les forces du mythe ou de la religion. Le terme de «raison» a résumé
l’exigence de la philosophie, sa rigueur ou sa discipline. Cependant, ce
qui au départ est libérateur peut devenir à la longue une nouvelle prison.
N’est-ce pas le cas de toute forme? C’est pourquoi il faut sans cesse
reprendre contact avec les forces du chaos, seules capables d’enclencher
un nouveau cosmos ou un nouveau mouvement de création. Ce sera tantôt
tel aspect, tantôt tel autre qui prendra le dessus, car il n’est pas toujours
possible de procéder avec notre être entier, tellement nous avons appris à
le scinder et à le spécialiser. Cependant, au-delà du moyen d’expression
particulier utilisé par le créateur − danse, peinture, musique, philosophie,
poésie −, la source de la création demeure l’expérience du corps-esprit.
La philosophie privilégie dans son mode d’expression les concepts, mais
le point de départ de son mouvement de création comprend tout autant les
percepts, notamment les pures vision et audition de la réalité telle qu’elle
est, et les affects, au premier chef l’étonnement mettant en branle
l’activité de questionnement.
La création explore l’inconnu. Elle soulève des questions hors des
sentiers battus. Elle aussi, comme la réalité, surprend. La réalité est déjà
créatrice, et en créant, l’homme et la femme ne font que prendre leur
place en elle. La réalité n’offre pas de réponses, mais soulève des
questions, même si celles-ci sont implicites ou silencieuses − alors que
les réponses, elles, se doivent d’être explicites. La réalité se présente pour
l’essentiel aux yeux des humains sous la forme de l’énigme. Comment le
mieux répondre à l’énigme, si ce n’est par la création? La création ne
résout pas l’énigme, mais la pousse plus loin, la déplace, la transforme,
trouve une solution vivante au coeur même de l’énigme, consistant
justement dans une manière de faire corps avec elle, de s’en faire une
alliée. L’homme et la femme, à leur façon, sont aux prises avec le chaos,
l’informe, l’indistinct, l’indéterminé. Certes, les idées, les connaissances,
les croyances, les formes occupent une grande place, mais ce sont elles,
entre autres, que la philosophie questionne. Il nous faut donner une forme
à l’informe, c’est d’ailleurs en cela que consiste l’acte de créer, mais cette
forme, pour demeurer vivante, doit se tenir au plus près de l’informe, de
manière à ce que celui-ci puisse étonner et inspirer de nouveau.
On insiste beaucoup en philosophie sur la capacité de penser par
soi-même. N’est-ce pas là une autre façon d’exprimer le lien essentiel
existant entre philosophie et création? Partout où il y acte de philosopher,
il doit y avoir tentative de penser par soi-même. Penser par soi-même,