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UNIVERSITE LYON 2
INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE LYON
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement
Chicano : entre expression culturelle et
stratégie politique.
CLAIRE SOBIENIAK
Directeur de mémoire : JACKY BUFFET
Date de soutenance : 3 septembre 2007
Table des matières
Remerciements . .
Introduction . .
I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique
chicana . .
A) La Construction de l’identité ethnique « chicana » dans son rapport à l’« Anglo ». . .
1/ La dichotomie ethnique entre « Chicanos » et « Anglos » dans la littérature
chicana. . .
2/ Etre « Chicano » : le refus des catégorisations imposées ? . .
B) La revendication de l’indianité. . .
1/ La mise en question des discriminations ethniques. . .
2/ Le « renversement du stigmate » : la fierté du « peuple de bronze ». . .
C) Le syncrétisme culturel chicano. . .
1. La « Race de bronze » et l’idéologie révolutionnaire mexicaine. . .
2/ Le syncrétisme de deux cultures populaires. . .
II- Aztlán, une référence politique porteuse de mobilisation sociale . .
A) Réécrire l’histoire : le tracé géographique d’Aztlán. . .
1/ Du Traité de Guadalupe Hidalgo à la reconquête démographique. . .
2/ « Nous sommes les autochtones, vous êtes les étrangers » : la réappropriation
du mythe d’Aztlán par les Chicanos. . .
B) Un travail intellectuel à portée politique. . .
1/ Une écriture littéraire chicana militante. . .
2/ Les écrivains chicanos à la conquête de l’institution universitaire. . .
C) Les écrivains chicanos dans l’arène des mouvements sociaux. . .
1/ Les mobilisations politiques mexicaines-américaines : vers une unification des
revendications ? . .
2/ Les limites de l’ethnicisation du politique. . .
Conclusion . .
Bibliographie . .
OUVRAGES . .
ARTICLES . .
SOURCES INTERNET . .
INTERVIEW . .
Annexes . .
ANNEXE 1: Le syncrétisme poétique . .
ANNEXE 2: Frontière actuelle entre le Mexique et les Etats-Unis . .
ANNEXE 3: Affiche chicana (1969) . .
ANNEXE 4: Le muralisme chicano . .
ANNEXE 5: Traité Adams-Onis, 1819 . .
ANNEXE 6: Le territoire des Usa en 1850 . .
ANNEXE 7: El Plan Espiritual de Aztlán . .
ANNEXE 8: The Plan of Delano . .
ANNEXE 9: El Plan de Santa Bárbara . .
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ANNEXE 10 : Rencontre avec le Conjunto Aztlán . .
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Remerciements
Remerciements
Je tiens tout d’abord à remercier les personnes qui m’ont soutenue dans l’élaboration de ce travail :
Mr Jacky Buffet et Mr. Bernard Lamizet pour leurs précieux conseils ;
Les membres du groupe Conjunto Aztlán pour m’avoir éclairée sur certains aspects de la
culture chicana ;
Mes parents, pour leur soutien ;
Julien, pour sa patience et sa clairvoyance ;
Enfin tous ceux qui, par leurs conseils, m’ont aidée à écrire ce mémoire.
SOBIENAK Claire
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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
Introduction
« L’identité est devenue aujourd’hui un slogan brandi comme un totem ou répété
d’une manière compulsive comme une évidence paraissant avoir résolu ce qui
1
précisément pose problème : son contenu, ses contours, sa possibilité même » .
François LAPLANTINE
En 1969, un groupe d’étudiants mexicains-américains se réunit à Denver lors de la
Conférence Nationale sur la Libération de la Jeunesse Chicana (National Chicano Youth
2
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Liberation Conference) , et adopte le Plan Spirituel d’Aztlán . Il s’agit d’un texte politique
dans lequel ils revendiquent la légitimité de reconquérir « Aztlán », la terre de leurs ancêtres :
Dans l’esprit d’un peuple nouveau, conscient non seulement de son glorieux
héritage historique mais aussi de l’invasion brutale de nos territoires par les
Gringos, nous, habitants Chicanos et civilisateurs de la terre septentrionale
d’Aztlán d’où sont originaires nos ancêtres, revendiquons la terre où sont nés
nos aïeux, célébrons la détermination de notre peuple du soleil, et déclarons que
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l’appel du sang est notre force, notre devoir, et notre inévitable destinée.
Aztlán est le lieu mythique de l’origine des Aztèques. Dans la mythologie de cette civilisation
préhispanique, les premiers hommes quittèrent Aztlán guidés par un présage divin pour
effectuer une migration vers le Sud, jusqu’à l’emplacement de leur sédentarisation, MexicoTenochtitlan. Des anthropologues ont tenté de retrouver l’emplacement de ce berceau de
la civilisation aztèque, sans toutefois parvenir à un résultat concluant. La localisation reste
imprécise et sujette à controverse. Au fil du métissage biologique et culturel du Mexique,
Aztlán a été relégué au plan de la mythologie d’une civilisation disparue.
Dès lors, il peut sembler surprenant que plusieurs siècles après l’extinction de la
civilisation aztèque, ce mythe ressurgisse sous la plume d’un groupe d’étudiants mexicainsaméricains. Nous retrouvons des références au mythe d’Aztlán aussi bien dans des
textes politiques comme le Plan Spirituel d’Aztlán que dans des ouvrages littéraires du
« Mouvement Chicano ». Quel est donc le lien entre le mythe d’Aztlán et cette mobilisation
politique et culturelle de la fin des années 1960 et des années 1970 aux Etats-Unis?
Pourquoi des intellectuels mexicains-américains ressortent-ils ce mythe de l’oubli à ce
moment précis de l’histoire?
Nous formulons l’hypothèse que les intellectuels du Mouvement Chicano réinventent
le mythe d’Aztlán pour construire une identité ethnique susceptible d’unifier la population
1
LAPLANTINE, François (1999) Je, nous et les autres, Paris : Le Pommier-Fayard, p.17.
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La conférence réunit plus de 2 000 représentants des étudiants Chicanos et des organisations politiques Chicanas.
Cf. ANNEXE 7 de notre mémoire.
«In the spirit of a new people that is conscious not only of its proud historical heritage but also of the brutal “gringo”
invasion of our territories, we, the Chicano inhabitants and civilizers of the northern land of Aztlán from whence came our
forefathers reclaiming the land of their birth and consecrating the determination of our people of the sun, declare that the
call of our blood is our power, our responsibility, and our inevitable destiny. ».
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SOBIENAK Claire
Introduction
mexicaine-américaine. Aztlán est l’origine commune symbolique, vecteur de différenciation
culturelle et de mobilisation politique, qui permet aux écrivains mexicains-américains de
formuler une définition endogène et militante du groupe ethnique « Chicano ». Nous
considérons donc que les identités ethniques sont des constructions sociales susceptibles
de créer des mobilisations politiques.
Le mythe est un type particulier de récit appartenant à une mémoire collective ; il se
distingue du fait historique par son fort pouvoir symbolique. Dès lors, lorsque nous parlons
de « mythe d’Aztlán », nous ne faisons pas uniquement référence au lieu d’origine des
Aztèques mais à l’ensemble des représentations associées à ce mythe. Notre travail de
recherche tente de reformuler (et donc de déconstruire) ce que peut signifier le concept
de « mythe d’Aztlán » dans l’espace américain, pour des personnes se définissant
« Chicanas ». Ce concept, nous le verrons, est le fruit d’une longue construction historique,
ce qui nous amène à repousser les limites que l’on pourrait juger « naturelles » du « mythe
d’Aztlán ». Nous estimons que le sens de ce mythe s’est forgé dans les deux contextes où
le mythe est invoqué (la migration des Aztèques à l’époque précolombienne ; le Mouvement
Chicano à partir des années 1960), mais aussi entre ces contextes historiques, notamment
au contact de l’indigénisme mexicain du XXème siècle et de l’évolution des relations entre
le Mexique et les Etats-Unis. Nous inclurons donc sous le terme de « mythe d’Aztlán »
l’ensemble des représentations que les acteurs chicanos lient à ce terme, de notre point
de vue. Aztlán, pour les Chicanos, c’est un lieu géographique, un épisode historique, mais
aussi une spiritualité, un phénotype, des coutumes, des arts,…
Pour vérifier notre hypothèse, nous avons choisi d’étudier trois oeuvres littéraires du
Mouvement Chicano qui contiennent le terme « Aztlán » dans leur titre : Floricanto en Aztlán,
de Alurista, Heart of Aztlán (Le cœur d’Aztlán) de Rudolfo Anaya et Peregrinos de Aztlán
5
(Les pèlerins d’Aztlán) de Miguel Mendez. Le premier ouvrage, Floricanto en Aztlán , est
un recueil de cent poèmes publié en 1971. Le mot « floricanto », littéralement « fleur et
chant », est la traduction d’un terme nahuatl qui désigne une forme de poésie orale. Nous
avons sélectionné ce recueil pour le rôle déterminant de son auteur dans le Mouvement
Chicano : Alurista, de son vrai nom Alberto Urista, semble avoir été le premier MexicainAmérican à réutiliser le mythe d’Aztlán dans les années 1960. Par ailleurs, nous avons
voulu représenter dans notre corpus de texte le genre poétique en raison de l’abondance
de cette forme littéraire dans le Mouvement Chicano. Nous avons ensuite choisi Peregrinos
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de Aztlán
et Heart of Aztlán , publiés respectivement en 1974 et 1976pour pouvoir
comparer deux styles d’écriture romanesque. Comme nous aurons l’occasion de l’évoquer
plus en détail, les œuvres de Mendez et d’Anaya partagent un même thème, la peinture
des conditions sociales des Mexicains-Américains, mais les auteurs se distinguent dans
leur façon de l’aborder.
Nous étudierons le lexique des œuvres, c’est-à-dire le choix des mots utilisés ainsi que
leur articulation dans le récit. Ce qui nous intéresse, ce sont les associations de mots et le
sens qu’elles dégagent. Par ailleurs, il sera nécessaire d’approfondir le rôle des écrivains
dans le Mouvement Chicano, pour comprendre à qui s’adressent leurs œuvres et comment
elles peuvent être perçues. Bien sûr, nous ne prétendons pas définir catégoriquement les
intentions des auteurs ; mais nous pouvons émettre des pistes d’analyse en étudiant le
contexte dans lequel s’insèrent les ouvrages.
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Alurista (1971), Floricanto en Aztlán, Los Angeles, Chicano Studies Research Center.
Méndez, Miguel (1974) Peregrinos de Aztlán, Edition 1991,Tempe : Biligual Press.
Anaya, Rudolfo (1976) Heart of Aztlán, Berkeley, Editorial Justa Publications.
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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
Signalons dès à présent que les trois écrivains, Alurista, Mendez et Anaya, ont en
commun d’utiliser à la fois l’espagnol et l’anglais dans leurs ouvrages. Nous avons parfois
rencontré des difficultés de traduction pour retranscrire les jeux de langage. Nous signalons
que les passages cités dans le corps du texte ont tous été traduits par nos soins, la version
originale étant mentionnée en note de bas de page.
Cadre théorique :
Avant d’entrer dans l’analyse du sujet, il est nécessaire d’éclairer la signification de
certains concepts théoriques qui seront employés tout au long de ce mémoire. Pour
cela, nous nous réfèrerons principalement à la synthèse des travaux sur les relations
interethniques élaborée par Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fénart dans leur ouvrage
Théories de l’ethnicité
8
.
Commençons par définir le sens de l’expression « groupe ethnique ». Pendant
longtemps, le terme « ethnie » a été utilisé sans que sa définition ne soit posée.
Terme employé par les occidentaux au temps de la colonisation, en opposition à la
« nation » qui désignait des « Etats civilisés », il qualifiait des « tribus », ou « sociétés
primitives » auxquelles on niait toute histoire. L’ethnie serait donc d’abord une construction
de l’anthropologue occidental. Si l’ethnicité passe dans le champ de la sociologie dès le
début du XXème siècle, grâce à l’étude de l’école de Chicago sur le processus d’assimilation
culturelle des immigrants dans les villes américaines, il faut attendre les années 1960 pour
que la question des identités ethniques au sein des sociétés occidentales soit réellement
débattue. Dans leur ouvrage Beyond the Melting-Pot, Glazer et Moynihan notent que malgré
le modèle d’assimilation prôné par le gouvernement américain, les anciennes distinctions
ethniques persistent et que, chose nouvelle, elles sont le moteur de mobilisations
9
collectives . Les auteurs observent en effet aux Etats-Unis un « réveil ethnique » (« ethnic
revival ») caractérisé par la multiplication des revendications identitaires : chaque individu
se proclame membre d’un groupe ethnique : « African-American », « White Anglo Saxon
Protestant », « Chicano », etc. Ainsi, Glazer et Moynihan corroborent ce que Hansen avait
10
énoncé en 1938 : ce que le fils veut oublier, le petit-fils veut se le rappeler .
Ces travaux sociologiques modifient la conception de la société américaine, considérée
non plus comme une totalité monolithique mais comme une mosaïque de groupes
ethniques, une société « multiculturelle ». Le gouvernement fédéral américain institue
un Programme sur l’héritage ethnique en 1972, qui aboutit à la publication en 1980 de
l’Encyclopédie des groupes ethniques américains.
Enfin, soulignons que Glazer et Moynihan ne considèrent pas que les groupes
ethniques se forment en raison de l’attachement « primordial » qui unirait des individus de
11
même origine (même langue, même religion, même culture, etc.) . Selon eux, les groupes
ethniques sont une forme d’organisation des individus lors d’une lutte d’intérêts. Leur force
mobilisatrice réside dans l’établissement de liens affectifs entre les individus, plus puissants
8
9
Poutignat Phillipe et Streiff-Fénart Jocelyne (1995) Théories de l’ethnicité, Paris, Presses Universitaires de France, 2005.
Cf. Glazer Nathan et Moynihan Daniel (1963) Beyond the Melting-Pot, Cambridge, Mass., Havard University Press et MIT
Press.
10
11
Cf., Hansen M.L. (1938) The problem of the third generation immigrant, Rock Island, III, Augustana Historical society.
Les principaux auteurs de la théorie « primordialiste » sont Shils et Geertz. Cf. Chapître « L’ethnicité comme donnée
primordiale », in Poutignat et Streiff-fénart, op.cit., pp.95-102
8
SOBIENAK Claire
Introduction
que l’idée de classe sociale. On perçoit ainsi que l’ethnicité peut sous certains aspects être
considérée comme une ressource politique, particulièrement pour des groupes dominés.
Après ces quelques éclaircissements, nous pouvons affirmer que nous nous
rapprochons de la définition du groupe ethnique proposée par De Voos : « un groupe qui
se perçoit lui-même comme uni par un ensemble de traditions que ne partagent pas ses
voisins et dont les membres utilisent subjectivement de façon symbolique ou emblématique
12
des aspects de leur culture, de façon à se différencier des autres groupes ».
Quelques précisions terminologiques :
Au cours de notre développement, nous emploierons le terme « Anglo » abréviation
d’ « Anglo-Américain », pour désigner la population reconnue comme telle par les Chicanos.
Dans le discours chicano, l’Anglo est l’Autre, celui qui n’est pas chicano. Dans leur bouche,
le terme ne fait pas référence aux seuls descendants des Européens anglophones mais
plus généralement à tous les Américains à peau blanche.
Par ailleurs, nous utiliserons le terme « Mexicain-Américain » pour désigner de façon
générale la population d’origine mexicaine résidant aux Etats-Unis. Le terme englobe à la
fois les immigrés mexicains et les Américains d’origine mexicaine. Nous sommes conscients
de la confusion que peut entraîner une telle dénomination ; néanmoins, nous choisissons ce
terme car il est le plus fréquemment utilisé dans les médias et dans les études historiques
et sociologiques.
Enfin, nous emploierons le terme « Chicano » uniquement pour nous référer aux
personnes qui s’auto-désignent comme telles. En effet, seule une fraction limitée de la
population mexicaine-américaine se considère chicana et l’objet de notre étude sera de
comprendre les implications du terme « chicano ».
Sans prétendre fixer une quelconque véracité ou un contenu à ces termes, nous les
utiliserons plutôt comme des outils d’analyse, car ils correspondent aux représentations
communes employées dans la réalité. Pour contestables que soient les frontières de ces
catégories et leur contenu réel, nous prendrons au sérieux le contenu symbolique et
performatif de ces catégories.
Nous pouvons à présent commencer notre analyse. Dans une première partie, nous
étudierons le rôle du mythe d’Aztlán dans la construction de l’identité ethnique chicana,
identité construite, selon nous, par les écrivains du Mouvement Chicano. Puis, dans une
deuxième partie, nous dégagerons les implications politiques de l’utilisation du mythe
d’Aztlán par les écrivains chicanos.
12
De Vos G., « Conflict and accomodation », in Devos et Romanucci-Ross (eds), Ethnic identity : cultural continuities and
change (1975) Palo-Alto, Calif, Mayfied, p.9, cité par Poutignat et Streiff-Fénart, op.cit.,p. 91
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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
I- le mythe d’Aztlán : une référence
culturelle au service de la construction
ethnique chicana
A) La Construction de l’identité ethnique « chicana »
dans son rapport à l’« Anglo ».
Revendiquer sa propre identité, c’est admettre l’existence d’autres identités. En effet, c’est
bien l’usage négatif de l’identité qui permet de définir le sens de ce mot : ce qui n’est pas
différent est identique. Dès lors, pour comprendre ce qu’englobe le terme « Chicano », nous
devons commencer par définir ce qu’il n’est pas. Or, dans le discours chicano, cet autre
est l’Anglo-Américain, ou le Gringo ou encore le Gabacho. Nous allons étudier comment
l’identité ethnique chicana se définit par rapport à l’identité anglo-américaine. Dans un
premier temps, nous examinerons les marques de dichotomie dans la littérature chicana,
pour souligner la volonté des écrivains chicanos de se démarquer de l’ « Anglo ». Puis, nous
verrons que la définition du « Chicano » est néanmoins indissociable de celle de l’autre : en
auto-définissant son identité en opposition avec l’ « Anglo », le Chicano accepte son altérité.
1/ La dichotomie ethnique entre « Chicanos » et « Anglos » dans la
littérature chicana.
13
L’opposition constante entre « nous » les « Chicanos », et « eux », les « Anglos »
est une des caractéristiques de l’énonciation du discours chicano. Les textes littéraires
étudiés nous donnent la vision d’une société segmentée entre les Chicanos d’un côté, et
les Anglos de l’autre. Lorsqu’ils se rencontrent, c’est dans un rapport de confrontation.
La différenciation ethnique semble résulter d’oppositions fondamentales entre les deux
groupes. La frontière paraît infranchissable, car le Chicano et l’Anglo n’ont ni les mêmes
valeurs, ni les mêmes références culturelles. Les auteurs chicanos s’inscrivent dans un
discours ethnique essentialiste, c’est-à-dire qu’ils présentent les Chicanos comme unis par
un lien affectif résultant d’un ensemble de traditions et de pratiques culturelles partagées
depuis leur naissance, et cela en raison de leur origine.
En me fondant pour ma part sur les théories interactionnistes qui considèrent au
contraire que les groupes ethniques sont une construction sociale au cours de laquelle
les acteurs cherchent à se différencier les uns des autres, je vais tâcher de montrer que
13
Par commodité et pour aérer la lecture, nous ne ferons plus usage par la suite des guillemets autour des termes « Chicanos » et
« Anglos ». Mais, dans l’optique dénaturalisante qui est la nôtre, nous continuerons à considérer ces vocables comme produits d’une
construction sociale en partie artificielle et schématique.
10
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I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana
la dichotomie linguistique opérée par les écrivains chicanos sert à consolider la frontière
ethnique qui les sépare des Anglos. Selon Frederik Barth, l’ethnicité est « interactionnelle »
car elle se construit et se modifie au contact de l’autre. Les acteurs fixent des frontières
mouvantes qui les distinguent des autres. « Pour que la notion de groupe ethnique ait
un sens, il faut que les acteurs puissent rendre compte des frontières qui marquent le
système social auquel ils estiment appartenir et au-delà desquelles ils identifient d’autres
14
acteurs impliqués dans un autre système social. » . Ni figée, ni essentialiste, cette frontière
ethnique (« ethnic boundary ») est une forme de socialisation car elle permet aux acteurs
de s’identifier lors qu’ils entrent en contact. « Certains traits culturels sont utilisés par les
acteurs comme signaux et emblèmes de différences, alors que d’autres ne sont pas retenus,
15
et que dans certaines relations, des différences raciales sont minimisées ou niées. »
Ainsi, je considère que l’écrivain chicano construit une identité en opposition à l’identité
anglo, de manière à se différencier de celui-ci. Il met en avant certains symboles et certaines
valeurs qui, selon lui, ne sont pas partagés par l’Anglo et il fixe ainsi les frontières de son
ethnicité. Dans un premier temps, je vais étudier l’énonciation dans le discours chicano,
afin d’illustrer les marques de la dichotomie dans le langage ; j’analyserai ensuite les jeux
d’opposition de valeurs qui fixent les frontières de l’ethnicité chicana.
a. L’énonciation comme marqueur d’ethnicité.
L’étude des pronoms personnels sujets et des pronoms possessifs nous permet de
comprendre qui parle derrière la voix des narrateurs et des personnages. Dans le recueil
Floricanto en Aztlán, le poète Alurista utilise fréquemment la première personne du singulier
pour s’exprimer. Le « je » qu’il emploie est indéfini : Alurista confond sa propre expérience
avec celle de tous les Chicanos. Dans un jeu linguistique continu entre l’anglais et
l’espagnol, Alurista évoque : « my gente », mes gens, « our people », notre peuple, « mi
pueblo », mon peuple. Alurista emploie 112 fois le terme « raza » dans son recueil de
poèmes. Le terme dont le sens strict est celui de « race » désigne ici le peuple chicano.
Dans le poème Chance bénie, cette identification avec son peuple se matérialise par une
union : le narrateur épouse la Raza :
Les fiançailles ont duré longtemps,
Aujourd’hui je fête mes vingt-et-un ans,
Mes noces,
- celles de sang
Ma fiancée a été patiente
Aujourd’hui j’épouse la Raza
16
A l’opposé de ce Chicano qui s’exprime par lui-même, la troisième personne, singulier
ou pluriel, désigne l’ « Anglo », le « Gringo », le blanc. Cet autre, cet étranger est nommé par
Alurista: « The man », ou encore « Mr Jones », nom anglo-saxon très courant qui désigne
ici un Anglo-Américain pris au hasard . Les deux groupes ethniques, Chicanos et Anglos,
14
15
Poutignat Philippe et Streiff-Fénart Jocelyne, op.cit., p.166
Barth, Frederik (1969) « Les groupes ethniques et leurs frontières », in Poutignat Philippe et Streiff-Fénart Jocelyne, op.
cit. p.211
16
« el noviazgo ha sido largo/ hoy veintiuno celebro, /mi boda/- la de sangre/ mi novia ha sido paciente/ today i marry la Raza »,
Alurista, extrait de « Bendita suerte », Alurista (1971), Floricanto en Aztlán, opus cité, p.70
SOBIENAK Claire
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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
ne doivent pas se mélanger comme nous le montre cet extrait: « l’homme/ il dit qu’il veut
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épouser ma sœur/ ça va pas non/ elle est une femme, et non un jouet » .
Quant à l’interlocuteur du poète, dans la majorité des poèmes, Alurista s’adresse à
ses comparses, aux autres Chicanos. Néanmoins, il convoque le « Gringo » à quelques
occasions ; mais c’est alors pour souligner l’impossibilité de communiquer car le « Gringo »
ne comprend pas le « Chicano ». Ainsi, dans The homeland of my heart, Alurista écrit :
Tu ne comprendras jamais
Tu ne boiras pas non plus mon sang […]
Sans savoir pourquoi, tu pleureras […]
Mais tes pleurs sanglants
Resteront ignorants, perplexes et gringos
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Dans Heart of Aztlán, de Rudolfo Anaya, le narrateur est omniscient : il se glisse
dans la peau des personnages pour nous livrer leurs sentiments, leurs frustrations et leurs
aspirations, dans un récit à la troisième personne. Le roman débute avec le déménagement
de la famille Chávez qui quitte son ranchito dans le village de Guadalupe, au NouveauMexique, pour s’installer dans le quartier mexicain de Barelas dans la ville voisine,
Albuquerque. Le récit ne s’éloigne jamais de ce territoire mexicain-américain. C’est donc
19
depuis le point de vue de cette communauté que l’action nous est contée . La séparation
des quartiers fixe les univers respectifs des Chicanos et des Anglos. Lorsque Jason, fils
aîné de la famille Chávez, commence à fréquenter une jeune fille anglo du quartier voisin,
il franchit une limite qui n’est acceptable ni pour les Chicanos, ni pour les Anglos. Benjie,
le jeune frère de Jason, dit à sa mère :
- J’ai entendu dire [que Jason] passe beaucoup de temps dans le quartier Country
Club-- Le Country Club ? ohlala ! Comment s’appelle-t-elle ? demanda Juanita (sœur de
Jason et de Benjie)
- Cindy, répondit Benjie, elle est Anglo…
- Tu te moques de moi ! s’exclama Ana (autre sœur de Jason et de Benjie), Où est
le problème, Jason, les filles du quartier ne sont pas assez bien pour toi ? demanda t-elle
sarcastiquement. […] Mon garçon, tu ferais mieux d’apprendre où est ta place. Tu ne sais
pas ce qu’il arrive aux garçons du quartier qui fréquentent ces riches filles ? Ils pourraient
bien te couper…
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18
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“The man/ he say he wanna marry mi carnala/ hell no!/ ella es mujer, no juguete”, in “tarde sobria, Ibid., p.96
“you will never understand/nor drink my blood/ in agony you’ll find a sacrificial daggered mind/ to carve/ to cut/ to thrust and
find in your heart/ el vacio de tu sangre transparente/ sin saber porqué, has de llorar/ sin saber que tu lloro carece de razon/ mas es
la vida misma (the word of which jehova spoke)/ mas tu sangriento lloro/ permanecera ignorante, perplejo y gringo” extrait de “the
homeland of my heart”, Alurista, op.cit. p.86
19
Signalons que Rudolfo Anaya est lui-même né dans un village du Nouveau-Mexique et a déménagé à Albuquerque pendant
son adolescence.
20
« “I hear he spends a lot of time around the Country Club” “The Country Club? Ooo-la-la! What’s her name?” Juanita asked.
“ Cindy”, Benjie answered, “es gabachita… ” “No kidding ! ” Ana exclaimed, “What’s the matter, Jason, ain’t the girls from the barrio
good enough for you ? ” she askeds sarcastically.[…]Boy, you better learn your place. Don’t you know what happens to barrio boys
who date those riche girls? Why they’re liable to cut off your…”» Anaya Rudolfo, Heart of Aztlán (1976), opus cité, p.72
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SOBIENAK Claire
I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana
Enfin, dans Peregrinos de Aztlán, de Miguel Mendez, la narration est assez complexe.
Le narrateur, omniscient, suit le personnage principal, Loreto Maldonado, « el viejo Loreto »,
vieil indien yaqui qui vit pauvrement à Tijuana. Lorsque Loreto croise un autre personnage,
le narrateur s’arrête sur l’histoire de celui-ci, ou livre une anecdote à son sujet, parfois par
le biais de dialogues. Mendez semble alors vouloir rendre l’importance de la transmission
orale. L’auteur retrace ainsi, dans un récit où les histoires s’imbriquent et se répondent,
parfois grâce à des monologues intérieurs et aux souvenirs de Loreto, l’histoire non-écrite
de personnes oubliées, invisibles aux yeux du monde. Leurs voix semblent sortir des
caniveaux, les rues sont pleines de leurs lamentations :
Les voix que les rues et les ruelles sordides avortent, tant de voix blessées,
fuyaient la planète amère pour se mettre à l’abri dans les cavernes des vastes
mondes de l’esprit des êtres sensibles. C’est ainsi que les lamentations
parvenaient au yaqui Loreto, racontant des histoires vulgaires qui n’émeuvent
personne, en dépit de leur aspect tragique, parce qu’elle se répètent tous les
21
jours.
Ainsi, à travers les jeux de narrations dans les trois ouvrages étudiés, nous observons
une prise de position des auteurs qui nous livrent des récits de vie de Chicanos selon
leur propre perspective. Les trois oeuvres ont en commun de se positionner au sein de la
communauté chicana (ou au Mexique pour Peregrinos de Aztlán). En faisant appel à leur
propre expérience, les auteurs se proposent d’éclairer le lecteur sur la perception que les
Chicanos ont de la société dans laquelle ils vivent.
b. L’opposition des valeurs.
Derrière cette opposition dans l’énonciation, c’est tout un système de valeurs qui est divisé
entre les valeurs chicanas, et les valeurs anglos. L’Anglo est individualiste, matérialiste,
voire violent et sans cœur. Alurista nous parle de « son inhumanité, à travers ses massacres
22
et (de) sa quête de pouvoir, amassée dans le sang » . Les auteurs chicanos consolident
la séparation entre les deux groupes ethniques et illustrent ce qu’Alber énonce ainsi : « du
23
point de vue de l’ethnicité, il n’y a pas plus étranger que son voisin » . La proximité spatiale,
loin de fédérer un sentiment de communauté, crée un besoin de se différencier de son voisin
en insistant sur ce qui sépare les deux groupes ethniques.
Alurista est l’auteur chez qui la dichotomie Chicanos/Anglos est la plus visible. Dans le
tableau suivant, nous retranscrivons les termes utilisés pour désigner les deux catégories,
les pronoms personnels et les principaux thèmes associés à chacune d’elle. Nous notons
que le Chicano est associé à des images positives, de solidarité et de combativité par
exemple, tandis que l’Anglo est l’oppresseur sans cœur.
21
«Las voces que abortan las calles, los callejones sórdidos y los tugurios, tantas voces llagadas con dolor humano,
huían del planeta amargo a guarecerse en las cavernas de los vastos mundos de la mente de los seres sensibles. Así le
llegaban los lamentos al yaqui Loreto, contando historias vulgares que a nadie conmueven, pese a lo trágico, porque se
repiten a cada dia » Miguel Méndez, Peregrinos de Aztlán (1974), p.58
22
23
«his inhumanity through his massacres and his lust for power amasadas con sangre», in “I can’t”, Alurista, op.cit., . p.3
Alber (1992), cité dans Poutignat Philippe et Streiff Fenart Jocelyne, op. cit. p.135
SOBIENAK Claire
13
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
Dénomination
Pronoms
Thèmes
associés
Chicanos
gente, people, pueblo, raza,
Raza de bronze, tribu, carnales,
Chicano brothers Ulisses
Chicano…
1ère personne: I, my, our, mi,
mis, nuestra, nuestras, nosotros,
mis, we, us, 2ème personne:
you, tu
famille (padres, grandfathers,
madre, sister) liberté
(libertad,freedom,
unchained) volonté (will,voluntad,
self-determination, self-willed)
fierté (pride, proud) corps et
esprit (corazon, cuerpo, alma,
heart, sangre, feet, personalidad,
vientre) héritage (herencia,
heritage, legado, ancestry) la
couleur bronze quartier et village
(barrio, aldea) terre (comunion
con nuestra tierra, the earth,
land) joie (joy) nature(sol, fertility,
humanity)
Anglos
the man, Mr. Jones, norte-americana
gente, amérika la del norte, el Gringo,
the anglo, pobre humano, niño de
plástico, hombre ciego for power, ciclope
gringo…
ème
ème
3
personne : he,his, 2
personne : you
inhumanité (inhumanity,
inhuman) oppression et violence
(massacres, yugo, esclavizante,
oppressive, incarcerated) pouvoir
(lust for power,possessions) culpabilité
(guilt) ignorance aveuglement (ciega,
blind) froideur (plasticity, inorganic, fría,
sin calor, descabellada sin ideales, sin
orgullo, sin legado)
Nous retrouvons l’idée du Gringo avide de pouvoir et d’argent dans Peregrinos de
Aztlán. Le fils unique des Foxye, envoyé en pension depuis son plus jeune âge car les
parents ne veulent pas s’en occuper, rentre à la maison familiale à l’âge de vingt ans.
Devenu hippy, en opposition totale avec ses parents avares, il fait le choix de vivre dans
le dénuement et espère ainsi leur faire honte. La famille Foxye nous est présentée comme
dégénérée : alors que les parents renient leur fils, ils offrent une télévision au chien, véritable
membre de la famille qui mange à table avec eux.
Quant à la mère de Tony Baby, autre personnage « gringo » du roman, elle a fondé un
commerce aux Etats-Unis en employant des immigrés clandestins qu’elle dénonce parfois
aux autorités pour ne pas avoir à leur payer un mois de salaire. Elle méprise tant les
Mexicains qu’elle a l’impression de leur faire une faveur en les employant clandestinement :
Elle se donnait un air de dame charitable et se faisait passer pour une femme très
chrétienne, car grâce à elle, ces pauvres mexicains mangeaient pour la première
fois jusqu’à satiété et il découvraient la sensation de mettre des chaussures,
et même après cela, ils arrivaient à mettre de côté quelques dollars, ou bien ils
les envoyaient à leurs foyers pour que leur famille mange autre chose que des
24
feuilles de cactus
24
.
« Se daba aire de caritativa, presumiendo de muy cristiana, pues gracias a ella comían aquellos pobres mexicanos por
primera vez hasta que se les saltaba el ombligo y conocían lo que es ponerse zapatos, y todavía alcanzaban a guardar
algunos dólares o los mandaban a sus hogares para que sus familiares comieran algo mas que nopalitos. » Méndez,
op.cit.,p.46
14
SOBIENAK Claire
I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana
Un autre personnage « Gringo », le juge Rudolph Smith, tient également des propos
derrière lesquels nous percevons l’ironie de l’auteur: « Qu’adviendrait-il de nos Chicanos
s’ils n’étaient pas soulagés par leur travail qui les aide à vivre grâce à la bonté de notre
25
seigneur.[…] Nous vivons dans un paradis. »
Le roman Heart of Aztlán est lui aussi construit autour de toute une série d’oppositions
qui rendent compte de la difficulté, pour les Chicanos, de se sentir chez eux aux Etats-Unis.
Les valeurs chicanas sont soulignées par l’utilisation de mots espagnols pour les désigner,
alors que la narration est en anglais. Ainsi, le vocabulaire de la famille et de l’amitié est
26
utilisé en espagnol: la familia, los vecinos, los compadres, etc ou encore le vocabulaire de
27
28
la religion . Enfin, les mots évoquant des lieux : pueblo, ranchito, barrio, etc., distinguent
le territoire chicano du territoire anglo. Grâce à ce procédé, Rudolfo Anaya souligne les
29
éléments indissociables de l’identité chicana .
