CAHIER D’ACCOMPAGNEMENT
LE ROYAUME DES ANIMAUX
6 SEPTEMBRE AU 1er OCTOBRE
LE BESTIAIRE HUMAIN DU
ROYAUME DES ANIMAUX
Par William Durbau
« PETER. Y a pus personne qui sait à quoi tu ressembles. Toi là, pas le zèbre. Le zèbre, tout
l’monde le connaît. Y a pus personne qui se souvient même que t’existes. » (acte 1, scène 1)
Le Royaume des animaux de l’auteur allemand Roland Schimmelpfennig constitue la
seconde partie d’une trilogie dont les deux autres volets ont été publiés à l’Arche dans un même
volume, le premier étant Visite au père et le troisième portant le titre Fin et Commencement.
Une des particularités de cette trilogie est qu’elle tient compte des trois phases de l’œuvre de
Schimmelpfennig, c’est-à-dire une première plus ancrée dans le réalisme (La femme d’avant,
par exemple), une seconde (celle du Royaume) où se développe une dramaturgie parfois
qualifiée de « réalisme magique », la troisième penchant fortement vers les formes littéraires,
le narratif et la fragmentation. La seconde phase a donné lieu à des œuvres d’une force inouïe
et construits aussi rigoureusement que des horlogeries suisses, où l’onirisme et l’imaginaire
occupent une grande place. On pense notamment au Dragon d’or et à Une nuit arabe, présentée
au Quat’Sous en 2007.
De quel ordre sont cet « onirisme » et cet « imaginaire » ? Le déroulement d’Une nuit arabe
crée un trouble tel que l’on devient incapable de distinguer le réel du mirage (Karpati est-il
réellement emprisonné dans une bouteille de cognac? Quelle sorte de magie a bien pu
transporter Lemonnier dans le désert aussi rapidement?) Dans Le Dragon d’or se recrée de
façon particulièrement cruelle et morbide la fable de La cigale et la fourmi de La Fontaine ; un
cuisinier de boui-boui asiatique s’y fait en outre arracher une dent pourrie et dans la béance de la
gencive se trouve sa famille et ses ancêtres. Ce sont là des fantasmagories, mais les limiter
à cette fonction serait injuste, car elles possèdent également une valeur parabolique. Par ces
fantasmagories, le vécu intime des personnages s’ouvre à plus grand, de sorte que le personnel
pointe vers le social et, ultimement, vers le politique.
Dans Le Royaume des animaux, ce caractère parabolique, plutôt que de s’inscrire dans un
univers fantasmagorique, s’articule autour de la pièce que jouent les cinq personnages depuis
six ans : Au Royaume des animaux. Ils y interprètent cinq animaux (une antilope, une genette,
un lion, un marabout et un zèbre), ce qui constitue une sorte de symétrie zoomorphique. Le
temps y a en outre fait son œuvre à un point tel que l’on est incapable de savoir si c’est le
caractère de l’interprète qui a influencé celui de l’animal, ou l’inverse. La poule ou l’œuf, la
question est ici inutile. Ce qui importe, c’est de souligner la porosité des frontières entre
animalité et humanité chez ces personnages. Le marabout est aussi observateur et
manipulateur que son interprète ; le lion aussi bassement libidinal et démesurément coléreux
que celui qui en porte le costume ; l’antilope et celle qui l’incarne sont toutes deux des
proies ambitieuses ; la genette est hantée par la déchéance du Royaume alors que son alter-ego
humain, Isabel, peste contre la pauvreté intellectuelle des autres membres de la troupe ;
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le zèbre, à l’image de Frankie, est source de respect et d’envie. Non seulement le caractère de
l’animal et celui de son équivalent humain se répondent presque identiquement, l’animal
semble d’une façon générale plus humain, plus civilisé, que son interprète.
Si la pièce présentée au Quat’Sous, Le Royaume des animaux, est l’histoire d’une troupe
d’acteurs sur le déclin, la pièce qu’ils jouent, Au Royaume des animaux, est l’histoire d’une
communauté animale marquée par la déchéance. Cette dernière, plus spécifiquement, retrace
diverses formes d’être en commun, des plus anciennes aux plus récentes. Du côté de la troupe,
on voit divers acteurs confrontés à leur propre déchéance et prisonniers de la logique du marché
qui gouverne aujourd’hui le milieu des arts.
