mise au point Mise au point Le constructivisme en psychiatrie J. Miermont* Définition L e constructivisme est un ensemble d’épistémologies des systèmes observants-observés, qui affirme l’importance de la relation dans l’acte de connaître. Il se distingue du matérialisme, du spiritualisme, du positivisme, du réalisme et de l’idéalisme. La connaissance repose sur un processus d’abstraction réfléchissante (1) qui donne accès au concret par des expériences de conscience, lesquelles structurent des modèles mentaux fiabilisés par l’expérience. Dans le constructivisme, la connaissance est un projet construit plutôt qu’un objet donné (2). La connaissance du monde et de soi-même repose sur un acte mental qui construit l’objet de cette connaissance. Le constructivisme postule une interaction entre le monde et les organismes qui élaborent des modèles de l’environnement. La réalité n’est ni un pur état indépendant de l’observateur, ni un pur produit des représentations cognitives. Elle est une construction en devenir, qui relie une communauté d’observateurs-acteurs à l’écosystème et qui permet de préciser la distinction entre le réel, le potentiel actualisable, le virtuel accessible et le fictif irréel. La connaissance de la connaissance devient un processus de décision, choix fini dans une régression, potentiellement infinie, de la perception du soi par soi-même. La démarche cognitive reposerait sur une multiplicité de choix ouverts ; dans une perspective constructiviste, la résolution de problèmes réclame la mise en œuvre de procédures réalisables ; certains problèmes, liés aux paradoxes des “totalités” et de l’“infini”, ne peuvent recevoir de solution univoque “en tout ou rien”, ou “par oui et par non”, et n’excluent pas l’éventualité de solutions tierces. Plusieurs * Unité de consultation familiale, Villejuif. Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 4, avril 2001 systèmes, incompatibles entre eux, peuvent avoir une cohérence propre, dont les contradictions ne trouvent pas nécessairement de solution en un temps déterminé. Le constructivisme cherche à rendre compte des processus de cognition et des contraintes qui limitent nos capacités cognitives, et des ouvertures possibles de nos connaissances par le recours à l’invention de nouveaux modèles “constructibles”. On peut distinguer plusieurs courants qui se réfèrent au constructivisme : l’intuitionnisme mathématique de L.E.J. Brouwer (3), le constructivisme génétique de J. Piaget (1), l’auto-organisation des systèmes observants de H. von Foerster (4), l’écologie des idées selon G. Bateson (5), la rationalité limitée d’H.A. Simon (6), le constructivisme radical d’E. von Glaserfeld (7), le constructionnisme esthétique de N. Goodman (8), la pragmatique des communications de P. Watzlawick (9), la pensée complexe d’E. Morin (10) et l’ingénierie symbolisante de J.-L. Le Moigne (2). Ces différentes perspectives permettent de mettre en relief les enjeux de la psychiatrie, 122 tant sur le plan du diagnostic, des modalités thérapeutiques (chimiothérapies et psychothérapies) que des paradigmes qui s’affrontent ou se complètent en son champ : la psychiatrie biologique, la psychiatrie dynamique (psychanalyse), la cybernétique éco-systémique (thérapies familiales), le compor tementalocognitivisme. Raisonnements par inférences abductives Devant une situation nouvelle, nous cherchons à en préciser les caractéristiques en procédant par plusieurs types de raisonnement. Nous comparons la situation à la classe (ou aux classes) des situations qui, de près ou de loin, nous permettent de comprendre ce qui se passe. Identifions, par exemple, la situation à une bille, et la classe des situations à un sac de billes. On peut distinguer trois types de raisonnement : – déduction (tautologie) : toutes les billes de ce sac sont blanches ; or cette bille appartient à ce sac ; donc elle est blanche ; – induction (généralisation) : des billes observées sont dans ce sac ; elles sont blanches ; toutes les billes de ce sac, même non encore observées, sont blanches ; – abduction (singularisation) : la bille observée est blanche ; le sac observé contient des billes blanches ; la bille appartient à ce sac. mise au point Mise au point Imaginons qu’il y ait plusieurs sacs : le premier contient 99 billes blanches et 1 bille noire ; le deuxième 50 billes blanches et 50 billes noires ; le troisième 1 bille blanche et 99 billes noires. Comment savoir à quel sac appartient la bille blanche que