverses carac-
téristiques de la bille observée et des billes
dans les sacs (par exemple, leur taille, leur
texture, leur degré d’usure ou de blan-
cheur, etc.). Le résultat de l’enquête
n’aboutira pas à coup sûr à une vérité abso-
lue, mais plutôt à une présomption plus ou
moins forte pour une hypothèse qui sera
éventuellement très éloignée de l’hypo-
thèse statistique initiale.
L’abduction est utilisée à chaque fois qu’il
s’agit de comprendre une situation parti-
culière, dont les contextes de survenue ne
sont pas connus a priori (11). C’est la
façon dont opère la psychologie populaire,
mais aussi les disciplines qui nécessitent
un travail d’enquête. En faisant une hypo-
thèse, voire en comparant plusieurs hypo-
thèses, l’abduction recherche un ou plu-
sieurs système(s) d’appartenance, ou
encore une intersection de plusieurs sys-
tèmes d’appartenance, qui permettent de
comprendre un cas unique qui échappe
aux généralisations. Bien souvent, en se
laissant entraîner par l’intuition immé-
diate, la généralisation risque d’induire en
erreur, en brouillant les pistes ou les cartes
qui mériteraient d’être examinées métho-
diquement. Et si l’on cherche à déduire
uniquement la solution à partir des signes
directement observés, on risque de partir
de prémisses fausses. En ce sens, l’ab-
duction se garde de prendre les prémisses
d’une situation, c’est-à-dire ses contextes
évidents, comme argent comptant. Dans
le champ clinique, les inférences abduc-
tives se révèlent pertinentes dans la
démarche médicale courante, dans le tra-
vail d’interprétation psychanalytique, dans
l’élaboration d’hypothèses en thérapie
systémique, et sans doute dans bien
d’autres modalités d’interventions psy-
chothérapeutiques, qui sont ainsi autant de
multiples pistes de nature abductive.
Sémiologie et nosologie en
médecine et en psychiatrie
À partir des signes constatés cliniquement
(sémiologie), le diagnostic positif s’éla-
bore en faisant l’hypothèse que ces signes,
éventuellement réunis dans un syndrome
plus ou moins typique, correspondent à
une maladie répertoriée (nosologie). Le
diagnostic positif n’est ni une déduction
(raisonnement tautologique), ni une induc-
tion (généralisation à partir d’une règle ou
d’une loi déjà connue). Il repose sur une
abduction, c’est-à-dire un raisonnement
conjectural, qui doit être confirmé ou
infirmé par deux démarches complémen-
taires :
– le diagnostic différentiel, qui permet de
comparer cette première hypothèse à
d’autres hypothèses renvoyant à d’autres
maladies, également envisageables ;
– le diagnostic étiologique, qui précise, par
une série d’examens complémentaires, si
le choix qui a été fait est ou non le bon.
Deux autres démarches complètent le rai-
sonnement :
– l’élaboration d’un pronostic, avec et sans
traitement, qui permet d’évaluer, sur un
mode statistique, l’évolution de la mala-
die ;
– la mise en œuvre de traitements, dont les
effets contribuent à confirmer, infléchir ou
infirmer le diagnostic initial. En cas
d’échec de la thérapeutique habituelle-
ment efficace, il peut s’agir soit d’une
forme résistante de la maladie correcte-
ment diagnostiquée, soit d’une erreur étio-
logique, soit même d’une erreur concer-
nant le diagnostic positif.
L’application de ce modèle médical en
psychiatrie est présente ou non selon les
écoles et se trouve plus ou moins
congruente à la nature des troubles consta-
tés. Elle correspond à la méthode ana-
tomo-clinique de Laennec, qui caractérise
la tradition française de l’enseignement
médical. Elle apparaît pertinente dans le
cas des dépressions, où un même syn-
drome peut renvoyer à plusieurs maladies
différentes et à plusieurs étiologies. Il peut
s’agir, par exemple, d’une maladie
maniaco-dépressive, d’une dépression
réactionnelle, d’une hypothyroïdie, d’une
tumeur cérébrale, etc.
Deux types de troubles viendront remettre
en cause, non le principe du raisonnement
abductif, mais le cadre imposé par la dis-
tinction entre sémiologie et nosologie.