« ISABEL. A m’a pas reconnue. Ça veut dire quoi négocier, a m’a même pas reconnue, ça veut dire
quoi négocier, a sait même pas que j’travaille ici. / Et qu’avez-vous fait ces dernières années, elle
m’a demandé. / Qu’est-ce que vous voulez dire – / Oui, ce que vous avez fait ces dernières années
– / Mais voyons vous me connaissez, vous connaissez pourtant mon contrat – vous savez bien ce
que j’ai fait pendant les dernières années, la genette, c’est ça que j’ai fait les dernières années. »
(acte 1, scène 3)
Un des enjeux centraux de la pièce constitue le processus de négociations : les cinq acteurs
veulent continuer à travailler, mais Le Jardin des choses, prochaine production à laquelle
participera la troupe, n’est écrite que pour quatre interprètes. Un d’entre eux se retrouvera
donc techniquement sans emploi, du moins le pensent-ils, ce qui donne lieu à une question qui
revient de manière récurrente : « qu’arrive-t-il à ceux avec qui on ne négocie pas ? » Il n’est
à cet égard pas futile de souligner que les rôles pour lesquels ces acteurs négocient, ce sont
des objets de consommation journalière : un toast, un moulin à poivre, une bouteille de
ketchup et un œuf miroir. Comble de dégradation que de passer de l’humain animalisé à
l’humain chosifié, post-humain au sens le plus plat et aliénant qui soit. Le Jardin des choses,
élaboré par le metteur en scène Chris, porte en lui une critique de la situation actuelle du marché
de l’art, articulée au moyen d’un dispositif tenant de la dramaturgie de l’image. Chris dit au sujet
de sa pièce que « les gens comprennent pas ça en lecture, ça là, faut que les gens le voient, pas
qu’y l’entendent. » (acte 2, scène 3) Toutefois, comme c’est souvent le cas avec les œuvres d’ar-
tistes happés par leur propre succès et leur institutionnalisation, la critique finit par se dissoudre
derrière l’immédiateté de l’image représentée et soudain, elle n’est plus.
La tradition critique de la dramaturgie allemande est ainsi fortement présente dans le texte.
En élaborant des situations où les personnages sont placés face à leurs propres contradictions,
l’auteur crée un théâtre à caractère dialectique. C’est là l’objet de la parabole que nous avons
mentionnée plus haut. De nombreuses scènes de la pièce constituent le miroir d’une autre, et
les scènes jouées par les personnages constituent elles aussi le miroir de ce qu’ils vivent dans
les coulisses, de sorte que le caractère dialectique et critique se trouve inscrit dans la structure
même de la fable. Les quelques répliques que nous avons ici placées en exemple montrent en
outre qu’il n’est pas uniquement décelable du point de vue de la structure globale, mais aussi
dans sa microstructure.
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« SANDRA. C’est pour ça que lui a eu ce prix-là, pis y dit quy méprise le jury et qu’y a vrai-
ment pus besoin de l’argent. / Courte pause. / Pis qu’y le prend quand même. / Courte pause. /
Évidemment. J’aurais faite pareil. » (acte 3, scène 5.1)
Si certaines philosophies, telles que la physiognomonie, permettaient autrefois d’élaborer un
modèle de compréhension de l’homme en se basant sur des comparaisons avec les animaux et
sur la description des caractères tels qu’ils s’inscrivent sur le visage, cette réification* des rôles
qu’interprètent les personnages de la pièce signifie-t-il que l’humain n’a plus de valeur en tant
qu’humain, et n’est plus désormais que marchandise ? L’acteur n’est-il plus aujourd’hui qu’une
denrée périssable définissable par la série de chires sous son code-barres ? Plus terrible encore
que la question posée est l’absence de réponse avec laquelle nous laisse la dernière scène du
spectacle.