Par ailleurs, l’opposition ville/ campagne renforce la dichotomie établie par l’auteur entre
les Chicanos et les Anglos. Au début du roman, les Chávez quittent la campagne pour
s’installer en ville. Ce déménagement constitue un changement important pour les membres
de la famille qui sont alors confrontés à un univers anglo-américain (alors même que le
quartier dans lequel ils vivent est un quartier chicano, Barelas). En effet, le mode de vie
citadin est imprégné de la culture « anglo ». Tout au long du roman, l’opposition est constante
entre la nostalgie du llano, et plus particulièrement du ranchito des Chávez, associé au
temps d’avant, à l’époque où la famille était soudée, où les traditions étaient respectées,
et la violence du présent, de la ville, où les Chávez n’ont pas d’attaches et où la famille se
désunit. Lorsqu’il quitte Guadalupe, Clemente éprouve déjà de la crainte :
Sans la terre, la relation qu’un homme crée avec la planète sera perdue, les
vieilles coutumes et traditions tomberont sur le bas-côté, et ils seront comme des
30
gitans errants sans territoire où ancrer leur esprit.
25
« Que seria de nuestros chicanos si no tuvieran el alivio de estas labores, que con la divina gracia de Dios Nuestro Señor se
ayudan a vivir.[..] Vivimos pues en un paraiso. » Ibid. p.124
26
Voici les mots espagnols recensés se rapportant à la famille ou à l’amitié : Mama, papa (p.3), familia (pp.4, 5, 6, 12, 30, 39,
70, etc), vecinos and compadres (pp.4, 6), vecino (pp.11, 78), el abuelo Chávez (p.5), abuelita (pp.20, 40), the cuates (pp.34, 44, 51,
etc), crianza (p.40), compadres (pp.40, 78, 99, 133), las viejitas (p.40), una tía (p.40), carnal (pp.41, 42), camarada (pp.41, 64), jefito
(désigne le père, p.51), raza (p.51), padrino (p.99) et madrina (p.100).
27
« dios los bendiga. » (p.4), « vamos ! alabados sean los dulces nombres » p.7, la virgen de Guadalupe (p.25), Padre
nuestro que estas en los cielos, santificado sea tu nombre (p.27), el pésame (p.30) Ave María Purísima, Gracias a Dios (p.30), ‘en
el nombre del Padre, del Hijo, y del Espíritu Santo’ (p.37), padrecito (p.46) que dios te bendiga ! (p.73) velorio (p.113) : « arrímense
vivos y difuntos, aquí estamos todo juntos ![…] óyeme dios ![…]La voz de Dios habla por el espíritu humano, y no hay muerte en
este mundo ![…]alabados sean los dulces nombres […]padre nuestro que’stas en los cielos, santificado sea tu nombre » (p.116), por
dios santo ! (p.122), Santo niño de Atocha (p.134), the nacimiento de Jesús (p.171) por la seña de la Santa Cruz ( p.175) la misa
de gallo (pour Noel, p.178).
28
Pueblo (p.2), ranchito (p.2, 77), llano (p.2, 6, 15, 17, 36, 78, 86, 135, etc), jardin (p3, 18), la sagrada tierra, campo santo
(p.4), the cañon (p.8), the barrio (p.10, 11, 12, 13,16, 20, 22, 35, 40, etc), the bosque (p.86) arroyo (p.149)
29
Nous reparlerons plus en détail de l’alternance des langues dans le discours chicano car cela constitue une véritable
« marque de fabrique » identitaire des chicanos.
30
“Without the land, the relationship a man created with the earth would be lost, old customs and traditions would fall by
the wayside, and they would be like wandering gypsies without a homeland where they might anchor their spirit.” Anaya,
op.cit., p.3
SOBIENAK Claire
15
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
La terre est le symbole de la tradition ancestrale. A l’inverse, la ville, personnifiée, symbolise
le monde anglo moderne et ses perversions. Cet univers individualiste et matérialiste
s’oppose à la solidarité du village. Lorsque son fils Benjie se bagarre avec des trafiquants
31
de drogue du quartier, Clemente « maudit la ville et se reproche d’y être venu. » Alors
que les enfants de la famille Chávez s’adaptent vite à la ville, Clemente, le père, s’y sent
perdu et anonyme.
Cela pouvait prendre des semaines, des mois, ou des années, mais l’homme
[…] se retrouvait dans sa terre, et il se sentait bien. Et il y avait aussi les gens,
les compadres, les voisins, les habitants des petits villages, ils comprenaient et
apportaient leur soutien, et un homme n’était jamais perdu, jamais séparé de son
esprit. […] Maintenant, les choses ont changé, et votre père (Clemente), est un
32
homme perdu en terre étrangère.
Contrairement à Heart of Aztlán, le récit de Peregrinos de Aztlán se situe dans la ville
mexicaine de Tijuana, ville de transit entre les deux pays. Les Mexicains du roman ont
tous traversé la frontière à un moment ou à un autre de leur vie et ils ont donc partagé
l’expérience des Chicanos. Les Américains, eux, effectuent le trajet inverse pour fréquenter
des prostituées, boire de l’alcool et faire des achats bon marché. Cette ville « singulière à
33
la réputation douteuse » est décrite comme un lieu de misère et de tous les vices. Elle est
donc associée à la perversion exercée par les Etats-Unis :
(Les américains) viennent avec beaucoup, beaucoup d’argent, suffisamment
pour payer celui qui fera avorter leurs filles, pour payer leurs divorces, dépenser
de l’argent au jeu, dans l’alcool, les drogues, les putes et tout ce que vous
pouvez imaginer. Quand ils voudraient échapper à la justice, on les met en prison
pour s’être conduits comme des porcs et ils sortent en jacassant à tout va que
la frontière est la déchetterie du monde et ils ne se rendent pas compte, ces
34
imbéciles, que ce sont eux avec leur argent dégueulasse qui pourrissent tout.
Ainsi, ces premières remarques sur l’énonciation et sur les jeux d’opposition dans les
œuvres étudiées mettent en lumière le rapport dichotomique de la construction de l’identité
ethnique chicana, construite en opposition avec l’identité de « l’autre » Anglo. L’affirmation
du « nous Chicanos » passe par le rejet de l’Anglo. Selon les auteurs, le Chicano
porte en lui l’héritage noble de ses ancêtres qui savaient accorder une juste valeur aux
rapports humains, comme la famille, et aux choses simples, comme la nature. Le Chicano
a gardé cet esprit solidaire qui le dissocie de l’Anglo, présenté comme l’égoïste résultat
31
32
« He cursed the city and blamed himself for ever having come to it.” Ibid. p.43
“It might take weeks, or months, or years, but always the man […] found himself in his earth, and he was well. And
there were also the people, los compadres, los vecinos, the people of the small pueblos, they understood and lent their
support, so a man was never lost, never separated from his soul.[…]Now, well, things have changes, and your father, he is
a man lost in a foreign land”. Ibid.,p.78
33
34
« Esta ciudad singular con aires a reputación « dudosa », Mendez, op.cit. p.30
« Vienen con mucha, muchísima lana, suficiente para pagar quien haga malparir a sus hijas coscolinas, para pagar
divorcios al plumazo, tirar en el juego, en la tomada, drogas, putas y cuantos fregados pueda usted imaginarse. Cuando
ya se quieren pasar de la raya los echan a la cárcel por cochinos y salen cacaraqueando por todas partes que la frontera
es el basurero del mundo y no se dan cuenta estos estupidos que son ellos con su puerco dinero los que le pudren todo. »
Ibid.,pp.80-81
16
SOBIENAK Claire
I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana
de l’idéologie moderniste du self-made-man. L’affirmation de l’identité chicana semble
trouver sa justification dans l’impossibilité de se fondre dans la population anglo. Mais en
cherchant à tout prix à s’opposer aux Anglos, les Chicanos n’acceptent-ils pas la différence
et l’exclusion qu’on leur impose ?
2/ Etre « Chicano » : le refus des catégorisations imposées ?
Nous émettons l’hypothèse qu’en revendiquant l’appartenance à un groupe ethnique distinct
du groupe « Anglo », les Chicanos acceptent en partie l’identité que les Anglos leur
attribuent. Pour appuyer mon argumentation, je développerai deux points : tout d’abord
j’étudierai la construction du sentiment d’appartenance à une communauté élargie chicana,
processus impulsé selon moi par les écrivains chicanos. Dans un deuxième temps, je
comparerai les appellations « Chicano », « Mexican-American », « Latino », et « Hispanic »,
pour déterminer dans quelle mesure les Chicanos parviennent à s’auto-définir sous la
bannière « chicana ».
a. De la famille à la « communauté imaginée ».
Commençons par distinguer deux types de communautés : la communauté fondée sur
des liens réels et des interactions entre individus (comme la famille, ou le voisinage) et la
communauté fondée sur la croyance en l’appartenance à une communauté élargie, en dépit
de la méconnaissance des autres membres de la communauté (la Nation par exemple).
35
Benedict Anderson nomme cette dernière « communauté imaginée » , car les individus
se sentent liés avec d’autres individus qu’ils n’ont pourtant jamais rencontrés, mais avec
lesquels ils partagent un système de valeur, des symboles, une histoire, des mythes. Selon
moi, le mythe d’Aztlán fait partie de ce système de représentations qui permet aux Chicanos
de passer du sentiment d’appartenance à une communauté restreinte (la familia, le barrio, la
colonia) au sentiment d’appartenance à une communauté élargie : la communauté chicana.
A propos de la formation de l’identité ethnique des populations immigrées, Sarna note
« d’une part l’uniformisation (assimilation) de groupes qui s’identifiaient
jusque-là sur des bases locales ou villageoises en collectivités définies par
l’appartenance nationale, sous l’effet de l’attribution pas les natifs d’une identité
globalisante ; d’autre part, l’effet de l’hostilité et des préjugés qui poussent les
immigrés à accepter cette contribution et à se reconnaître comme membres
du groupe plus large ainsi défini, pour se défendre collectivement contre
36
l’adversité » .
Dans un premier temps, la définition du groupe ethnique serait donc exogène, c’est-àdire élaborée par les non-membres de l’ethnie qui ne voient pas de différence entre les
origines locales et les différentes vagues d’immigration qui distinguent les membres de cette
population. Les membres de l’ethnie, eux, n’ont pas conscience à ce moment là d’appartenir
à un tel groupe. Ils se rebellent d’ailleurs souvent contre cet amalgame, car ils s’identifient à
une communauté restreinte. Puis, dans un deuxième temps, les membres de la supposée
ethnie acceptent l’identité globalisante qu’on leur attribut et la brandisse même haut et
35
Anderson, Benedict (1996) L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte (traduction
de Imagined Communities, 1983), p.20.
36
Poutignat et Streiff-fénart, op.cit., p.85
SOBIENAK Claire
17
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
fort car elle leur permet de dialoguer avec « l’autre ». En nous fondant sur ces réflexions
37
théoriques, nous allons analyser comment certains Mexicains-Américains ont accepté,
dans les années 1960, l’identité globalisée proposée par les Anglos, et ont fait émerger la
communauté imaginée «Chicana ».
Il convient tout d’abord de souligner la grande diversité de la population mexicaineaméricaine. Les descendants des Mexicains devenus Américains par la force des choses
en 1848, lors de la cession de la Californie, du Nevada, de l’Utah, de l’Arizona, du Nouveau38
Mexique et d’une partie du Colorado aux Etats-Unis n’ont pas grand-chose à voir avec
les derniers immigrés tout juste arrivés du Mexique dans les années 1960. Leur histoire
familiale est très différente, leur culture également et leur attitude vis-à-vis des Etats-Unis
plus encore.
Dès le XIXème siècle, les Mexicains-Américains ont été victimes de la négation
de leur identité locale et familiale. Alors qu’ils s’identifiaient d’une part en des termes
régionaux (« Californios », « Tejanos », « Nuevomexicanos », etc.) et d’autre part en
termes raciaux issus de la colonisation (« español », « criollo », « mestizo » ou « indio »),
les Anglo-Américains les désignèrent sous le nom général et péjoratif de « greaser »,qui
39
signifiait graisseux . Tout au long du XXème siècle, au fur et à mesure de l’augmentation du
nombre d’immigrés mexicains, un amalgame fut également effectué entre les descendants
des premiers Mexicains-Américains et les nouveaux immigrés. Le terme « greaser » fut
progressivement abandonné dans le langage populaire au profit de « beaner », « mangeur
de haricots », en référence à cet aliment de base de la nourriture mexicaine.
Les Mexicains-Américains, eux, opèrent une distinction entre les « pochos », mexicains
nés aux Etats-Unis qui ont adopté la culture américaine, qui sont « agringados », et les
« cholos », immigrés mexicains arrivés récemment aux Etats-Unis. Dans Peregrinos de
Aztlán, un des personnages parle de ces « pochos » ou « coco » à un autre :
« On les appelle coco parce qu’ils sont café, you know, de l’extérieur ; à l’intérieur
40
ils sont blancs comme les « gabas » ; on appelle aussi ces types brown anglos ;
41
ces mecs ont honte de ce qu’ils sont. »
Assimilés aux nouveaux arrivants, les Américains d’origine mexicaine souffrent des mêmes
discriminations, et c’est finalement pour se battre contre les inégalités de traitement dont
ils sont la cible et pour se défendre collectivement qu’ils acceptent l’identité globalisante
qu’on leur attribue. L’étude de Heart of Aztlán est très éclairante pour comprendre ce
processus, car la trame du récit suit précisément le cheminement d’un individu, Clemente
37
Nous emploierons le terme « Mexicain-Américain » pour désigner de façon générale les Américains d’origine mexicaine et les
Mexicains vivant aux Etats-Unis, car c’est une appellation moins politisée que celle de « chicano », comme nous le verrons par la suite.
38
En 1848, le Mexique perdit la guerre qui l’opposait aux Etats-Unis depuis deux ans et il céda près de 50 % de son territoire
à son voisin Américain. Cet épisode et ses conséquences seront plus largement détaillés dans la seconde partie du mémoire.
39
Plusieurs origines sont attribuées au mot : il pourrait venir du graissage des essieux des charrues, activité réalisée
principalement par les Mexicains. Une autre explication serait l’aspect luisant et gras des cheveux des Mexicains.
40
Abréviation de « gabachos » : les Mexicains emploient ce terme péjoratif pour désigner les Anglos. Il s’agit en fait d’un
mot espagnol déjà employé au XVIIème siècle pour désigner un « homme de néant, un gueux » et qui était utilisé pour
nommer les étrangers. Cf. Poitrineau Abel, Les Espagnols de l’Auvergne et du Limousin du XVIIème au XIXème siècle
(1985), Aurillac, Malroux-Mazel, p.17
41
« Les dicen cocos porque son cafeses, you know, por fuera ; por dentro blancos como los gabas ; tambien les dicen
brown anglos a los batos ; se agüergüenzan de a buti los batos de los que son. » Mendez, op.cit., p.83
18
SOBIENAK Claire
I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana
Chávez, depuis son attachement à sa famille et à son village d’origine, jusqu’à son sentiment
d’appartenir à une communauté chicana qu’il doit aider à émanciper.
La famille constitue la première expérience de socialisation des individus. Aux yeux de
Clemente Chávez, l’unité de la famille est primordiale et en tant que chef de cette famille,
il se sent responsable de ses proches. Lorsqu’il perd son autorité face à ses enfants car
il est licencié et ne peut donc plus subvenir à leurs besoins, il sombre dans l’alcoolisme.
Par ailleurs, alors que les fêtes qui réunissent les jeunes sont plutôt sources de conflits,
les fêtes familiales (mariages, baptêmes, funérailles) permettent de « réaffirm[er] la foi en
42
la communauté » .
Les relations de voisinage dans le village constituent le deuxième degré de
socialisation. Un système d’entraide lie les individus qui se considèrent comme une famille
élargie :
43
La vie communautaire du Pueblo ou du ranchito apportait une aide à chacun.
Et la vie du village se reflétait dans l’esprit de la familia. Nous n’avions pas
besoin de sécurité sociale, nous nous entraidions : et nos personnes âgées
n’étaient pas placées dans des hospices, elles occupaient une place respectée
44
dans la familia.
Dans le quartier de Barelas, les voisins se considèrent aussi comme des compadres.
Néanmoins, les relations sont plus conflictuelles car face aux situations difficiles, chacun
défend ses propres intérêts. Par exemple, les ouvriers ne sont pas d’accord sur la tenue
d’une grève : certains pensent qu’elle est nécessaire pour obtenir des améliorations des
conditions de travail, alors que d’autres estiment qu’elle ne fera qu’empirer la situation. A la
fin du roman, Clemente veut dépasser les conflits qui divisent les Chicanos et les incite à
s’unir contre l’adversité. Pour cela, il fait appel au sentiment fraternel qui existe au sein de
la famille et demande à ses compadres de l’étendre à tous les membres de la communauté
chicana élargie. Devant une assemblée réunie pour décider de mener ou non la révolte, il
se propose d’être le chef dont la communauté a besoin :
Il y a longtemps, les gens ont construit des ponts pour combler cet espace vide
qui nous sépare de nos frères, et par la volonté des Dieux ils ont nommé cet âme
du peuple « el alma de la Raza » ! Ce lien nous unie tous, il est le saint sacrement
du mouvement, il représente la fraternité universelle ![…] Si nous voulons
survivre en tant que peuple, et si ne voulons pas devenir comme l’Américain,
alors l’âme du peuple doit s’élever au-dessus de cette aliénation individuelle
45
infernale !
42
43
“reaffirmat[e] faith in the community of people.” Anaya, op.cit., p.99
Volontairement, je n’ai pas traduit les mots espagnols pour retranscrire le bilinguisme du texte, par ailleurs écrit en
anglais.
44
“The communal life of the Pueblo or the ranchito supported each person. And the life of the village was reflected in the
spirit of la familia. We didn’t need welfare, we helped each other: and our old people were not put in nursing hoes, they
occupied a role of respect in la familia.” Anaya, op.cit. p.103
45
« Long ago our people built bridges across that wide chasm and empty space that separates us from our brothers, and
by the gods sacred command they called this soul of the people el alma de la raza ! That bond unites us all, it is the holy
SOBIENAK Claire
19
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
Dans le dernier chapitre, les hommes se réunissent de plus en plus nombreux et la tension
monte dans le barrio ; Les hommes attendent Clemente pour lancer le mouvement. Avant
de les rejoindre, Clemente annonce à sa famille :
« Je dois les rejoindre […] Ils font partie de ma famille. Nous sommes une
seule famille, et il y a beaucoup à faire pour que cette famille grandisse et
46
s’épanouisse. »
Ainsi, Clemente Chávez effectue une sorte de voyage initiatique qui passe d’abord par
la décomposition de sa propre famille pour trouver enfin sa place, celle de meneur de la
révolte d’une communauté à laquelle il se sent désormais lié, car il a compris que tous
les Chicanos souffrent du même mal : l’oppression anglo. L’itinéraire de Clemente Chávez
nous montre que le sentiment d’appartenance à la communauté chicana ne va pas de soi, il
n’est pas « préexistant». Dans l’environnement hostile de la ville, les hommes sont divisés
par des intérêts individualistes car, comme les extraits cités le laissent entendre, la société
anglo les a pervertis. Un retour aux valeurs fondamentales de solidarité qui existent au
sein de la famille et du village est nécessaire. Ainsi, l’esprit de la Raza renaîtra, grâce à
l’effet combiné de la « communalisation » et de la « sociation » des individus. Ces deux
concepts de Max Weber définissent d’une part les relations sociales qui s’établissent en
raison « du sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) des participants d’appartenir à une
47
même communauté » (la communalisation), et d’autre part les relations sociales fondées
sur des compromis d’intérêts (sociation).
b. Une définition militante du Chicano.
Chicano, Hispanic, Latino, Mexican-American, Greaser, Beaner,… : devant la multiplicité
des termes utilisés pour désigner la population d’origine mexicaine aux Etats-Unis, il
convient de définir ces mots, afin de comprendre les enjeux liés à la dénomination d’une
population. En effet, chaque terme est porteur de signification, pour l’émetteur comme pour
le récepteur. C’est pourquoi toutes les personnes d’origine mexicaine habitant les EtatsUnis ne se considèrent pas de la même façon. Ces éclaircissements nous permettront de
mieux délimiter les contours du « chicanismo » et de répondre, au fond, à la question : qui
est « Chicano » ?
Comme le font remarquer Poutignat et Streiff-Fénart, « le fait de nommer a le pouvoir
de faire exister dans la réalité une collectivité d’individus en dépit de ce que les individus
48
ainsi nommés pensent de leur appartenance à une telle collectivité » . Autrement dit, une
communauté commence à exister dès lors qu’un nom la désigne et la distingue des autres.
Nous rejoignons ici la thèse de Jean-Loup Amselle selon laquelle les frontières ethniques
49
sont avant tout « des barrières sémantiques ou des systèmes de classement».
sacrament of the movement, it is a universal brotherhood![…] If we are to survive as a people, and if we are not to become
like the Americano, then the soul of the people must rise above that hell of individual alienation!” Ibid. p.147
46
« I must go to them.[…]They are a part of my family. We are one family, and there are many things that must be done so
that the family can grow and flourish” Ibid.,p.206
47
Weber, Max (1995) Economie et Société, Paris, Pocket, (1ère éd. Française, Plon, 1967), tome 1, p. 78.
48
49
Poutignat et Streiff-Feinart, op.cit., p.157
Amselle Jean-Loup (1999) « Ethnies et espaces : pour une anthropologie topologique », in Amselle J.L. et M’Bokoko E. (Ed)
(1999) Au cœur de l’ethnie, Paris, La découverte, p.34.
20
SOBIENAK Claire
I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana
Le terme le plus « neutre », le plus fréquemment utilisé par les autorités américaines,
mais aussi par la population concernée est : « Mexican-American ». Ce nom politiquement
correct renvoie à une double identité, mexicaine et américaine. Elle fait ainsi référence aux
origines familiales de l’individu concerné, tout en reconnaissant sa citoyenneté américaine.
Or, cette double identité est difficile à accepter pour ceux qui ne se sentent ni vraiment
Mexicains, car ils n’ont jamais vécu au Mexique, ni vraiment Américains, car la discrimination
dont ils sont victimes aux Etats-Unis les en empêche. Nous retrouvons ce malaise dans cet
extrait de Peregrinos de Aztlán :
- Là-bas, et ben on est un « greaser », un « Mexican » ; on vient ici, et puis voilà qu’on
est « pocho » ; je commence à aimer qu’on m’appelle chicano, mon pote, ça me plaît, au
moins on est quelque chose, et pas n’importe quel greaser ou pocho, tu crois pas ? Toi qui
a lu beaucoup, mon pote, nous sommes quoi ?
- et bien… mexicain-américains.
- A d’autres ! ça c’est du bidon, « mexicain » seulement pour te faire suer dans les
champs, dans les mines, ou dans d’autres endroits pires que ça. « Américain », tu vas vite
t’en rendre compte, camarade, c’est pour nous envoyer au casse-pipe dans leurs guerres
50
pourries.
Nous retrouvons la même idée dans le passage suivant :
- Papa, on est quoi, nous ?
- Mexicains, mon fils.
- Mexicains et on habite pas au Mexique. Alors on n’est pas américains ?
- Si, fiston, nous sommes aussi américains.
- Pourquoi, alors, papa, au Mexique on nous appelle pochos et ici Mexican greasers ?
51
Le terme chicano permet de rompre avec cette situation schizophrène en renvoyant
à une seule identité, spécifique, qui se distingue à la fois de l’identité mexicaine, et de
l’identité américaine. Refusant d’être une simple composante de l’identité américaine, le
Chicano se dote d’une identité à part entière. Selon Philip D. Ortega, professeur à l’université
de El Paso, au Texas, le terme « chicano » trouve son origine dans le mot nahuatl
« mexicano », prononcé par les indiens « me-shi-ca-no ». Dans les années 1930, les AngloAméricains déformèrent le terme en le prononçant « chicano ». Le terme avaient pour eux
une connotation péjorative : il désignait des paysans pauvres incapables de prononcer le
52
mot « Mexican » à l’anglaise . A partir du milieu des années 1960 et le début du Mouvement
Chicano, le terme prend une connotation militante certaine. Selon Rudolfo O. de la Garza:
Quelque soit l’origine du terme, il s’applique aujourd’hui aux MexicainsAméricains refusant d’être plus longtemps traités comme des citoyens de
50
« Alla ese, pos es uno « greaser », un « mexican »; viene uno acá, ese, y quesque uno es « pocho » ; me empieza a cuadrar
que me llamen chicano, bato, me caí a toda madre, carnal, siquiera ya es uno algo, no cualesquier greaser o pocho, que no ?usté que
ha leyido tantos funnys, carnalito, que somos, ese ? - Bueno…pues mexico-americanos. - Chale, ese ! esa es la pura pinchi madera,
lo de mexicano domas pa meterlo al surco, a las minas, nel, pos otra chinga pior. Lo de americanos, pos ya te darás cola, camarada,
pa darnos en la madre en sus pinchis guerras puercas. », Mendez,op.cit., p.37-38.
51
“- Apa, que somo nosotros? - Mexicanos, hijo. - Mexicanos y no vivimos en México. Entonces no somos americanos? - Si,
hijito, también somos americanos. - Por que entonces, papa, en México nos llaman pochos y aquí Mexican greasers ?» Ibid. p176-177.
52
Cf. Edward R. Simmen Richard F. Bauerle (1969) “Chicano : origin and meaning”
American Speech , Vol. 44, No. 3
(Autumn, 1969), pp. 225-230
SOBIENAK Claire
21
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
seconde classe. Le Chicano tire son orgueil de son héritage culturel, et se dresse
contre ceux qui le présentent comme culturellement défavorisé ou inférieur.
Affirmant l’égalité de tous, le Chicano cherche, par des voies pacifiques ou
violentes, à obliger le pays tout entier à reconnaître le rôle joué par son peuple
dans l’histoire nationale, et revendique pour tous les Mexicains-Américains le
53
respect et la dignité promis aux citoyens des Etats-Unis par la Constitution.
De la Garza propose une définition du terme « chicano » ancrée dans le présent (1979).
Il marque ainsi une rupture avec les Mexicains-.Américains qui, avant cette période,
acceptaient d’être « traités comme des citoyens de seconde classe », comme il le sousentend. Il associe donc le terme de « chicano » au Mexicain-Américain militant, fier de
ses origines mexicaines. Une étude réalisée par Hirsch et Gutierrez auprès des lycéens
de Crystal City, Texas, en 1977 vient renforcer cette corrélation entre identité chicana et
militantisme. Les auteurs montrent que les jeunes qui s’identifient comme Chicanos croient
davantage à la nécessité de créer de nouvelles organisations politiques spécifiquement
chicanas et font moins confiance aux autorités et aux institutions américaines que ceux
54
qui s’identifient comme des Mexicains-Américains . Enfin, nous retrouvons cette distinction
entre Mexicains-Américains et Chicanos dans le Plan de Santa Bárbara, texte politique
rédigé par des étudiants de l’université de Santa Bárbara en 1969. Les auteurs déclarent :
« Le chicanisme implique une distinction cruciale en terme de conscience
politique entre le Mexicain-Américain (ou hispanique) et la mentalité du Chicano.
Le Mexicain-Américain ou Hispanique est une personne qui manque d’autorespect et de fierté envers ses origines ethniques et culturelles. A l’opposé, le
Chicano agit avec confiance […]. Il est capable de développer une idéologie
efficace par l’action. Les Mexicains-Américains (ou Hispaniques) doivent être
55
considérés comme des Chicanos potentiels. »
Cette connotation militante du terme Chicano peut être considérée, selon les personnes qui
l’emploient, comme un aspect positif, et être ainsi revendiquée, ou peut être au contraire
source de méfiance. Arturo Flores évoque le fait que pour beaucoup d’américains, le
terme possède une connotation négative, liée à l’engagement militant parfois violent des
Mexicains-Américains dans les années 1970. Pour justifier ses propos, il cite Edward
Simmen qui défini le Chicano ainsi
: “un Américain d’origine mexicaine insatisfait dont les idées concernant son
statut économique et social sont en général considérées comme libérales ou
53
De la Garza (1979), pp.101-102 cité dans Grandjeat Yves-Charles (1989) Aztlán, Terre volée, terre promise, Paris,
Presses de l’Ecole Normale Supérieure.
54
Cf. Hirsch Herbert et Gutierrez Armand (1977) Learning to be militant: ethnic identity and the development of political militance in
a Chicano community, San Francisco: R and E research associates.
55
“Chicanismo involves a crucial distinction in political consciousness between a Mexican American (or Hispanic)
and a Chicano mentality. The Mexican American or Hispanic is a person who lacks self-respect and pride in one’s ethnic
and cultural background. Thus, the Chicano acts with confidence […]. He is capable of developing an effective ideology
through action. Mexican Americans (or Hispanics) must be viewed as potential Chicanos.” Plan de Santa Barbara, en
ANNEXE 9.
22
SOBIENAK Claire
I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana
radicales et dont les déclarations et les actions sont souvent extrêmes et parfois
56
violentes» .
L’émergence des termes « Hispanic » et « Latino » marque une nouvelle étape dans le
processus de regroupement identitaire opéré aux Etats-Unis. En effet, en se référant à
l’origine latino-américaine dans son ensemble, ces noms peuvent désigner aussi bien le
Mexicain-Américain que le Cubain, le Porto-ricain, le Chilien, etc. « Hispanic » et « Latino »
sont donc des termes encore plus englobants que celui de « Mexican-American. » Ces
deux appellations furent impulsées par le gouvernement américain pour prendre en compte,
lors des recensements, les personnes originaires d’autres pays d’Amérique latine que le
Mexique. Les noms utilisés lors des recensements sont à la fois significatifs des évolutions
du langage et eux-mêmes moteurs d’un changement linguistique. En effet, même si la
méthode américaine de recensement est fondée sur l’auto-désignation, les termes sont
néanmoins suggérés et ils s’insinuent donc dans l’esprit des personnes interrogées.La
nouvelle identité globalisante « Latino » semble de plus en plus acceptée par une part
de la population désignée comme telle. Lors du recensement de l’an 2000 qui permettait
aux personnes de spécifier leur pays d’origine en plus de l’appellation « Spanish/Hispanic/
Latino », 17,3 % des personnes qui se sont désignées comme telles n’ont précisé aucune
57
origine particulière, montrant ainsi leur acceptation de cette identité globalisante .
Dans cette première sous-partie, nous venons donc d’établir que l’identité chicana est
une communauté imaginée construite en opposition à l’identité de « l’autre » Anglo. D’abord
suggérée par la population anglosaxonne et par les autorités américaines, cette identité
globalisante est reprise par certains Mexicains-Américains qui rejettent les termes péjoratifs
qui les désignent et redéfinissent leur identité en s’appropriant le nom « chicano ». Ils
opèrent ainsi un changement linguistique similaire aux Noirs Américains qui refusèrent plus
longtemps d’être nommés « Nègres » et se revendiquèrent « Noirs».
L’étape d’appropriation du nom est essentielle dans l’affirmation d’une population en
tant que groupe ethnique car elle n’est possible que lorsque « les groupes dominés
ont atteint un niveau d’acculturation leur permettant d’en apprécier les enjeux et de
manipuler les significations attachées aux catégories ethniques dans les termes de la
58
société globale » . Les Chicanos, comprenant les enjeux que revêt leur dénomination,
rejettent l’identité «Hispanic » qui fait référence à l’ascendance espagnole des latinoaméricains. En effet, comme nous allons le voir à présent, ils vont s’auto-définir en tant
qu’héritiers du peuple aztèque, premiers habitants d’Aztlán, c'est-à-dire du Sud-ouest des
Etats-Unis.
56
« a dissatisfied American of Mexican descent whose ideas regarding his position in the social and economic order
are, in general, considered to be liberal or radical and whose statements and actions are often extreme and sometimes
violent. » Simmen Edward, The Chicano: from caricature to self-portrait, 1971, cité dans Flores, Arturo (1997), "Etnia,
cultura y sociedad: apuntes sobre el origen y desarrollo de la novela chicana", Estudios filológicos, N°32, pp.123-136
57
Cf. U.S. Census Bureau.
58
Poutignat et Streiff-Fénart, op.cit., p.160-161. Les auteurs donnent ainsi l’exemple des Beurs français, qui reprennent à leur
compte « le terme péjoratif d’arabe qu’on leur applique, tout en soulignant le retournement du stigmate par l’inversion ironique des
syllabes ». En utilisant le verlan, ils montrent leur maîtrise de la langue française et « la distance prise par rapport aux identités locales
ou nationales propres à la première génération ».
SOBIENAK Claire
23
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
B) La revendication de l’indianité.
Nous allons à présent nous intéresser à un deuxième aspect de l’attribution catégorielle
exogène des Mexicains-Américains. Nous allons voir comme les Anglo-Américains ont
cherché à exclure les Mexicains-Américains de l’espace public américain en les assimilant
aux populations indiennes. Ce point de l’analyse éclairera notre compréhension de
l’utilisation de symboles aztèques dans la littérature chicana. En effet, comme nous le
montrerons dans un deuxième temps, les Chicanos renversent le préjugé qui les désigne
comme des indiens en se revendiquant héritiers des premiers habitants du continent
américain. Le mythe d’Aztlán ne peut se comprendre sans se référer à cette attribution de
l’indianité.
1/ La mise en question des discriminations ethniques.
a. Les Chicanos face à la discrimination institutionnelle.