j’observe ? S’il n’existe aucune autre information disponible, l’hypothèse la moins risquée est d’inférer que la bille appartient au premier sac. Ce type de raisonnement est le plus immédiat, le plus facile. Bien qu’aboutissant à un résultat satisfaisant un peu moins de deux fois sur trois, il présentera régulièrement le même risque élevé d’erreur. Imaginons qu’il s’agisse d’une enquête (judiciaire, journalistique, diagnostic médical). Un tel raisonnement correspondra au niveau zéro de la démarche. Si l’enquêteur reste sur ce plan, il aboutira régulièrement à des erreurs judiciaires, à une désinformation journalistique, à des catastrophes médicales. Par exemple, la multiplication des procès médicaux aux États-Unis n’est peut-être pas indépendante de l’ignorance de démarches abductives conséquentes dans l’établissement d’un diagnostic et la mise en œuvre de la démarche thérapeutique la plus correcte (ou, à défaut, l’une des moins incorrectes). Si l’on tente de diminuer les risques d’erreur, il est nécessaire de chercher d’autres informations, d’explorer divers contextes qui permettront d’éclairer la situation singulière rencontrée. Il s’agira, par exemple, de prendre connaissance de l’histoire des sacs et de la bille observée, d’interroger leurs propriétaires, de comprendre les modes d’utilisation des billes, etc. L’enquêteur pourra comparer diverses caractéristiques de la bille observée et des billes dans les sacs (par exemple, leur taille, leur texture, leur degré d’usure ou de blancheur, etc.). Le résultat de l’enquête n’aboutira pas à coup sûr à une vérité absolue, mais plutôt à une présomption plus ou moins forte pour une hypothèse qui sera éventuellement très éloignée de l’hypothèse statistique initiale. L’abduction est utilisée à chaque fois qu’il s’agit de comprendre une situation particulière, dont les contextes de survenue ne sont pas connus a priori (11). C’est la façon dont opère la psychologie populaire, mais aussi les disciplines qui nécessitent un travail d’enquête. En faisant une hypothèse, voire en comparant plusieurs hypothèses, l’abduction recherche un ou plusieurs système(s) d’appartenance, ou encore une intersection de plusieurs systèmes d’appartenance, qui permettent de comprendre un cas unique qui échappe aux généralisations. Bien souvent, en se laissant entraîner par l’intuition immédiate, la généralisation risque d’induire en erreur, en brouillant les pistes ou les cartes qui mériteraient d’être examinées méthodiquement. Et si l’on cherche à déduire uniquement la solution à partir des signes directement observés, on risque de partir de prémisses fausses. En ce sens, l’abduction se garde de prendre les prémisses d’une situation, c’est-à-dire ses contextes évidents, comme argent comptant. Dans le champ clinique, les inférences abductives se révèlent pertinentes dans la démarche médicale courante, dans le travail d’interprétation psychanalytique, dans l’élaboration d’hypothèses en thérapie systémique, et sans doute dans bien d’autres modalités d’interventions psychothérapeutiques, qui sont ainsi autant de multiples pistes de nature abductive. Sémiologie et nosologie en médecine et en psychiatrie À partir des signes constatés cliniquement (sémiologie), le diagnostic positif s’élabore en faisant l’hypothèse que ces signes, éventuellement réunis dans un syndrome plus ou moins typique, correspondent à une maladie répertoriée (nosologie). Le diagnostic positif n’est ni une déduction (raisonnement tautologique), ni une induction (généralisation à partir d’une règle ou d’une loi déjà connue). Il repose sur une 123 abduction, c’est-à-dire un raisonnement conjectural, qui doit être confirmé ou infirmé par deux démarches complémentaires : – le diagnostic différentiel, qui permet de comparer cette première hypothèse à d’autres hypothèses renvoyant à d’autres maladies, également envisageables ; – le diagnostic étiologique, qui précise, par une série d’examens complémentaires, si le choix qui a été fait est ou non le bon. Deux autres démarches complètent le raisonnement : – l’élaboration d’un pronostic, avec et sans traitement, qui permet d’évaluer, sur un mode statistique, l’évolution de la maladie ; – la mise en œuvre de traitements, dont les effets contribuent à confirmer, infléchir ou infirmer le diagnostic initial. En cas d’échec de la thérapeutique habituellement efficace, il peut s’agir soit d’une forme résistante de la maladie correctement diagnostiquée, soit d’une erreur étiologique, soit