Note critique Vers une « démystification » du Chan

Note critique
Vers une « démystification »
du Chan
Michel Mohr1
Bernard Faure présente dans ce texte la deuxième partie de ses réflexions
sur la méthodologie utilisée dans l'étude du bouddhisme Chan. Ce livre
constitue, avec le précédent volume The Rhetoric of Immediacy A
Cultural Critique ofChan/Zen Buddhism2, une entreprise ambitieuse et
novatrice visant à utiliser en particulier les instruments de la philosophie
« post-moderne » pour mettre en évidence certains aspects de la tradition
Chan jusqu'ici négligés. Portant sur ce domaine divers regards empruntés
à des disciplines académiques autres que la bouddhologie, l'auteur remet
en question l'image d'un « Zen » idéalisé et cherche à déchiffrer les
enjeux idéologiques parfois présents derrière des apparences de pure
1 À propos de Bernard Faure, Chan Insights and Oversights An
Epistemological Critique
ofthe
Chan
Tradition,
Princeton, Princeton Uni-
versity Press,
1993.
xii + 322 pages. US $ 45.00. Michel Mohr est membre
du International Research Institute for Zen Buddhism, Hanazono Univer-
sity, 8-1 Tsubonouchi-chô, Nishinokyô, Nakagyô-ku, Kyoto 604.
2 Concernant ce livre (même éditeur, 1991), cf. les comptes rendus de John
Jorgenssen dans Études chinoises, 12.1, printemps 1993, p.
174-181,
et
celui de T. Griffith Foulk dans
Monumenta
Nipponica,
Al
A,
hiver 1992,
p.
521-526.
Études
chinoises,
vol. XIV, n°
1,
printemps 1995
Michel Mohr
spiritualité. Il s'inspire aussi en partie du modèle d'Edward Said dans
sa critique de l'orientalisme, tout en soulignant les limites de cette
critique (p. 5-7).
Pour ceux qui n'auraient encore lu ni l'un ni l'autre des deux derniers
ouvrages de Bernard Faure, je conseillerais plutôt de commencer par
Chan Insights avant d'aborder la lecture de The Rhetoric. Bien que ces
deux livres aient paru respectivement en 1993 et 1991, leur contenu
suggère qu'ils ont été conçus dans l'ordre inverse et, comme l'indiquent
leurs sous-titres, la « critique épistémologique » précède logiquement
la « critique culturelle ». Il
s'agit
d'un choix fait par les éditeurs, qui
ont probablement voulu mettre en avant le caractère polémique de la
publication, plus apparent dans The Rhetoric.
L'ouvrage paru en premier constitue en réalité un prolongement de
la démarche expliquée dans Chan Insights, où se trouvent posés les
fondements de l'approche suivie par Bernard Faure et ses motivations.
Parmi celles-ci, il faut noter une vigoureuse réaction contre la manière
dont Suzuki Daisetsu avait présenté cette tradition au public occiden-
tal.
Nous reviendrons sur ce point important.
Ces deux livres peuvent également être considérés comme le fruit
des annotations apportées par l'auteur à ses propres publications
antérieures3, qui ont un caractère plus philologique. Dans la mesure où
il interpelle le lecteur, cet essai ne laissera personne indifférent, même
s'il ne rencontre pas l'adhésion sur tous les points. Le livre est écrit
pour engager un débat, prenant systématiquement le contre-pied des
approches « naïves » qui ont souvent prévalu dans ce domaine.
Chan Insights and Oversights se divise en deux parties, la première
portant plus précisément sur les questions de méthodologie et sur la
manière dont le bouddhisme Chan a été abordé depuis ses premières
3 Cf.
La volonté
d'orthodoxie
dans
le
bouddhisme
chinois,
Paris, Éditions du
CNRS,
1988 ; Le
bouddhisme
Ch'an en mal d'histoire Genèse d'une
tradition
religieuse
dans la
Chine
des
T'ang,
Paris, Adrien-Maisonneuve,
1989 (« Publications de l'EFEO », 158)
;
Le
Traité de
Bodhidharma,
Paris,
Le Mail, 1986
; Dôgen La Vision
Immédiate,
Paris, Le Mail, 1987, ainsi
que plusieurs articles.