Intéressons-nous tout d’abord aux procédés d’exclusion et de discrimination mis en place
par les Anglos envers les Mexicains. Au lendemain de la cession d’une partie des territoires
mexicains aux Etats-Unis, les lois américaines qui régissent ces nouveaux états américains
sont ouvertement dirigées contre les Mexicains. Alors que la constitution de l’état de
Californie votée en 1849 prévoit la traduction de tous les textes législatifs en langue
espagnole, dès 1855, celle-ci est interdite et l’anglais est décrété seule langue d’instruction
autorisée. Les Anglo-Américains imposent également leurs formes d’organisation, et ainsi,
« en Californie, la fin du XIXème siècle marque la disparition de l’infrastructure mexicaine,
59
dont il ne reste plus que des reliques comme le rancho, le pueblo ou la mission. »
En 1855, le gouvernement de Californie vote une loi contre le vagabondage, le
« Vagrancy Act », surnommé le « Greaser Act ». La loi définit le vagabond comme toute
personne connue communément sous le nom de « greaser », ou descendant de sang
espagnol ou indien, qui se déplace armée et qui paraît agressive. Cette loi est clairement
dirigée à l’encontre des Mexicains et les assimile à des délinquants. La même année, la
séparation des écoliers en fonction de leur race et de leur nationalité devient légale et les
autorités judicaires de Californie décident de classifier les Mexicains en tant qu’indiens. Ils
rendent ainsi la ségrégation possible pour cette population. « A la fin des années 1920, la
Californie ne compte pas moins de soixante-quatorze écoles élémentaires pour les résidents
d’origine mexicaine et vingt-cinq écoles pour les enfants des migrants. […] Dans 85 %
des écoles de l’état de Californie, les élèves mexicains sont relégués dans des bâtiments
60
séparés. » Dans les autres états, la ségrégation scolaire des Mexicains-Américains n’est
pas inscrite dans la loi, mais les enfants sont aussi scolarisés à part, arbitrairement. L’arrêt
Independent School District vs. Salvatievva justifie la ségrégation des Mexicains-Américains
par leur supposé « language deficiency », c’est-à-dire leur manque de maîtrise de la langue
anglaise.
En 1947, l’arrêt Mendez contre Westminster rend la ségrégation scolaire des MexicainsAméricains illégale, mais la ségrégation persiste de facto. Les immigrés qui ne maîtrisent
pas bien l’anglais restent l’objet de remarques désobligeantes. Comme le note Ada Savin,
“dans la vallée du Rio Grande, la Spanish detention, à savoir, des élèves détenus après les
59
Savin Ada (1998) Les Chicanos aux Etats-Unis : étrangers dans leur propre pays ?, Paris, L’Harmattan, p.35.
60
24
Ibid., p. 39
SOBIENAK Claire
I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana
heures de cours pour avoir parlé en espagnol, était encore une punition courante à la fin
61
des années 1960.” Il faut attendre 1970 et l’arrêt Cisneros vs. Corpus Christi Independent
School pour que les Chicanos soient reconnus « minorité ethnique » victime de ségrégation
scolaire au même titre que les Noirs, et que les politiques de lutte contre les discriminations
raciales soient appliquées à cette population.
Ces phénomènes discriminatoires constituent un thème important dans la littérature
chicana, et les écrivains évoquent à plusieurs reprises l’adversité rencontrée sur le sol
américain, comme ici Miguel Mendez, dans Peregrinos de Aztlán :
- Papa, pardonne-moi si l’autre jour j’ai refusé de parler espagnol. A l’école, on m’avait
frappé parce que je l’avais parlé, j’ai pensé que c’était une faute très grave.
- Perdre sa langue maternelle, mon petit, c’est comme perdre son âme. Nous, nous
l’avons perdu petit à petit, soumis à un travail bestial, comme si nous étions des sous
humains.
- Comme des esclaves, papa ?
- C’est ce que nous sommes, mon fils.
- Jusqu’à quand, papa ?
- Jusqu’à ce que n’accordions plus aucune attention à la vie
62
(…)
(…)Nous, Chicanos, nous sommes nés sans droit à la parole, les plus jeunes ont
oublié leur langue, dans les écoles anglos, on nous met à l’écart comme si nous étions des
attardés, parce que nous ne parlons pas anglais.
63
Un autre personnage de Peregrinos de Aztlán qui a émigré aux Etats-Unis et qui est
rentré au Mexique raconte qu’on le traitait de fainéant, de « chicano borracho » alors qu’il
a travaillé dur toute sa vie. « Pour la Raza, il n’y a pas de loi en notre faveur […]. Comme
64
on ne parle pas anglais, on ne peut pas se plaindre » .
Si la pratique de l’espagnol est un des griefs adressé au Mexicains, leur aspect
physique reste le principal élément qui les distingue des Anglos : dans l’imaginaire
américain, ils ont le teint basané, les cheveux noirs et leurs pommettes sont saillantes. Alors
qu’ « aux yeux des Mexicains, sont indiens ceux qui parlent des langues héritées de l’époque
précolombienne et qui ont des pratiques religieuses, politiques, thérapeutiques, culinaires
65
ou musicales particulières » , il semble qu’aux yeux des Américains, tous les Mexicains
soient des indiens. Comme le remarque Mariangela Rodriguez, « au Mexique, nous vivons
61
62
Ibid., p.121
“ - Papa, perdoname porque aquel día me negué a hablar español. En la escuela me habían pegado para que no lo hablara,
yo pensé que era un delito muy malo. - Perder el idioma materno, mijito, es como perder el alma. Nosotros la hemos ido perdiendo
poco a poco, sometidos a trabajos de bestias, como si fueramos subhumanos. - Como esclavos, papa? -Eso es lo que somos, hijito.
- Hasta cuando, papacito ? - Hasta que la vida ya no nos importe nada » . Mendez, op.cit., pp.176-177.
63
“nacimos sin palabras nosotros los chicanos, a los jefecitos se les ha olvido su lengua, en las escuelas gabachas nos apartan
como a retardados por no hablar totacha…”Ibid., p.83
64
65
« pa la raza no hay leyes a favor, […] Como no sabes ingles, no te puedes quejar.” Ibid.
Françoise Lestage (2001) « La construction des différences chez les migrants à la frontière mexico-étasunienne », in Etudes
Rurales,http://etudesrurales.revues.org/document76.html, consulté le 08 février 2007
SOBIENAK Claire
25
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
le métissage comme une réalité, mais il est intéressant de noter que le fait de traverser la
66
frontière nous efface nos racines espagnoles, et seule notre part indigène demeure. »
Pour illustrer cette assimilation du Mexicain avec l’indien, nous pouvons citer un extrait
de l’ouvrage de Yves-Charles Grandjeat, Aztlán, terre volée, terre promise qui rapporte le
procès de vingt-deux adolescents mexicains-américains, en 1942, accusés d’avoir tué un
de leurs camarades. Un policier, témoin au procès « affirme que les Mexicains-Américains
sont des criminels en puissance, portés sur la violence et les effusions de sang parce qu’ils
67
descendent des Aztèques, qui pratiquaient les sacrifices humains. »
Pour échapper à la ségrégation qui les touchent, les Mexicains vont dans un premier
temps chercher à se définir comme blancs, et non comme indiens ou métis. Un article de
John Nieto-Phillips et de Corinne Datchi-Phillips nous enseigne qu’au XIXème siècle, les
Mexicains du Nouveau-Mexique (Nuevomexicanos) se revendiquaient comme « SpanishAmerican ». L’origine de cette appellation remonte à l’époque où les Nuevomexicanos
tentaient d’obtenir le statut d’état pour le Nouveau-Mexique, afin de jouir d’une plus grande
autonomie vis-à-vis du pouvoir fédéral. Ne cherchant nullement à faire scission avec le
reste des Etats-Unis, ils souhaitaient simplement participer à la gestion des affaires locales
d’un territoire sur lequel ils étaient alors majoritaires. Pour cela, ils devaient montrer leur
allégeance à la nation états-unienne et leur appartenance à la race blanche. En effet, la
citoyenneté américaine était alors accordée sur des critères raciaux. C’est pourquoi, la
classe dirigeante du Nouveau-Mexique réfuta l’argument selon lequel elle était métisse. En
allant « jusqu’à minimiser la quantité de sang non-blanc qui coule dans ses veines et ceux
68
de ses constituants : elle contribue ainsi au maintien du privilège de la blancheur» , selon
Nieto-Phillips et Datchi.
Les requêtes successives, entre 1891 et 1903, des Spanish-American furent toutes
rejetées. Elles suscitèrent de nombreux commentaires racistes publiés dans les journaux :
69
« les deux tiers de la population sont des bâtards » , « ce sont des greasers ignorants de
70
nos lois, de nos mœurs, de nos coutumes, de notre langue et de nos institutions » .
Les Spanish-American redoublèrent alors d’efforts pour prouver leur appartenance à
la race blanche. Ainsi, ils organisèrent des manifestations pour célébrer leurs ancêtres
conquistadors et clamèrent, comme ici un jeune avocat : « nos ancêtres sont venus
d’Espagne…le sang qui coule dans mes veines n’est autre que celui de Don Juan
71
de Oñate. » . Le Nouveau-Mexique accèda finalement au statut d’état en 1912. Cette
acceptation s’explique sans doute par l’arrivée massive et continue d’américains classés
comme « blancs » en provenance de l’Est : les Nuevomexicanos ne représentaient plus que
la moitié de la population de cet état à cette date.
66
« En México, vivimos la realidad del mestizaje como un hecho dado, pero resulta muy interesante como el proceso de
cruzar la frontera te borra al español de la frente y de ti queda exclusivamente tu parte indigena. » Mariangela Rodríguez (1998) Mito,
identidad y rito : Mexicanos en California, México D.F. : CIESAS, p.32
67
68
Grandjeat Yves-Charles (1989) Aztlán, terre volée, terre promise, Paris, Presse de l’Ecole Nationale Supérieure, p.120
Nieto-Phillips John et de Datchi-Phillips Corinne, "Mémoire et consanguinité: les origines de l'identité spanish-american au
Nouveau-Mexique », in Cahiers ALHIM, 2003, http://alhim.revues.org/document371.html
69
70
71
26
La voz del pueblo, 7 octobre 1893, cité dans Savin, opus cité.
New York Times, 6 février 1882, cité dans Ibid.
La voz del pueblo, 2 novembre 1901, cité dans Ibid.
SOBIENAK Claire
I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana
Si les premiers Mexicains-Américains se sont auto-définis comme « blancs », les
Chicanos, dans les années 1960, revendiquent au contraire leurs origines indiennes. Que
s’est-il donc produit pour que la composante indienne devienne subitement si importante
aux yeux de certains Mexicains-Américains ? Pour le comprendre, il nous faut éclairer le
contexte d’ « ethnic revival », c’est-à-dire de réveil ethnique qui s’opère aux Etats-Unis dans
les années 1960.
b. L’émergence d’un contexte favorable aux revendications ethniques.
Les années 1960 sont marquées aux Etats-Unis par un vent de contestation et de
mobilisations politiques dont une des plus importantes manifestations est le Mouvement
pour les Droits Civiques des Noirs-Américains. Sans décrire dans le détail ce combat,
il convient néanmoins d’en rappeler les principales évolutions, de manière à situer le
Mouvement Chicano dans le contexte général de l’histoire de la déségrégation et de
l’émergence du multiculturalisme aux Etats-Unis. On peut affirmer que sans ce contexte
politique, les revendications chicanas n’auraient sans doute pas pris la même forme.
La population noire-américaine, victime d’une ségrégation légale depuis le XIXème
siècle et de la doctrine « Separate but equal » avalisée par la Cour Suprême des EtatsUnis en 1896, s’engage dès les années 1940 dans un combat pour l’égalité de traitement
avec les blancs. L’Association Nationale pour l’Avancement des Gens de Couleur (National
Association for the Advancement of Colored People : NAACP), dirigée par William E.Dubois
joue un rôle majeur dans le démantèlement du racisme institutionnalisé aux Etats-Unis. La
NAACP lance une grande offensive au début des années 1950 en portant devant le tribunal
la question de la ségrégation scolaire et celle-ci est déclarée inconstitutionnelle par l’arrêt
Brown vs. Board of Education of Topeka, en 1954. De plus, les grandes mobilisations autour
de l’arrestation de Rosa Park, fin 1955, pour avoir refusé de laisser sa place à un blanc
dans un bus permettent de franchir un pas décisif. La législation sur la ségrégation dans les
bus est abolie et en 1956, Martin Luther King, figure emblématique du mouvement, s’assoit
symboliquement à l’avant d’un bus à Montgomery. Le président républicain Eisenhower,
pourtant très frileux sur la question des droits civiques, promulgue le Civil Rights Act de
1957 et octroie ainsi le droit de vote aux noirs.
Au cours des années 1960, les militants multiplient les actions symboliques, comme
les boycotts, les sit-in ou encore les « voyages de la liberté » dans les états du Sud où le
ségrégationnisme est le plus virulent. Le 28 août 1963, ils organisent à Washington une
Grande marche pour le travail et la liberté lors de laquelle Martin Luther King prononce
son célèbre discours « I had a dream ». Une étape décisive est franchie en 1964 lorsque
Lyndon Johnson promulgue le Civil Rights Act, marquant la fin de la ségrégation dans
tous les lieux publics et forçant les états récalcitrants à reconnaître le droit de vote
des noirs-américains. Ceux-ci acquièrent ainsi un poids politique considérable. De plus,
le gouvernement américain met en place une politique d’ « Affirmative action », traduit
en français par « discrimination positive », qui consiste à faciliter l’accès des noirs aux
universités et aux emplois publics.
Néanmoins, la même année, les émeutes raciales de Watts soulignent la persistance
des tensions entre les groupes ethniques. La fin des années 1960 est marquée par la
multiplication des émeutes raciales et par la scission du mouvement pour les droits civiques
en deux branches distinctes : une branche modérée représentée par Martin Luther King, et
une branche plus radicale, celle du « Black power » de Stokely Carmichael, qui souligne
le basculement de certains militants dans un registre d’affirmation culturelle. En 1966, les
Black Panthers et les Black Muslims représentés par Malcom X adoptent un style agressif et
SOBIENAK Claire
27
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
exaltent l’identité noire en promouvant un retour aux racines africaines et une réécriture de
l’histoire de l’esclavage. Ainsi, les années 1960 sont fortement marquées aux Etats-Unis par
la mobilisation politique autour de la déségrégation raciale et de la valorisation de l’identité
noire, mobilisation qui prend un tournant de plus en plus radical à partir de l’assassinat du
leader politique non-violent Martin Luther King en 1968.
Suivant la voie ouverte par les Noirs-Américains, les « Native-Americans » (indiens
des Etats-Unis) se mobilisent à leur tour pour la défense de leurs droits et de leur identité.
L’American Indian Movement (AIM) est créé en 1968 pour dénoncer les abus de pouvoir
et de violence perpétrés par la police américaine. Les militants se fixent également pour
objectif de lutter contre l’image stéréotypée de l’indien, en particulier en s’opposant à l’usage
de noms ou de mascottes indiennes par les équipes sportives américaines comme les
« Washington Redskins » et renversent les préjugés dont ils sont la cible en défendant le
« red power ». Nous pouvons signaler quelques exemples de manifestations organisées
par l’American Indian Movement comme l’occupation de l’île d’Alcatraz, au large de San
Francisco, en 1969, ou la saisie de la réplique du Mayflower lors de la cérémonie de
ème
commémoration du 350
anniversaire de l’arrivée des immigrants à Plymouth Rock,
en 1970. L’Association porte également des revendications territoriales au gouvernement
américain lors de la « marche des traités brisés » (Trail of Broken Treaties), en 1972. Enfin,
signalons en 1973 l’occupation du site de la dernière grande bataille entre les indiens et les
72
colons anglo-saxons, à Wounded Knee, dans le Dakota du Sud .
Pour répondre aux diverses demandes de reconnaissance culturelle des Noirs et des
Native-Americans, le gouvernement américain entreprend une politique multiculturaliste
dès les années 1960. Selon la définition la plus générale, le multiculturalisme désigne la
coexistence de plusieurs cultures au sein d’un même pays. Le terme prend une signification
politique lorsqu’il est associé à un projet de gestion politique des différences culturelles et
passe par la reconnaissance des droits des minorités culturelles. Dès lors, se revendiquer
comme membre d’une minorité ethnique devient un moyen de prendre la parole dans
l’espace public. C’est sous l’influence du « Black power » et du mouvement des « Native
Americans » que les Chicanos, discriminés en raison de leur langue maternelle, de leurs
pratiques culturelles, mais aussi en raison de leur apparence physique, retournent le
préjugé qui les désigne comme des indiens et affirment leur fierté d’être les héritiers
du peuple aztèque. Ils bénéficient de la sorte de l’admiration portée à cette civilisation
précolombienne et deviennent les interlocuteurs des politiques publiques multiculturalistes.
Ils se réapproprient l’espace politique institutionnel ouvert par les mouvements ethniques
antérieurs.
2/ Le « renversement du stigmate » : la fierté du « peuple de bronze ».
Nous considérons que le fait d’être d’origine mexicaine aux Etats-Unis constitue un
73
« stigmate » dans le sens défini par Erving Goffman . Selon lui, le stigmate est un attribut
qui discrédite une personne et entraîne des sanctions sociales allant de l’infériorisation
symbolique à la violence physique. Le stigmate peut être d’ordre physique (le handicap),
ou d’ordre social (l’appartenance à un groupe) comme c’est le cas pour les MexicainsAméricains. Le stigmatisé, réduit à son stigmate par les personnes « normales », peut
adopter différentes postures. Il peut renier son stigmate (comme le font les Spanish72
73
28
Cf. « http://www.aimovement.org »
Goffman, Erwing (1975) Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, Editions de Minuit.
SOBIENAK Claire
I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana
Americans) ou l’inverser. Michel Wieviorka nomme « renversement du stigmate » le
« processus au terme duquel une identité jusque-là cachée, refoulée, plus ou moins
honteuse ou réduite à l’image d’une nature se transforme en affirmation culturelle visible
74
et assumée » . En nous référant à cette analyse, nous considérons que les écrivains
chicanos renversent le stigmate qui désigne les Mexicains-Américains selon une définition
raciale, et proclament leur fierté d’appartenir à « la Raza », la « race », terme générique
désignant la communauté mexicaine-américaine. Ils s’attachent à transformer le stéréotype
racial, l’image de l’indien mexicain laid et apathique telle qu’elle apparaît dans la littérature
75
et dans les films Anglo-Américains , en un portrait noble et combatif de l’indien.
a. Le renversement des valeurs morales et esthétiques américaines.
Un peuple à la peau de « bronze ».
Les écrivains chicanos font tout d’abord des traits physiques de l’indien des critères de
beauté. Dans leurs écrits, la peau brune des Mexicains devient une peau de « bronze ».
Le bronze résiste à l’usure du temps, contrairement au plastique auquel Alurista associe
les Anglos dans le poème « Insane buildings ». Ce métal peut être fondu, façonné selon
76
la volonté des Chicanos. « Nous forgerons un amour ardent dans notre bronze » , « nous
77
devons affirmer notre bronze et forger l’épée de la justice » , nous dit Alurista. Dans le
poème « Fruit de bronze », il emploie neuf fois ce nom de métal évocateur de brillance et
de résistance.
78
Les « pommettes saillantes » et la « crinière féline » s’ajoutent à la couleur de peau
dans l’évocation des critères de beauté. Dans le poème « Chicano infante », Alurista envie
le sourire de l’enfant chicano, ses lèvres rouges, ses cheveux aux mèches soyeuses et
79
ses yeux noirs qui sont ceux du soleil . Ces « traits indigènes [portent les] cicatrices de
80
l’histoire » et constituent la marque de noblesse de la riche lignée aztèque, opposée à
81
la jeunesse du peuple anglo-américain. Celui-ci « n’a pas d’ombre » contrairement aux
82
Chicanos qui portent en eux un « fier héritage solaire » , « l’héritage des pyramides
83
84
sacrées » . Le poète clame fièrement sa « lignée royale/ faite de plumes de Quetzal» .
La combativité indienne.
74
75
Michel Wieviorka (2001) La différence, Paris, Balland, p.31
Dans Aztlán, terre volée, terre promise, Yves-Charles Grandjeat évoque les Dime novels où “l’image des Mexicains sert de
repoussoir à la bonne conscience nationaliste américaine” (op.cit., p.38) et les films hollywoodiens du début du XXème siècle, tels
Tony the Greaser ou The Greaser’s revenge. (p.40)
76
77
78
79
80
81
82
83
84
“with our bronze/ amor ardiente forjaremos”, in “hombe ciego”, Ibid.,p.6
« we must assert our bronze y forjar la espada justiciera », in « la cucaracha », Ibid., p.7
“pomulos salientes-leoninos cabellos- negros- ojos » in « pomulos saliente », Alurista, op.cit., p. 51
“envidio tu sonrisa/ rojos labios/ tiernos/ envidio tu pelo/ sedosos mechones”, in “chicano infante”, Ibid., p. 54
« razgos indigenas/ the scars of history », in “mis ojos hinchados”, Ibid., p.40
« no tiene sombra/we do », in « hombre ciego », Ibid., p6
« pride herencia solar », in « Chicano heart », Ibid, p.9
« heritage of piramides sagradas », in « el sarape de mi personalidad », Ibid, p.10
“our royal lineaje/con plumas de quetzal”, in “el leon ruge”, Ibid., p37
SOBIENAK Claire
29
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
Le deuxième stéréotype stigmatisant que les écrivains chicanos tentent de renverser
est l’image de l’indien apathique, « endormi sous un cactus ». Pour s’opposer à cette
vision, les auteurs n’ont de cesse de rappeler la combativité des Aztèques, car c’est en
leur mémoire que les Chicanos doivent lutter contre l’oppression, comme dans le poème
« Liberté sans larmes » :
Nous ne devons pas la laisser ! La liberté ne doit pas nous échapper… Notre autodétermination et notre volonté d’être des hommes : Chevaliers tigres
Fier plumage guerrier
Libre comme l’aigle et le serpent.
Les « caballeros tigres » et « caballeros aguilas », chevaliers tigres et chevaliers aigles,
étaient les deux principaux ordres militaires aztèques. Nous les retrouvons dans le poème
« I can’t » et dans « Las tripas y los condes » où Alurista compare ces armées avec les
gangs des quartiers chicanos. Dans le dernier paragraphe de Peregrinos de Aztlán., Miguel
Mendez, sur un ton lyrique, invite les Chicanos à se soulever: « Chevaliers tigres, chevaliers
aigles, luttez pour le destin de vos fils ! Sachez, vous, les immolés, que dans cette région
85
vous serez aurore et vous serez aussi rivière… »
L’image de la spiritualité indienne.
86
Enfin, les Chicanos accusés d’être ignorants, fourbes et voleurs , deviennent sous la
plume des écrivains chicanos les héritiers d’un peuple spirituel. Les références aux dieux
aztèques abondent dans la littérature chicana, conférant un ton mystique aux œuvres.
Alurista évoque Tlaloc, le dieu de la pluie, Tonantzin, le dieu de la lune, Ehecatl, le dieu
du vent, Tonatiuh, le dieu du soleil. Dans « Chants de vieilles grenouilles », Alurista décrit
un rite aztèque :
L’aigle flotte dans les nuages :
Mélodies dans le marécage
Rythme fugace de plumes dansantes ; prêtres [...]
Dans leur tribut au soleil Tonatiuh
Emanant des rayons d’obsidienne
Dans les yeux tristes de la grenouille sage : tradition
Prétérite de quetzales sacrés : rites
Nocturnes de lune roucoulante […]
Lamentation de la tempête de Tlaloc
87
Dans Heart of Aztlán, l’indien est celui qui apporte une touche de spiritualité au
récit par ailleurs réaliste. Des passages écrits en italique semblent retranscrire une
mémoire collective, des légendes, comme si une mystique flottait dans l’air, au dessus des
personnages :
85
« Caballeros tigres, caballeros águilas, luchad por el destino de vuestros hijos ! sabed, los inmolados, que en esta región
seréis alborada y también seréis río… », Mendez, op.cit., p184
86
87
Pour une étude approfondie des stéréotypes dont sont victimes les mexicains, consulter Greandjeat Yves-Charles, op.cit.
« el águila flota en las nubes : roncas/melodías en el pantano/ fogoso ritmo de plumas danzantes ; sacerdotes[…]en su
tributo al solar tonatiuh/emanando rayos de obsidiana/ en los tristes ojos de la rana sabia : tradición/pretérita de quetzales sagrados :
ritos/ nocturnos de luna arrulladora[…] –tempestuoso lamento de Tlaloc », in « cantos de ranas viejas », Alurista, op.cit.,p.73
30
SOBIENAK Claire
I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana
La terre sacrée… Des siècles auparavant, les mains brunes d’une femme
indienne s’étaient emparées de la terre pour la mettre dans un récipient moulé,
comme les cendres d’un homme sont versées dans une urne, et le peuple
avait porté cette urne sacrée tandis qu’il errait à travers la nouvelle terre pour
accomplir sa destinée. La terre était le nouveau lien entre le peuple et leurs dieux
88
.
Un autre versant de la spiritualité de la Raza tient au rapport intime que les indiens sont
supposés entretenir avec la nature. Dans les œuvres étudiées, les personnages indiens
personnifient les rivières, les astres et les animaux, et ils entrent en communion avec eux.
Dans Peregrinos de Aztlán, Jesusito de Belen, indien aux pouvoirs de guérisseurs dit :
J’ai alors su que j’étais un vieil arbre, très vieux, et tu ne me croirais pas si je
te dis que je sentais la sagesse qui courrait en moi.[…] Bientôt tu te sens arbre
en même temps que rivière : tu te sens aussi cerf quand tu les vois courir alors
qu’ils donnent l’impression de voler avec leurs bois qui sont en réalité des ailes
démembrées.[…] si tu veux sentir quelque chose de vraiment très beau, sens-toi
89
cactus .
Alurista utilise lui aussi le champ lexical de la nature à de nombreuses reprises. Il évoque
tour à tour l’aigle, le serpent, l’oiseau, le cygne, la lune, les éclipses, etc. Il suggère que la
nature permet de dresser un parallèle entre les Aztèques et les Chicanos qui travaillent la
terre de leurs mains, dans les plantations américaines.
Dans Peregrinos de Aztlán, Miguel Mendez apporte une nuance importante à cette
image romantique de l’indien. Si l’on retrouve dans son roman l’idée selon laquelle l’indien
est combatif et proche de la nature, Mendez ne se contente pas d’évoquer l’héritage laissé
par les civilisations préhispaniques : il dresse également le portrait des indiens de son
époque. Loreto Maldonado, le personnage principal du roman, est un indien yaqui, du nord
du Mexique. Il vit dans la misère, dans une cabane en tôle, lavant des voitures pour survivre.
Il est oublié de tous, « comme un étranger orphelin de sa patrie, honteux d’exister dans un
90
espace étranger » . Loin de l’image idéalisée donnée dans les deux autres ouvrages, pour
Mendez, « être indien signifiait l’oubli, l’opprobre, le mépris, la sentence inique des misères
91
les plus abjectes et le dédain injurieux envers leurs peaux brunes » .
Mendez souligne que le peuple Yaqui a fièrement défendu son territoire contre
l’envahisseur espagnol puis américain. Il a réussi à survivre, grâce à son caractère combatif,
mais il vit désormais dans des conditions misérables :
88
La sagrada tierra…centuries before, the brown hands of an Indian woman had scooped the earth of the heartland into
a clay vessel, like the ashes that remain of the man are poured into the urn, and the people had carried that sacred urn as
they wandered across the new land to complete their destiny. The earth was the new covenant between the people and
their gods—“. Anaya, op.cit., p.7
89
« Supe entonces que soy árbol viejo, muy viejo, y a que no crees que sentía la savia que me corría por dentro.[…] No
tardas en sentirte árbol al mismo tiempo que arroyo ; también te sientes venado cuando los ves corriendo que casi vuelan
con esos cuernos que en realidad son alas desmembradas.[…] si quieres sentir algo muy, pero muy bonito, siéntete
nopal. » Méndez, op.cit., pp.103-104
90
91
« como un extranjero huérfano de patria, avergonzado de existir en espacio ajeno » Mendez, op.cit., p39
« el ser indio significaba el olvido, el oprobio, el desprecio, la inicua sentencia de las mas vil de las miserias y el afrentoso
desden hacia sus pieles prietas. » Mendez, op.cit., p.168
SOBIENAK Claire
31
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
Cela faisait environ quatre cents ans que la tribu yaqui était en guerre pour ne
pas être soumise comme les autres indiens […] Jamais aucune autre race n’a
lutté avec une telle volonté et une telle bravoure pour son terrain comme le
peuple yaqui l’a fait ; déterminé à mourir pour la terre, mourir avec tout ce que le
92
terme comporte de cru dans la réalité
.
La comparaison de la figure de l’indien dans les trois ouvrages nous permet de distinguer
deux genres de représentation : l’indien préhispanique et l’indien contemporain. Alors que
l’indien du présent est misérable, oublié de tous, l’indien préhispanique est idéalisé. Les
auteurs chicanos nous en livrent une image romantique : il est présenté comme un valeureux
guerrier, un homme spirituel, en communion avec la nature. Nous voyons donc que dans la
littérature chicana, la fierté d’être indien est constituée en référence au passé et au non au
présent, car une image idéalisée de l’indien contemporain pourrait être facilement contestée.
Cette représentation des Aztèques trouve sa place dans le système d’oppositions que
nous avons présenté dans la première sous-partie du mémoire. L’Aztèque est cet ancêtre
qui a transmis aux Chicanos les valeurs de solidarité et d’amour de la nature alors que
les européens ont transmis l’idéologie individualiste et matérialiste aux Anglos-Américains.
Dès lors, les auteurs chicanos incitent leurs pairs à effectuer un retour à leurs racines, pour
puiser dans l’histoire et dans la mythologie aztèque l’inspiration de leur autodétermination.
Mais pourquoi réduisent-ils le passé préhispanique au seul peuple aztèque ?
b. L’héritage aztèque, ciment de l’unité chicana.
Dans Heart of Aztlán, alors que les membres de la famille Chávez et les autres personnages
ont tous une identité, l’indien, lui, n’a pas de nom. Les références mystiques écrites en
italique qui ponctuent le récit évoquent « le vieil indien » ou « la femme indienne », sans
plus de précision. Si le nom « Aztèque » n’apparaît pas directement, la multiplicité des
symboles associés à cette civilisation ne laisse pas de doute possible : du mythe d’Aztlán
aux « chevaliers aigles » et « chevaliers tigres », ce sont bien les Aztèques qui se cachent
derrière cette figure de l’indien.
Les écrivains chicanos réduisent le passé préhispanique à la civilisation aztèque.
Cette rhétorique constitue un raccourci simplificateur. En effet, la population mexicaine
constitue une véritable mosaïque ethnique : Zapotèques, Mixtèques, Yaquis, Lacandons,
93
Mayas, etc, il n’existe pas moins de 62 ethnies indiennes recensées à ce jour . Lorsque
l’on parle d’Aztèques, on se réfère à l’empire qui dominait le plateau central lorsque les
colons espagnols conquirent le Mexique. Le peuple aztèque avait assujetti de nombreuses
ethnies militairement mais il ne constituait qu’un peuple indien parmi d’autres. Comme le
souligne Ricardo Sanchez, poète chicano très critique envers ses comparses aux discours
indigénistes : « ceux d’entre nous qui ont du sang indigène, irrévocablement coupé de sang
espagnol, ont sans doute du sang apache, tarahumara, yaqui, pueblo, tewa, huasteca, et
descendent d’un pauvre paysan n’ayant jamais vu l’ombre d’une pyramide. » Pourquoi les
92
« Por esas calendas la tribu yaqui iba por los cuatrocientos años de guerrear para no ser uncida al yago como los
demás indios […]. Jamás ha existido raza alguna que haya luchado con semejante ímpetu y bravura por su terruño, como
el pueblo yaqui lo hiciera ; determinados a morir por el suelo, morir con toda la crudeza de lo que en la realidad encierra el
termino. » Ibid., p157
93
La Commission National pour le Développement des peuples indigènes, connue sous l’acronyme CDI, et le Programme des
Nations Unies pour le Développement recensent 62 langues indigènes.
32
SOBIENAK Claire
I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana
Aztèques deviennent-ils les seuls ancêtres indiens aux yeux d’auteurs comme Alurista ou
Anaya ? Nous pouvons émettre plusieurs hypothèses à ce sujet.
D’une part, il est possible que les écrivains chicanos n’aient pas eu une connaissance
très approfondie de l’histoire et de la composition ethnique du Mexique. Anaya est né aux
Etats-Unis ; Alurista et Mendez sont nés au Mexique, mais ils ont vécu la majeure partie
de leur vie aux Etats-Unis. Il est probable que les auteurs aient grandi avec pour seule
connaissance du passé préhispanique l’histoire simplifiée qui consiste à dire que lorsque
les conquistadors espagnols débarquèrent au Mexique, ils découvrirent une civilisation
indienne très organisée : la civilisation aztèque.
La seconde hypothèse est que le nom « Aztèque » est évocateur pour le grand public,
aussi bien pour les Chicanos que pour les Anglos. Le quidam américain, sans connaître
les caractéristiques de l’histoire et de la civilisation aztèque a cependant une vague idée de
ce qui se cache derrière ce nom : un peuple préhispanique du Mexique. Par ailleurs, cette
civilisation est auréolée de prestige. Les écrivains chicanos aiment rappeler les pyramides
qu’elle bâtit ou encore les plumages qu’arboraient les guerriers. Nous retrouvons ici une
caractéristique du discours chicano que nous avons déjà évoquée : les écrivains reprennent
des symboles compréhensibles à la fois par les Chicanos et par les Anglos, de manière à
instituer un dialogue. Ce faisant, ils reproduisent cependant les lieux communs qui associent
la population précortésienne aux seuls Aztèques.
D’autre part, nous émettons l’hypothèse que les écrivains chicanos cherchent à unifier
symboliquement les Mexicains-Américains pour faire vivre le sentiment d’appartenance à
une communauté chicana. Le rôle de l’écrivain dans la construction de l’identité ethnique
prend ici tout son sens : devant l’hétérogénéité de la population mexicaine-américaine, les
écrivains font le choix de sélectionner le peuple aztèque comme seul ancêtre préhispanique
des Mexicains pour forger l’unité du groupe. Sous la plume des écrivains, les Chicanos
ayant les mêmes ancêtres, ils appartiennent à la même famille. Enfin, notons dès à présent,
avant de l’étudier plus en détail dans la seconde partie du mémoire, que l’évocation de la
civilisation aztèque permet de faire des Chicanos les indigènes du sud-ouest des EtatsUnis. En effet, selon la légende, les Aztèques sont originaires d’un endroit nommé Aztlán,
situé quelque part « au Nord ».
c. Aztlán dans la littérature chicana : un paradis perdu.