L’ h ystérie de conversion (et par exten-
sion, la phobie, ou hystérie d’angoisse, et
123
mise au point
Mise au point
la névrose obsessionnelle) semble échap-
per aux critères nosologiques qui caracté-
risent les maladies somatiques. Dans la
mesure où les perturbations constatées
impliquent la production des représenta-
tions mentales, il apparaît que les sys-
tèmes de représentations du clinicien
auront une incidence sur la manifestation
des troubles. Selon la forme de l’écoute,
l’aptitude du clinicien à tenir compte des
mouvements subjectifs du patient et de
lui-même, l’expression des symptômes
sera différente. En cherchant à objectiver
les troubles, indépendamment du regard
subjectif du patient à leur sujet, le théra-
peute en vient à les réifier et les figer,
voire à les amplifier. En considérant à
l’inverse qu’ils n’ont pas de réalité tan-
gible, qu’ils relèvent de la simulation, il
finira par ne plus les reconnaître ni les
comprendre. C’est seulement en accep-
tant de reconnaître les effets subjectifs de
la narration du patient sur sa propre per-
sonne que le psychanalyste peut initier
un travail partagé d’élaboration mentale.
Dans cette perspective, on peut considé-
rer la psychanalyse comme reposant sur
des raisonnements abductifs qui se déca-
lent du raisonnement médical classique
(11). L’abduction porte alors sur un
changement de cadre qui met en corré-
lation l’expression des symptômes et les
manifestations du transfert et du contre-
transfert. La manière dont le patient relate
son histoire et ses troubles influence la
forme des manifestations pathologiques,
pour peu que le thérapeute suive son
propre cheminement associatif et soit
capable de faire des hypothèses qui por-
tent sur les modes d’investissement et de
contre-investissement des représentations
mentales de l’analysant.
Le groupe des schizophrénies pose des
problèmes épistémologiques et méthodo-
logiques non moins fondamentaux. S’agit-
il d’une seule maladie ou de plusieurs ?
Bien plus, le concept de “maladie” a-t-il
encore un sens, dans la mesure où les
hypothèses étiologiques semblent irrémé-
diablement échapper à une causalité
unique, localisable en un point précis du
cerveau, de la psyché, de la famille ou de
la société ?
Dans un tel cas de figure, le clinicien peut
difficilement se passer de l’abduction. Le
problème tient au fait que le terme de
“schizophrénies” fait l’objet de multiples
interprétations divergentes. Pour E. Bleu-
ler (12), les signes fondamentaux de la
maladie (trouble des associations, athym-
hormie, barrages, retrait autistique), bien
que ne permettant pas de restitutio ad inte-
grum, peuvent passer inaperçus sur le plan
de la vie sociale. Seuls les signes acces-
soires, réversibles, par leurs manifesta-
tions plus ou moins bruyantes (hallucina-
tions, délire, catatonie, crises d’agitation
violente, etc.), conduisent à des mesures
d’hospitalisation. La version proposée par
H. Ey (13) conduit à une conception net-
tement plus sombre : le diagnostic ne
devrait être réservé qu’aux formes où les
troubles s’aggravent de façon irrémé-
diable. La schizophrénie serait une réalité
ontologique qui scelle l’identité et le des-
tin du patient. À l’opposé, la conception
anglo-saxonne envisage l’existence de
schizophrénies aiguës. Si l’on considère
le DSM IV, la classification des signes
pathologiques est de nature syndromique
et évite toute référence nosologique. La
notion de maladie disparaît et est rempla-
cée par celle de trouble. La démarche dia-
gnostique repose moins sur un raisonne-
ment abductif que sur une approximation
statistique entre les traits répertoriés dans
la nomenclature, et les traits cliniquement
constatés. Or, le système de référence
adopté en matière d’évaluation diagnos-
tique aura un impact sur l’évolution des
troubles.
Il en est de même des prescriptions théra-
peutiques proposées (chimiothérapies,
thérapies institutionnelles, psychothéra-
pies individuelles ou de groupe, thérapies
individuelles, thérapies familiales, straté-
gies de réhabilitation psychosociale, etc.).
Sur des plans très différents, chaque forme
de thérapie sera susceptible de modifier
l’expression des perturbations. La coordi-
nation de ces différentes approches
conduira à des évolutions très éloignées
du constat clinique initial.
La réalité psychique
Constructions et reconstructions
psychiques
Le problème de la construction ou de la
reconstruction est central en psychanalyse.