même d’une erreur concernant le diagnostic positif. L’application de ce modèle médical en psychiatrie est présente ou non selon les écoles et se trouve plus ou moins congruente à la nature des troubles constatés. Elle correspond à la méthode anatomo-clinique de Laennec, qui caractérise la tradition française de l’enseignement médical. Elle apparaît pertinente dans le cas des dépressions, où un même syndrome peut renvoyer à plusieurs maladies différentes et à plusieurs étiologies. Il peut s’agir, par exemple, d’une maladie maniaco-dépressive, d’une dépression réactionnelle, d’une hypothyroïdie, d’une tumeur cérébrale, etc. Deux types de troubles viendront remettre en cause, non le principe du raisonnement abductif, mais le cadre imposé par la distinction entre sémiologie et nosologie. L’hystérie de conversion (et par extension, la phobie, ou hystérie d’angoisse, et mise au point Mise au point la névrose obsessionnelle) semble échapper aux critères nosologiques qui caractérisent les maladies somatiques. Dans la mesure où les perturbations constatées impliquent la production des représentations mentales, il apparaît que les systèmes de représentations du clinicien auront une incidence sur la manifestation des troubles. Selon la forme de l’écoute, l’aptitude du clinicien à tenir compte des mouvements subjectifs du patient et de lui-même, l’expression des symptômes sera différente. En cherchant à objectiver les troubles, indépendamment du regard subjectif du patient à leur sujet, le thérapeute en vient à les réifier et les figer, voire à les amplifier. En considérant à l’inverse qu’ils n’ont pas de réalité tangible, qu’ils relèvent de la simulation, il finira par ne plus les reconnaître ni les comprendre. C’est seulement en acceptant de reconnaître les effets subjectifs de la narration du patient sur sa propre personne que le psychanalyste peut initier un travail partagé d’élaboration mentale. Dans cette perspective, on peut considérer la psychanalyse comme reposant sur des raisonnements abductifs qui se décalent du raisonnement médical classique (11). L’abduction porte alors sur un changement de cadre qui met en corrélation l’expression des symptômes et les manifestations du transfert et du contretransfert. La manière dont le patient relate son histoire et ses troubles influence la forme des manifestations pathologiques, pour peu que le thérapeute suive son propre cheminement associatif et soit capable de faire des hypothèses qui portent sur les modes d’investissement et de contre-investissement des représentations mentales de l’analysant. Le groupe des schizophrénies pose des problèmes épistémologiques et méthodologiques non moins fondamentaux. S’agitil d’une seule maladie ou de plusieurs ? Bien plus, le concept de “maladie” a-t-il encore un sens, dans la mesure où les hypothèses étiologiques semblent irrémé- diablement échapper à une causalité unique, localisable en un point précis du cerveau, de la psyché, de la famille ou de la société ? Dans un tel cas de figure, le clinicien peut difficilement se passer de l’abduction. Le problème tient au fait que le terme de “schizophrénies” fait l’objet de multiples interprétations divergentes. Pour E. Bleuler (12), les signes fondamentaux de la maladie (trouble des associations, athymhormie, barrages, retrait autistique), bien que ne permettant pas de restitutio ad integrum, peuvent passer inaperçus sur le plan de la vie sociale. Seuls les signes accessoires, réversibles, par leurs manifestations plus ou moins bruyantes (hallucinations, délire, catatonie, crises d’agitation violente, etc.), conduisent à des mesures d’hospitalisation. La version proposée par H. Ey (13) conduit à une conception nettement plus sombre : le diagnostic ne devrait être réservé qu’aux formes où les troubles s’aggravent de façon irrémédiable. La schizophrénie serait une réalité ontologique qui scelle l’identité et le destin du patient. À l’opposé, la conception anglo-saxonne envisage l’existence de schizophrénies aiguës. Si l’on considère le DSM IV, la classification des signes pathologiques est de nature syndromique et évite toute référence nosologique. La notion de maladie disparaît et est remplacée par celle de trouble. La démarche diagnostique repose moins sur un raisonnement abductif que sur une approximation statistique entre les traits répertoriés dans la nomenclature, et les traits cliniquement constatés. Or, le système de référence adopté en matière d’évaluation diagnostique aura