Le mythe d’Aztlán est l’une des composantes principales de ce système de représentation
de l’indianité aztèque que les Chicanos se réapproprient. L’évocation de la terre d’origine
est un symbole très puissant, comme le raconte Crispin, le voisin de la famille Chávez à
Albuquerque :
…Dans les légendes anciennes, il y avait un désert blanc, brûlant, qu’une
rivière traversait, et à l’est, en direction du soleil qui donne la vie, il y avait une
montagne magique. Là-bas, dans ces contrées sauvages se trouvent les ruines
d’Aztlán ; là-bas, dans cette montagne sacrée se trouve la fontaine d’Aztlán, la
94
source de la rivière de notre peuple…
94
« … In the ancient legends there was a white, burning desert through which the sacred river ran, and to the east in the
direction of the life-giving sun there was the magic mountain. There in that wilderness are the ruins of Aztlán; there in that
sacred mountain is the fountain of Aztlán, the source of the river of our people.” Ibid., p.122
SOBIENAK Claire
33
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
Dans cette description, Aztlán est un lieu mystérieux, empreint de magie. Crispin continue
son récit de la pérégrination des premiers hommes jusqu’au lieu où ils ont vu un oiseau géant
avec dans ses griffes un serpent. Une fois la légende racontée, il précise sa portée spirituelle
pour les Chicanos:
…Nous sommes le fruit du peuple qui erra depuis la terre mythique d’Aztlán,
le premier peuple de cette terre qui erra vers le sud en quête d’un signe. […]
Toutes les histoires ont un sens.[…] c’est pourquoi nous ne devons pas laisser
ces légendes mourir… Penses-y mon ami, pense à l’exode du peuple d’Aztlán…
C’est une histoire qui surpasse de loin les errances des Juifs de la Bible, c’est
une odyssée où les dieux viennent à la rencontre des hommes, comme ils le
firent jadis dans les histoires de la Grèce antique…il y a de la passion, et il y a
de la tragédie, et il y a les fondements de civilisations qui égalent celles du vieux
95
continent…et tout ceci ici, sur cette terre, sur cette terre d’Aztlán
.
Plus qu’ un lieu géographique d’où provenaient les Aztèques, Aztlán est présenté comme
un paradis perdu. « Les gens [y] vivaient en paix et en harmonie avec la terre et ses
96
dieux » . Dès lors, il devient un idéal à retrouver. Après avoir écouté le récit de Crispin,
Clemente Chávez, hanté par la légende d’Aztlán, rend visite à une sorcière qui lui fait vivre
une expérience spirituelle intense, à l’aide d’une boisson concoctée par ses soins. Il se sent
alors investi de la mission de retrouver Aztlán. Dans son voyage mystique, Clemente voit
ses collègues de travail le prier de les aider, de les guider. Ils crient « Injustice ! Misère! ».
La recherche d’Aztlán est en fait l’allégorie de la libération du peuple chicano :
A ce moment-là il sentit le rythme du cœur d’Aztlán battre la mesure de son
propre cœur. Les rêves et les visions devinrent réalité, et la réalité n’était que
la mince substance des mythes et des légendes. Une puissance joyeuse courut
depuis le cœur sombre de la terre jusqu’à son âme et il cria : JE SUIS AZTLÁN !
97
Dans l’ouvrage de Miguel Mendez, les « pèlerins d’Aztlán » sont les immigrés mexicains
qui gagnent les Etats-Unis, poussés par la faim et la misère et non par un quelconque
présage ou volonté divine. « Ils venaient du sud, à l’inverse de leurs ancêtres, dans un
pèlerinage sans prêtres ni prophètes, traînant une histoire sans aucun mérite pour celui
98
qui parviendra à la raconter, à cause du caractère commun et répété de leurs tragédie. »
Mais, la pérégrination ne mène nulle part, car si les Mexicains traversent la frontière, ils sont
95
« …We are the fruit of the people who wandered from the mythical land of Aztlán, the first people of this land who
wandered south in search of a sign. […]There is a meaning in all the stories of the people », Crispin smiled, « that is why
we cannot let those legends die… Think on it, my friends, think of the exodus of the people from Aztlán… It is a story
which far surpasses the wanderings of the Jews of the Bible, it is an odyssey where gods visited with men as they once
did in stories of ancient Greece…there is passion, and there is tragedy, and there are the foundings of civilizations that
equal those of the old world…and all of it here, on this earth, on this land of Aztlán… » Ibid., pp. 83-84
96
97
“the people lived in peace and harmony with the earth and her gods”, Ibid., p.123
“in that enduring moment he felt the rhythm of the heart of Aztlán beat to the measure of his own heart. Dreams and
visions became reality, and reality was but the thin substance of myth and legends. A joyful power coursed from the dark
womb-heart of the earth into his soul and he cried out I AM AZTLÁN !” Anaya, op.cit., p.131
98
« Del sur iban, a la inversa de sus antepasados, en una peregrinación sin sacerdotes ni profetas, arrastrando una historia sin
ningún merito para el que llegara a contarla, por lo vulgar y repetido de su tragedia. » Mendez, op.cit.,p.66
34
SOBIENAK Claire
I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana
aussi exploités aux Etats-Unis. Ainsi, malgré la frontière, il y a une certaine continuité dans
le territoire, et le désert entre les deux pays n’est que « la tombe immense des proscrits et
de l’empire des indiens. » Dans ce panorama désolant, Aztlán représente la patrie rêvée
des clandestins mexicains, « los espaldas mojadas », ou « wetbacks » :
Je fus gagné par l’illusion et je vis dans la solitude cosmique du désert SonoraYuma la république que nous habiterions, nous les espaldas mojadas, les
indiens soumis à la disgrâce et les Chicanos rendus esclaves. Elle sera à nous,
la « République des Mexicains décharnés ». Depuis les dunes qui s’élèvent et
qui simulent des tombes, des foyers bourgeonneraient, et la race nomade, les
pieds blessés d’un pèlerinage de plusieurs siècles, aurait enfin un toit auréolé
de bonaventure. […] Je fus gagné par l’imagination et je vis le pèlerinage de
beaucoup de peuples indiens abaissés par la torture de la faim et l’humiliation de
la dépossession, ils parcourraient à l’inverse les anciens chemins, à la recherche
99
de l’origine lointaine
.
Si Mendez se différencie de Anaya et de Alurista en accordant une importance particulière
aux conditions de vie contemporaines des indiens, il les rejoint dans sa vision mythique
d’Aztlán vu comme un Eden perdu et comme la patrie symbolique des Chicanos :
Quand l’amnésie commençait à planter ses ténèbres dans notre mémoire, nous
sommes retournés à nos lacs antiques, cherchant au fond les visages que nous
avions perdus ; […] Nous sommes arrivés là-bas, jusqu’au lit cristallin d’une
rivière, face à la montagne de granit ; nous avons crié pour que l’écho nous rende
les noms et les voix qui s’en allaient…nous laissant vides.[…] Nous sommes
allés au fond de la mer, où les étoiles ont leur nid, pour demander si le ciel sait où
100
nous allons ou d’où nous venons…
Ainsi, pour conclure sur le caractère symbolique des références aztèques dans la littérature
chicana, nous rappellerons les points suivants :
Depuis le XIXème siècle, les Mexicains-Américains sont victimes de discriminations sur
le sol états-unien. Les Anglo-américains nie leur identité métisse en les considérant comme
des indiens à cause de certains traits de leur physique.
Dans les années 1960, l’effervescence politique et culturelle aux Etats-Unis se
caractérise notamment par l’ethnicisation des mobilisations politiques. C’est sous l’influence
du mouvement des Noirs et du mouvement des Native Americans que le Mouvement
Chicano voit le jour.
99
« Me gano la ilusión y vi en la cósmica soledad del desierto Sonora-Yuma la república que habitaríamos los espaldas
mojadas, los indios sumidos en la desgracia y los chicanos esclavizados. Seria la nuestra, la « Republica de Mexicanos
escarnecidos ». De las dunas que se alzan simulando tumbas brotarían hogares, y la raza nómada con los pies llagados
de siglos de peregrinación tendría por fin un techo nimbado de bienaventuranza.[…] Me gano la imaginación y vi en
peregrinaje a muchos pueblos de indios hollados por la tortura del hambre y la humillación del despojo,recorrían a la
inversa antiguos caminos en busca del origen remoto. » Ibid., p.96
100
« Cuando la amnesia empezaba a plantar tinieblas en nuestra memoria, fuimos a nuestros antiguos lagos, buscando
en el fondo los rostros que habíamos perdido ; […] Allá llegamos, hasta el lecho prístino de un río, frente a la montaña de
granito ; gritamos para que el eco nos volviera los nombres y las voces que se iban…dejándonos vacíos.[…] Fuimos al
fondo del mar, donde las estrellas bajan a sus nidos, a preguntar si el cielo sabe a donde vamos o de donde venimos… »
SOBIENAK Claire
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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
Les auteurs chicanos renversent le stigmate qui qualifie les Mexicains-Américains
d’indiens et invitent leurs pairs à honorer l’héritage aztèque. Ils véhiculent une image
idéalisée et stéréotypée de l’indien, homme combatif, spirituel et proche de la nature.
Dans la littérature chicana, Aztlán, la terre d’origine des Aztèques, devient un paradis
perdu que les Chicanos doivent retrouver. Aztlán tisse un lien entre le passé et le présent,
car c’est par cette allégorie du retour aux sources que les écrivains chicanos prétendent se
libérer de l’oppression anglo.
Il serait pourtant réducteur de n’évoquer que les références aztèques brandies par
les auteurs chicano. Si elles constituent une composante importante du système de
représentation chicano, nous ne considérons pas pour autant que la littérature étudiée se
limite à faire revivre le passé préhispanique. Nous allons voir que la culture chicana est plutôt
une forme de syncrétisme culturel, mêlant certains éléments choisis du passé mexicain à
des pratiques culturelles états-uniennes.
C) Le syncrétisme culturel chicano.
Nous allons à présent nous attacher à analyser le syncrétisme culturel « chicano » qui
donne, selon nous, la spécificité au mouvement culturel du même nom. Par syncrétisme
culturel, nous entendons la fusion d’éléments issus de différentes cultures pour former une
nouvelle expression culturelle. Les trois cultures dans lesquelles le « Chicanismo » puise
ses références sont la culture préhispanique, la culture mexicaine, et la culture américaine.
Notons que la culture mexicaine est déjà une forme de syncrétisme dans la mesure où elle
est issue de la rencontre des cultures préhispaniques et espagnole.
Puisque nous avons déjà abordé les éléments aztèques du système de représentation
chicano, nous allons à présent évoquer l’héritage mexicain, notamment par le biais de la
réappropriation de l’idéologie révolutionnaire et du concept de « race cosmique ». Puis, nous
étudierons la persistance des pratiques religieuses mexicaines et le syncrétisme langagier
anglo-espagnol propre à la culture chicana.
1. La « Race de bronze » et l’idéologie révolutionnaire mexicaine.
Commençons par relever une contradiction apparente : d’une part, les écrivains chicanos
prétendent assister à la naissance d’un peuple « nouveau », le peuple « chicano », mais
d’autre part, ils insistent sur le glorieux héritage laissé par les ancêtres de ce peuple. Cette
contradiction est particulièrement visible dans l’introduction que Alurista rédige pour le texte
politique « Plan spirituel d’Aztlán », connu comme étant la charte du Mouvement Chicano :
« Dans l’esprit d’un peuple nouveau, conscient non seulement de son fier héritage historique
mais aussi de l’invasion brutale de notre territoire par les « gringos »… ».
Comment un peuple « nouveau » peut-il avoir un héritage ? La dénomination « peuple
nouveau » est essentiellement symbolique : si les hommes sont toujours les descendants
d’autres hommes, la conscience de l’appartenance à une communauté chicana est nouvelle,
en revanche, et ce sentiment d’appartenance nécessite un travail de création, voire de
recréation. Les auteurs chicanos s’attachent donc à former un imaginaire national, composé
de la mémoire des grands hommes qui sont supposés avoir forgé la nation chicana.
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SOBIENAK Claire
I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana
La lecture des œuvres choisies nous révèle que les héros de ce « nouveau peuple » ne
sont autres que les héros de l’histoire officielle du Mexique. Ainsi, dans Floricanto en Aztlán,
Alurista cite Benito Juarez, le président constitutionnaliste ou encore Emiliano Zapata, le
héros de la révolution mexicaine à qui le poète adresse une lettre et imagine la réponse
101
du révolutionnaire . Quant à Rudolfo Anaya, dans Heart of Aztlán, il évoque Hidalgo, le
prêtre qui lança le « grito de Dolores » marquant ainsi, dit-on, le début de l’insurrection
qui mena à l’indépendance du Mexique. L’étude d’un poème d’un autre écrivain chicano,
Rodolfo Corky Gonzales confirme cette corrélation entre les héros chicanos et les héros
mexicains. Dans le poème « I am Joaquin », l’écrivain s’identifie tour à tour à l’empereur
aztèque Cuauhtémoc, Hidalgo, Benito Juarez, Pancho Villa, aux présidents Porfirio Diaz,
Huerta, et Francisco Madero, au premier indien catholique, Juan Diego, etc :
Je suis Cuauhtemoc, fier et noble, chef des hommes, roi d’un empire civilisé audelà des rêves de Cortes l’espagnol, qui est aussi le sang, l’image de moi-même.
[…] Je suis le despote Diaz et Huerta et le chantre de la démocratie, Francisco
102
Madero.[…] Je suis le prince Aztèque et le Christ chrétien.
En incarnant des figures opposées par les combats passés, le poète devient le chantre de la
Nation mexicaine. Dans son poème, Rodolfo Corly Gonzalez réactive en réalité la rhétorique
du Mexique révolutionnaire : d’une part, il glorifie les personnages historiques indiens et
issus de milieux modestes (Benito Juarez, Juan Diego, Emiliano Zapata) et d’autre part il
consacre le métissage des Mexicains.
a. Les héros mexicains dans la littérature chicana : une vision de l’histoire
inspirée du muralisme.
Les écrivains et les artistes chicanos reconnaissent volontiers l’influence qu’ont exercé sur
eux les fresques des peintres muralistes de l’époque post-révolutionnaire, tels que Diego
Rivera, David Alfaro Siqueiros ou Clemente Orozco pour ne citer que les plus connus.
Il est intéressant de noter que certains peintres chicanos ont même repris le muralisme
103
comme mode d’expression . Comme le notent Virginia Fields et Victor Zamudio Taylor
104
dans le catalogue de l’exposition The road to Aztlán : Art from a mythic homeland
,
muralistes mexicains et muralistes chicanos se différencient par leur support : les premiers
peignaient leurs fresques sur les murs des bâtiments publics mexicains car il s’agissait
de commandes d’Etat, alors que le muralisme chicano est confiné dans la marginalité, les
artistes s’exprimant sur les murs des maisons de leurs quartiers.
Les similitudes entre les sujets des fresques mexicaines et les thèmes de prédilection
de la culture chicana sont fortes. Les peintures murales post-révolutionnaires représentent
l’époque préhispanique comme une époque glorieuse. La conquête espagnole vient briser
101
102
Cf. poème “Once, I wrote a letter to Emiliano”, in Alurista, op.cit.
« I am Cuauhtemoc, proud and noble,leader of men, king of an empire civilized beyond the dreams of the gachupin
cortes, who also is the blood, the image of myself[…] I am the despot Diaz and Huerta and the apostle of democracy,
Francisco Madero[…] I am the Aztec prince and Christian christ”. Corky Gonzales Rodolfo, “I am Joaquin”, http://
latinamericanstudies.org/latinos/joaquin.htm
103
104
Voir ANNEXE 4.
The Road to Aztlán: art from a mythic homeland fut une exposition sur l’art chicano, organisée au Los Angeles County Museum
of Art de West Hollywood, en 2001.
SOBIENAK Claire
37
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
brutalement l’harmonie d’un peuple montré comme spirituel et civilisé. Par la force,
espagnols et indiens se mélangent pour former le peuple métis, symbolisé dans les
105
peintures par l’union de Cortes et de la Malinche . Malgré cette violence physique et
symbolique, le peuple métis parait assoupi : la domination exercée par l’élite blanche,
représentée comme avide de pouvoir et d’argent, empêche la conscience de leur condition.
Seule la révolution mexicaine, grâce à ses héros Zapata, Villa, Madero et Carranza, permet
au peuple de se réveiller : ainsi, le nouveau peuple métis, uni et humble, accède enfin
à l’éducation, et au pouvoir grâce à ses représentants. Le rappel de l’idéologie postrévolutionnaire mexicaine et de son expression culturelle dans le muralisme nous permet
de mieux comprendre le processus de formation de l’identité culturelle chicana : de même
que le peuple métis renaît grâce à la Révolution mexicaine idéalisée sous le pinceau des
peintres muralistes, le peuple Chicano renaît symboliquement avec le Mouvement Chicano,
sous la plume de ses écrivains et de ses artistes.
Précisons enfin que si Alurista glorifie la révolution mexicaine dans plusieurs de ces
poèmes, Miguel Mendez apporte un regard beaucoup plus critique sur cette période de
l’histoire. Dans cette guerre fratricide, les victimes sont encore une fois les plus pauvres.
Chayo Cuamea, indien yaqui ayant combattu avec Loreto aux côtés des révolutionnaires se
retrouve seul. Miséreux, il va demander à ses anciens supérieurs de la lutte révolutionnaire
une aide, une reconnaissance, mais ceux-ci vivent à présent dans des palaces et refusent
de le recevoir. Le rapport des écrivains à l’héritage mexicain n’est donc pas univoque. Malgré
le travail d’unification qu’entreprennent certains auteurs chicanos comme Alurista, il existe
plusieurs mémoires mexicaines.
b. La « race cosmique » et la « race de bronze ».
Par ailleurs, les écrivains chicanos s’inspirent fortement du concept de « race cosmique »
de José Vasconcelos pour façonner leur image de la « Race de bronze ». Dans un ouvrage
de 1927 qui connut un grand retentissement au Mexique et dans le reste de l’Amérique
latine, et dont l’influence persiste jusqu’à aujourd’hui, cet ancien ministre de l’éducation
du gouvernement Obregon (1920- 1925) développe l’idée selon laquelle le peuple latinoaméricain, issu du métissage des peuples indigènes et européens, porte en lui les germes
d’une « race cosmique » à venir qui sera la symbiose des peuples de tous les continents.
En effet, selon lui, les métis latino-américains sont d’ors et déjà en train de se fondre avec
les descendants des esclaves venus d’Afrique et des migrants arrivés d’Asie. Le métissage
106
total de ces populations créera une cinquième race, la « race cosmique » , lorsque les
deux grandes cultures linguistiques américaines que sont la culture saxonne et la culture
hispanique se fondront en une seule et même race.
107
Cette race cosmique devient « race de bronze »
sous la plume des écrivains
et militants chicanos. A la manière de Vasconcelos, les auteurs se font analystes et
créateurs. Les auteurs du Plan de Santa Bárbara le soulignent en disant que « le concept
de La Raza procure une dimension internationale au Chicanismo et la Race cosmique
fournit un précédent philosophique. » Les écrivains présentent les Chicanos comme un
105
Peu après son arrivée au Nouveau Mexique, le célèbre conquistador espagnol Cortes s’est vu offrir une belle et noble
indienne, La Malinche. L’enfant qui est né de cette union représente dans l’imaginaire national mexicain le métissage violent entre
les deux cultures.
106
VASCONCELOS, José (1927) La Raza cosmica, México, Fondo de Cultura Economica, Ed.1988.
107
Précisons que l’expression « raza de bronce » n’a pas été inventée par Alurista. Amado Nervo l’utilise dès 1902 dans un
poème du même nom qu’il prononce devant la Chambre des députés du Mexique, en hommage à Benito Juarez.
38
SOBIENAK Claire
I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana
« peuple nouveau» : ni mexicain car le territoire de ce peuple est « Aztlán », c’est-àdire le sud-ouest des Etats-Unis, ni américain car il refuse ses valeurs. Leur intuition leur
fait imaginer la prophétie d’une nouvelle « race ». Derrière la métaphore du travail du
bronze c’est bien l’écrivain lui-même qui façonne l’image du peuple chicano, à qui il donne
symboliquement naissance :
Naissance
Naissance de mon peuple
Enfant de bronze,
Peau de bronze,
Vierge de bronze
J’ai vu naître le bronze
Alurista reprend également l’idée de « pureté » de la race cosmique, comme dans le
108
poème « chicano infante » : « Enfant chicano/ enfant de l’illusion/ j’envie ta pureté » .
c. La reproduction des contradictions post-révolutionnaires au sujet de
l’héritage indigène.
En reprenant à leur compte l’idéologie post-révolutionnaire, les écrivains chicanos ne
décèlent pas le leurre de l’idéologie officielle indigéniste et reproduisent, malgré eux, les
contradictions et les travers de ce discours : si l’élément indigène a été au cœur des
préoccupations des gouvernements mexicains du XXème siècle, cela a été pour le maintenir
dans sa position de dominé, objet des politiques de l’Etat, et non sujet de la politique
nationale. En effet, par des programmes d’assistance économique et sociale connus sous
le nom d’ « indigénisme », l’Etat mexicain entreprit de réaliser l’idéal de métissage de
manière active et idéologique. Ces programmes constituaient des chevaux de Troie destinés
à inculquer la culture dominante, notamment en obligeant à la pratique du castillan. Le but
recherché était bel et bien de faire disparaître les cultures indigènes en les assimilant à la
culture métisse soutenue par le gouvernement.
Les écrivains chicanos qui se sont largement inspirés des écrits de José Vasconcelos
n’ont vraisemblablement pas lu cet auteur en détail. En effet, José Vasconcelos ne
considérait nullement que la civilisation précolombienne avait surpassé la civilisation
européenne. Pour Vasconcelos, « seul l’ignorant peut répéter l’absurdité selon laquelle
les conquistadors ont détruit une civilisation (…) L’Espagne n’a rien détruit parce qu’il
109
n’existait rien de digne d’être conservé quand elle arriva sur ces terres. » . Vasconcelos
reconnaît que les espagnols ont exploité les indiens, et que les Mexicains continuent à faire
de même, mais selon lui, dans une moindre mesure que les propres chefs aztèques qui
les soumettaient avant la conquête. Il ne va pas jusqu’à dire que l’indien est un « bon à
rien », mais selon lui, le métissage constitue une véritable chance pour l’indien car le sang
européen lui permet de sortir de son état apathique. La « race cosmique » est un idéal à
atteindre pour que la « race indienne » disparaisse. Le peuple métis gardera simplement en
mémoire l’image romantique de l’indien préhispanique, telle qu’elle est présentée dans les
peintures post-révolutionnaires (combatif, spirituel et proche de la nature). En reproduisant
l’idéologie officielle révolutionnaire, les Chicanos reproduisent ce travers : ils relèguent
108
109
« Chicano infante/ niño de ilusion / envidio tu pureza », Anaya, op.cit.
JACINTO, Augustin (2002) “Las Etnias y la cultura mexicana en José Vasconcelos”, Relaciones, vol.23, n°91. Zamora.
SOBIENAK Claire
39
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
l’indien à un passé lointain. Cet indien a laissé un héritage mais il n’existe plus que dans
la mémoire collective.
2/ Le syncrétisme de deux cultures populaires.
Si la Révolution mexicaine et son idéologie constituent une source d’inspiration importante
pour les écrivains chicanos, leur écriture est également empreinte d’autres éléments de
la culture mexicaine métis, comme l’évocation des pratiques religieuses. D’autre part, le
syncrétisme des cultures mexicaine et américaine est également une des caractéristiques
de la littérature chicana, exprimée notamment à travers le langage.
a. L’évocation du christianisme et des pratiques religieuses mexicaines.
La religion catholique constitue un élément important de la culture mexicaine : elle
est pratiquée par 89 % de la population du pays. Importés par les espagnols lors de
la conquête, les rites catholiques mexicains ont intégré certaines pratiques religieuses
indiennes, opérant ainsi un syncrétisme religieux. Aux Etats-Unis, les rites syncrétiques
distinguent la population d’origine mexicaine du reste des Américains, à majorité protestante
et renforcent les frontières ethniques entre les deux groupes. Dans les œuvres chicanas
étudiées, nous retrouvons des références à ces pratiques, comme le culte de la Vierge
de Guadalupe évoqué dans les poèmes “you know that I would be untrue” et dans « a
cualquier hora » de Alurista. Rappelons brièvement cette pratique religieuse : en 1531, la
Vierge apparut à un jeune indien, Juan Diego, récemment converti au catholicisme, sur
l’emplacement du temple de la déesse aztèque Tonantzin, à Tepeyac, Mexico. Une basilique
fut construite à cet endroit pour honorer un culte à cette vierge brune. Chaque année, le
12 décembre, des milliers de pèlerins mexicains se rendent à la basilique Notre Dame
de Guadalupe pour prier devant le vêtement de Juan Diego où l’image de la Vierge s’est
miraculeusement imprimée. Le culte de cette vierge brune superposé au culte de la déesse
indienne Tonantzin est aujourd’hui le symbole du syncrétisme religieux mexicain.
Les auteurs soulignent également les tensions que les pratiques religieuses des
Chicanos peuvent engendrer aux Etats-Unis. Dans Heart of Aztlán, un conflit éclate autour
de l’enterrement d’Henry, un jeune chicano qui s’est noyé dans une rivière. Le shérif
s’oppose à l’ouverture du cercueil en raison de l’état du corps du défunt. La famille ne peut
l’accepter, car elle tient à respecter les traditions religieuses de la famille. Le père dit au
shérif :
Nous devons faire une veillée comme il se doit pour notre fils. C’est notre
coutume de veiller les morts. […] Je vais ramener mon fils chez moi. Là-bas, les
vivants pourront voir le mort, nous prierons et nous chanterons les louanges. La
veillée durera toute la nuit, comme la coutume le prévoit ; le corps ne sera pas
110
laissé seul. Ensuite, le lendemain matin, il pourra être enterré.
Les femmes préparent ensuite le repas pour la veillée. « La coutume voulait qu’il y ait
beaucoup de nourriture pour les visiteurs qui venaient monter la garde de nuit ». Le rituel
du repas, vraisemblablement issue des pratiques religieuses indiennes, vient s’intégrer à
110
“He must have a proper velorio. It is our custom to have a wake for the dead.[…]I will take my son home. There the
living will view the dead, the rosary will de prayed, the alabados will be sung. The velorio will last all nught as is prescribed
by custom: the body will not be left alone. Then in the mornig he can be buried.” Anaya, op.cit., p.113
40
SOBIENAK Claire
I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana
la veillée funéraire catholique, où les prières sont récitées en espagnol. Nous notons que
dans ce passage, la religion est davantage associée à une coutume qu’à une croyance.
Dans Peregrinos de Aztlán, le personnage de Jesusito de Belen nous offre un autre
exemple de syncrétisme culturel indien et catholique. Il s’agit d’un jeune garçon yaqui d’un
village indien nommé Belen qui révèle des dons de guérisseurs.
On raconte que lorsqu’il touchait de vieux cactus jaunes, ceux-ci redevenaient
verts.[…] Certaines personnes l’entendirent parler le nahuatl et le maya, alors que
sa langue maternelle était le yaqui ; il parlait aussi le castillan comme n’importe
quel espagnol. On l’a aussi entendu parler des langues très mystérieuses, si
étranges qu’elles ne paraissaient pas être du continent, mais plutôt des langues
très anciennes. On raconte que de près on le voyait marcher comme n’importe
111
quel chrétien, mais que de loin, il flottait dans l’air
Surnommé « Jesusito de Belen », son histoire est d’abord racontée comme celle d’un
saint : le jeune garçon ne fait pas payer les soins qu’il prodigue. Pourtant, plus tard dans le
récit, une conversation qu’il entretient avec Loreto montre qu’il est lui-même désabusé, qu’
il ne croit guère à ses dons. Il est un imposteur : « Les gens ont fait de moi un rédempteur
112
alors que je ne suis qu’un pauvre pêcheur. » Jesus de Belen raconte qu’il parvient à
soigner les gens grâce à leur foi. Il les aide à expulser leurs frustrations et non-dits, et à
croire au pardon. Jesusito de Belen meurt finalement assassiné par le gouvernement.
Cette histoire est intéressante car elle mêle les superstitions et les mystères indiens
(la sorcellerie) à la religion catholique (le surnom Jesusito de Belen, on croit le voir flotter,
etc.) Miguel Mendez semble s’être inspiré pour ce personnage de la figure de Teresa Urrea
guérisseuse et Sainte mexicaine du XIXème siècle. Comme Jésus de Belen, Teresa Urrea
était une indienne yaqui par sa mère. A l’âge de 16 ans, une guérisseuse lui enseigna
comment soigner les maux avec des herbes. Victime d’une attaque cataleptique, Teresa
Urrea se réveilla du coma et commença à avoir des visions et des dons de guérisseuse,
grâce à l’usage de terre, de sa salive et parfois de son propre sang. Teresa Urrea exprima
également son opposition à la corruption de l’église catholique et incita les gens à s’adresser
à Dieu directement. Désignée comme coupable d’hérésie et de trahison à la patrie par le
gouvernement de Porfirio Diaz, elle devint une icône pour les opposants à la dictature. Le 19
mai 1892, Teresa Urrea fut arrêtée et elle dut s’exiler en Arizona où elle continua à prodiguer
des soins, en particulier aux mexicains immigrés dans la région. Elle effectua une tournée
aux Etats-Unis, mais en dehors de l’aire d’influence mexicaine, elle rencontra peu de succès.
Teresa Urrea est fréquemment citée par les historiens chicanos comme précurseur de
la révolution mexicaine de 1910 et du mouvement chicano, en raison de son action en faveur
des pauvres et des opprimés. Sa condition sociale populaire, son dévouement et son exil
aux Etats-Unis en font une icône pour les Chicanos. La manière dont elle reprit la pratique
indienne de la médecine en fait aussi un modèle d’affirmation ethnique.
111
« Cuentan que tocaba a los nopales amarillos de viejos y a luego se tornaban verdes.[…] Algunos le oyeron hablar
a un tiempo el náhuatl y el maya, siendo su lugar madre el yaqui ; hablaba el castilla como un Cervantes cualquiera.
También le oyeron hablar lenguas muy misteriosas, tan extrañas que no parecían del continente, mas bien lenguas
antiquísimas. Dicen que de cerca se miraba caminar igual que lo hace todo cristiano, pero que ya a lo lejos se divisaba
flotando; tenía veredas en el aire. », Mendez, opus cité.
112
« La gente me hizo rendento siendo yo un pobre pecador tan llenos de pasiones. » Ibid. p.105
SOBIENAK Claire
41
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
b.Le syncrétisme langagier anglo-espagnol.
Si les écrivains chicanos vont puiser dans la culture mexicaine des éléments qu’ils intègrent
à leur système de représentation, les marques de la culture américaine, pourtant si décriée,
sont elles aussi présentes. L’alternance de l’anglais et de l’espagnol dans l’énonciation
constitue l’expression principale de ce syncrétisme.
Aux Etats-Unis, la concentration spatiale de familles mexicaines dans certains quartiers
113
des villes (les barrios, les colonias) et l’arrivée continue de nouveaux immigrés favorisent
le maintien de la transmission de l’espagnol de génération en génération. La grande majorité
des Mexicains-Américains est bilingue : de façon générale, elle pratique l’anglais dans la
sphère publique, et l’espagnol dans la sphère privée. Dans Heart of Aztlán, les enfants de
la famille Chávez jonglent ainsi d’une langue à l’autre: « Ils parlaient parfois en espagnol,
qui était la langue de leur peuple, et ils parlaient parfois en anglais, qui était la langue qu’ils
114
adoptaient à l’école. » .
Notons que tous les auteurs étudiés utilisent à la fois l’anglais et l’espagnol dans
leurs ouvrages. Heart of Aztlán est rédigé en anglais, mais comme nous l’avons évoqué
plus haut, des mots espagnols se glissent dans le récit (familia, barrio, compadre, etc.)
Dans Peregrinos de Aztlán, la situation est inversée : le récit est écrit en espagnol, mais
certains personnages emploient des mots anglais au cours des conversations. Ainsi, le
personnage de El Chuco, qui a vécu une partie de sa vie aux Etats-Unis, utilise les
expressions suivantes : « esta pinchi life », « un drink » (p.36), « apenas me estoy poniendo
feeling good » ou encore « si uno pide help » (p.37). Enfin, dans Floricanto en Aztlán,
Alurista joue sur l’alternance des deux langues qu’il utilise indifféremment au sein des
115
mêmes poèmes, comme dans les vers suivants : « our tomorrow es hoy » , « libertad sin
116
117
lagrimas/ sin dolor/ and with pride » , ou encore « hombre ciego for power » . Ce procédé,
nommé « code-switching » est fréquemment utilisé par les poètes chicanos. Comme le note
Ada Savin, « les sociolinguistes y voient l’expression verbale des valeurs culturelles et des
118
conditions sociales ambivalentes des locuteurs bilingues » .
Ces observations nous permettent d’énoncer que si les Mexicains vivent souvent
dans des quartiers à part et peuvent ainsi maintenir certains traits culturels, les frontières
restent perméables : l’usage de l’anglais et de l’espagnol n’est pas cloisonné. Lorsque
des Mexicains-Américains parlent entre eux, ils mélangent souvent les deux langues au
cours d’une même conversation, comme le fait El Chuco. L’inter-linguisme des chicanos
est le meilleur exemple du syncrétisme anglo-mexicain. Il permet des jeux de langues
permanents.
Une langue hybride naît alors de la fusion de l’anglais et l’espagnol. Les mots
techniques anglais sont « hispanisés » et intégrés à l’espagnol parlé en famille, comme
dans le terme « cookiar », cuisiner (issu du mélange de « to cook » et de « cocinar »),
alors que les mots liés à la famille et à la communauté restent utilisés en espagnol dans les
113
114
Selon le recensement de l’an 2000, 96,8 % de la population du quartier East Los Angeles est recensée comme « hispanic ».
« Sometimes they spoke in Spanish, which was the language of their people, and sometimes they spoke in English, which
was the tongue they adopted in school;. » heart of Aztlán, p.2
115
116
117
118
42
Alurista, op.cit., in “when raza”, p.1
Ibid, in « libertad sin lagrimas », p.5
Ibid, in “hombre ciego”, p.6
Cf. Savin Ada, op.cit, p.101.