Dans Constructions dans l’analyse,Freud
(14) souligne que le psychanalyste ne peut
pas se contenter d’écouter son patient. Il
lui faut, à certains moments cruciaux,
“construire ce qui a été oublié”. Il assimile
le travail analytique à celui d’un archéo-
logue qui déterre une demeure détruite et
ensevelie et est obligé de reconstruire cer-
tains pans, voire d’en construire de nou-
veaux qui soient adaptés à la situation pré-
sente. Assez souvent, le patient n’arrive
pas à retrouver de lui-même les souvenirs
les plus refoulés, et le travail de construc-
tion de l’analyste permet de produire le
même effet que la levée du refoulement.
Mais, pour Freud, il existe deux diffé-
rences fondamentales entre le travail de
l’archéologue et celui du psychanalyste :
– ce qui paraît complètement oublié, d’un
point de vue psychique, est rarement
détruit en totalité et relève de processus
nettement plus complexes que ceux qui
sont à l’œuvre dans les transformations
temporelles de l’objet archéologique ;
– alors que la reconstruction est le but et
la fin du travail de l’archéologue, elle n’est
qu’un moyen et un préalable du travail du
psychanalyste.
Le concept de “construction” apparaît plus
approprié, pour Freud, que celui d’“inter-
prétation”. Alors que l’interprétation per-
met de rendre compte d’éléments isolés et
ponctuels (d’actes manqués, de lapsus,
d’associations à partir d’un rêve), le tra-
mise au point
Mise au point
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 4, avril 2001 124
…/…
vail de construction conduit à une élabo-
ration beaucoup plus développée de ce qui
a pu constituer la préhistoire du patient. Il
conduit souvent à un changement de pers-
pective, à une transformation du point de
vue que l’analysant peut avoir de ses rap-
ports affectifs et cognitifs avec autrui. Il
est intéressant de noter que Freud se pose
la question du bien-fondé d’une construc-
tion, qui présente nécessairement un
caractère hypothétique et qui, de ce fait,
peut se révéler fausse ou inappropriée.
Alors que l’absence complète de réaction
est habituellement un mauvais signe qui
montre que le patient n’est pas touché par
l’énoncé de l’analyste, la réaction par
“oui” ou “non” se révèle le plus souvent
comme équivoque. Le “oui” ne sera validé
que s’il est suivi d’associations nouvelles
de la part de l’analysant. Le “non” est d’or-
dinaire révélateur d’une résistance parti-
culière. Le critère le plus fiable, pour
Freud, est donné par le patient quand celui-
ci s’exprime sous la forme suivante : “Je
n’ai (ou : n’aurais) jamais pensé cela (ou :
à cela).” Une telle expression indique un
accès direct à l’inconscient, à une trans-
formation dynamique des contenus psy-
chiques inconscients. Ces remarques de
Freud me semblent particulièrement pré-
cieuses pour apprécier la nature des cri-
tères d’une construction adéquate, qui ne
saurait se contenter d’une acception ou
d’un refus de façade. Mais quel est le sta-
tut de cette “vérité” refoulée et/ou
(re)construite ?
Le statut du fantasme
La question de la réalité du traumatisme
sexuel est au cœur de la démarche psy-
chanalytique. Cette “réalité” est-elle
réductible aux événements tels qu’ils se
sont objectivement déroulés pendant l’en-
fance du sujet, ou bien dépend-elle de sa
sensibilité psychique personnelle, éven-
tuellement réactivée, voire révélée par les
aléas de l’existence ? Pour ce qui concerne
la pathologie de l’hystérie, Freud optera
pour l’hypothèse d’une réalité psychique,
certes dépendante des conditions d’expé-
rience du sujet, mais s’inscrivant dans la
spécificité de son organisation fantasma-
tique. Cette optique implique une oscilla-
tion entre l’impact des traumatismes réel-
lement vécus et les zones de fragilité de
l’organisation psychoaffective qui peuvent
varier d’un sujet à un autre. Force est de
reconnaître que certaines personnes arri-
vent à se structurer à partir d’expériences
infantiles qui peuvent apparaître comme
particulièrement éprouvantes, tandis que
d’autres réagissent extrêmement vivement
à des situations perçues comme relative-
ment anodines. Bien plus, le refus des
vécus de frustration, d’interdit, d’autorité
ou de conflit par le milieu parental peut
amplifier le sentiment de traumatisme à la
moindre difficulté relationnelle au lieu de
permettre son intégration psychique. Sous
une forme abrupte, la théorie freudienne
s’exprime ainsi : “Freud a percé à jour le
‘mensonge’ des hystériques. La séduction
régulière par le père est un ‘fantasme’.