un impact sur l’évolution des troubles. Il en est de même des prescriptions thérapeutiques proposées (chimiothérapies, thérapies institutionnelles, psychothérapies individuelles ou de groupe, thérapies individuelles, thérapies familiales, stratégies de réhabilitation psychosociale, etc.). Sur des plans très différents, chaque forme de thérapie sera susceptible de modifier l’expression des perturbations. La coordination de ces différentes approches conduira à des évolutions très éloignées du constat clinique initial. La réalité psychique Constructions et reconstructions psychiques Le problème de la construction ou de la reconstruction est central en psychanalyse. Dans Constructions dans l’analyse, Freud (14) souligne que le psychanalyste ne peut pas se contenter d’écouter son patient. Il lui faut, à certains moments cruciaux, “construire ce qui a été oublié”. Il assimile le travail analytique à celui d’un archéologue qui déterre une demeure détruite et ensevelie et est obligé de reconstruire certains pans, voire d’en construire de nouveaux qui soient adaptés à la situation présente. Assez souvent, le patient n’arrive pas à retrouver de lui-même les souvenirs les plus refoulés, et le travail de construction de l’analyste permet de produire le même effet que la levée du refoulement. Mais, pour Freud, il existe deux différences fondamentales entre le travail de l’archéologue et celui du psychanalyste : – ce qui paraît complètement oublié, d’un point de vue psychique, est rarement détruit en totalité et relève de processus nettement plus complexes que ceux qui sont à l’œuvre dans les transformations temporelles de l’objet archéologique ; – alors que la reconstruction est le but et la fin du travail de l’archéologue, elle n’est qu’un moyen et un préalable du travail du psychanalyste. Le concept de “construction” apparaît plus approprié, pour Freud, que celui d’“interprétation”. Alors que l’interprétation permet de rendre compte d’éléments isolés et ponctuels (d’actes manqués, de lapsus, d’associations à partir d’un rêve), le tra…/… Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 4, avril 2001 124 mise au point Mise au point …/… vail de construction conduit à une élaboration beaucoup plus développée de ce qui a pu constituer la préhistoire du patient. Il conduit souvent à un changement de perspective, à une transformation du point de vue que l’analysant peut avoir de ses rapports affectifs et cognitifs avec autrui. Il est intéressant de noter que Freud se pose la question du bien-fondé d’une construction, qui présente nécessairement un caractère hypothétique et qui, de ce fait, peut se révéler fausse ou inappropriée. Alors que l’absence complète de réaction est habituellement un mauvais signe qui montre que le patient n’est pas touché par l’énoncé de l’analyste, la réaction par “oui” ou “non” se révèle le plus souvent comme équivoque. Le “oui” ne sera validé que s’il est suivi d’associations nouvelles de la part de l’analysant. Le “non” est d’ordinaire révélateur d’une résistance particulière. Le critère le plus fiable, pour Freud, est donné par le patient quand celuici s’exprime sous la forme suivante : “Je n’ai (ou : n’aurais) jamais pensé cela (ou : à cela).” Une telle expression indique un accès direct à l’inconscient, à une transformation dynamique des contenus psychiques inconscients. Ces remarques de Freud me semblent particulièrement précieuses pour apprécier la nature des critères d’une construction adéquate, qui ne saurait se contenter d’une acception ou d’un refus de façade. Mais quel est le statut de cette “vérité” refoulée et/ou (re)construite ? Le statut du fantasme La question de la réalité du traumatisme sexuel est au cœur de la démarche psychanalytique. Cette “réalité” est-elle réductible aux événements tels qu’ils se sont objectivement déroulés pendant l’enfance du sujet, ou bien dépend-elle de sa sensibilité psychique personnelle, éventuellement réactivée, voire révélée par les aléas de l’existence ? Pour ce qui concerne la pathologie de l’hystérie, Freud optera pour l’hypothèse d’une réalité psychique, certes dépendante des conditions d’expérience du sujet, mais s’inscrivant dans la spécificité de son organisation fantasmatique. Cette optique implique une oscillation entre l’impact des traumatismes réellement vécus et les zones de fragilité de l’organisation psychoaffective qui peuvent varier d’un sujet à un autre. Force est de reconnaître que certaines personnes arrivent à se structurer