SOBIENAK Claire
I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana
conversations que les chicanos entretiennent en anglais. Les jeunes Mexicains-Américains
nés aux Etats-Unis sont surtout responsables de cette hybridation, au grand dam de leurs
parents qui préféraient un usage puriste de la langue. Pour les jeunes, il s’agit d’un véritable
jeu linguistique qui conduit Juan Bruce-Novoa à dire que « les Chicanos seraient interlingues
et non pas bilingues, leur langage étant un mélange, une synthèse des deux langues dont
119
il résulte une autre langue. »
Intéressons-nous à présent aux liens entre la langue utilisée et les destinataires des
ouvrages étudiés. Dans la première sous-partie de ce mémoire, nous avons souligné
le fait que les auteurs positionnent leurs narrateurs au sein de la population mexicaineaméricaine et nous donnent ainsi une vision ethnocentrée des évènements. Derrière
leurs personnages, les auteurs semblent s’adresser à des lecteurs chicanos à même de
comprendre leur situation. Ainsi, les destinataires des ouvrages sont principalement les
Mexicains-Américains. Comme ces derniers sont bilingues, les auteurs peuvent choisir de
s’adresser à eux dans l’une ou l’autre des langues. Dans Heart of Aztlán, l’utilisation de
l’anglais comme langue de narration peut s’expliquer simplement par le fait que Rudolfo
Anaya est né aux Etats-Unis, contrairement à Miguel Mendez et à Alurista. Cependant, le
choix de la langue utilisée a des conséquences sur la répercussion de l’ouvrage : Rudolfo
Anaya a rapidement été considéré comme une référence aux Etats-Unis en tant qu’écrivain
chicano, alors que Miguel Mendez est devenu plus emblématique de cette culture au
Mexique.
Enfin, dans son ouvrage Les Chicanos aux Etats-Unis, étrangers dans leur propre
pays ?, Ada Savin insiste sur l’importance de l’usage de la langue dans la constitution
d’une identité ethnique : l’utilisation de l’espagnol, comme langue du discours ou
seulement à l’occasion de mots glissés dans un discours en anglais, renforce le sentiment
d’appartenance à une communauté hispanique et met à distance l’Anglo qui ne parle pas
cette langue. « L’alternance des codes est une forme de langage subversif, un défi adressé
120
à l’autorité de la langue dominante, et une affirmation implicite de solidarité ethnique » .
Cependant, le statut de la langue est ambivalent, car il touche à la fois au culturel et au
politique. L’espagnol seul ne permet pas aux chicanos d’employer toutes les fonctionnalités
de la langue car les revendications politiques qu’ils exprimeraient ne pourraient être
entendues par la société américaine et le gouvernement. L’anglais est la langue du
pouvoir car elle est institutionnalisée comme telle par les Anglos. Comme le fait remarquer
Pierre Bourdieu, « les rapports de communication par excellence que sont les échanges
linguistiques sont aussi des rapports de pouvoir symbolique où s’actualisent les rapports de
121
forces entre les locuteurs ou leurs groupes respectifs. » . Dès lors, pour une population
bilingue, le choix de la langue parlée dépend du public auquel on souhaite s’adresser.
L’adoption de l’anglais par les Chicanos n’est pas seulement la marque de l’acceptation
de la domination des anglophones et de l’acculturation des Chicanos, elle est aussi une
stratégie, preuve de la compréhension des enjeux de pouvoir : la maîtrise de l’anglais
est primordiale pour accéder à l’espace public américain et ne pas rester reclus dans la
communauté mexicaine. Nous comprenons ainsi pourquoi les textes politiques chicanos
sont principalement rédigés en anglais.
En conclusion, les marques de syncrétisme culturel rencontrées dans la littérature
chicana renforcent notre sentiment de l’évolution constante des cultures et des identités.
119
120
121
Savin, op.cit., p.143
Savin, Ada, op.cit., p.104
Bourdieu, Pierre (1982) Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, p.14. Cité par Savin Ada, op.cit. p.78
SOBIENAK Claire
43
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
Malgré les efforts des écrivains pour fixer des frontières ethniques entre l’Anglo et le
Chicano, le syncrétisme langagier laisse transparaître la perméabilité de ces frontières.
Contrairement à ce que certains poèmes d’Alurista laissent entendre, la culture chicana
n’est pas seulement héritière du peuple préhispanique. Elle n’est pas non plus la simple
transposition de la culture mexicaine aux Etats-Unis. Elle est une forme d’expression
culturelle originale issue d’un double syncrétisme, le syncrétisme mexicain des cultures
indiennes et espagnol, et le syncrétisme chicano des cultures mexicaines et américaines.
Nous nous proposons à présent de mettre à jour le lien étroit entre littérature chicana et
mobilisation politique. Si nous avons choisi d’évoquer dans un premier temps la construction
de l’identité ethnique chicana, et dans un deuxième temps l’idéologie nationaliste du
Mouvement politique, cette séparation ne signifie en rien que les deux éléments sont
déconnectés l’un de l’autre. Les écrivains et poètes chicanos jouent un rôle essentiel dans
la formation du Mouvement politique en célébrant dans leurs ouvrages l’identité du peuple
chicano. De la sorte, ils contribuent à faire naître un sentiment d’appartenance à une
communauté, étape préalable et concomitante de la mobilisation politique.
Le syncrétisme culturel de cette communauté laisse la voie entrouverte à de multiples
combinaisons, qui sont autant de stratégies ethniques possibles pour les chicanos. Dès lors,
la forme littéraire de ce syncrétisme prend une dimension idéologique : les auteurs chicanos
sélectionnent dans la culture préhispanique et dans la culture mexicaine les éléments
susceptibles de donner un sens, une direction à l’histoire du « peuple nouveau ». En mettant
l’accent sur deux héritages supposés avoir transmis aux Chicanos une âme spirituelle
et révolutionnaire (l’héritage des Aztèques et l’héritage de la révolution mexicaine), les
écrivains chicanos ne se contentent pas de faire vivre l’expression culturelle d’un peuple
opprimé : ils s’attachent à construire un discours porteur de mobilisation politique.
44
SOBIENAK Claire
II- Aztlán, une référence politique porteuse de mobilisation sociale
II- Aztlán, une référence
politique porteuse de mobilisation
sociale
Dans cette seconde partie, nous allons tâcher de dégager les implications politiques
de l’utilisation du mythe d’Aztlan par les écrivains chicanos. La mémoire qu’ils tentent
de construire autour de celui-ci vise à susciter une mobilisation politique générale des
Mexicains-Américains, dont ils seraient les têtes pensantes. A la frontière entre travail
intellectuel et travail militant, nos écrivains chicanos ont pour objectif de donner aux
Mexicains-Américains leur juste place dans la société américaine.
La réécriture d’une histoire commune à tous les Mexicains-Américains paraît à leurs
yeux une étape nécessaire à la formulation de revendications politiques. Pour ce faire, ils
vont utiliser l’université pour diffuser ce message, en profitant du statut institutionnel de celleci. Enfin, nous examinerons la réception de ce message par les organisations mexicainesaméricaines impliquées dans les luttes politiques et sociales.
A) Réécrire l’histoire : le tracé géographique d’Aztlán.
La frontière entre le Mexique et les Etats-Unis constitue à la fois une ligne de divisions
profondes et une zone de contact. Elle sépare le continent américain en deux aires
culturelles majeures : l’Amérique anglophone d’un côté, et l’Amérique latine de l’autre. Elle
délimite aussi une frontière économique entre la première puissance mondiale et un pays
en voie de développement dont le Produit Intérieur Brut par Habitant est quatre fois inférieur
à celui de son voisin. Ce fossé crée néanmoins des échanges dont chaque pays tire profit
à sa façon : les Etats-Unis bénéficient d’une main d’œuvre mexicaine bon marché tandis
que l’argent que les immigrés mexicains renvoient à leur famille restée au pays constitue la
122
troisième source de devises du Mexique . Mais pour les Mexicains, cette frontière est aussi
liée, depuis son origine, à un sentiment de frustration. Pour le comprendre, il est nécessaire
de rappeler l’histoire du tracé géographique de la frontière entre les deux pays.
1/ Du Traité de Guadalupe Hidalgo à la reconquête démographique.
a. La frustration liée à l’amputation territoriale.
Après avoir vaincu l’empire aztèque à Tenochtitlan en 1521, les colons espagnols
entreprirent la conquête du territoire américain en direction du Nord. Durant trois siècles, ils
122
Les « remesas » constituent la troisième entrée de devises au Mexique, après les exportations de pétrole et les Investissements
Directs Etrangers. Source : Pnud.
SOBIENAK Claire
45
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
progressèrent lentement, en raison de la résistance indienne et de l’immensité du territoire.
Ils établirent cependant des colonies et des missions catholiques sur leur chemin, jusqu’aux
confins de la Californie et du Nouveau-Mexique. Les noms des localités du sud-ouest des
Etats-Unis attestent encore aujourd’hui de cette première colonisation espagnole : San
Francisco, Los Angeles, Sacramento, Santa Fé, etc.
Dans le même temps, les Anglo-saxons conquirent l’actuel territoire des Etats-Unis
123
d’est en ouest. En 1819, un premier traité de délimitation, le Traité Adams-Onis , fut signé
entre l’Espagne et les Etats-Unis. Il fixa la frontière entre les deux colonies sur le 42°
parallèle et octroya donc au royaume d’Espagne les territoires conquis en premier lieu par
ses colons. Le Mexique devint indépendant en 1821, et en 1827 un nouveau traité confirma
le premier tracé de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. De 1831 à 1835, les colons
anglo-saxons protestants du Texas, devenus majoritaires sur ce territoire se rebellèrent
contre le gouvernement mexicain et demandèrent leur indépendance. "Selon les estimations
les plus basses, on dénombre en 1834 environ 20 000 colons américains au Texas, esclaves
124
compris, contre seulement 4 000 mexicains." Ils obtinrent satisfaction en mars 1835 et le
Texas resta indépendant jusqu’en 1845, date à laquelle il fut annexé par les Etats-Unis.
Les colons anglo-saxons poursuivirent leur conquête vers l’ouest, en s’appuyant sur
l’idéologie de la Destinée Manifeste, définie ainsi par John O’Sullivan : « Le droit de notre
destinée manifeste à s’étendre sur tout le continent, à le posséder, droit que la Providence
nous a donné pour développer la grande aventure de la liberté ». Le gouvernement
américain cherchait en réalité à rejoindre San Francisco, porte du commerce vers l’orient. Il
proposa d’abord au gouvernement mexicain d’acheter la Californie, mais face au refus de
ce dernier, il choisit l’épreuve de force en postant des troupes américaines le long du Rio
Grande.Le gouvernement mexicain conclut à une invasion étrangère et déclara la guerre
aux Etats-Unis. M Mais le Mexique manquait de moyens et d’organisation : trois ans après
le début de la guerre, en septembre 1847, les américains occupaient Mexico.
Le Traité de Guadalupe Hidalgo fut signé entre les deux pays en 1848. Le Mexique,
battu, céda plus de la moitié de son territoire aux Etats-Unis : la Californie, le Nevada, l'Utah,
l'Arizona, le Nouveau Mexique et une partie du Colorado, soit une superficie de 2 400 000
Km². Si 25 % des Mexicains habitant ces territoires choisirent de regagner le Mexique, tous
les Mexicains ne vécurent pas cet évènement comme une défaite. Certains d’entre eux, en
particulier les grands propriétaires terriens avaient même combattu auprès des Américains.
En effet, ils considéraient alors que le gouvernement des Etats-Unis serait plus protecteur de
leurs intérêts économiques, notamment en maintenant l’esclavage. La signature du Traité
de Guadalupe Hidalgo leur sembla un bon compromis car elle prévoyait une cohabitation
pacifique entre Mexicains et Américains sur un même territoire. Les Etats-Unis s’engagèrent
à respecter le droit de propriété et la culture des mexicains. Ceux-ci purent choisir, durant
un an, de conserver la nationalité mexicaine ou d’acquérir la nationalité américaine.
Cependant, la situation tourna très vite au désavantage des Mexicains. Leur droit de
125
propriété fut largement bafoué : les Californios furent expropriés et ne reçurent aucune
justification car les autorités américaines refusèrent de traduire en espagnol les décisions
de justice. Pablo de la Guerra, propriétaire terrien mexicain ayant participé à la rédaction
de la Constitution de la Californie rapporta devant le Sénat américain le désarroi de la
communauté mexicaine aux Etats-Unis : « Vendus par le Mexique comme des morceaux de
123
124
125
46
Voir ANNEXE 5.
VAGNOUX, Isabelle (2003) Les Etats-Unis et le Mexique, histoire d'une relation tumultueuse, Paris, L’Harmattan.
Terme désignant les mexicains vivant sur le territoire de l’actuelle Californie au XIXème siècle.
SOBIENAK Claire
II- Aztlán, une référence politique porteuse de mobilisation sociale
126
viande, ils se sentent abandonnés et rejetés. Ils sont étrangers dans leur propre pays. » .
Comble de malchance pour les Californios, les premières pépites d’or furent découvertes
en Californie quelques mois à peine après la signature du Traité, marquant le début de la
fameuse « ruée vers l’or » qui attira des milliers d’américains dans l’ouest des Etats-Unis.
Cette coïncidence historique accentua le sentiment de dépossession, de vol éprouvé par
les Mexicains.
Enfin, en 1853, un nouveau différend opposa les Etats-Unis et le Mexique au sujet
du tracé de la frontière séparant le Nouveau-Mexique et Chihuahua, querelle motivée
notamment par la fertilité des régions concernées et la richesse de leurs sous-sols. Le
gouvernement mexicain refusa de céder gratuitement les territoires réclamés par les
Etats-Unis mais il accepta de vendre 110 000 km² des états actuels de l’Arizona et du
127
Nouveau-Mexique . Ainsi, l’amputation territoriale et le non-respect des clauses du traité
de Guadalupe Hidalgo firent naître un sentiment de frustration et de rancune dans l’esprit
des premiers Mexicains-Américains qui se sentirent trahis à la fois par le gouvernement
américain et par le gouvernement mexicain.
b. L’évocation du Traité de Guadalupe Hidalgo dans la littérature chicana.
Plus d’un siècle après, l’épisode de Guadalupe Hidalgo semble encore très présent dans
l’esprit des écrivains chicanos. En effet, dans les œuvres étudiées, nous retrouvons
plusieurs allusions aux « territoires volés » par les Etats-Unis. Dans le poème « Me hablo en
el sueño », Alurista évoque « les traités d’Amérique rompus une fois négociés » et le « traité
de Guadalupe Hidalgo, balle tirée sur la justice ». Dans « Once, I wrote a letter to Emiliano »,
le poète écrit une lettre à Emiliano Zapata, puis imagine la réponse de ce dernier :
Cher Cactus,
En lisant votre lettre, j’ai examiné la substance de votre problème incongru et j’ai
découvert que la terre de nos ancêtres (rappelez-vous : la terre volée) était fertile
au moment où l’assaut et le génocide ont été commis. Cette accusation ne prête
pas à rire, au contraire elle est très sérieuse. Un tel acte criminel est une félonie.
Dans le poème, Zapata dit ensuite que la sentence correspondant à un tel crime doit être
une indemnisation matérielle des victimes, ajoutée à une peine d’incarcération « d’une
éternité ». Le coupable « aura peut-être recours à son « white-anglo-saxon-protestantism » »
et parviendra peut-être à attendrir son interlocuteur, mais il ne faut pas pleurer sa mort.
Notons que le poète ne vise pas les colons espagnols qui ont soumis les populations
amérindiennes les premiers. Il s’attaque aux « White-Anglo-Saxon-Protestants » et fait
donc bien référence aux territoires cédés en 1848. En s’adressant à Emiliano Zapata et en
imaginant la réponse de ce dernier, Alurista donne au lecteur un gage de confiance à ses
propos : il sous-entend que si Zapata avait été encore en vie, il aurait soutenu les Chicanos
dans leur lutte pour la récupération des terres volées.
Enfin, notons que des passages de Heart of Aztlán et de Peregrinos de Aztlán font
également allusion au Traité de Guadalupe Hidalgo. Dans le premier ouvrage, au cours
d’une réunion, les hommes se lamentent sur leurs conditions de vie : « Nous avons été
éloignés de notre propre terre, nos modes de vie ont été détruits, nous avons du recréer
126
127
El Clamor Publico, 26 avril 1856, cité par SAVIN Ada, op.cit. p.30
Cette vente est conclue sous le nom de Traité de Gadsen ou de la Mesilla.
SOBIENAK Claire
47
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
128
nos villages dans les banlieues misérables des villes ! » Dans Peregrinos de Aztlán, un
129
des personnages dit que « les gabas ont volé cette terre à la Raza » .
Nous voyons donc que les écrivains chicanos mettent l’accent sur ce sentiment de
dépossession de la terre et font du Traité de Guadalupe Hidalgo le point de départ de
la misère et de la domination des Chicanos. Les auteurs trouvent dans cette mémoire
historique un point d’appui essentiel pour faire vivre la communauté ethnique Chicana : le
sentiment d’injustice, pour ne pas dire de colère, est un ferment puissant de mobilisation
politique. Ce travail de mémoire tend à rendre légitimes leurs revendications politiques,
en arguant d’une injustice originelle : les chicanos ne présentent pas des réclamations
incongrues, ils demandent seulement ce qu’ils considèrent leur appartenir, et qui leur a été
confisqué.
Revenons à présent sur l’évolution des relations entre le Mexique et les Etats-Unis. Car
la délimitation définitive du tracé de la frontière ne figea pas pour autant les caractéristiques
démographiques de la région. Dès la fin du XIXème siècle, et tout au long du XXème siècle,
l’arrivée continuelle de nouveaux immigrants mexicains modifia la démographie du sudouest américain en faveur des Chicanos.
c. La reconquête démographique.
Peu nombreux sur le territoire américain en 1848, les premiers Mexicains-Américains
furent rejoints dès 1890 par des immigrés mexicains attirés par la richesse des ressources
naturelles découvertes sur ces terres. De plus, la construction de voies de chemins de fer
dans l’ouest américain nécessita beaucoup de main d’oeuvre. Certaines entreprises comme
« Santa Fé » recrutèrent jusqu’à 70 % de travailleurs mexicains dans leurs effectifs. Enfin,
pendant la Révolution mexicaine de 1910, la violence des combats opposant les différentes
factions poussa les habitants du nord du Mexique à fuir cette région où régnaient l’insécurité
et le grand banditisme. Entre 1900 et 1930, un total d’un million de Mexicains immigra aux
130
Etats-Unis .
La Grande dépression de 1929-1934 ralentit nettement le flux migratoire, car les
Etats-Unis cessèrent d’être un pays attractif. D’autre part, alors que le gouvernement
américain s’était montré laxiste durant les décennies précédentes et avait laissé entrer
les Mexicains clandestinement, ces derniers devinrent alors indésirables. On les accusa
de voler le travail des citoyens américains. Le gouvernement mit donc en place un vaste
programme de rapatriement : 345 000 Mexicains furent arrêtés, emprisonnés, puis renvoyés
dans leur pays. Le gouvernement mexicain se vit forcé d’organiser un Comité National de
Rapatriement pour aider les Mexicains expulsés et leur attribua des terres dans le cadre de
la réforme agraire mise en place au même moment. Cette initiative permit à des familles
sans ressources de reprendre ancrage au Mexique.
Le flux migratoire reprit en 1942, avec la mise en place du programme « bracero »
qui organisa l’immigration temporaire de travailleurs agricoles mexicains. Ce programme
visait au départ à pallier la pénurie de main d’œuvre due à l’engagement des EtatsUnis dans la seconde guerre mondiale ; il resta néanmoins en place jusqu’en 1964. En
1942, 4 203 Mexicains participèrent au programme « bracero ». Ils furent 192 000 en
128
”We were dispersed from our own land, our way of life was destroyed, we had to recreate our pueblos in the slum-barrios
of the cities!” Anaya, op.cit. p.103
129
130
48
« Los gabas les apañaron esta land a la raza », Mendez, op.cit., p.58
Savin Ada, op.cit., p.37
SOBIENAK Claire
II- Aztlán, une référence politique porteuse de mobilisation sociale
1951 et 445 000 en 1956. Le flux diminua ensuite jusqu’au nombre de 177 000 en 1964.
Parallèlement à cette arrivée massive d’immigrants légaux, un flux d’immigration illégale
renforça le nombre de Mexicains aux Etats-Unis. Les mojados, ou wetbacks bénéficiaient
du soutien des Mexicains déjà installés pour trouver un travail, tandis que les employeurs
américains se montraient souvent peu soucieux du statut légal de leur ouvriers. En 1964,
le gouvernement américain mit fin au Programme bracero et la loi sur l’immigration de
1965 privilégia le regroupement familial et l’octroi de visas aux personnes possédant des
qualités professionnelles exploitables sur le marché américain. L’instauration de quotas par
hémisphère de provenance limita partiellement l’immigration mexicaine.
Mais ce n’est qu’en 1986 que le gouvernement américain commença réellement à
contrôler et à freiner l’immigration en provenance du Mexique. L’Immigration Reform and
Control Act mit en place des sanctions contre tout employeur d’immigrés clandestins. Dans
le même temps, les immigrés illégaux qui pouvaient justifier de quatre années de résidence
aux Etats-Unis furent régularisés. En 1990, le gouvernement américain instaura un nouveau
quota mondial de 675 000 nouveaux immigrés par an. Il accru la sélection sur critères
professionnels et favorisa les immigrés en provenance de pays moins représentés aux
Etats-Unis, par le biais du programme « Diversity visa ». Malgré les efforts du gouvernement
américain, le flux d’immigration mexicaine continua sa progression. Si en 1900 la population
hispanique ne représentait que 0,9 % de la population totale des Etats-Unis, en 2000 ce
chiffre s’élevait à 12,5 %, soit 35 305 906 personnes.
Ce rappel nous permet de mesurer l’évolution du poids démographique des Mexicains
aux Etats-Unis, en particulier dans les états du sud-ouest américain où les trois-quarts
de la population mexicaine-américaine sont installés. Dès les années 1960, les Chicanos
commencent à entrevoir les possibilités de mobilisations politiques entrouvertes par cette
« reconquête » démographique. En effet, en 1960, 85 % de la population recensée comme
« hispanique » est née aux Etats-Unis. La majorité d’entre eux sont citoyens américains
et sont donc susceptibles de participer à la vie politique du pays. Les paysans employés
dans le cadre du programme bracero sont également suffisamment nombreux pour se faire
131
entendre : les ouvriers agricoles de Delano se mettent en grève en 1966 et rédigent
un texte politique connu sous le nom de « Plan de Delano » dans lequel ils proclament :
« Nous devons nous unir pour former des collectifs et nous servir de notre seule force, notre
132
nombre » .
Toutefois, aux yeux de la population américaine, les Chicanos restent des étrangers
et leur légitimité à vivre sur le territoire états-unien est régulièrement remise en cause :
l’immigré reste sur un fil, accusé de tous les maux en cas de crise, expulsé lorsque sa
présence est jugée indésirable. Pour se défendre, les militants chicanos pourraient rappeler
que les Etats-Unis sont une terre d’immigrants et que les ancêtres des Européens ont
eux aussi tenté leur chance aux Etats-Unis. Ils pourraient également se contenter de
rappeler le non-respect des clauses du traité international de Guadalupe Hidalgo ou faire
davantage valoir leur poids démographique. Cependant, ils choisissent de mettre l’accent
de manière plus forte sur la référence au mythe d’Aztlán, peu connu des Mexicains et
surtout des Américains. Pourquoi les écrivains chicanos ont-ils estimé que la réhabilitation,
la reconstruction de ce mythe constituerait un fondement plus solide de l’identité ethnique
chicana ?
131
132
Nous parlerons plus largement de cet épisode dans la dernière sous-partie de ce mémoire.
Plan de Delano, voir en ANNEXE 8.
SOBIENAK Claire
49
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
2/ « Nous sommes les autochtones, vous êtes les étrangers » : la
réappropriation du mythe d’Aztlán par les Chicanos.
Loin de n’être que l’expression de l’admiration portée aux cultures précolombiennes, le
mythe d’Aztlán joue selon nous un rôle idéologique fondamental dans le discours chicano.
Il confère aux Chicanos une légitimité territoriale bien plus puissante que la référence au
Traité de Guadalupe Hidalgo : les Chicanos effacent l’étape de la colonisation espagnole
et s’affirment comme les descendants des premiers habitants d’Aztlán, c’est-à-dire du
sud-ouest des Etats-Unis. Avant d’envisager la réappropriation du mythe d’Aztlán par les
Chicanos, commençons par rappeler brièvement son rôle dans la mythologie aztèque.
L’ouvrage de Christian Duverger, L’origine des Aztèques, constituera notre principal support
d’analyse.
a. Aztlán dans la mythologie aztèque : une construction idéologique ?
Les codex préhispaniques relatent que les premiers Aztèques vivaient dans un lieu
nommé Aztlán, « lieu de la blancheur », « lieu des aigrettes » ou « pays des hérons
bleutés », selon les traductions. Guidés par le dieu Uitzilopochtli, les Aztèques auraient
quitté cette sorte de paradis terrestre, décrit comme une île montagneuse au milieu d’un
lac, cernée par les roseaux, pour effectuer une migration devant les conduire jusqu’au
lieu de leur sédentarisation. Selon les différentes versions de la légende, les Aztèques
auraient emprunté un axe nord-sud, en passant par Tula, ou un axe nord-ouest-centre par
le Michoacán. Les différents codex et les récits coloniaux s’accordent sur un point : les
Aztèques sont un peuple venu du nord. Plusieurs anthropologues ont émis des hypothèses
variées quant à la localisation d’Aztlán, depuis la Floride jusqu’à l’état mexicain du Nayarit,
en passant par la Californie. En somme, comme le note Christian Duverger, « le souvenir
133
d’Aztlán se nimbe de l’opacité propre à toute origine. » .
Selon cet auteur, la localisation d’Aztlán importe peu car les Aztèques auraient
construit l’image d’Aztlán comme un double de Mexico, pour justifier leur présence dans un
environnement inhospitalier. En effet, les Aztèques fondèrent leur capitale Tenochtitlan sur
un lac. Selon C. Duverger, lorsqu’ils arrivèrent dans la vallée de Mexico, les Aztèques furent
perçus comme des conquérants par les peuples qui habitaient déjà la région. Ils s’établirent
d’abord sur les berges du lac, mais ils en furent chassés. Contraints de se replier sur un îlot
au milieu du lac, ils imaginèrent alors la légende d’Aztlán comme une pérégrination voulue
par les Dieux. Leur présence sur le territoire inhospitalier se trouvait légitimée car MexicoTenochtitlan ressemblait en tout point à Aztlán, la terre des origines. « Poser Mexico comme
un doublet équivalent de l’origine, cela revient dans le fond, et à la limite, à présenter Mexico
comme une origine. L’histoire de la pérégrination devient alors l’histoire d’une migration
circulaire, au terme de laquelle les Aztèques ne font que retrouver une terre qu’ils ont jadis
possédée ; […] Le problème posé n’est autre que celui de la légitimité de l’occupation
134
territoriale » .
Nous manquons d’éléments pour juger de la validité de la thèse de Duverger ;
néanmoins, la lecture de cet auteur nous livre une piste précieuse pour interpréter la
réappropriation du mythe d’Aztlán par les Chicanos. Selon nous, la thèse selon laquelle
« Aztlán est une construction, une image composée a posteriori, soigneusement élaborée
133
Duverger Christian (1983) L’origine des Aztèques, Paris, Editions du Seuil, Ed. 2003, p.9
134
50
Ibid., p.120
SOBIENAK Claire
II- Aztlán, une référence politique porteuse de mobilisation sociale
135
par les anciens historiens de l’empire aztèque »
de ce mythe par les Chicanos.
peut tout a fait s’appliquer à la réécriture
b. La réécriture du mythe d’Aztlán par les Chicanos : l’idéologie du doubleenracinement.
A la lumière des données historiques et démographiques concernant la population
mexicaine-américaine dans le sud-ouest des Etats-Unis, nous considérons que les écrivains
chicanos opèrent à leur tour un mouvement circulaire et réinventent le mythe d’Aztlán en
fonction de leur propre réalité: ils construisent a posteriori une image d’Aztlán qui ressemble
au territoire qu’ils occupent démographiquement pour des raisons économiques (et non
idéologiques, comme le laisserait entendre le terme de « reconquête d’Aztlán ») et se
proclament descendants des premiers habitants d’Aztlán pour justifier leur présence sur
ce territoire où ils sont perçus comme des étrangers. Ainsi, comme le note Yves-Charles
Grandjeat : « l’entreprise de réhabilitation historique permet de substituer le déterminisme
136
économique au déterminisme culturel » .
Sous la plume des écrivains, Aztlán cesse d’être une île montagneuse au milieu d’un
lac pour devenir une aire géographique, le sud-ouest des Etats-Unis, territoire où vivent la
majorité des Mexicains-Américains. Pour renforcer la légitimité des Chicanos à vivre sur
ces terres, les écrivains jouent avec le double-enracinement, préhispanique et mexicain : ils
fixent les limites d’Aztlán aux frontières du traité Adams-Onis, avant la guerre qui opposa le
Mexique et les Etats-Unis. Or, les chicanos sont tiraillés par une contradiction : ces territoires
« volés » en 1848 avaient eux même été conquis par les ancêtres espagnols des Mexicains.
Cette première conquête était-elle plus légitime que la conquête anglo-saxonne ?
Conscients de cet obstacle, les écrivains chicanos trouvent dans la mythologie aztèque
les fondements de leur légitimité à vivre sur ces terres car la référence au peuple amérindien
confère une antériorité territoriale incontestable. Les Chicanos affirment alors qu’ils ont
été deux fois spoliés : en tant qu’héritiers des Aztèques, et en tant que Mexicains. La
superposition des deux références historiques et mythologique est complémentaire : Aztlán
confère une origine commune, référence nécessaire à l’unité du groupe, tandis que la guerre
entre le Mexique et les USA crée une tragédie commune, nécessaire à la mobilisation
politique. L’évocation d’Aztlán permet également de mettre en retrait la défaite de la guerre :
alors que la mémoire du Traité de Guadalupe Hidalgo est douloureuse, car elle rappelle
la supériorité militaire et diplomatique des Etats-Unis sur le Mexique, la mémoire d’Aztlán
est celle d’un grand peuple. Selon la légende, les Aztèques n’ont pas été chassés d’Aztlán,
ils l’ont quitté volontairement guidés par un présage divin. Ainsi, le mythe d’Aztlán joue
une nouvelle fois le rôle qu’il avait tenu pour les Aztèques : « une antiquité digne de leurs
137
aspirations et un prestige à la mesure de leurs ambitions. » .
En somme, la réappropriation du mythe d’Aztlán par les écrivains et militants
chicanos constitue un très bon exemple de syncrétisme culturel idéologique: les écrivains
superposent une légende aztèque, le tracé d’une frontière coloniale et le territoire de
peuplement d’immigrants métis !
C. La négation de l’immigration et la théorie du colonialisme interne.
135
136
Ibid., p.105
Grandjeat Yves-Charles (1989), opus cité, p.22.
137
Ibid., p.387
SOBIENAK Claire
51
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
Sous la plume des écrivains chicanos, la reconquête d’Aztlán devient une prophétie. A partir
du constat de l’implantation géographique des Mexicains sur le territoire du sud-ouest des
Etats-Unis, les auteurs livrent au lecteur une explication mythique. Dans le roman de Rudolfo
Anaya, lorsque Clemente Chávez prend connaissance de la légende d’Aztlán, il analyse
l’immigration des Mexicains aux Etats-Unis comme un retour à la terre sacrée :
Ils n’ont jamais oublié la terre mère, elle les a rappelé à elle, et ils ont effectué
le chemin en sens inverse ; peuple nouveau, sous un nouveau déguisement, ils
supportent maintenant de nouveaux dieux sur leurs épaules ; ils sont à présent
à la recherche de l’or—mais ce n’est pas le véritable motif de leur retour ![…]
Plusieurs centaines d’années ont passé et ils n’ont pas oublié la terre de leur
138
naissance ! Ils rentrent pour compléter le cycle
.
En clamant qu’ils sont les descendants des premiers habitants d’Aztlán, les Chicanos
abandonnent leur habit d’immigrés et se positionnent en peuple autochtone colonisé.
La terre où ils vivent devient la terre ancestrale dont ils sont les héritiers légitimes :
« nous avons encore la force de lutter contre ce gouvernement pour défendre ce qui est
légitimement à nous. Nous devons reconquérir la terre, et nous devons enseigner à nos
139
enfants l’attachement spirituel qui nous lie à elle. » , nous dit Clemente. La référence
à Aztlán devient, dès lors, idéologique. Elle sort du folklore pour venir au secours d’un
peuple en quête de passé. Aztlán sert à l’écriture d’une contre-histoire : dans un discours
qui pourrait être résumé par « nous étions là les premiers », ils accusent les Européens
140
d’avoir envahi leurs terres et se placent ainsi en victimes . Leur combat se situe alors dans
le champ de l’émancipation des peuples colonisés.
A un autre niveau d’analyse, des travaux sociologiques viennent appuyer la thèse
selon laquelle les Mexicains-Américains seraient un peuple colonisé. Dans un article intitulé
141
« Internal colonialism and racial minorities in the US : Ail overview » , publié en 1973,
les sociologues Guillermo Flores et Ron Bailey appliquent aux Chicanos le concept de
« colonialisme interne » qui sera par la suite plus largement développé par Michael
142
Hechter . Ce concept opère un parallèle entre la domination exercée sur les peuples
colonisés et la domination exercée à l’encontre des minorités ethniques d’un pays. Selon
Guillermo Flores, « les Native-Americans, les Chicanos, les Afro-Américains, les Portoricains, les Philippins et les Asian-Americans constituent des colonies internes de la société
américaine « blanche ». Dans un sens qui va au-delà de la métaphore, ces groupes
138
« They never forgot the heartland, it called them back, and they returned, a new people, under a new guise, they now
bore new gods upon their backs, they now sought gold—but that is not why they returned ! […] Hundreds of years passed
and they never forgot the homeland! They returned to complete the cycle. Now I must move in search of that source of
strength-- » Anaya Rudolfo, op.cit., p.126
139
“we still have the strength to fight this government for what is rightfully ours. We must regain the land, and we must teach our
children that spiritual attachment to the earth” Ibid. p.104
140
Voir affiche chicana en ANNEXE 3.
141
Flores Guillermo, Bailey Ron, “Internal colonialism and racial minorities in the US : Ail overview”, in Structures of dependency,
Frank Bonilla et Robert Girling, Ed. Stanford University, 1973, pp.149-160
142
Hechter Michael, Internal colonialism : the Celtic Fringe in British National Development, 1536-1966, Routledge et Fegan
Paul, London, 1975.
52
SOBIENAK Claire
II- Aztlán, une référence politique porteuse de mobilisation sociale
143
sont « des nations à l’intérieur d’une nation » . Flores justifie son propos en disant que
l’immigration à elle seule ne suffit pas à recréer une nation au sein d’une autre : c’est la
non-assimilation d’une population en raison des discriminations qu’elle rencontre qui forge
la nation colonisée. Dès lors, les mobilisations ethniques doivent être considérées comme
144
des luttes de libération nationale dans lesquelles l’auto-définition joue un rôle essentiel .