(Marie Bonaparte, dans : 15, p. 126).”
Freud a abandonné l’hypothèse du trau-
matisme réel à partir de ce constat : “Il fal-
lait accuser le père (y compris le mien) de
perversion. (ibid., p. 124).” La séduction
est d’abord un jeu qui opère entre parents
et enfants avant de devenir une expérience
de découverte entre les sexes. Chacun y a
nécessairement sa part. L’absence de la
réalité de ce jeu est souvent le signe d’un
dysfonctionnement. Les phénomènes
pathologiques apparaissent quand le jeu
de la séduction n’est plus un jeu au cours
de l’enfance, et quand il reste un jeu sté-
rile à l’âge adulte.
La difficulté naît de la tendance à vouloir
généraliser l’hypothèse psychanalytique à
des situations qui n’en relèvent pas. Les
enfants réagissent souvent très vivement à
des scènes de violence entre les parents, à
des menaces d’abandon, à des participa-
tions affectives intenses à leurs conflits,
voire à leur confrontation physique (avec
des assimilations possibles entre violence
et viol, pénétration sexuelle et effraction
sanglante, etc. : “Scènes violentes,
effrayantes, explosives, qui peuvent affec-
ter par la suite toute la vie de la victime.
(ibid., p. 132).” Dans d’autres cas, les
enfants sont effectivement l’objet de
sévices sexuels, de maltraitance, de coups
et blessures, ce qui conduit à des expé-
riences qui ne permettent justement pas
l’organisation fantasmatique de la vio-
lence interhumaine.
Le délire
Dans une perspective réaliste ou positi-
viste, le délire est un trouble de la croyance
qu’il faut éradiquer, dans la mesure où
cette croyance contredit radicalement l’ex-
périence positive que nous avons de la réa-
lité. Dans une vision constructiviste, le
délire peut être conçu comme un signal
d’une subversion mythique dans un éco-
système en état de souffrance. Il prend une
dimension sémantique et dynamique dans
un dispositif artificiel qui permet la recon-
naissance de la viabilité de l’écosystème
dans lequel il s’exprime : tel est le projet
des thérapies familiales.
Réunir une famille à des fins thérapeu-
tiques participe d’un projet cognitif. Il per-
met de distinguer la famille comme éco-
système autonome, de formuler des
hypothèses par abduction, en repérant les
régularités et les singularités des per-
sonnes et de leur organisation, de générer
de nouvelles procédures cognitives, de
mettre à l’épreuve le bien-fondé de ces
nouvelles connaissances (métaconnais-
sances). Le délire devient l’expression
d’une subversion qui questionne les
rituels, les mythes et les épistémês du
groupe familial et des équipes thérapeu-
tiques. Le projet thérapeutique cherche à
dépasser l’opposition classique entre réa-
lité et folie. Le but est moins de dévoiler
une vérité cachée, déjà là, que de faire évo-
luer les rapports entre la construction
actuelle de la réalité et une élaboration
125
mise au point
Mise au point
…/…
complexe naissant de l’interférence entre
le délire et les systèmes cognitifs des
membres de la famille et des thérapeutes.
En milieu psychiatrique, les “spécialistes”
peuvent très bien ne plus percevoir la dif-
férence entre une personne folle et une
personne normale. Mais les malades, eux,
savent reconnaître si un observateur nor-
mal s’est infiltré parmi eux ; ils sont hyper-
sensibles à la souffrance et aux moindres
distorsions qui surgissent entre les com-
portements infraverbaux, inconscients,
involontaires, et les expressions
conscientes, verbalisées. Mara Selvini, ini-
tialement l'apôtre du “patient désigné”, a
abandonné cette formule, qui pourrait uti-
lement être remplacée par celles de
“patient identifié” ou “patient reconnu”.
Les “fous” ont vraisemblablement de
bonnes raisons d'être “fous”, alors que
l’homme normal peut très bien ne pas
avoir raison d’imaginer croire avoir toute
sa raison. Personne ne peut, par définition,
prétendre avoir totalement raison. La rai-
son comme “ratio” suppose un effet de
partage, la raison comme “logos” suppose
le déploiement parlé ou représenté (gra-
phique-symbolique) des points de vue
contradictoires.