à partir d’expériences infantiles qui peuvent apparaître comme particulièrement éprouvantes, tandis que d’autres réagissent extrêmement vivement à des situations perçues comme relativement anodines. Bien plus, le refus des vécus de frustration, d’interdit, d’autorité ou de conflit par le milieu parental peut amplifier le sentiment de traumatisme à la moindre difficulté relationnelle au lieu de permettre son intégration psychique. Sous une forme abrupte, la théorie freudienne s’exprime ainsi : “Freud a percé à jour le ‘mensonge’ des hystériques. La séduction régulière par le père est un ‘fantasme’. (Marie Bonaparte, dans : 15, p. 126).” Freud a abandonné l’hypothèse du traumatisme réel à partir de ce constat : “Il fallait accuser le père (y compris le mien) de perversion. (ibid., p. 124).” La séduction est d’abord un jeu qui opère entre parents et enfants avant de devenir une expérience de découverte entre les sexes. Chacun y a nécessairement sa part. L’absence de la réalité de ce jeu est souvent le signe d’un dysfonctionnement. Les phénomènes pathologiques apparaissent quand le jeu de la séduction n’est plus un jeu au cours de l’enfance, et quand il reste un jeu stérile à l’âge adulte. La difficulté naît de la tendance à vouloir généraliser l’hypothèse psychanalytique à des situations qui n’en relèvent pas. Les enfants réagissent souvent très vivement à des scènes de violence entre les parents, à des menaces d’abandon, à des participations affectives intenses à leurs conflits, voire à leur confrontation physique (avec des assimilations possibles entre violence 125 et viol, pénétration sexuelle et effraction sanglante, etc. : “Scènes violentes, effrayantes, explosives, qui peuvent affecter par la suite toute la vie de la victime. (ibid., p. 132).” Dans d’autres cas, les enfants sont effectivement l’objet de sévices sexuels, de maltraitance, de coups et blessures, ce qui conduit à des expériences qui ne permettent justement pas l’organisation fantasmatique de la violence interhumaine. Le délire Dans une perspective réaliste ou positiviste, le délire est un trouble de la croyance qu’il faut éradiquer, dans la mesure où cette croyance contredit radicalement l’expérience positive que nous avons de la réalité. Dans une vision constructiviste, le délire peut être conçu comme un signal d’une subversion mythique dans un écosystème en état de souffrance. Il prend une dimension sémantique et dynamique dans un dispositif artificiel qui permet la reconnaissance de la viabilité de l’écosystème dans lequel il s’exprime : tel est le projet des thérapies familiales. Réunir une famille à des fins thérapeutiques participe d’un projet cognitif. Il permet de distinguer la famille comme écosystème autonome, de formuler des hypothèses par abduction, en repérant les régularités et les singularités des personnes et de leur organisation, de générer de nouvelles procédures cognitives, de mettre à l’épreuve le bien-fondé de ces nouvelles connaissances (métaconnaissances). Le délire devient l’expression d’une subversion qui questionne les rituels, les mythes et les épistémês du groupe familial et des équipes thérapeutiques. Le projet thérapeutique cherche à dépasser l’opposition classique entre réalité et folie. Le but est moins de dévoiler une vérité cachée, déjà là, que de faire évoluer les rapports entre la construction actuelle de la réalité et une élaboration mise au point Mise au point complexe naissant de l’interférence entre le délire et les systèmes cognitifs des membres de la famille et des thérapeutes. En milieu psychiatrique, les “spécialistes” peuvent très bien ne plus percevoir la différence entre une personne folle et une personne normale. Mais les malades, eux, savent reconnaître si un observateur normal s’est infiltré parmi eux ; ils sont hypersensibles à la souffrance et aux moindres distorsions qui surgissent entre les comportements infraverbaux, inconscients, involontaires, et les expressions conscientes, verbalisées. Mara Selvini, initialement l'apôtre du “patient désigné”, a abandonné cette formule, qui pourrait utilement être remplacée par celles de “patient identifié” ou “patient reconnu”. Les “fous” ont vraisemblablement de bonnes raisons d'être “fous”, alors que l’homme normal peut très bien ne pas avoir raison d’imaginer croire avoir toute sa raison. Personne ne peut, par définition, prétendre avoir totalement raison. La raison comme “ratio” suppose un effet de partage, la raison comme “logos” suppose le