La théorie du colonialisme interne est très présente dans les écrits politiques chicanos,
et ce dès la fin des années 1960. Dans le Plan de Santa Bárbara, texte politique
estudiantin que nous avons déjà évoqué, les auteurs déclarent qu’ « un nombre croissant
d’étudiants chicanos sont en train de prendre conscience de l’étendue des caractéristiques
coloniales de leur condition. Le résultat de ce colonialisme interne est que les barrios et les
colonias sont des communautés dépendantes sans pouvoir institutionnel et sans influence
significative dans la prise de décision.
La théorie du colonialisme interne s’avère intéressante pour analyser les rapports de
dépendance et de domination entre les institutions américaines et les minorités ethniques.
Néanmoins, nous ne rejoignons pas Flores et Bailey lorsqu’ils s’appuient sur une conception
essentialiste de la culture : selon ces auteurs, les immigrés conservent dans le pays
d’accueil la culture de leur pays d’origine en raison de leur non-assimilation au reste de
la population. Or, au cours de notre étude, nous avons constaté au contraire que les
identités culturelles sont en constante évolution. Si les immigrés mexicains conservent
certaines coutumes mexicaines aux Etats-Unis, comme le culte de la Vierge de Guadalupe,
la portée symbolique des références à Aztlán n’est pas la même pour eux que pour
les Mexicains. Pour notre part, nous privilégions l’interprétation de la mise en avant de
certains traits culturels, par exemple l’indianité chez les Chicanos, comme une stratégie
politique de prise de parole sur la scène publique. L’affirmation de la différence culturelle,
par le « renversement du stigmate », leur permet de se positionner aux côtés des NativeAmericans, dans le combat des peuples colonisés.
Les militants chicanos sont conscients que le droit des peuples autochtones est
une thématique qui commence à être défendue au sein des institutions internationales à
la même époque. L’effervescence intellectuelle et institutionnelle au niveau international
s’affiche comme une solide pierre de touche de leurs revendications. En 1972, l’Organisation
Internationale du Travail (OIT) élabore la « Convention concernant la protection et
l’intégration des Indigènes et autres populations tribales dans les pays indépendants ».
Elle reconnaît l’existence « dans divers pays indépendants [de] populations aborigènes
et d'autres populations tribales et semi-tribales qui ne sont pas encore intégrées dans la
communauté nationale et [dont] la situation sociale, économique ou culturelle empêche de
bénéficier pleinement des droits et des avantages dont jouissent les autres éléments de
la population ». Sont considérés comme « aborigènes » les « populations qui habitaient le
pays, ou une région géographique à laquelle appartient le pays, à l'époque de la conquête
ou de la colonisation et qui, quel que soit leur statut juridique, mènent une vie plus conforme
aux institutions sociales, économiques et culturelles de cette époque qu'aux institutions
145
propres à la nation à laquelle elles appartiennent » . Le texte de la Convention se poursuit
143
“it is our belief that Native-Americans, Chicanos, Afro-Americans, Puerto-Ricans, Philipinos, and Asian-Americans constitute
domestic colonies of white U.S. society. In more than a metaphoric sense, these groups are nations within a nation, fragmented from
their native lands by experiential, temporal, and spatial barriers and from themselves as populations dispersed throughout the urban
and rural centers of this country” Flores Guillermo, op.cit. p.189.
144
145
Cf. Bailey Ronald et Flores Guillermo, "Internal Colonialism and Racial minorities in the U.S.: Ail Overview”, opus cité.
Cf.www.ilo.org
SOBIENAK Claire
53
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
avec des recommandations concernant la mise en œuvre d’une protection spécifique de ces
populations. Ainsi, les écrivains et militants chicanos qui s’appuient sur le mythe d’Aztlán
pour revendiquer leur antériorité territoriale cherchent à bénéficier du statut protecteur
réservé aux populations indigènes.
Par ailleurs, nous analysons la rhétorique de l’antécédence territoriale comme une
marque de la difficulté à vivre sur une terre où l’on est considéré comme étranger.
Comme nous l’avons souligné dans la première partie du mémoire, qu’ils soient euxmêmes immigrés ou qu’ils soient nés aux Etats-Unis, les Mexicains-Américains subissent
les mêmes discriminations liées à leurs origines. Plutôt que de revendiquer leur citoyenneté
américaine, leur droit à vivre sur une terre où ils sont nés, en dépit de l’immigration de leurs
parents ou de leurs grands-parents, les Chicanos s’attachent à contredire leur statut de
population immigrée. Comme le résume Elyette Benjamin-Labarthe dans son introduction
à l’Anthologie thématique de poésie chicano : « La véritable patrie sera ainsi non plus
le Mexique, mais plutôt la terre de l’exil qui devient paradoxalement le lieu des origines,
de sorte que les chicanos vont cesser de se sentir en situation irrégulière, immigrants
opprimés ou méprisés par un consensus souvent raciste, pour retrouver, dans le sud-ouest
des Etats-Unis, à la fois le berceau du peuple aztèque et le lieu d’ancrage de populations
146
hispaniques, bien antérieurs aux migrations anglo-américaines. » . Certains Chicanos
vont même plus loin : ils retournent la situation en accusant les Anglos d’être des étrangers,
entrés illégalement sur le territoire. Une « affiche militante, néo-indigéniste et nationaliste
de l’année 1969 [montre] une figure d’Aztèque menaçant qui crie « Who’s the illegal alien,
147
pilgrim ? » , pour renvoyer la Nation américaine face à son propre passé colonial.
Ces réflexions nous permettent de percevoir la dimension politique de la réappropriation
du mythe d’Aztlán dans la littérature et la poésie chicanas. Comme nous allons le voir
à présent, les écrivains chicanos s’inscrivent dans un projet à tendance nationaliste dont
l’expression culturelle n’est qu’une composante.
B) Un travail intellectuel à portée politique.
Etre écrivain est synonyme pour les auteurs chicanos d’une participation aux mouvements
sociaux de leur époque, même si on peut la considérer comme indirecte. Le choix des
mots est un engagement : ils estiment servir la cause politique à laquelle ils adhèrent
par leurs talents artistiques. D’une part, ils s’attachent à peindre les conditions de vie des
Chicanos et à dénoncer les injustices dont ceux-ci sont victimes. Ils espèrent ainsi insuffler
une conscience politique à leur lectorat mexicain-américain. D’autre part, ils se chargent de
véhiculer des représentations et des symboles susceptibles d’éveiller un sentiment national
chicano. Dans ce processus, nous mettrons l’accent sur l’importance de la formation d’une
élite universitaire chicana en évoquant la diffusion de l’idéologie nationaliste par le biais de
revues universitaires et des Chicanos Studies.
1/ Une écriture littéraire chicana militante.
146
BENJAMIN-LABARTHE Elyette, Vous avez dit Chicano: anthology thématique de poésie chicano, Edition de la Maison
des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1993, p.8
147
54
« Qui est l’étranger illégal, colon ? », in Benjamin-Labarthe Elyette, op.cit., p.46. Cf. affiche en annexe.
SOBIENAK Claire
II- Aztlán, une référence politique porteuse de mobilisation sociale
Les deux romans étudiés, Peregrinos de Aztlán et Heart of Aztlán, ont en commun
de dresser un portrait des conditions de vie des Mexicains-Américains. Les écrivains y
dénoncent l’exploitation des travailleurs chicanos et la misère dans laquelle ceux-ci sont
contraints à vivre. Ils abordent divers sujets dramatiques, tels que l’alcoolisme, la drogue,
la prostitution et la mendicité. Alors que dans la littérature anglo, le Mexicain-Américain
joue souvent un rôle de second plan, les auteurs chicanos l’élèvent en sujet principal et se
proposent de témoigner de son existence.
a. Le réalisme social de la littérature Chicana.
Dans Peregrinos de Aztlán, le personnage principal, Loreto Maldonado vit dans une extrême
pauvreté. Pour survivre, il lave les pare-brises des voitures arrêtées aux feux de circulation,
mais refuse de mendier pour garder sa dignité. Durant la journée, il parcourt la ville,
148
invisible, « comme un de ces nombreux malheureux à qui personne ne fait attention » .
Il y côtoie bon nombre d’indigents, enfants des rues, prostituées et mendiants. Mendez
utilise abondamment le calo, argot des Mexicains-Américains pour retranscrire le parler cru
de ces personnages aux origines populaires. D’autre part, l’auteur s’attache à décrire les
conditions de vie des immigrés clandestins. Comme nous l’avons signalé, l’action se déroule
principalement à Tijuana, au Mexique. La ville est un lieu de passage où anciens et futurs
espaldas mojadas se croisent et évoquent leurs expériences. Les anciens racontent la faim
et la soif éprouvées lors de la traversée du désert, et la mort de certains d’entre eux. Mendez
évoque également le travail agricole saisonnier des Chicanos aux Etats-Unis, et son écriture
prend alors une connotation militante certaine :
Panfilo Perez, comme la majorité des travailleurs agricoles chicanos, n’était pas
protégé par la Sécurité Sociale, ni par aucune autre aide, encore moins par une
pension ou une retraite. Comme tant de chicanos travaillant dans les champs,
il vécut toute sa vie oublié des lois qui sont censées protéger les ouvriers,
comme un sous-citoyen de la plus infâme catégorie, avec un salaire et dans des
conditions que seul l’esclavage légal peut imposer inhumainement, en tournant le
149
dos à tout principe de justice véritable
.
L’auteur dénonce également l’hypocrisie des Américains qui accusent les clandestins de
tous les maux alors qu’ils tirent partie de cette main d’œuvre bon marché. Par la voix du
narrateur, Mendez s’exclame :
La migra ! Les Border Patrols, qui arrêtent des wetbacks, qui les maltraitent, qui
les enferment, parce qu’ils violent la loi en travaillant sur une terre étrangère.
Ah ! les clandestins violent la loi en travaillant aux Etats-Unis, mais ceux qui
emploient les clandestins, eux, peuvent les employer librement et les payer
148
149
« como uno de tantos desgraciados en quien nadie se fija ». Mendez Miguel, op.cit., p.38
« Panfilo Perez, como la mayoria de los trabajadores agricolas chicanos, no estaba protegido por Seguro Social, ni
apoyo alguno, mucho menos alguna pension o retiro.Como tantos chicanos que trabajan en el campo, vivio olvidado de
las leyes que protegen a todo obrero, fue como un subciudadano de la mas infama categoria, con sueldo y condiciones
que solamente la esclavitud legalizada puede imponer inhumanamente, de espaldas a todo principio de verdadera
justicia. » Ibid., p.182
SOBIENAK Claire
55
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
comme ils l’entendent, eux ne sont pas maltraités, taxés ou enfermés, comme
150
s’ils disposaient d’un passe-droit pour rendre les gens esclaves
.
Enfin, l’auteur insiste sur la relation intime qui lie les différents acteurs : les gens fortunés
tirent leur richesse de l’exploitation des pauvres. L’un ne va pas sans l’autre et les Anglos
se sont enrichis en appauvrissant les Chicanos :
Parce que eux, les faibles, se promenaient sales et à moitié nus, une autre partie
du genre humain, élégante, recréait le luxe. Parce qu’une humanité lassée,
pervertie dans l’égoïsme, se délectait dans le vin, eux, les humiliés, dans le jeu
très cruel des contrastes, n’étaient qu’une douloureuse vision, nécessaire pour
151
que les autres se sentent élus
.
Mendez rapporte l’histoire d’individus oubliés de l’histoire officielle, trop misérables pour que
l’on s’intéresse à eux. Un policier dit à propos de l’un d’entre eux : « C’était un fainéant,
152
un de ces inutiles que n’ont même pas d’histoire. » . En dressant les portraits de ces
indigents, l’auteur participe à l’écriture d’une contre-histoire. Comme l’un des personnages
le remarque, cette contre-histoire n’est pas un conte de fée : « Je sais que dans les contes
le jeune homme pauvre qui part à l’aventure rentre chez lui avec des richesses et épouse
la fille du roi, mais maintenant, je sais aussi qu’être chicano ou espalda mojada c’est être
153
esclave et subir le mépris. » .
La rudesse des conditions de vie des Chicanos est également évoquée dans Heart
of Aztlán. Les ouvriers des chemins de fer d’Albuquerque exercent un travail précaire et
dangereux pour lequel ils sont mal payés, mais ils ne peuvent pas se plaindre car ils
craignent pour leur emploi. Adelita, l’épouse de Clemente, explique à ses enfants :
Ils ont peur de réclamer leurs droits parce qu’ils perdraient leur emploi, et le
travail ne court pas les rues, ce n’est pas comme pendant la guerre quand tout le
monde pouvait travailler et que les salaires étaient corrects. Les ouvriers n’ont
154
plus aucun droit, aucun moyen de décider de leur sécurité et de leurs salaires
.
Il existe pourtant un syndicat, mais il est « infiltré » : les dirigeants de l’entreprise en ont choisi
le représentant et lui ont promis la sécurité de son emploi. Clemente Chávez est licencié
150
« La migra! Los border patrol, arrestendo wetbacks, maltratandolos, encarcelandolos, porque violan las leyes
trabajando en tierra ajena. Ah ! los espaldas mojadas violan las leyes trabajando en los Estados Unidos, pero los que
emplean a los espaldas mojadas no, ellos tienen libertad de emplearlos para pagarlos lo que les dé la gana, ellos no son
maltratados, multados, ni encarcelados, como si tuvieron licencia para esclavizar. », Ibid., p.56
151
« Porque ellos, los débiles, andaban semidesnudos y sucios, otra humanidad, elegante, recreaba el lujo. Porque el
vino y los manjares deleitaban a una humanidad harta, pervetida en el egoismo, a ellos, los humillados, en el crudelisimo
juego de los contrastes los correspondia su dolorosa vision para que los otros se supieran selectos. » Ibid. p63-64
152
153
« era un vago, de esos inutiles que ni siquiera tienen historia. » Ibid., p.137
« yo sé que en los cuentos el joven pobre que sale a aventurar vuelve rico a su tierra y se casa con la hija del rey, pero tambien
sé ahora que ser chicano o espalda mojada es ser esclavo y vivir menospreciado. » Mendez, op.cit., p.70
154
“They are afraid to demand their rights because they lose their jobs, and jobs are scarce, it is not like during the war
when everyone could work and wages were goods. So, the workers have no rights, no way of deciding their security and
wages..” Anaya, op.cit.,p.77
56
SOBIENAK Claire
II- Aztlán, une référence politique porteuse de mobilisation sociale
après s’être rendu à une réunion pour former un nouveau syndicat. Ne retrouvant de travail
nulle part, car son nom est inscrit sur une « liste noire », il sombre dans l’alcoolisme. L’hiver,
les conditions de vie se détériorent : la faim, la maladie et la fatigue s’ajoutent à la pauvreté
des habitants. D’autre part, dans le quartier de Barelas, les jeunes n’ont pas confiance dans
le système éducatif qui selon eux ne leur permettra pas d’accéder à de meilleurs postes que
ceux de leurs parents. C’est pourquoi Ana, une des filles de Clemente, abandonne l’école.
Dickie et Willie, des amis des enfants de la famille Chávez commentent : « Personne à
Barelas n’est jamais allé à l’université… » dit Dickie. « Jason pourrait le faire », répondit
Willie. « Bon sang, n’importe lequel d’entre nous pourrait le faire! Si seulement nous savions
155
comment. » . L’armée représente parfois la seule échappatoire à la misère du quartier.
Willie s’engage, malgré l’expérience déplorable qu’en a eue Jessie, jeune Chicano revenu
de la guerre de Corée à moitié fou.
D’autres jeunes intègrent des gangs urbains comme les Pachucos. Pour se distinguer
des Anglos et des Mexicains-Américains qui ne font pas partie du gang, ils adoptent une
tenue vestimentaire nommée « zoot suit » composée d’un pantalon large à pinces, d’un
bandeau rouge sur le front et d’un chapeau en feutre. Notons que ce gang n’est pas une
invention de Rudolfo Anaya : le Pachuquismo s’est réellement développé dans les quartiers
pauvres mexicains-américains des années 1930 aux années 1950. Les Pachucos formaient
un gang très reconnaissable et entraient souvent en conflit avec la police.
Enfin, signalons que la misère et les inégalités sociales sont également un des thèmes
abordés par Alurista dans Floricanto en Aztlán. Dans « La canería y el sol », le poète
évoque les travaux agricoles effectués sous un soleil brûlant : « Je me tue, et ma famille
aussi transpire du sang…mais Mr Jones est gros grâce à notre sueur, à notre sang,
156
pourquoi ? » . Nous retrouvons la même description des tâches harassantes auxquelles
sont soumises les Chicanos dans « Los nopales con espinas carnes » :
« Papa s’est tué, seul pendant la récolte / Face au soleil, dans la boue de la
semence… / Juan, ton frère à l’usine, devant l’ampoule, dans le vide de la
157
machine… »
.
b. Un appel à la rébellion.
Par l’évocation de la vie de ces êtres oubliés, les écrivains chicanos veulent éveiller les
consciences et susciter une volonté de révolte. La libération du peuple est un des thèmes
de prédilection d’Alurista. Le poète insiste sur la nécessité pour les Chicanos de prendre
leur destin en main. Les notions d’auto-détermination et de souveraineté sont au centre des
158
poèmes. Il clame « notre liberté d’être des hommes de volonté » , et la nécessité de bâtir
159
« l’auto-détermination de nos vies et de notre environnement » . Les Chicanos doivent
155
« Nobody from Barelas ever went up the hill to the university… » dit Dickie “Jason could do it”, Willie nodded. “Hell, any one of
us could do it ! If only we knew how.” Anaya, op.cit., p.94
156
157
« y yo me mato, y mi familia tambien suda sangre… but Mr Jones is fat with money with our sweat our blood why ? »
“papa se mato solo en la cosecha/ ante el sol, en el lodo de la siembra…/ juan, tu carnal en la fabrica/ ante el foco, en
el vacio de la maquina…”
158
159
« our freedom to be men de voluntad propia » Alurista, op.cit., dans “hombre ciego”, p.6
« the self determination of our lives and of our ambiente » Ibid., dans “we walk on pebbled streets”
SOBIENAK Claire
57
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
160
agir maintenant, sans remettre la révolte à demain, car « demain se définit aujourd’hui » .
Alurista clôt Floricanto en Aztlán par une ouverture optimiste : dans le derniers vers du
poème intitulé « Can this really be the end » (Est-ce que c’est vraiment la fin) le poète clame :
« Nous sommes vivants, raza ! ».
La fin des deux romans étudiés porte également un message d’espoir : les Chicanos
ne sont pas condamnés à vivre misérablement dans l’indifférence générale. Ils peuvent
inverser la situation en se révoltant. A la fin de Heart of Aztlán, Anaya suggère que le
renversement de la situation au bénéfice des Chicanos est possible : cela passe par
une lutte non-violente, dont Clemente serait le chef politique et spirituel. Le combat des
Chicanos ne doit pas se limiter aux revendications sociales ; les hommes doivent aussi s’unir
dans l’adversité et retrouver la fierté de leur peuple, en s’affirmant collectivement face aux
« Gringos ». Enfin, les derniers mots du roman Peregrinos de Aztlán sont également teintés
d’optimisme. Miguel Mendez s’adresse aux lecteurs chicanos et les invite à la détermination
pour inverser le sens de l’histoire:
Retournez au-delà des carrefours, rompez le silence des siècles par l’agonie de
vos cris, vous verrez des champs fleuris où vous avez planté des enfants et des
arbres qui ont bu la sagesse des siècles, arbres pétrifiés sans gazouillement
et sans hiboux, là où habitent les voix de ceux qui ont succombé. Le destin est
l’histoire et l’histoire est le chemin tendu vers les pas du futur. Qui vous a fait
croire que vous êtes des moutons et des bêtes de somme ? Chevaliers tigres,
chevaliers aigles, luttez pour le destin de vos fils ! Sachez, vous les immolés, que
161
dans cette région vous serez aurore et vous serez aussi rivière… »
Ainsi, les écrivains chicanos se sentent investis d’un rôle dans la mobilisation politique :
témoins lucides de la misère de leur peuple, ils incitent les lecteurs chicanos à se rebeller
contre l’oppression anglo. D’une certaine façon, ils deviennent les chefs spirituels de la
révolte : en traduisant poétiquement la violence des rapports humains, ils guident le peuple
dans sa libération. De manière parfois paradoxale, nos écrivains vont faire reposer leur
légitimité d’éclaireur de conscience sur une institution américaine : l’université et le prestige
du statut de professeur.
2/ Les écrivains chicanos à la conquête de l’institution universitaire.
A la fin des années 1960, les Mexicains-Américains forment un ensemble hétérogène,
issu de différentes vagues d’immigration : l’intégration socio-économique et l’assimilation
culturelle diffèrent selon l’antécédence sur le territoire, et selon le mode de vie, urbain ou
rural. Par ailleurs, au sein d’une même famille, on observe souvent des niveaux d’instruction
très différents suivant les générations. Alors que les parents étaient rarement scolarisés
er
au-delà du 1 cycle, les enfants de la génération du « Baby boom » ont souvent eu
160
161
« Define tu mañana hoy », Ibid., dans “When raza?”
Regresad mas alla de la cruz de caminos, romped el silencio de las centurias con la agonia de vuestros gritos, vereis
campos floridos donde plantasteis niños y arboles que se han bebido la savia de los siglos, arboles petrificados sin trinos
y sin buhos, ahi donde moran las voces de los sucumbidos. El destino es la historia y la historia es el camino tendido
ante los pasos que no han sido. Quien os ha hecho créer que sois corderos y bestias para el yugo ?Caballeros tigres,
caballeros aguilas, luchad por el destino de vuestros hijos ! sabed, los inmolados, que en esta region sereis alborada y
tambien sereis rio… », Mendez, op.cit., pp.183-184
58
SOBIENAK Claire
II- Aztlán, une référence politique porteuse de mobilisation sociale
accès à l’université. Peu nombreux en proportion dans ce milieu culturel anglo, ces jeunes,
dont Rudolfo Anaya et Alurista font partie, se sentent en décalage avec l’histoire et la
culture transmises par l’institution universitaire. Ils prennent conscience que la nation est
162
« un phénomène, essentiellement construit d’en haut » , par les élites intellectuelles et
politiques, comme le souligne Eric Hobsbawm. Comprenant que toute mémoire nationale
est idéologique, la jeune élite universitaire chicana exige que l’histoire, la littérature et
les arts chicanos constituent un champ universitaire à part entière et soient enseignés
par des membres de la communauté. Les Chicanos Studies des universités américaines
deviennent le foyer du nationalisme chicano, théorisé, historicisé, romancé et enfin enseigné
aux nouveaux étudiants. Contrairement à leurs personnages qui sont exclus (ou qui s’autoexcluent) du système éducatif américain, Alurista, Anaya et de nombreux autres écrivains
chicanos participent à ce mouvement universitaire.
a. Les « chicano studies » dans les universités américaines, foyer du
nationalisme culturel chicano.
En 1969, des étudiants chicanos de l’Université de Santa Bárbara, en Californie (UCSB),
élaborent le Plan de Santa Bárbara dans lequel ils déclarent leur intention de créer un
département d’ « études chicanas». Les auteurs du texte mettent l’accent sur le rôle
de l’éducation dans la formation d’une conscience politique. Selon eux, les MexicainsAméricains ne parviennent pas à améliorer leur condition sociale car le mode d’éducation
anglo-américain les infériorise, les dévalorise culturellement et les empêche de s’épanouir.
C’est la raison pour laquelle les étudiants demandent la création d’unités d’enseignement
spécialisées dans l’histoire et la culture chicanas. Ils considèrent que la survie de la culture
chicana nécessite l’écriture de sa propre histoire, le développement de sa littérature ou
encore l’étude sociologique de la communauté. Le Plan est une réussite puisque les
premiers Départements de Chicano Studies voient le jour dès cette année-là dans plusieurs
universités, dont celles de Santa Barbara et de Los Angeles.
Les étudiants chicanos deviennent alors professeurs au sein de ces départements
et enseignent l’histoire précolombienne, l’histoire des mouvements sociaux auxquels les
Mexicains-Américains ont participé, la peinture, la musique et la littérature chicanas. Or, il
n’existe aucun manuel pour enseigner de telles matières ; les enseignants vont donc se
charger de rédiger eux-mêmes une contre-histoire chicana, depuis leur perspective. En
1972, l’historien Rodolfo Acuña alors professeur à l’Université de Northridge, Californie,
rédige L’Amérique occupée : une histoire des Chicanos. Les premières phrases de
cet ouvrage qui deviendra un classique pour les étudiants des Chicano Studies, sont
révélatrices de l’intention de l’auteur : « L’Amérique occupée est née de ma conviction
que l’histoire des Chicanos aux Etats-Unis doit être réexaminée. La connaissance de son
histoire, de ses contributions et de ses luttes, la conscience qu’il ne fut pas l’ « ennemi
traître » que peignent les historiens anglo-américains, peut rendre l’orgueil et l’estime de soi
163
à un peuple opprimé depuis tant d’années. La connaissance peut l’aider à se libérer. » .
Nous retrouvons la même intention de corriger l’histoire officielle et d’insuffler un
sentiment de révolte chez les Chicanos dans cet extrait de l’introduction à Apprendre à
être militant : l’identité ethnique et le développement de la militance politique dans une
communauté chicana,rédigé par les sociologues et historiens chicanos Hirsch et Guttierez
en 1977 : “Les Chicanos ont commencé à écrire leur propre histoire […] Il est désormais
162
Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, Paris : Gallimard, 1992, p. 21.
163
Acuña Rodolfo, América ocupada : los Chicanos y su lucha de liberacion, New York : Harper and Row, 1972, p.11
SOBIENAK Claire
59
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
reconnu que le Chicano n’était pas un immigrant. Tout comme le Native-American, le
Chicano occupa le sud-ouest bien avant l’invasion anglo […] [Ce livre] est l’histoire d’un
peuple colonisé qui se révolte contre une structure de pouvoir impérialiste et coloniale et qui
164
réussit. » . Selon Hirsch et Gutierrez, il est nécessaire d’écrire une contre-histoire qui mette
en avant les luttes auxquelles les Chicanos ont participé dans le passé, afin de briser le
stéréotype du Mexicain passif, « endormi sous un cactus ». Les auteurs tournent en ridicule
les multiples études anthropologiques sur les Chicanos menées par des Anglos en estimant
qu’elles servent le seul prestige des chercheurs qui les mènent. Les stéréotypes visant
les Chicanos s’en trouvent renforcés sans que la communauté ne reçoive une quelconque
contrepartie. Selon Hirsch et Gutierrez, les chercheurs anglos commencent seulement
(dans les années 1970) à prendre conscience que les Chicanos sont acteurs de leurs
propres vies et qu’ils jouent un rôle dans l’espace public américain. Les deux sociologues
refusent de voir dans le Mouvement Chicano le réveil de la communauté. Selon eux, les
Chicanos ont toujours été actifs, mais leurs actions étaient maintenues sous silence. « En
165
fait, ce sont seulement les universitaires et les autorités politiques qui se sont réveillées. » .
Ils concluent en affirmant que les études sur les groupes ethniques étant nécessairement
subjectives, les personnes les mieux placées pour décrire la vie des populations concernées
sont soit ces populations elles-mêmes, soit des individus extérieurs qui prennent le temps
de s’intégrer à la population étudiée.
Ainsi, les historiens chicanos rédigent une version de l’histoire susceptible d’inspirer
un sentiment de révolte chez leurs étudiants. L’écriture de cette contre-histoire passe par
la redécouverte de certains mythes et personnages historiques oubliés de la mémoire
collective mexicaine. Le mythe d’Aztlán est l’un d’entre eux et nous comprenons mieux
à présent pourquoi il ressurgit dans le milieu universitaire. La première personne à avoir
réutilisé le mythe d’Aztlán dans le contexte du Mouvement chicano semble avoir été
Alurista : il aurait évoqué la légende au cours d’une leçon qu’il donnait à l’Université de San
166
Diego en 1968 . Dès l’année suivante, le mythe est repris dans un texte politique : le Plan
Spirituel d’Aztlán, adopté lors de la Conférence National sur la libération de la jeunesse
chicana. Alurista semble être une nouvelle fois l’instigateur de la démarche : il rédige
l’introduction du texte politique où il présente les Chicanos comme les « civilisateurs de la
terre septentrionale d’Aztlán ». La réappropriation du mythe d’Aztlán serait donc étroitement
liée à la création des Chicano Studies et à l’émergence, dans les universités du sud-ouest
des Etats-Unis, d’un nationalisme chicano intellectuel et politique.
b. Le Rôle des revues universitaires et des maisons d’édition chicanas.
Dans l’idéologie du Mouvement chicano, la littérature doit participer à la libération du peuple.
En 1969, les auteurs du Plan spirituel d’Aztlán notent à ce sujet: “Nous devons nous assurer
que nos écrivains, poètes, musiciens et artistes produisent une littérature et un art qui parlent
164
“Chicanos have begun to write their own history.[…] It is by now well known that the Chicano was not an immigrant. Like the
Native American, the Chicano occupied the Southwest long before the Anglo invasion.[…] [This book] is the story of a colonized people
(colonia’s) revolting against an imperialistic colonial power structure and succeeding.” Hirsch et Gutierrez, Learning to be militant:
ethnic identity and the development of political militancy in a Chicano community. San Francisco: R&E research associates, 1977, p.1
165
166
« In fact, it was only the scholars and political authorities who had awakened. » (Hirsch et Gutierrez, p.2)
« The modern reintroduction of Aztlán is traceable to 1968, when the poet Alurista mentioned the homeland and concept
to his class at San Diego State University. A year later, in 1969, Rodolfo Corky Gonzales introduced it to the general public at the
National Chicano Youth Liberation Conference held in Denver.” Fields et Zamudo-Taylor, op.cit., p.363.
60
SOBIENAK Claire
II- Aztlán, une référence politique porteuse de mobilisation sociale
167
à notre people et qui soit lié à notre culture révolutionnaire. » . Or, à la fin des années
1960, cette littérature chicana reste à écrire. En effet, s’il existe des ouvrages écrits par des
Mexicains-Américains au cours de la première moitié du XXème siècle, ces ouvrages sont
peu nombreux.
A partir de la création des Chicano Studies, les écrits littéraires chicanos se multiplient.
L’explication de ce changement soudain réside dans la création de revues et de maisons
d’édition chicanas au sein des universités, et en particulier des universités californiennes.
La revue El Grito : A Journal of Contemporary Mexican American Thought (Le cri : un
journal de la pensée contemporaine mexicaine-américaine) voit le jour à l’université de
Berkeley en 1967 et sert de « vitrine littéraire [aux] premières œuvres chicanos [et de]
168
forum aux premiers débats intellectuels concernant l’identité ethnique des Chicanos » .
Le titre de la revue, « Le cri », renvoie au « cri de Dolores » qui lança en 1810 l’insurrection
Mexicaine menant à l’indépendance du pays, bien qu’il s’agisse également du cri de révolte
des Chicanos. Le créateur de la revue, Octavio Ignacio Romano, institue également le prix
Quinto Sol « destiné à encourager et récompenser les œuvres de fiction produites par les
170
169
écrivains chicanos » . Quant à la revue Aztlán
, elle est créée à UCLA en 1970.
Les titres des articles dénotent une volonté de théoriser l’ethnicité chicana et d’analyser les
formes d’action politique. Par exemple, le premier article est intitulé : « Vers une définition
opérationnelle du Mexicain-Americain ». Un autre article a pour titre : « L’organisation
politique de la communauté mexicaine-americaine : les clés du pouvoir politique chicano ».
Le premier numéro publie également dans ses pages le Plan Spirituel d’Aztlán.
D’autre part, nous pouvons souligner le nombre élevé de publications universitaires
spécifiquement chicanas dans notre propre bibliographie : Heart of Aztlán est publié aux
Editions « Justa publications » de Berkeley, Floricanto en Aztlán au « Chicano Studies
Research Center » de Los Angeles. Enfin, Miguel Mendez a créé sa propre maison d’édition,
« Peregrinos », pour publier Peregrinos de Aztlán.
Ainsi, nous pouvons considérer que les jeunes étudiants chicanos de la fin des années
1960 créent leurs propres tribunes institutionnelles : ils demandent l’ouverture d’unités
d’enseignement dont ils sont les seuls à pouvoir assurer la charge, selon leur dire, et fondent
des revues et des maisons d’édition pour publier leurs propres écrits. Les Chicano Studies
deviennent rapidement un lieu de création littéraire et artistique et le lieu de diffusion de
l’idéologie nationaliste chicana. En quelque sorte, le Mouvement chicano s’autoalimente :
les étudiants des Chicanos Studies n’ont guère d’autres débouchés que de devenir à
leur tour écrivain et enseignant au sein de l’université. S’agit-il pour eux d’une stratégie
d’accession à des postes privilégiés ? La contrepartie négative de ce cloisonnement
ethnocentrique est le manque de diffusion de la création chicana en dehors des murs de
l’Université. Selon Ada Savin, il faut attendre 1991 pour que les écrits d’un écrivain chicano
(en l’occurrence Sandra Cisneros) soient publiés dans une maison d’édition américaine non
171
spécialisée dans la littérature chicana .
167
« We must insure that our writers, poets, musicians, and artists produce literature and art that is appealing to our people and
relates to our revolutionary culture ». Plan spiritual d’Aztlán, op.cit.
168
169
170
Savin, Ada, op.cit., p.66.
Grandjeat Yves-Charles, op.cit., p.24.
La revue n’étant pas disponible sur internet, et difficilement accessible sous format papier, nous n’avons eu connaissance
des seuls sommaires de la revue.
171
Savin Ada, op.cit., p.163.
SOBIENAK Claire
61
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
Il est important de souligner que la diffusion du nationalisme chicano se fait au sein une
institution américaine, l’université, avec le soutien du gouvernement américain qui s’engage
au même moment dans une politique multiculturaliste. En 1969, le gouvernement finance
l’ouverture de quatre départements d’ « ethnic studies » à l’université de Los Angeles
(UCLA) : les Chicano Studies, mais aussi les African-American Studies, les Asian-American
Studies et les American-Indian Studies. Nous pouvons nous interroger sur les intentions du
gouvernement américain à l’égard de ces « ethnic studies ». Il convient de rappeler qu’en
cette période de guerre du Vietnam, un climat très fortement contestataire agite les campus
américains. Le nationalisme chicano n’est pas perçu comme une menace à l’intégrité de
la Nation ; tout au plus comme une marque supplémentaire de l’effervescence politique
et culturelle de l’époque. La création des Ethnic Studies peut être interprétée comme une
concession faite aux étudiants pour calmer leurs ardeurs. D’autre part, le cloisonnement
des études universitaires ne représente-t-il pas un moyen pour le gouvernement américain
de maîtriser les impulsions politiques en contrôlant ce qui se dit et ce qui se fait au sein du
Mouvement chicano ?