L’évaluation des troubles
et de l’amélioration
L’intérêt de la pensée constructiviste en
psychiatrie réside dans l’adoption d’une
attitude prudente, tant sur le plan de l’éta-
blissement d’un diagnostic que sur celui
de l’appréciation des résultats. Poser un
diagnostic, c’est faire une hypothèse com-
parée à d’autres hypothèses et susceptible
de rectifications successives en fonction
de multiples signes d’évolution du cas.
Reconnaître une maladie ou un trouble
n’implique pas l’accès à une vérité abso-
lue, de nature ontologique, mais réclame plu-
tôt l’élaboration de vérités partielles, rela-
tives aux contextes où elles sont proposées,
et modifiables par approximations suc-
cessives. L’évolution des évaluations dia-
gnostiques et des démarches thérapeu-
tiques conduit à une coconstruction qui
relativise les points de vue des différents
partenaires, sans pour autant les réduire à
des désignations arbitraires ou insigni-
fiantes. Le maintien d’appréciations dif-
férentes, voire divergentes, loin d’aboutir
à des discrédits réciproques, permet de
concevoir une ouverture vers de nouvelles
potentialités. Le patient et ses proches, en
devenant des partenaires informés de ces
configurations évolutives, peuvent recou-
rir aux formes de prestation les plus appro-
priées à leurs difficultés et à leurs besoins.
Le mode de raisonnement constructiviste
paraît pertinent dans les situations mar-
quées par l’œuvre de tendances négatives
et destructrices. Face à l’éclatement de la
psyché et au démantèlement des liens
familiaux, le recours à une pensée posi-
tive, voire positiviste, ne fait qu’aggraver
les troubles. Raisonner en termes de néga-
tion de la négation n’aboutit pas, ipso
facto, à des affirmations positives. Cela
permet de maintenir ouvertes les alterna-
tives entre “négativisme” et “positivisme”.
Les relations d’absence d’absence d’af-
fects, de pensées, d’interactions, d’expé-
riences permettent d’entrevoir une oscil-
lation entre présence et absence.
De même, dans les formes graves et com-
plexes de pathologie, l’appréciation d’une
amélioration ne sera pas nécessairement
interprétée comme un résultat positif, ou
une guérison définitive : aller moins mal
n’est pas équivalent du fait d’aller bien, et
permet d’entrouvrir un jeu thérapeutique
entre mal-être et bien-être.
Conclusions
La réalité est ce qui a droit de cité dans la
communauté des hommes, et qui s’impose
comme un devoir de prise de conscience
d’une expérience partagée. Cette expérience
est habituellement signalisée par l’épreuve
d’une certaine dose de souffrance, d’un
quantum d’affect de déplaisir. Mais si un
phénomène ou un événement est tributaire
de ses systèmes de référence pour être
appréhendé, sa localisation spatio-tempo-
relle devient incertaine et en partie indé-
cidable.
La cognition est une activité qui se déploie,
non seulement dans l’espace, mais égale-
ment dans le temps. Elle renvoie à l’an-
tique aporie de Diodore Kronos sur la phi-
losophie de l’action, qui traite des
antinomies des événements liés aux
actions passées, présentes et futures en
fonction des déterminations du possible et
de l’impossible (16 ; pour une discussion
en psychothérapie : 17). Celle-ci complète
les paradoxes logico-mathématiques des
classes, des propositions et des ensembles,
et repose sur plusieurs principes intuitive-
ment évidents quand on les considère un
par un, mais qui entraînent des contradic-
tions plus ou moins insurmontables lors-
qu’ils sont coordonnés. Il s’agit de l’irré-
vocabilité du passé, de la non-implication
logique entre un possible et un impossible,
de l’existence d’un possible qui ne se réa-
lise pas actuellement ni ne se réalisera
jamais. Ces débats concernent les relations
entre la nécessité et la contingence.
La notion d’infini nous donne l’idée d’une
réalité indépendante de notre connaissance
actuelle ; toujours potentiellement préci-
sable en partie, et jamais accessible en
totalité. Les propriétés d’autoréflexivité,
d’autodétermination, de délibération et de
décision des systèmes humains permettent
de concevoir des aptitudes à l’autonomi-
sation de la psyché, de la famille, des orga-
nisations sociales (11). Dans une perspec-
tive constructiviste, l’actualisation
présente et future des potentialités cogni-
tives et comportementales des systèmes
autonomes reste ouverte et échappe ainsi
au principe du tiers exclu. Non seulement
la part des enchaînements causaux et des
aléas dans l’actualisation des événements
passés, présents et futurs est incertaine.
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