déploiement parlé ou représenté (graphique-symbolique) des points de vue contradictoires. L’évaluation des troubles et de l’amélioration L’intérêt de la pensée constructiviste en psychiatrie réside dans l’adoption d’une attitude prudente, tant sur le plan de l’établissement d’un diagnostic que sur celui de l’appréciation des résultats. Poser un diagnostic, c’est faire une hypothèse comparée à d’autres hypothèses et susceptible de rectifications successives en fonction de multiples signes d’évolution du cas. Reconnaître une maladie ou un trouble n’implique pas l’accès à une vérité absolue, de nature ontologique, mais réclame plutôt l’élaboration de vérités partielles, relatives aux contextes où elles sont proposées, Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 4, avril 2001 et modifiables par approximations successives. L’évolution des évaluations diagnostiques et des démarches thérapeutiques conduit à une coconstruction qui relativise les points de vue des différents partenaires, sans pour autant les réduire à des désignations arbitraires ou insignifiantes. Le maintien d’appréciations différentes, voire divergentes, loin d’aboutir à des discrédits réciproques, permet de concevoir une ouverture vers de nouvelles potentialités. Le patient et ses proches, en devenant des partenaires informés de ces configurations évolutives, peuvent recourir aux formes de prestation les plus appropriées à leurs difficultés et à leurs besoins. Le mode de raisonnement constructiviste paraît pertinent dans les situations marquées par l’œuvre de tendances négatives et destructrices. Face à l’éclatement de la psyché et au démantèlement des liens familiaux, le recours à une pensée positive, voire positiviste, ne fait qu’aggraver les troubles. Raisonner en termes de négation de la négation n’aboutit pas, ipso facto, à des affirmations positives. Cela permet de maintenir ouvertes les alternatives entre “négativisme” et “positivisme”. Les relations d’absence d’absence d’affects, de pensées, d’interactions, d’expériences permettent d’entrevoir une oscillation entre présence et absence. De même, dans les formes graves et complexes de pathologie, l’appréciation d’une amélioration ne sera pas nécessairement interprétée comme un résultat positif, ou une guérison définitive : aller moins mal n’est pas équivalent du fait d’aller bien, et permet d’entrouvrir un jeu thérapeutique entre mal-être et bien-être. Conclusions La réalité est ce qui a droit de cité dans la communauté des hommes, et qui s’impose comme un devoir de prise de conscience d’une expérience partagée. Cette expérience 126 est habituellement signalisée par l’épreuve d’une certaine dose de souffrance, d’un quantum d’affect de déplaisir. Mais si un phénomène ou un événement est tributaire de ses systèmes de référence pour être appréhendé, sa localisation spatio-temporelle devient incertaine et en partie indécidable. La cognition est une activité qui se déploie, non seulement dans l’espace, mais également dans le temps. Elle renvoie à l’antique aporie de Diodore Kronos sur la philosophie de l’action, qui traite des antinomies des événements liés aux actions passées, présentes et futures en fonction des déterminations du possible et de l’impossible (16 ; pour une discussion en psychothérapie : 17). Celle-ci complète les paradoxes logico-mathématiques des classes, des propositions et des ensembles, et repose sur plusieurs principes intuitivement évidents quand on les considère un par un, mais qui entraînent des contradictions plus ou moins insurmontables lorsqu’ils sont coordonnés. Il s’agit de l’irrévocabilité du passé, de la non-implication logique entre un possible et un impossible, de l’existence d’un possible qui ne se réalise pas actuellement ni ne se réalisera jamais. Ces débats concernent les relations entre la nécessité et la contingence. La notion d’infini nous donne l’idée d’une réalité indépendante de notre connaissance actuelle ; toujours potentiellement précisable en partie, et jamais accessible en totalité. Les propriétés d’autoréflexivité, d’autodétermination, de délibération et de décision des systèmes humains permettent de concevoir des aptitudes à l’autonomisation de la psyché, de la famille, des organisations sociales (11). Dans une perspective constructiviste, l’actualisation présente et future des potentialités cognitives et comportementales des systèmes autonomes reste ouverte et échappe ainsi au principe du tiers exclu. Non seulement la part des