Ainsi, l’université est le lieu où les écrivains deviennent militants et où les militants se
font écrivains. Alurista rédige l’introduction du Plan Spirituel d’Aztlán, et en contre partie,
Juan Gomez-Quiñones, historien chicano préface le recueil Floricanto en Aztlán. Il écrit :
« En temps de crise, le poète a confiance en son peuple et transforme l’expérience et
172
les aspirations de la communauté en art. […] La poésie transcende l’histoire » . Dans le
Mouvement Chicano, comme le note Yves-Charles Grandjeat, « l’idéologue, l’historien et le
173
poète écrivent de concert. » .
A ce stade, il convient de s’interroger sur la réception du Mouvement Chicano et
sa représentativité au sein de la communauté des Mexicains-Américains. Les écrivains,
historiens et théoriciens de l’ethnicité chicana issus du milieu universitaire avaient-ils
conscience des attentes des Chicanos auxquels ils prétendaient s’adresser ? L’analyse
de l’évolution des mobilisations politiques chicanas va nous permettre de mieux mesurer
l’intensité des liens entre le mouvement culturel et le mouvement social.
C) Les écrivains chicanos dans l’arène des
mouvements sociaux.
1/ Les mobilisations politiques mexicaines-américaines : vers une
unification des revendications ?
Les écrivains et professeurs d’université chicanos offrent un discours rassembleur dans
lequel ouvriers agricoles, ouvriers urbains et étudiants luttent main dans la main. Ils sont
portés par leur sentiment d’appartenance à un peuple chicano insoumis, uni au-delà
de l’adversité. Dans quelle mesure cette image est-elle représentative des mobilisations
politiques mexicaines-américaines des années 1960 et 1970 ? Dans cette partie, nous
allons tâcher de déterminer s’il exista ou non un mouvement politique chicano unifié. Si
172
173
62
Gomez-Quiñones Juan, Préface à Floricanto en Aztlán, Alurista, op.cit.
Grandjeat Yves-Charles, op.cit., p.23.
SOBIENAK Claire
II- Aztlán, une référence politique porteuse de mobilisation sociale
tel fut le cas, quel rôle que jouèrent les intellectuels chicanos dans cette unification ? Mais
tout d’abord, commençons par retracer brièvement l’histoire des mobilisations mexicainesaméricaines car les premières formes d’organisation politique des Mexicains-Américains
sont bien antérieures aux années 1960, et conditionnèrent en partie la période que nous
étudions.
a. Les premières formes d’organisation politique mexicaines-américaines.
Dès l’annexion des territoires mexicains par les Etats-Unis, des formes d’association
mexicaines-américaines virent le jour : les mutualistas. Il s’agissait de systèmes d’entraide,
réservés aux Mexicains-Américains, qui proposaient des services bancaires et jouaient le
rôle de compagnie d’assurances. A partir des années 1870, ces associations devinrent
le lieu privilégié de la défense de la culture mexicaine dans le sud-ouest des EtatsUnis car elles organisaient diverses manifestations culturelles, notamment à l’occasion
174
des fêtes nationales mexicaines . Les mutualistas se limitaient cependant au rôle
d’organisation communautaire et ne formulait pas de revendications politiques en dehors
de la communauté.
Les Mexicains-Américains de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle
étaient peu syndicalisés. En effet, les dirigeants syndicalistes américains se montraient
réticents à les accepter au sein de leurs organisations car ils craignaient que les
particularismes culturels des Mexicains ne divisent les ouvriers. Nous pouvons néanmoins
noter la participation de mineurs mexicains à plusieurs mouvements de grève comme
ceux de Clifton, Morenci et Mecalf, en Arizona, en 1913. Mais la présence de contratistas,
175
employés mexicains qui « serv[aient] de tampon entre les patrons et les travailleurs »
diminua le sentiment de solidarité au sein de la population mexicaine. Par ailleurs, les
ouvriers prirent conscience qu’en faisant grève, ils risquaient de perdre leur emploi et
d’être rapidement remplacés par des immigrés clandestins prêts à accepter ces travaux
dégradants. Ainsi, au cours du XIXème siècle et au début du XXème siècle, les MexicainsAméricains restèrent divisés par des intérêts divergents et ne s’organisèrent pas de façon
uniforme.
A partir de la crise de 1929, des associations à vocation assimilationniste virent le jour.
La ligue des citoyens latino-américains (League of Latin American Citizens : LULAC) fut
créée par des Mexicains-Américains pour lutter contre les préjugés racistes dirigés à leur
encontre. Les militants s’efforcèrent de montrer qu’ils étaient des citoyens honorables et
qu’ils souhaitaient se fondre dans la société américaine. Dans la même mouvance, des
vétérans mexicains-américains de la seconde guerre mondiale fondèrent le G.I. Forum,
suite au refus d’un entrepreneur de pompes funèbres texan d’inhumer la dépouille de l’un
des leurs dans un cimetière pour « Blancs ». Les anciens soldats membres du G.I. Forum
insistèrent sur leur allégeance à la Nation américaine, allégeance, disaient-ils, prouvée lors
des combats. Ces deux organisations politiques demandèrent une égalité de traitement
avec les Anglos mais ne formulèrent pas de revendications nationalistes. Au contraire, elles
cherchaient à minimiser les différences culturelles entre Anglos et Mexicains-Américains.
La fin des années 1950 marqua une évolution en vue de la défense d’intérêts
spécifiquement mexicains-américains, avec la création de l’Association Politique MexicaineAméricaine (Mexican American Political Association: MAPA) et de l’Association
174
Cf. MARQUEZ, Benjamin (2003) Constructing identities in Mexican American political organizations: choosing issues, taking
sides, Austin, University of Texas Press.
175
Grandjeat, op.cit., p.107
SOBIENAK Claire
63
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
Politique des Organisations Hispanophones (Political Association of Spanish-speaking
Organizations). Si ces associations se revendiquaient mexicaines-américaines, elles ne
prétendaient pas pour autant représenter la totalité de cette population, mais seulement les
classes moyenne et urbaine. Lors de la campagne présidentielle de 1960, elles accordèrent
leur soutien au Parti Démocrate auquel elles transmirent des revendications liées à
l’éducation des jeunes mexicains-américains ou encore aux intérêts de certaines catégories
professionnelles. Certains membres de ces associations participèrent à l’organisation de
176
clubs nommés « Viva Kennedy ! » . Par la suite, nous allons voir que les organisations
politiques mexicaines-américaines se multiplièrent, dans un contexte d’effervescence
politique.
b. Les années 1960 : des mobilisations sociales diverses.
Les années 1960 furent une riche page de l’histoire politique des Etats-Unis, et la
mobilisation ethnique que nous étudions ne s’en tint pas à l’écart. Nous pouvons
distinguer plusieurs pôles qui cristallisèrent les revendications chicanas : la mobilisation
des travailleurs agricoles, représentée par César Chávez; la mobilisation des propriétaires
terriens, portée par Reies Lopez Tijerina, et enfin la mobilisation lycéenne et étudiante dont
le leader fut José Angel Gutierrez. Dans un premier temps, ces mobilisations restèrent
étanches les unes aux autres : elles émergèrent dans des lieux distincts et portèrent des
revendications très différentes.
La grève du raisin de Delano
Commençons pas évoquer la mobilisation en milieu rural. En 1964, César Chávez,
ouvrier agricole de Delano (Californie), fonde l’Association nationale des ouvriers agricoles
(National Farm Workers Association). Chávez mène la grève des ramasseurs de raisins qui
marque la première mobilisation de grande ampleur des Mexicains-Américains. La grève
débute en 1965, suite à la fin du programme « bracero » et dure cinq longues années. Dans
le même temps, Chávez organise des campagnes de boycott national du raisin et du vin
de table.
En 1966, les paysans grévistes de Californie rédigent le Plan de Delano, connu comme
le premier texte politique chicano. Ce texte contient des revendications politiques liées à
l’idée de « justice sociale » : les paysans réclament une « égalité de conditions de travail
avec les autres travailleurs américains, [des] salaires justes, [de] meilleures conditions de
177
travail, et un avenir décent pour [leurs] fils » . S’il est rédigé en espagnol et si les auteurs
mentionnent que la majorité des grévistes sont des Mexicains qui se sont « sacrifiés »
sur ces terres « depuis presque cent ans », le texte ne comporte aucune revendication
nationaliste. Le Plan de Delano a pour sous-titre « Plan de libération des fils paysans de
l’état de Californie, affiliés à la grève du raisin de Delano qui défend l’accomplissement de
la justice sociale dans le travail agricole, incluant les réformes qu’ils estiment nécessaires
pour augmenter leur bien-être en tant que travailleurs aux Etats-Unis». Ils s’adressent, selon
leurs propres mots, « à la Nation à laquelle [ils appartiennent] » et demandent « l’appui
de tous les groupes politiques et la protection du gouvernement qui est aussi le [leur] ».
Les auteurs demandent la bénédiction de la Vierge de Guadalupe mais précisent qu’ils ne
sont pas sectaires et s’en réfèrent à Benito Juarez en citant ses mots : « le respect du droit
d’autrui fonde la paix » (« El respeto al derecho ajeno es la paz »).
176
177
64
Cf., Grandjeat, op.cit., p.119
Cf ANNEXE 8, The Plan of Delano.
SOBIENAK Claire
II- Aztlán, une référence politique porteuse de mobilisation sociale
La grève des ouvriers agricoles est une réussite : les propriétaires des exploitations
acceptent de négocier et les ouvriers obtiennent des augmentations de salaires et de
meilleures conditions de travail. César Chávez poursuit ses activités syndicales et en 1966,
178
il organise une marche de 450 km arborant l’étendard de la Vierge de Guadalupe . Il affiche
également sa religiosité en suivant une grève de la faim pour expier les violences commises
pendant la grève.
Nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle Rudolfo Anaya se serait inspiré de
César Chávez pour façonner son héros, Clemente Chávez. En effet, au-delà du nom de
famille que les deux homme partagent, Anaya confère à Clemente les qualités attribuées à
César Chávez : sa spiritualité et son dévouement à la cause politique.
La lutte contre l’expropriation des terres mexicaines.
Dans un registre de mobilisation différent, les années 1960 voient émerger un
mouvement politique pour la récupération des terres expropriées après le Traité de
Guadalupe Hidalgo. En 1963, Reies Lopez Tijerina réunit 4000 descendants de propriétaires
espagnols dépossédés et fonde l’Alliance Fédérale de Mercedes, connue plus tard sous
179
le nom de Alliance Fédérale des Peuples Libres (Alianza federal de Pueblos Libres). .
En 1966, l’Alliance occupe une forêt du Nouveau-Mexique et déclare ce territoire « libre
et indépendant ». Devant le peu de retentissement médiatique de l’action, les membres
de l’organisation décident l’année suivante de prendre d’assaut le palais de justice de
Tierra Amarilla, également au Nouveau-Mexique. La police intervient, procède à plusieurs
arrestations, mais n’interpellent pas les dirigeants comme Tijerina. Plus de 2000 hommes
sont mobilisés pour traquer les rebelles partis se réfugier dans les montagnes. Ne parvenant
pas à les débusquer, « les autorités décident alors de prendre en otage les familles des
insurgés et de les parquer en plein air, nuit et jour, dans un enclos à moutons entouré de
180
barbelés » . Tijerina est finalement incarcéré et disparaît de la scène politique pendant
plusieurs années.
Le mouvement des lycéens urbains
Enfin, le dernier volet des mobilisations politiques mexicaines-américaines est constitué
par le mouvement lycéen. Signalons la forme particulière de l’une des nombreuses
organisations lycéennes qui voient le jour en 1967: les « Brown Berets » (les bérets
marrons), organisation politique inspirée des Black Panthers. Les jeunes membres adoptent
un style vestimentaire militaire composé d’une veste kaki et d’un béret marron. Derrière
le slogan : « servir, observer et protéger », ils exhortent les Chicanos à se défendre
contre les abus de la police. En mars 1968, ils participent à la grève lycéenne de East
Los Angeles, quartier où la grande majorité de la population est d’origine mexicaine, et
élaborent une Charte en dix points dans laquelle ils exposent des revendications variées.
Ils demandent des programmes d’éducation bilingue, une police civile, le droit de vote pour
les non anglophones, mais aussi le droit de porter des armes, ou encore l’enseignement
dans les états du sud-ouest de la « véritable histoire des Mexicains-Américains ». S’ils
sont peu nombreux et très jeunes (entre 14 et 18 ans), ils parviennent à éditer leur propre
journal, La Causa, à partir de mai 1969, et ouvrent une clinique gratuite. Ils entrent ensuite
178
Cet étendard avait été utilisé comme symbole indépendantiste lors de la guerre d’Indépendance du Mexique, notamment
par Hidalgo.
179
180
Cf. Grandjeat, op.cit., p.102
Ibid.
SOBIENAK Claire
65
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
en campagne contre la guerre du Vietnam en créant le Comité Moratoire Chicano (Chicano
Moratorium Committee).
Ainsi, au milieu des années 1960, diverses mobilisations politiques mexicainesaméricaines voient le jour. Ces mobilisations émergent indépendamment les unes des
autres et représentent des intérêts divergents. Si nos écrivains chicanos n’ont pas participé
activement à ces mobilisations sociales, leur message les touche et constituent pour eux
un moment de conscientisation ethnique et sociale. Ces écrivains perçoivent l’impasse que
représente l’éclatement des luttes et vont tenter de rassembler ces différentes initiatives au
sein d’un même mouvement: le Mouvement Chicano.
c. L’unification des mobilisations politiques par le mouvement universitaire.
Dès la fin des années 1960, les intellectuels chicanos cherchent à allier affirmation culturelle
et mobilisation politique. Ils espèrent ainsi apporter une conscience ethnique unificatrice et
créer un grand mouvement culturel et politique chicano.
Luis Valdez est le premier intellectuel à tenter de rassembler le milieu ouvrier agricole
et le milieu artistique. Alors jeune étudiant en art dramatique, il part à la rencontre des
paysans grévistes de Delano en 1965. Il fonde le Teatro Campesino (théâtre paysan) et
enjoint les paysans à participer à une forme artistique engagée, à la fois en tant qu’acteurs
et en tant que public. Valdez définit son objectif en ces termes: « Mobiliser le public. Mettre
en évidence certains aspects de problèmes sociaux. Ridiculiser l’adversaire. Proposer une
181
solution. Exprimer ce que pensent les gens. » Les pièces sont jouées dans les villages,
sous la forme d’actos, sketchs dont les personnages sont des caricatures du patron et de
l’ouvrier. Dans l’esprit de son créateur, le Teatro campesinosert de « thérapie de groupe »
182
car « le truchement des masques et des changements de rôles» , permet d’inverser la
situation de domination. Par exemple, dans la pièce « Las dos caras del patroncito » (Les
deux visages du petit patron), jouée en 1965, le patron et le paysan échangent leurs rôles
suite à une remarque hypocrite du patron qui dit qu’il préférerait être à la place du paysan. Le
paysan satisfait de sa nouvelle position sociale ne veut pas rendre l’habit du maître : celui-ci
se rend alors compte que la grève est la seule issue possible. Si Luis Valdez s’inspire de la
mobilisation paysanne pour écrire ses textes, il apporte également sa propre interprétation
de la grève et des actions syndicales : selon lui, la grève des ouvriers agricoles dépasse les
intérêts propres à cette classe. Elle montre une volonté d’en finir avec 500 ans d’exploitation
des Mexicains-Américains.
Cette première rencontre entre un intellectuel et des ouvriers agricoles inspire un
groupe d’étudiants qui fonde en 1969 le Mouvement des Etudiants Chicanos de Aztlán
(Movimiento Estudiantil Chicanos de Aztlán, MEChA). Les étudiants adoptent le Plan
Spirituel d’Aztlán dans lequel ils proclament que « les Chicanos (la Race de Bronze)
doivent utiliser leur nationalisme comme un dénominateur commun pour une mobilisation
183
et une organisation de masse » . Les membres de la Raza doivent s’unir dans un objectif
de libération, au-delà des différences entre « les barrios , les pueblos , le campo ,
181
182
Valdez Luis, cité par Grandjeat, op.cit. p.131
Treguier Annick (1993) « Les Chicanos face à l’autre Anglo-Américain : de la vision de l’exploiteur à la vision de
l’usurpateur », in Cahiers de l’UFR d’Etudes Ibériques et Lation-américaines, N°9, Paris, p.165.
183
« …the Chicanos (La Raza de Bronze) must use their nationalism as the key or common denominator for mass mobilization
and organization”. Plan spirituel d’Aztlán en ANNEXE 7.
66
SOBIENAK Claire
II- Aztlán, une référence politique porteuse de mobilisation sociale
184
les pauvres, la classe moyenne, et les professionnels » . Quelques mois plus tard, les
étudiants consolident le Plan de Aztlán en rédigeant le Plan de Santa Bárbara. Dans ce
texte, ils définissent des objectifs plus spécifiquement liés à l’enseignement et insistent sur la
nécessité de ne pas rompre les liens avec le barrio. « Il convient de faire le nécessaire pour
porter l’université au barrio , que ce soit sous la forme de classes rétribuées par des crédits
universitaires ou en finançant des centres communautaires. Par ailleurs, le barrio doit être
amené sur le campus […]. Les gens du barrio doivent avoir conscience que les écoles
185
leur appartiennent et que leurs ressources sont à leur disposition. » Les étudiants invitent
alors les dirigeants des différentes mouvances politiques dont César Chávez et Reies Lopez
Tijerina à donner des conférences au sein des universités.
L’émergence d’un parti politique : La Raza unida:
Les étudiants chicanos sont ainsi à l’origine de la tentative d’unification politique des
différentes organisations mexicaines-américaines, qui se concrétisera par l’émergence d’un
parti politique chicano : la Raza unida.
En 1969, des étudiants de la ville de Cristal City, au Texas, se mobilisent avec l’aide de
l’organisation MAYO (Mexican American Youth Organisation), sous le leadership de José
Angel Gutierrez. Les étudiants réclament une meilleure représentation des Chicanos au
Conseil d’Administration de leur lycée. Des représentants des étudiants se déplacent à
Washington pour rencontrer des élus dont le député George Bush et le sénateur Edward
Kennedy.
C’est dans ce contexte que José Angel Gutierrez, ancien membre de MAYO, fonde le
Parti de la Raza Unida, en 1970. Le parti présente un candidat aux élections municipales
et parvient à mobiliser l’électorat mexicain-américain. Malgré la campagne menée par les
Anglos, répandant la peur du déclin économique et du chômage en raison de l’agitation
politique, le taux de participation aux élections de 1970 dépasse celui de tous les scrutins
précédents et le parti de la Raza unida remporte les élections.
Le rapport de forces change diamétralement et presque deux tiers des familles Anglos
quittent la ville de Cristal City en 1971. La municipalité chicana vote des programmes
d’éducation bilingue ainsi qu’une distribution gratuite de petits-déjeuners. Des Chicanos
sont également placés à la tête des instances administratives des établissements scolaires.
Enfin, en 1973, les Chicanos forment leur propre syndicat dans la principale usine
agroalimentaire de la ville et deviennent les interlocuteurs officiels de la direction.
Ainsi, l’émergence du Parti de la Raza Unida couronne les efforts des universitaires
chicanos pour unifier la population mexicaine-américaine de Cristal City. Dès l’année 1970,
le parti présente des candidats dans différentes villes du Texas, puis dans les autres états du
sud-ouest des Etats-Unis. Néanmoins, le nouveau parti politique ne parvient pas à fédérer
les Mexicains-Américains pendant très longtemps. La divergence des intérêts de chaque
catégorie de la population ressurgit dès le milieu des années 1970.
184
“Unity in the thinking of our people concerning the barrios, the pueblo, the campo, the land, the poor, the middle class,
the professional-all committed to the liberation of La Raza”. Ibid.
185
« All attempts must be made to take the college and university to the barrio, whether it be in form of classes giving college
credit or community centers financed by the school for the use of community organizations and groups. Also, the barrio must be
brought to the campus […]. The idea must be clear to the people of the barrio that they own the schools and the schools and all their
resources are at their disposal.” Plan de Santa Barbara, op.cit.
SOBIENAK Claire
67
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
2/ Les limites de l’ethnicisation du politique.
Au début des années 1970, le discours nationaliste chicano développé par les universitaires
et les écrivains connaît un succès certain auprès des dirigeants politiques des principales
organisations mexicaines-américaines. César Chávez et Reies Lopez Tijerina adhèrent au
Parti de la Raza unida et s’efforcent d’intégrer la dimension ethnique chicana au sein des
revendications sociales de leurs associations. Mais la dimension mythologique du discours
et les profondes contradictions concernant le double-enracinement indigène et colonial
suscitent l’incompréhension de leur auditoire. Progressivement, les dirigeants politiques
rejoignent les rangs de la faculté où leur discours reçoit un écho plus important et prennent
leur distance avec le milieu ouvrier, marquant l’échec du mouvement d’unification de la
mobilisation politique et du nationalisme culturel.
a. Les contradictions du discours chicano.
Examinons tout d’abord la réception du nationalisme culturel chicano au sein de la
population ouvrière. En 1965, les ouvriers agricoles de Delano participent activement à
la naissance du Teatro Campesino qui met en scène leur propre vie, leurs malheurs
et leurs luttes. Mais Luis Valdez, l’auteur des pièces, abandonne progressivement les
thèmes concernant la vie quotidienne des ouvriers agricoles. Influencé par le travail des
historiens chicanos dans les universités, il évolue vers un discours nationaliste et intègre
progressivement à ses pièces de théâtre le thème du double-enracinement indigène et
colonial des Chicanos aux Etats-Unis. Il espère ainsi insuffler un sentiment national chicano
aux paysans. Selon les propres mots de Valdez, il n’y a pas de contradiction entre les
références préhispaniques et les références coloniales car « le colonisateur espagnol offrit
aux Indiens la colonisation. L’Anglo lui offrit l’annihilation. Il ne fait aucun doute que la
Nouvelle Espagne fit preuve de plus d’humanité que la Nouvelle Angleterre envers les
186
indigènes. » . Fait-il preuve de naïveté? Toujours est-il que les paysans se sentent de
moins en moins concernés par les thèmes abordés dans ses pièces, et le dramaturge quitte
Delano au début des années 1970. A partir de cette date, Valdez resserre son travail sur
des objectifs plus spécifiquement théâtraux et spirituels. Sa troupe de théâtre devient une
sorte de communauté mystique telle qu’il en existe en Californie dans les années 1970.
Enfin, en 1978, le Teatro Campesino cesse de se produire en extérieur pour jouer dans
des salles de spectacle, marquant ainsi le glissement de cette forme d’expression originale
vers un art plus classique. Valdez énonce : « J’en ai assez de voir la troupe se produire
pour des organisations inorganisées d’étudiants incapables de faire assez de publicité pour
187
rassembler un grand public. » . Valdez joue la pièce Zoot Suit à Broadway avec des acteurs
professionnels, mais son succès se limite aux cercles chicanos.
Quant à Reies Lopez Tijerina, les autorités américaines conditionnent sa sortie de
prison à son abandon de la lutte politique. Il se rapproche alors des intellectuels chicanos
qui lui offrent la possibilité de donner des conférences dans les universités. Au contact
des universitaires, Tijerina délaisse les intérêts des descendants de propriétaires terriens
espagnols et s’imprègne de la vision indigéniste de l’histoire chicana : « L’important, ce
n’est ni l’aspect politique, ni l’aspect économique [de la possession de la terre]. C’est le
lien spirituel et psychologique qui unissait les premiers colons à leurs terres. […] Nous
n’avons pas spolié les indiens, comme certains nous en accusent, et nous ne leur voulons
186
187
68
in Valdez et Steiner (1972), pp.21-22, cité par Grandjeat, op.cit., p.114
Ibid., p.143
SOBIENAK Claire
II- Aztlán, une référence politique porteuse de mobilisation sociale
188
pas de mal. Les Indiens sont nos frères. » . Tout comme Luis Valdez, il adapte la réalité
historique à un idéal de métissage pacifique. Tijerina abandonne définitivement ses objectifs
politiques pour s’investir pleinement dans le Mouvement culturel. Il y trouve une grande
reconnaissance, car les universitaires l’érigent en symbole de résistance politique.
Ainsi, en adoptant le discours ethnique chicano, Luis Valdez et Reies Lopez Tijerina
se détournent de leur engagement politique sur le terrain. Plus qu’à une conjonction des
luttes politiques et culturelles qui auraient fait naître un mouvement de grande ampleur,
nous assistons à l’étouffement des revendications sociales par la rhétorique nationaliste
des penseurs chicanos. Comme le note Sandra V. Angeleri « la construction de l’identité
nationaliste utilise le passé mythologique et le futur indéfini pour articuler une identité
189
insurgée qui paradoxalement finit par paralyser le présent. » . Dès le milieu des années
1970, il ne reste que peu de traces de l’unification politique et culturelle chicana. Le Parti de
la Raza unida ne parvient pas à se consolider et disparaît en 1978. Quant au mouvement
culturel, il continue de se développer dans l’échappatoire que constitue la revendication non
réflexive de l’héritage aztèque.
b. La folklorisation de l’indianité.
En valorisant certains traits culturels attribués à la civilisation aztèque, les auteurs chicanos
opèrent une simplification historique et culturelle qui aboutit finalement à la folklorisation
de la tradition. Les Chicanos deviennent en quelque sorte leur propre caricature. Certes,
ils renversent le préjugé de l’indianité à leur avantage, mais ce faisant, ils reproduisent
l’idée selon laquelle tous les Mexicains seraient des indiens, et tous les indiens seraient
des Aztèques. L’anthropologue Françoise Lestage observe ce processus de folklorisation
de la tradition à Tijuana où les Mexicains mettent en scène leurs fêtes traditionnelles pour
le public américain. Selon elle, les Américains se rendent au Mexique avec l’idée que « là
où il y a des Mexicains, il y a des indiens ». Les médias américains sont friands des fêtes
traditionnelles, telles que la fête des morts, car elles « actualisent cette « évidence » ».
Lors de ces manifestations, « la présence indienne leur procure une image du Mexique
qui correspond à leurs fantasmes d’un lieu « du passé, un lieu sauvage ». De même, selon
nous, un ouvrage comme Heart of Aztlán perpétue l’image de l’indien mystique aux valeurs
simples et pures. De la même manière, certains groupes de musique corroborent l’image
passéiste et folklorique que les Anglo-Américains ont des Mexicains par leurs instruments
190
dits « aztèques » ou les thématiques folkloriques abordées . En somme, le retour aux
racines indiennes confère aux Chicanos un gage d’ « authenticité » auprès des Américains,
mais cette authenticité est parfois synonyme de conformité, et de soumission aux attentes
des « autres ».
Allons plus en avant dans cette réflexion critique. Nous avons expliqué que l’émergence
du « je » chicano est présentée dans la littérature chicana comme la marque d’émancipation
d’une communauté opprimée. Les auteurs suggèrent que le peuple chicano, forcé par
les Anglos à vivre dans l’ombre pendant plus d’un siècle, se réveille enfin et ose
188
189
Ibid., p.103
ANGELERI, Sandra V. (2001) “Rearticulación del nacionalismo ante la globalización. El movimiento chicano en la frontera
Sur de California”, Cuestiones Políticas, Facultad de Ciencias Jurídicas y Políticas del Zulia, Venezuela, No. 26, Junio.
190
L’occasion nous a été donnée d’assister au concert d’un groupe chicano, El Conjunto Aztlán (Festival des Nuits Atypiques,
Langon), et de dialoguer avec ses membres. Nous avons pu observer cette folklorisation au cours du concert ainsi que dans leur
propos. Si les conséquences de cette folklorisation sont fortement contestables, nous ne remettons absolument pas en cause la
sincérité de ces artistes.
SOBIENAK Claire
69
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
s’exprimer. Or, en évoquant un réveil de la communauté chicana, ne reproduisent-ils
pas l’image du mexicain apathique, « endormi sous un cactus » ? Ils prétendent révéler
l’histoire des Mexicains-Américains qui n’ont cessé de lutter contre l’oppresseur anglo,
mais paradoxalement présentent le Mouvement Chicano des années 1960 comme une
renaissance dont la grève des paysans de Delano aurait été le déclencheur.
Enfin, nous souhaitons apporter une nuance au constat que nous venons de dresser
car certains Mexicains-Américains n’approuvent pas la conceptualisation d’Aztlán. Le
poète Ricardo Sanchez dénonce ainsi l’indigénisme chicano comme « le produit d’un
onirisme universitaire coupé des problèmes du peuple et de surcroît, contraire à la réalité
historique (…) les pyramides, emblèmes de la puissance et de la gloire des souverains
aztèques, sont symboles d’oppression pour les masses indiennes écrasées par le pouvoir
191
théocratique des chefs de la tribu guerrière. »
. Le poète joue avec les sonorités du
192
mot « Aztlán » qu’il détourne en « asylum » (l’asile) puis en « slum » (taudis). . Dans
le poème « Denver… », il se moque du « ron-ron de la révolution/ berceau du néo-algoAztlánesque/ creuset phénoménal/ associant haine, espoir, misère-/ avenues boisées dont
193
l’ombre/ masque des enfants aux yeux caverneux. » . Il est intéressant de noter que
Ricardo Sanchez est autodidacte, tout comme Miguel Mendez. Les deux hommes partagent
une origine familiale modeste qui peut expliquer leur discours critique et pessimiste. Les
écrits de Sanchez et Mendez reflètent un discours moins dogmatique et moins manichéen
que ceux de Alurista ou de Anaya. Dégagés du poids de l’entreprise d’unification culturelle
des universitaires chicanos, ils offrent une écriture poétique plus libre et raffinée.
c. La « reconquista de Aztlán »: une obsession territoriale.
Enfin, pour conclure sur les limites de l’ethnicisation du Mouvement Chicano, soulignons
que la multiplication des références à Aztlán a cristallisé ce mouvement autour des
revendications territoriales. En 1969, le plan spirituel d’Aztlán stipule les objectifs de
l’association étudiante MEChA : “le plan d’Aztlán est un plan de libération (…) Une nation
autonome et libre - culturellement, socialement, économiquement et politiquement- prendra
ses propres décisions sur l’utilisation de nos terres, la taxation de nos biens, l’utilisation de
nos corps pour faire la guerre, le choix de notre justice (récompenses et punitions), et le
194
profit de notre transpiration. » Les étudiants de MEChA ne cherchent pas l’indépendance
du territoire à proprement parler, mais plutôt le contrôle des institutions locales dans les
lieux où ils sont majoritaires. Reies Lopez Tijerina, lui-même militant pour la récupération
des terres « volées » en 1848, ne demande pas la cession de l’ensemble des territoires du
sud-ouest américain, mais le respect des clauses du Traité de Guadalupe Hidalgo.
Cependant, la métaphore du retour à la terre ancestrale va être ressentie par certains
Anglo-Américains comme une attaque à l’intégrité du territoire américain et la relation
entre Anglo et Chicanos va rapidement se focaliser autour de la question de l’autonomie
du territoire. Si la question des conditions sociales des Chicanos peut être discutée, les
revendications autonomistes sont inacceptables aux yeux des Anglo-Américains. Dès lors,
191
192
193
194
Grandjeat Yves-Charles, op.cit., p.141-142
Benjamin-Labarthe, op.cit., p.40
Sanchez Ricardo, « Denver… », in Benjamin-Labarthe, op.cit., p.189
“A nation autonomous and free - culturally, socially, economically, and politically- will make its own decisions on the usage of our
lands, the taxation of our goods, the utilization of our bodies for war, the determination of justice (reward and punishment), and the
profit of our sweat.” Plan Spirituel d’Aztlán, op.cit.
70
SOBIENAK Claire
II- Aztlán, une référence politique porteuse de mobilisation sociale
la simple évocation du mot « Aztlán » cristallise la peur de « l’invasion hispanique ».
Aujourd’hui encore, des militants radicaux issus des deux groupes, Anglo et MexicainsAméricains s’affrontent dans un dialogue de sourds au sujet de la « reconquête d’Aztlán ».
L’exemple qui suit montre à quel point l’utilisation du mythe d’Aztlán est source de conflit.
En mai 2004, Joe Turner, le président de l’association de lutte contre l’immigration Saveour-State (SOS), organise une manifestation pour protester contre une inscription qu’il juge
« anti-américaine » sur un monument public du Baldwin Park, en Californie. L’inscription
gravée reprend une phrase de la poétesse chicana Gloria Anzaldua : « Cette terre fut un
195
jour mexicaine, elle fut indienne toujours, elle l’est encore et le sera à nouveau » . La
manifestation de Save-our-State tourne à l’affrontement verbal entre militants américains et
militants mexicains-américains. Le site internet de l’organisation nationaliste The American
Resistance, fondée en 2003 « pour faire ce qui est à notre portée pour combattre l’invasion et
196
la colonisation de l’Amérique » relève que les Mexicains-Américains criaient des slogans
comme : « Retournez en Europe ! ». Il publie ensuite des photos montrant des Mexicains
arborant des drapeaux et des pancartes avec écrit : « Cette terre a été volée ! » ou encore
« Si tu penses que je suis un immigrant illégal, apprend la véritable histoire, car je suis
ici chez moi ! ». Joe Turner rédige la légende suivante pour ces photos: « Beaucoup
de membres de notre gouvernement et des médias nient l’existence du projet militant
mexicain de la Reconquista de Aztlán. Ils disent qu’il s’agit seulement d’une théorie du
197
complot. » . Les sites Internet des associations américaines contre l’immigration, comme
Save-our-State, The Minutemen Project ou The American Resistance abondent de ce type
de commentaires. Quant aux Mexicains-Américains qui scandent des slogans séparatistes,
il semble que cela soit davantage sur le ton de la provocation que de la revendication
politique. Loin d’être une base de rassemblement pour instaurer un dialogue avec les
institutions, et obtenir des concessions, la question du territoire marginalise la communauté
mexicaine-américaine et produit même des divisions en son sein.
Ainsi, nous pouvons dire que la mobilisation politique globale dont rêvaient les
intellectuels chicanos n’a jamais véritablement existé. La création du parti la Raza Unida
constitua une ébauche de rassemblement politique, mais son succès fut éphémère. Le
parti n’est jamais devenu la troisième force politique du pays que ses créateurs espéraient.