Ou s’il est une réponse, elle prend la forme nauséeuse, terrifiante et tragique d’un mot bien
simple, lieu commun des fables classiques : « Fin. »
* En philosophie, processus par lequel on transforme quelque chose de mouvant, de dynamique
en être fixe, statique. Source: Larousse
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES
Agamben, G. (2006). L’Ouvert : De l’homme et de l’animal. Paris : Payot & Rivages.
Baltrušaitis, J. (2008). Physiognomonie animale. Les perspectives dépravées tome 1 : Aberra-
tions. Paris : Flammarion : Champs, 13-85.
Debord, G. (2014). La société du spectacle. Paris : Folio.
De La Fontaine, J. (2001). Fables. Paris : Classiques universels.
Jameson, F. (2012). L’inconscient politique. Le récit comme acte socialement symbolique. Paris :
Questions théoriques.
Lipovetski, G. (1996). L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain. Paris : Gallimard.
Lipovetski, G. et Charles, S. (2006). Les temps hypermodernes. Paris : Grasset.
Schimmelpfennig, R. (2009). Visite au père suivi de Fin et commencement. Paris : LArche.
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UNE NOTE SUR LES TROIS CITATIONS DE
BREHM
Au cours des premières pages du manuscrit du Royaume des animaux, Schimmelpfennig cite
l’écrivain et zoologue allemand Alfred Edmund Brehm (1829-1884) afin de décrire certains des
animaux de la pièce. S’il n’a pas inclus de paragraphes descriptifs au sujet du lion ou du zèbre,
il a cependant repris ceux concernant l’antilope, la genette et le marabout, moins connus du
grand public. Mais qui est Brehm, exactement? Ce nom, en eet, résonne très peu pour le
lecteur québécois, généralement peu familier avec la littérature zoologique allemande du
19e siècle. Né en 1829, Brehm a fait au cours des années 1840 des études de maçonnerie et
d’architecture, qu’il a abandonnées pour voyager en Afrique pendant environ six ans. À son
retour, il complète en quatre semestres un doctorat en sciences naturelles, pour ensuite
commencer une carrière d’écrivain et vulgarisateur. Célèbre dans le monde allemand pour
ses divers essais et comptes-rendus de voyages, il acquiert la reconnaissance mondiale avec
La vie des animaux, publiée en plusieurs volumes entre 1864 et 1869, d’abord sous le titre
Illustrirtes Thierleben, puis sous le titre Brehms Thierleben. Cette œuvre vaste était le fruit d’une
commande de l’éditeur Herrmann Julius Meyer.
Les trois citations présentes dans le texte (et ici reproduites) proviennent de La vie des
animaux, dans son édition de 1929 de Leipzig.
Antilope
« Ce sont des antilopes connues et célèbres depuis des temps anciens, les oryx, dont une espèce
au moins fut souvent représentée sur les monuments d’Égypte et de Nubie. On y voit l’oryx dans
les postures les plus variées, habituellement avec une corde autour du cou, pour montrer qu’on
l’a chassé et capturé. Dans l’imagerie de la grande pyramide de Chéops on voit le même animal,
représenté parfois avec une seule corne, et sur cette base on a prétendu que l’oryx avait donné
naissance à la légende de la licorne. Les Anciens, d’après Hartmann, ont dessiné cette antilope
avec des cornes aussi bien droites que spiralées. Dans l’Antiquité, on a souvent domestiqué cette
espèce et on l’utilisait pour des sacrifices. Les oryx font partie des antilopes les plus grandes et
les plus massives, mais malgré leur constitution un peu pataude ils donnent une impression de
majesté. La tête est tendue, mais pas disgracieuse, le profil de la face est presque droit ou juste
un peu courbé, le cou est de longueur moyenne, le corps très vigoureux repose sur des membres
modérément élancés, puissants, la queue est assez longue, terminée par un toupet fourni. Les
yeux sont grands et expressifs, les oreilles relativement courtes, larges et arrondies. Les cornes,
portées par les deux sexes, sont très longues et fines, annelées dès la racine et soit droites, soit
incurvées en courbe simple vers l’arrière et l’extérieur. » (Tome 1, Mammifères)
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