enchaînements causaux et des aléas dans l’actualisation des événements passés, présents et futurs est incertaine. mise au point Mise au point Mais encore la définition des événements est dépendante des systèmes de référence qui en permettent l’examen et l’interprétation. Le caractère interdisciplinaire de la psychiatrie apparaît par ticulièrement congruent avec une démarche constructiviste, où les connaissances méritent d’être réactualisées en permanence en fonction des contextes singuliers du travail clinique. Le déterminisme des expériences temporelles (phylogénétiques et ontogénétiques) est constamment confronté à l’indéterminisme des incidents et des accidents qui émaillent le cours de l’existence. Un projet clinique et thérapeutique se doit d’ouvrir autant que faire se peut le champ des possibles, quelle que soit l’importance des antécédents, des facteurs causaux (génétiques, épigénétiques, infantiles, multigénérationnels ou transgénérationnels). Le constructivisme, par nature, ne peut méthodologiquement réfuter les positions réalistes ou idéalistes par exclusion. Plus qu’une alternative, il conduit à l’adjonction-conjonction d’épistémologies congruentes avec les nécessités et les contraintes de l’interdisciplinarité. En élargissant le champ de la cognition, il oblige à la mise en œuvre de nouvelles procédures méthodologiques. Toutes les constructions ne sont pas équivalentes, ni interchangeables. Une construction est d’autant plus viable qu’elle se heurte moins aux obstacles des événements concrets. Mais comment savoir alors si notre construction n’est pas une fuite dans l’imaginaire ? Le risque existe de réduire la maladie, et particulièrement la souffrance psychique, à un trouble imaginaire. Soigner des malades n’est pas assimilable au fait de jouer avec les idées que l’on se fait de la maladie. De même, si le monde est notre invention, comment éviter le solipsisme ? Quelle est la nature de la structure, ou des structures communes à des sujets qui se contenteraient de s’autoobserver dans l’observation d’autrui ? L’évolution biologique a mis des millions d’années pour tester les procédures cognitives les plus viables. Le constructivisme comme le réalisme semblent ne pouvoir rendre compte d’eux-mêmes que dans leur insoluble interdépendance. Références 1. Piaget J. Les problèmes principaux de l’épistémologie des mathématiques. In : Logique et connaissance scientifique. Paris : Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, NRF, 1967 : 554-96. 2. Le Moigne JL. Le constructivisme. Paris : ESF, 1994 et 1995 (2T). 3. Largeault J. (textes réunis par). Intuitionisme et théorie de la démonstration. Paris : Mathesis. Vrin, 1992. 4. Von Foerster H. Observing Systems. Seaside (Cal.), Intersystems Publications, 1984. 5. Bateson G. Vers une écologie de l’esprit. Paris : Seuil, 1977-1980 (2T). 6. Simon HA. Science des systèmes, sciences de l’artificiel. Paris : Dunod, 1991. 7. Von Glaserfeld E. Introduction à un constructivisme radical. In : L’invention de la réalité. Contributions au constructivisme. Dirigé par Paul Watzlawick. Paris : Seuil, 1988 : 19-43. 8. Goodman N. et al. Lire Goodman. Les voies de la référence. L’éclat. Combas. 1992. 9. Watzlawick P. L’invention de la réalité. Contributions au constructivisme. Paris : Seuil, 1988. 10. Morin E. Introduction à la pensée complexe. Paris : ESF, 1990. 11. Miermont J. L’homme autonome. Paris : Hermès, 1995. 12. Bleuler E. (1911). Dementia præcox ou groupe des schizophrénies. EPEL & GREC Paris-Clichy, 1993. 13. Ey H. Schizophrénie. Étude clinique et psychopathologique. Le Plessis-Robinson : Synthélabo, 1996. 14. Freud S. Constructions dans l’analyse (1937). In : Résultats, idées, problèmes II. Bibliothèque de psychanalyse. Paris : PUF, 1985 : 269-281. 15. Masson. Le réel escamoté. Le renoncement de Freud à la théorie de la séduction. Paris : Aubier, 1984. 16. Vuillemin J. Nécessité et contingence. L’aporie de Diodore Kronos et les systèmes philosophiques. Paris : Éditions de Minuit, 1984. 17. Miermont J. Psychothérapies contemporaines. Paris : L’Harmattan, 2000. LISTE DES ANNONCEURS LAFON (OLMIFON), P. 120 – PFIZER (ZOLOFT), P. 106, 115 – SANOFI-SYNTHÉLABO (SOLIAN), P.144 – SERVIER (STABLON), P.109 – Les articles publiés dans notre revue le sont sous la seule responsabilité de leurs auteurs. Leur reproduction est interdite. 127 Imprimé en France - Differdange S.A. 95110 Sannois Dépôt légal 2e trimestre 2001 - © Décembre 1984 Médica-Press International S.A.