Aujourd’hui, José Angel Gutierrez, le fondateur de la Raza Unida a rejoint le Parti
Démocrate, pour défendre les intérêts des Mexicains-Américains en son sein. Il reprend
ainsi une forme de militantisme, le lobbying, proche de l’action de MAPA, la première
association politique mexicaine-américaine. Par ailleurs, l’ethnicisation du Mouvement
Chicano a conduit essentiellement à masquer la complexité de l’identité métisse par la
folklorisation de l’indianité. Enfin les revendications politiques se sont polarisées sur la
question d’ « Aztlán », territoire fantasmé, au détriment de la question sociale.
195
196
197
« This land was Mexican once, was Indian always and is, and will be again. », cf « www.theamericanresistance.com ».
Cf. « www.theamericanresistance.com »
Ibid.
SOBIENAK Claire
71
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
Conclusion
Au cours de ce travail de recherche, nous avons tenté de définir le rôle du mythe d’Aztlán
dans la construction d’une identité ethnique porteuse de mobilisation politique. Nous avons
montré qu’à partir de la fin des années 1960 et dans les années 1970, les écrivains chicanos
s’efforcent de susciter chez leurs lecteurs un sentiment d’appartenance à une communauté
ethnique. Pour ce faire, ils élaborent un système de valeurs dichotomique entre l’univers
chicano et l’univers anglo. La désignation de l’Autre leur permet d’auto-définir le Chicano en
opposition avec le gringo, le gabacho. D’autre part, le contexte de « réveil ethnique » aux
Etats-Unis dans les années 1960 favorise l’émergence d’un Brown Power : les écrivains
retournent le préjugé qui qualifie les Mexicains d’indiens et présentent le peuple chicano
comme l’héritier de la glorieuse civilisation aztèque. Ce renversement du stigmate permet
aux Mexicains-Américains victimes de discriminations de retrouver l’estime de soi.
Le sentiment d’appartenance à la communauté imaginée chicana se construit
également par la mobilisation de symboles et de mythes unificateurs. Le poète Alurista
ressort alors de l’oubli la légende d’Aztlán, terre mythique de l’origine des Aztèques. Le
mythe est mobilisateur à plusieurs égards : il évoque un paradis perdu qui ne demande
qu’à être retrouvé ; il renforce également le sentiment d’appartenir à une même famille,
à une même civilisation dont le berceau serait Aztlán. Enfin, les écrivains trouvent dans
l’histoire mexicaine les héros de la communauté chicana : Benito Juarez, Emiliano Zapata ou
Juan Diego sont autant de figures historiques dont la simple évocation suffit à susciter une
solidarité entre Mexicains-Américains. Le groupe ethnique est alors constitué : ni « mexicainaméricain », car il ne s’agit pas d’une simple composante de l’identité américaine, ni
« hispanique », car il est avant tout l’héritier de la civilisation aztèque, mais « Chicano »,
peuple nouveau, « race de bronze » issue du syncrétisme préhispanique, coloniale et
américain.
Le processus de construction ethnique opéré par les écrivains chicanos est identifié,
mais son rôle politique reste alors à étudier. Or, nous considérons que la formation d’une
identité ethnique chicana s’inscrit dans le cadre d’une revendication politique d’accession
à la parole dans le débat sur le multiculturalisme américain. Les écrivains chicanos, alors
étudiants ou professeurs d’université ayant bénéficié d’une certaine ascension sociale
par rapport à leurs parents, cherchent à unifier les membres d’une population mexicaineaméricaine hétérogène, issue de différentes vagues d’immigration. Ils espèrent ainsi créer
un vaste mouvement politique et culturel dont l’objectif serait la juste représentation de
leur communauté, importante du point de vue démographique dans le sud-ouest des EtatsUnis. Ils se donnent pour mission de transmettre aux organisations politiques mexicainesaméricaines déjà actives un discours rassembleur capable de transcender les divergences
de classes. Mais comment unifier les descendants des premiers colons espagnols qui
peuplèrent le sud-ouest américain et les immigrés arrivés aux Etats-Unis dans le cadre
du programme Bracero ? Les écrivains se font alors historiens et transforment Aztlán en
une double origine, à la fois terre mythique des Aztèques, et territoires mexicains perdus
en 1848. Profitant des premières mesures gouvernementales multiculturalistes, ils fondent
les Chicano Studies pour stimuler la création chicana et éditer leurs travaux. Les écrivains
se laissent alors prendre à leur propre jeu : ils auto-alimentent un discours nationaliste et
indigéniste qui, s’il trouve un certain écho auprès des étudiants mexicains-américains et
72
SOBIENAK Claire
Conclusion
des dirigeants des principales organisations politiques, n’en reste pas moins déconnecté
des préoccupations des différentes couches de la population mexicaine-américaine. Le
Mouvement Chicano s’enlise alors dans ses propres contradictions et ne parvient pas à
rassembler la population mexicaine-américaine autour du mythe d’Aztlán. Les références
au mythe aztèque folklorisent l’indianité mexicaine et polarisent les revendications chicana
sur la question de l’autonomie territoriale, entretenant le fantasme américain de « l’invasion
hispanique ».
Après étude de notre corpus de textes, nous pensons pouvoir affirmer que le mythe
d’Aztlán constitue l’origine symbolique du groupe ethnique « chicano ». Le mythe est
porteur de sens pour les universitaires qui s’efforcent de construire « d’en haut » cette
identité en opposition à l’Anglo. Néanmoins, nous émettons des réserves quant à la
portée mobilisatrice d’Aztlán. L’évolution du Mouvement Chicano a montré les limites de
sa puissance symbolique, puisque ce mouvement est aujourd’hui quasiment éteint. Les
198
nouvelles générations ne se sont pas appropriées l’identité ethnique chicana . Mon opinion
est que le Mouvement Chicano n’a pas réussi à évoluer avec le temps : à force de symboles
et de références historiques et mythologiques, les militants chicanos ont figé une identité
dans laquelle les nouvelles générations ne se reconnaissent pas. Comme le dit si bien
199
François Laplantine :
En renvoyant chaque individu ou chaque culture à une appartenance, l’identité
leur désigne leur origine. Elle attire l’attention sur ce qu’il y a de plus stable et de
plus permanent dans un être humain ou dans un groupe social, appréhendés à
partir de ce qu’ils étaient autrefois, et non de ce qu’ils sont en train de devenir.
L’identité conduit à s’identifier à, au point de coïncider avec un état révolu du
sujet ou du social. Dans ces pensées en marche arrière, on avance pour ainsi
dire « à rebours » du temps. En valorisant ce qui est atavique, on revient abruti de
racines.
Ainsi, l’identité latina est désormais plus fédératrice que l’identité chicana. Elle a l’avantage
de pouvoir être reprise par les immigrés, de plus en plus nombreux, en provenance d’autres
pays latino-américains que le Mexique. Nous pensons que le système de représentation
chicano, construit autour de l’héritage aztèque et de l’héritage mexicain, est trop restrictif
pour cette population hispanophone élargie. Il serait intéressant de poursuivre notre étude
sur la construction ethnique en étudiant les symboles que les Latinos cherchent aujourd’hui
à s’approprier.
198
Ce constat s’appuie notamment sur l’échange que nous avons eu avec le groupe de musique El Conjunto Aztlán (Langon,
28/07/07).
199
Laplantine François, op.cit., p.41
SOBIENAK Claire
73
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
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INTERVIEW
EL CONJUNTO AZTLÁN (28/07/2007) Rencontre en marge du Festival des Nuits
Atypiq
SOBIENAK Claire
77
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
Annexes
ANNEXE 1: Le syncrétisme poétique
A consulter sur place au Centre de Documentation Contemporaine de l'Institut
d'Etudes Politiques de Lyon
Alurista (1971) « Fruto de bronze », Floricanto en Aztlán.
Tiré de BENJAMIN-LABARTHE, Vous avez dit Chicano, opus cité, p.115.
ANNEXE 2: Frontière actuelle entre le Mexique et les
Etats-Unis
78
SOBIENAK Claire
Annexes
http://www.lib.utexas.edu/maps/americas/mexico_pol97.jpg
(Université du Texas), consulté le 21 juillet 2007.
ANNEXE 3: Affiche chicana (1969)
A consulter sur place au Centre de Documentation Contemporaine de l'Institut
d'Etudes Politiques de Lyon
In BENJAMIN-LABARTHE, Vous avez dit Chicano, opus cité, p.141.
SOBIENAK Claire
79
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
ANNEXE 4: Le muralisme chicano
A consulter sur place au Centre de Documentation Contemporaine de l'Institut
d'Etudes Politiques de Lyon
In BENJAMIN-LABARTHE, Vous avez dit Chicano, opus cité, p.141.
ANNEXE 5: Traité Adams-Onis, 1819
http://fr.wikipedia.org/wiki/Image:Adams_onis_map-fr.png#filehistory ,
consulté le 6 août 2007
80
SOBIENAK Claire
Annexes
ANNEXE 6: Le territoire des Usa en 1850
http://www.lib.utexas.edu/maps/united_states/us_terr_1850.jpg
(Université du Texas), consulté le 21 juillet 2007.
ANNEXE 7: El Plan Espiritual de Aztlán
http://carbon.cudenver.edu/MEChA/plan-
Aztlán.html ,
Université du TEXAS Panaméricaine, consulté le 6 juin 2007.
In the spirit of a new people that is conscious not only of its proud historical heritage
but also of the brutal "gringo" invasion of our territories, we, the Chicano inhabitants and
civilizers of the northern land of Aztlán from whence came our forefathers, reclaiming the
land of their birth and consecrating the determination of our people of the sun, declare that
the call of our blood is our power, our responsibility, and our inevitable destiny.
We are free and sovereign to determine those tasks which are justly called for by our
house, our land, the sweat of our brows, and by our hearts. Aztlán belongs to those who
plant the seeds, water the fields, and gather the crops and not to the foreign Europeans. We
do not recognize capricious frontiers on the bronze continent
Brotherhood unites us, and love for our brothers makes us a people whose time has
come and who struggles against the foreigner "gabacho" who exploits our riches and
destroys our culture. With our heart in our hands and our hands in the soil, we declare the
independence of our mestizo nation. We are a bronze people with a bronze culture. Before
the world, before all of North America, before all our brothers in the bronze continent, we
are a nation, we are a union of free pueblos, we are Aztlán.
For La Raza to do. Fuera de La Raza nada.
Program :
El Plan Espiritual de Aztlán sets the theme that the Chicanos (La Raza de Bronze)
must use their nationalism as the key or common denominator for mass mobilization and
SOBIENAK Claire
81
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
organization. Once we are committed to the idea and philosophy of El Plan de Aztlán, we can
only conclude that social, economic, cultural, and political independence is the only road to
total liberation from oppression, exploitation, and racism. Our struggle then must be for the
control of our barrios, campos, pueblos, lands, our economy, our culture, and our political
life. El Plan commits all levels of Chicano society - the barrio, the campo, the ranchero, the
writer, the teacher, the worker, the professional - to La Causa.
Nationalism :
Nationalism as the key to organization transcends all religious, political, class, and
economic factions or boundaries. Nationalism is the common denominator that all members
of La Raza can agree upon.
Organizational Goals :
1. UNITY in the thinking of our people concerning the barrios, the pueblo, the campo, the
land, the poor, the middle class, the professional-all committed to the liberation of La Raza.
2. ECONOMY: economic control of our lives and our communities can only come about
by driving the exploiter out of our communities, our pueblos, and our lands and by controlling
and developing our own talents, sweat, and resources. Cultural background and values
which ignore materialism and embrace humanism will contribute to the act of cooperative
buying and the distribution of resources and production to sustain an economic base for
healthy growth and development Lands rightfully ours will be fought for and defended. Land
and realty ownership will be acquired by the community for the people's welfare. Economic
ties of responsibility must be secured by nationalism and the Chicano defense units.
3. EDUCATION must be relative to our people, i.e., history, culture, bilingual education,
contributions, etc. Community control of our schools, our teachers, our administrators, our
counselors, and our programs.
4. INSTITUTIONS shall serve our people by providing the service necessary for a full
life and their welfare on the basis of restitution, not handouts or beggar's crumbs. Restitution
for past economic slavery, political exploitation, ethnic and cultural psychological destruction
and denial of civil and human rights. Institutions in our community which do not serve the
people have no place in the community. The institutions belong to the people.
5. SELF-DEFENSE of the community must rely on the combined strength of the people.
The front line defense will come from the barrios, the campos, the pueblos, and the ranchitos.
Their involvement as protectors of their people will be given respect and dignity. They in turn
offer their responsibility and their lives for their people. Those who place themselves in the
front ranks for their people do so out of love and carnalismo. Those institutions which are
fattened by our brothers to provide employment and political pork barrels for the gringo will
do so only as acts of liberation and for La Causa. For the very young there will no longer be
acts of juvenile delinquency, but revolutionary acts.
6. CULTURAL values of our people strengthen our identity and the moral backbone of
the movement. Our culture unites and educates the family of La Raza towards liberation
with one heart and one mind. We must insure that our writers, poets, musicians, and artists
produce literature and art that is appealing to our people and relates to our revolutionary
culture. Our cultural values of life, family, and home will serve as a powerful weapon to defeat
the gringo dollar value system and encourage the process of love and brotherhood.
7. POLITICAL LIBERATION can only come through indepen-dent action on our part,
since the two-party system is the same animal with two heads that feed from the same
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SOBIENAK Claire
Annexes
trough. Where we are a majority, we will control; where we are a minority, we will represent
a pressure group; nationally, we will represent one party: La Familia de La Raza!
Action:
1. Awareness and distribution of El Plan Espiritual de Aztlán. Presented at every
meeting, demonstration, confrontation, courthouse, institution, administration, church,
school, tree, building, car, and every place of human existence.
2. September 16, on the birthdate of Mexican Independence, a national walk-out by
all Chicanos of all colleges and schools to be sustained until the complete revision of the
educational system: its policy makers, administration, its curriculum, and its personnel to
meet the needs of our community.
3. Self-Defense against the occupying forces of the oppressors at every school, every
available man, woman, and child.
4. Community nationalization and organization of all Chicanos: El Plan Espiritual de
Aztlán.
5. Economic program to drive the exploiter out of our community and a welding together
of our people's combined resources to control their own production through cooperative
effort.
6. Creation of an independent local, regional, and national political party.
A nation autonomous and free - culturally, socially, economically, and politically- will
make its own decisions on the usage of our lands, the taxation of our goods, the utilization
of our bodies for war, the determination of justice (reward and punishment), and the profit
of our sweat.
El Plan de Aztlán is the plan of liberation!
ANNEXE 8: The Plan of Delano
http://farmworkermovement.org/essays/essays/Plan%20of%20Delano.pdf
Consulté le 8 mai 2007.
PLAN for the liberation of the Farm Workers associated with the Delano Grape Strike
in the State of California, seeking social justice in farm labor with those reforms that they
believe necessary for their well-being as workers in these United States.
We, the undersigned, gathered in Pilgrimage to the capital of the State in Sacramento
in penance for all the failings of Farm Workers as free and sovereign men, do solemnly
declare before the civilized world which judges our actions, and before the nation to which
we belong, the propositions we have formulated to end the injustice that oppresses us.
We are conscious of the historical significance of our Pilgrimage. It is clearly evident
that our path travels through a valley well known to all Mexican farm workers. We know
all these towns of Delano, Madera, Fresno, Modesto, Stockton and Sacramento because
along this very same road, in this very same valley, the Mexican race has sacrificed itself
for the last hundred years. Our sweat and our blood have fallen on this land to make other
men rich. This pilgrimage is a witness to the suffering we have seen for generations.
SOBIENAK Claire
83
Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
The Penance we accept symbolizes the suffering we shall have in order to bring justice
to these same towns, to this same valley. The Pilgrimage we make symbolizes the long
historical road we have traveled in this valley alone, and the long road we have yet to travel,
with much penance, in order to bring about the Revolution we need, and for which we present
the propositions in the following PLAN:
1. This is the beginning of a social movement in fact and not in pronouncements. We
seek our basic, God-given rights as human beings. Because we have suffered—and are
not afraid to suffer—in order to survive, we are ready to give up everything, even our lives,
in our fight for social justice. We shall do it without violence because that is our destiny. To
the ranchers, and to all those who oppose us, we say, in the words of Benito Juarez, “EL
RESPETO AL DERECHO AJENO ES LA PAZ.”
2. We seek the support of all political groups and protection of the government, which
is also our government, in our struggle. For too many years we have been treated like the
lowest of the low. Our wages and working conditions have been determined from above,
because irresponsible legislators, who could have helped us, have supported the ranchers’
argument that the plight of the Farm Worker was a “special case.” They saw the obvious
effects of an unjust system, starvation wages, contractors, day hauls, forced migration,
sickness, illiteracy, camps and sub-human living conditions, and acted as if they were
irremediable causes.
The farm worker has been abandoned to his own fate—without representation, without
power—subject to the mercy and caprice of the rancher. We are tired of words, of betrayals,
of indifference. To the politicians we say that the years are gone when the farm worker said
nothing and did nothing to help himself. From this movement shall spring leaders who shall
understand us, lead us, be faithful to us, and we shall elect them to represent us. WE SHALL
BE HEARD.
3. We seek, and have, the support of the Church in what we do. At the head of
the Pilgrimage we carry LA VIRGEN DE LA GUADALUPE because she is ours, all ours,
Patroness of the Mexican people. We also carry the Sacred Cross and the Star of David
because we are not sectarians, and because we ask the help and prayers of all religious.
All men are brothers, sons of the same God; this is why we say to all men of good will, in
the words of Pope Leo XIII, “Everyone’s first duty is to protect the workers from the greed of
speculators who use human beings as instruments to provide themselves with money. It is
neither just nor human to oppress men with excessive work to the point where their minds
become enfeebled and their bodies worn out.”GOD SHALL NOT ABANDON US.
4. We are suffering. We have suffered, and we are not afraid to suffer in order to win our
cause. We have suffered unnumbered ills and crimes in the name of the Law of the Land.
Our men, women, and children have suffered not only the basic brutality of stoop labor,
and the most obvious injustices of the system; they have also suffered the desperation of
knowing that the system caters to the greed of callous men and not to our needs. Now we
will suffer for the purpose of ending the poverty, the misery, and the injustice, with the hope
that our children will not be exploited as we have been. They have imposed hunger on us,
and now we hunger for justice. We draw our strength from the very despair in which we have
been forced to live. WE SHALL ENDURE.
5. We shall unite. We have learned the meaning of UNITY. We know why these United
States are just that—united. The strength of the poor is also in union. We know that the
poverty of the Mexican or Filipino worker in California is the same as that of all farm
workers across the country, the Negroes and poor whites, the Puerto Ricans, Japanese,
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SOBIENAK Claire
Annexes
and Arabians; in short, all of the races that comprise the oppressed minorities of the United
States. The majority of the people on our Pilgrimage are of Mexican descent, but the triumph
of our race depends on a national association of all farm workers. The ranchers want to keep
us divided in order to keep us weak. Many of us have signed individual “work contracts”
with the ranchers or contractors, contracts in which they have all the power. These contracts
were farces, one more cynical joke at our impotence. That is why we must get together and
bargain collectively. We must use the only strength that we have, the force of our numbers.
The ranchers are few; we are many. UNITED WE SHALL STAND.
6. We shall strike. We shall pursue the REVOLUTION we have proposed. We are sons
of the Mexican Revolution, a revolution of the poor seeking bread and justice. Our revolution
will not be armed, but we want the existing social order to dissolve; we want a new social
order. We are poor, we are humble, and our only choice is to Strike in those ranches where
we are not treated with the respect we deserve as working men, where our rights as free and
sovereign men are not recognized. We do not want the paternalism of the rancher; we do not
want the contractor; we do not want charity at the price of our dignity. We want to be equal
with all the working men in the nation; we want a just wage, better working conditions, a
decent future for our children. To those who oppose us, be they ranchers, police, politicians,
or speculators, we say that we are going to continue fighting until we die, or we win. WE
SHALL OVERCOME.
Across the San Joaquin Valley, across California, across the entire Southwest of the
United States, wherever there are Mexican people, wherever there are farm workers, our
movement is spreading like flames across a dry plain. Our PILGRIMAGE is the MATCH that
will light our cause for all farm workers to see what is happening here, so that they may do
as we have done. The time has come for the liberation of the poor farm worker.
History is on our side.
MAY THE STRIKE GO ON!
VIVA LA CAUSA!
VIVA LA HUELGA!
ANNEXE 9: El Plan de Santa Bárbara
Extraits. http://www.utpa.edu/orgs/mecha/st_barbara.html
(University of Texas-Panamerica), consulté le 23 juin 2007.
Manifesto
For all peoples, as with individual, the time comes when they must reckon with their
history. For the Chicano the present is a time of renaissance, of renacimiento. Our people
and our community, el barrio and la colonia, are expressing a new consciousness and a new
resolve. Recognizing the historical tasks confronting our people and fully aware of the cost
of human progress, we pledge our will to move. We will move forward toward our destiny
as a people. We will move against those forces which has denied us freedom of expression
and human dignity. Throughout history the quest for cultural expression and freedom has
taken the form of a struggle. Our struggle tempered by the lessons of the American past,
is an historical reality.
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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
For decades Mexican people in the United States struggle to realize the ''American
Dream''. And some, a few, have. But the cost, the ultimate cost of assimilation, required
turning away from el barrio and la colonia. In the meantime, due to the racist structure of this
society, to our essentially different life style, and to the socio-economic functions assigned
to our community by Anglo-American society - as suppliers of cheap labor and dumping
ground for the small-time capitalist entrepreneur- the barrio and colonia remained exploited,
impoverished, and marginal.
As a result, the self-determination of our community is now the only acceptable mandate
for social and political action; it is the essence of Chicano commitment. Culturally, the word
Chicano, in the past a pejorative and class-bound adjective, has now become the root idea of
a new cultural identity for our people. It also reveals a growing solidarity and the development
of a common social praxis. The widespread use of the term Chicano today signals a rebirth
of pride and confidence. Chicanismo simply embodies and ancient truth: that a person is
never closer to his/her true self as when he/she is close to his/her community.
Chicanismo draws its faith and strength from two main sources: from the just struggle of
our people and from an objective analysis of our community's strategic needs. We recognize
that without a strategic use of education, an education that places value on what we value,
we will not realize our destiny. Chicanos recognize the central importance of institutions
of higher learning to modern progress, in this case, to the development of our community.
But we go further: we believe that higher education must contribute to the information of a
complete person who truly values life and freedom.
The destiny of our people will be fulfilled. to that end, we pledge our efforts and take as
our credo what Jose Vasconcelos once said at a time of crisis and hope: "At this moment we
do not come to work for the university, but to demand that the university work for our people.''
Political Action
Introduction
For the Movement, political action essentially means influencing the decision-making
process of those institutions which affect Chicanos, the university, community organizations,
and non-community institutions. Political action encompasses the elements which function
in a progression: political consciousness, political mobilization, and tactics. Each part breaks
down into further subdivisions. Before continuing with specific discussions of these three
categories, a brief historical analysis must be formulated.
Historical Perspective
The political activity of the Chicano Movement at colleges and universities to date
has been specifically directed toward establishing Chicano student organizations (UMAS,
MAYA, MASC, M.E.Ch.A., etc.) and institutionalizing Chicano Studies programs. A variety
of organizational forms and tactics have characterize these student organizations.
One of the major factors which led to political awareness in the 60's was the clash
between Anglo-American educational institutions and Chicanos who maintained their
cultural identity. Another factor was the increasing number of Chicano students who became
aware of the extent to which colonial conditions characterized their communities. The result
of this domestic colonialism is that the barrios and colonias are dependent communities
with no institutional power base and significantly influencing decision-making. Within the last
decade, a limited degree of progress has taken place in securing a base of power within
educational institutions.
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SOBIENAK Claire
Annexes
Other factors which affected the political awareness of the Chicano youth were: the
heritage of the Chicano youth movements of the 30's and 40's; the failure of the Chicano
political efforts of the 40's and 50's; the bankruptcy of the Mexican- American pseudopolitical associations; and the disillusionment of Chicano participants in the Kennedy
campaigns. Among the strongest influences of Chicano youth today have been the National
Farm Workers Association, the Crusades for Justice, and the Alianza Federal de Pueblos
Libres, The Civil Rights, the Black Power, and the Anti-war movements were other
influences.
As political consciousness increased, there occurred a simultaneously a renewed
cultural awareness which, along with social and economical factors, led to the proliferation of
Chicano youth organizations. By the mid 1960's, MASC, MAYA, UMAS, La Vida Nueva, and
M.E.Ch.A. appeared on campus, while the Brown Berets, Black Berets, ALMA, and la Junta
organized the barrios and colonias. These groups differed from one another depending on
local conditions and their varying state of political development. Despite differences in name
and organizational experience, a basic unity evolved.
These groups have had a significant impact on the awareness of large numbers of
people, both Chicano and non-Chicano. Within the communities, some public agencies have
been sensitized, and others have been exposed. On campuses, articulation of demands
and related political efforts have dramatized NUESTRA CAUSA. Concrete results are
visible in the establishment of corresponding supportive services. The institutionalization of
Chicano Studies marks the present stage of activity; the next stage will involve the strategic
application of university and college resources to the community. One immediate result
will be the elimination of the artificial distinction which exist between the students and the
community. Rather than being its victims, the community will benefit from the resources of
the institutions of higher learning.
Political Consciousness
Commitment to the struggle for Chicano liberation is the operative definition of the
ideology used here. Chicanismo involves a crucial distinction in political consciousness
between a Mexican American (or Hispanic) and a Chicano mentality. The Mexican American
or Hispanic is a person who lacks self-respect and pride in one's ethnic and cultural
background. Thus, the Chicano acts with confidence and with a range of alternatives in the
political world. He is capable of developing and effective ideology through action.
Mexican Americans (or Hispanics) must be viewed as potential Chicanos. Chicanismo
is flexible enough to relate to the varying levels of consciousness within La Raza. Regional
variations must always be kept in mind as well as the different levels of development,
composition, maturity, achievement, and experience in political action. Cultural nationalism
is a means of total Chicano liberation.
There are definite advantages to cultural nationalism, but no inherent limitations. A
Chicano ideology, especially as it involves cultural nationalism, should be positively phrased
in the form of propositions to the Movement. Chicanismo is a concept that integrates selfawareness with cultural identity, a necessary step in developing political consciousness. As
such, it serves as a basis for political action, flexible enough to include the possibility of
coalitions. The related concept of La Raza provides an internationalist scope of Chicanismo,
and La Raza Cosmica furnishes a philosophical precedent. Within this framework, the Third
World concept merits consideration.
Political Mobilization
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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.
Political mobilization is directly dependent on political consciousness. As political
consciousness develops, the potential for political action increases.
The Chicano student organization in institutions of higher learning is central to all
effective political mobilization. Effective mobilization presupposes precise definition of
political goals and of the tactical interrelationships of roles. Political goals in any given
situations must encompass the totality of Chicano interests in higher education. The
differentiations of roles required by a given situation must be defined on the basis of
mutual accountability and equal sharing of responsibility. Furthermore, the mobilization
of community support not only legitimizes the activities of Chicano student solidarity in
axiomatic in all aspects of political action.
Since the movements is definitely of national significance and scope, all student
organizations should adopt one identical name throughout the state and eventually the
nation to characterize the common struggle of La Raza de Aztlán. The net gain is a
step toward greater national unity which enhances the power in mobilizing local campus
organizations.
When advantageous, political coalitions and alliances with non-Chicano groups may
be considered. A careful analysis must precede the decision to enter into a coalition.
One significant factor is the community's attitude toward coalitions. Another factor is the
formulation of a mechanism for the distribution of power that ensures maximum participation
in decision making: i.e., formulation of demands and planning of tactics. When no longer
politically advantageous, Chicano participation in the coalition ends.
Of the community, for the community. Por la Raza habla el espiritu.
ANNEXE 10 : Rencontre avec le Conjunto Aztlán
Lors du Festival Les nuits Atypiques qui s’est déroulé à Langon (33) du 26 au 29 juillet
2007, j’ai pu rencontrer les membres du groupe texan Conjunto Aztlan. Il s’agit d’un groupe
de musique fondé à Austin en 1977 dont la composition varie selon les représentations ;
lors de leur concert à Langon, le groupe était composé de Juan Tejeda à l’accordéon et
au chant, de José Flores Peregrino au « bajo sexto » et au chant, et de Jean-Jacques
Barrera à la contrebasse. Les musiciens ont donné un concert le dimanche 29 juillet et ils
ont participé à une rencontre avec le public le samedi 28 juillet. Les observations qui suivent
rapportent le déroulement de cette rencontre ainsi que la conversation que j’ai pu entretenir
personnellement avec les musiciens.
Rencontre du
2007 :
Conjunto Aztlan
avec le public du festival, le samedi 28 juillet
Les musiciens du Conjunto Aztlan se présentent au public en disant qu’ils forment un
groupe de « musique chicana ». Ils annoncent qu’ils parleront à la fois en anglais et en
espagnol au cours de la conversation, comme le font tous les Chicanos. Juan Tejeda précise
que les Chicanos parlent généralement l’espagnol en famille, et l’anglais avec les autres
personnes.
Les musiciens expliquent qui sont les Chicanos : ils énoncent que lorsque les Espagnols
ont traversé l’Atlantique, ils ont découvert un pays qu’ils pensaient être l’Inde. « C’est
pourquoi ils nous ont nommé Indiens », dit Juan Tejeda. Pourtant il précise « nous sommes
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Annexes
métisses, notre musique est le résultat de plusieurs influences, indiennes, européennes,
mexicaines, etc. »
Après cette brève présentation, un membre du public (entre 20 et 30 personnes
assistent à la rencontre) demande ce que les musiciens pensent des mobilisations des
immigrés aux Etats-Unis et des mobilisations dans l’état de Oaxaca, au Mexique. Un des
musiciens répond : « le sud-ouest des Etats-Unis appartenait au Mexique avant. Nous, nous
avons émigré depuis l’époque aztèque ; il ne devrait pas y avoir de frontière entre les deux
pays. » En ce qui concerne les mobilisations à Oaxaca, il précise qu’eux-mêmes vivent aux
Etats-Unis et qu’ils ont peu d’informations sur ce mouvement. Ils en ont entendu parler mais
cela s’arrête là.
Conversation personnelle avec les membres du groupe, à la suite de la rencontre avec
le public :
Je demande à José Flores pourquoi les membres de groupe ont choisi un nom aztèque
pour leur groupe. Il me répond qu’ Aztlan est la terre d’origine des Aztèques, selon l’histoire.
Mais il souligne qu’Aztlan est aussi une interprétation, car le mythe n’est pas vérifié. Il s’agit
plutôt d’un concept. A la question «Vous rappelez-vous dans quelles circonstances vous
avez entendu parler d’Aztlan pour la première fois ? », Flores répond sans hésitation : « en
1970 ». Lorsque les musiciens ont choisi le nom de Conjunto Aztlan pour leur groupe, Aztlan
était déjà un symbole chicano, c’est pour cela qu’ils l’ont repris, pour sa connotation. Flores
précise que les trois membres du groupe ont eu Alurista comme professeur à l’université
d’Austin, au Texas. Il leur enseigna entre autre les danses aztèques. José Flores est luimême aujourd’hui professeur de littérature à l’université.
Je demande ensuite si selon eux le Mouvement Chicano fut plutôt un mouvement
populaire ou un mouvement universitaire. Juan Tejeda me répond qu’il s’agissait surtout d’un
mouvement étudiant et universitaire. Ses parents ne comprenaient pas les revendications
identitaires du Mouvement. Ils étaient fiers de leur enfant mais préféraient ne pas se mêler au
Mouvement et ne pas se revendiquer Chicanos car le terme était synonyme de « rebelle ».
Tejeda ajoute : « nous nous sommes donnés le nom de « Chicano ». Il s’agit d’un nom
politique. Ceux qui sont nés au Mexique se disent Mexicains car ils pensent rentrer un
jour au pays. Nous, nous ne sommes pas des Mexicains-Américains, des Latinos ou des
Hispaniques, termes inventés par les Anglos, nous sommes des Chicanos. »
Je demande ensuite si le Mouvement Chicano est encore vivant aujourd’hui. Juan
Tejeda répond que de nombreux militants sont morts, et que d’autres ont arrêté le
militantisme. Il souligne que ses enfants ne se sentent pas concernés par les revendications
des années 1970. Les militants comme lui n’ont pas bien préparé la génération à venir, car,
selon ses dires, ils se focalisaient trop sur le présent. Aujourd’hui, il existe de nouvelles
formes de militantisme, comme celle des immigrés. Il s’agit d’une mobilisation différente de
celle du Mouvement Chicano car lui-même, ainsi que les deux autres membres du groupe,
sont nés aux Etats-Unis de parents eux-mêmes nés aux Etats-Unis. Juan Tejeda précise
que son père a combattu dans l’armée américaine durant la seconde guerre mondiale.
Je les interroge ensuite sur le concept de « reconquête d’Aztlan ». Tejeda répond qu’il
y a bien une reconquête démographique, à cause de l’immigration.
A la question « quels liens entretenez-vous avec le Mexique ? », les musiciens me
répondent qu’ils ont gardé des liens, mais ils restent vagues. Il semble que ces liens soient
minces, toute leur famille vivant aux Etats-Unis.
Enfin, je demande s’ils considèrent qu’il existe une identité chicana ; Juan Tejeda me
répond « oui, nous l’avons créée ».Il ajoute que cette identité passe par une revalorisation
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des racines indiennes mexicaines. Je demande alors ce que pensent les MexicainsAméricains indiens de leurs revendications (Les Mixtèques de l’état de Oaxaca sont très
présents en Californie). Juan Tejeda me répond : « Cela ne les intéresse pas ; ils viennent
aux Etats-Unis pour gagner de l’argent, ce sont des capitalistes ! Ils ne s’intéressent pas à
la culture de leurs ancêtres ».
Précisons enfin que lors du concert donné le dimanche 29 juillet 2007, les musiciens
ont commencé par rappeler qu’ils sont un groupe « chicano » et qu’ils sont les héritiers
des Aztèques. Ils ont ensuite récité un poème en nahuatl, de Netzahualcóyotl, empereur de
Texcoco. Puis, leurs chansons ont évoqué à la fois les conditions sociales des paysans et
des ouvriers chicanos et l’identité métisse chicana. Notons enfin que certaines chansons
étaient issues des pièces du Teatro Campesino de Luis Valdez.
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