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Vers une « démystification » du Chan
descriptions au xvie siècle jusqu'à nos jours. Cette étude part de la
réception du Chan/Zen dans la pensée occidentale depuis les récits
fournis par les missionnaires (chap. 1) et présente un tableau global des
tentatives réductionnistes faites à l'encontre du bouddhisme et du Chan,
montrant notamment qu'il a fallu attendre le xixe siècle pour que ce
domaine soit considéré comme un objet d'étude à part entière. Le
chapitre suivant aborde le rôle joué par Suzuki Daisetsu, l'École de
Kyoto, ainsi que la récupération du Zen par certains tenants actuels
d'une forme de nationalisme japonais sous couvert culturel (chap. 2).
L'auteur passe ensuite en revue les principaux modèles suivis par les
spécialistes modernes, en particulier en Chine et au Japon, décrivant
les limites qui caractérisent chacune de ces approches (chap. 3). Cette
première partie se conclut sur les « alternatives » aux méthodes
traditionnelles, à savoir le structuralisme, la critique herméneutique et
ce que l'auteur propose sous la dénomination de « recherche
performative » (performative scholarship), une étude mettant l'accent
sur les effets produits par « la rhétorique du Chan » plutôt que sur ses
présupposés théoriques (chap. 4).
La seconde partie porte sur des problèmes épistémologiques parti-
culiers, visant à appliquer ce regard alternatif à des questions telles que
les conceptions de l'espace (chap. 5), du temps (chap. 6), du langage
(chap.
7), de l'écriture (chap. 8), la perception de l'individualisme et
du moi dans le bouddhisme et dans la philosophie occidentale (chap. 9).
Pour éviter de reproduire les approches traditionnelles, l'auteur a
notamment recours aux méthodes inspirées par la sociologie,
l'anthropologie, la philosophie, la linguistique ou la critique littéraire.
Bernard Faure montre sa familiarité avec les écrits des représentants de
plusieurs de ces disciplines, et il exprime une admiration particulière
pour le travail de Pierre Bourdieu, Michel Foucault et Jacques Derrida.
Il semble d'ailleurs que son analyse portant sur les approches du Chan
serve aussi accessoirement à présenter certaines tendances récentes de
la pensée européenne à ses lecteurs américains. Concernant ce point,
bien que l'estime dont jouissent ces penseurs soit légitime, elle devient
parfois quelque peu contraignante, à la limite d'une nouvelle forme de
cette « orthodoxie » que l'auteur dénonce. Ainsi on peut noter le
137
Michel Mohr
commentaire suivant dans les pages consacrées aux relations entre
l'individu et le pouvoir (p. 258) :
The question of the confession of sins in traditional China has been
studied by
Wu
Pei-yi.
Although his study offers many parallels with the
Western case studied by Foucault,
Wu
does not refer
to
Foucault's work.
Il est vrai que cette remarque est sans acrimonie, mais elle semble impli-
quer que tout intellectuel digne de ce nom doit avoir lu Foucault, même
s'il étudie une tradition qui se suffit à elle-même4. Mais le Chan se
suffit-il vraiment à lui-même ? D'un point de vue académique, la
démonstration de Bernard Faure conduit d'abord à nuancer la question,
en se demandant de quel Chan il
s'agit,
puisque l'homogénéité de cette
tradition se révèle en partie artificielle (p. 4). Il devient par conséquent
nécessaire d'envisager ce domaine sous un angle qui ne se borne pas à
dupliquer le discours tenu par ceux qui se disent représenter la tradi-
tion.
C'est en grande partie la volonté de répondre à cette nécessité qui
semble avoir conduit l'auteur à chercher dans la pensée occidentale
divers outils susceptibles de concurrencer le monopole que se
partageaient les adeptes engagés dans la pratique et les philologues. Il
est important de souligner que l'une des visées de Bernard Faure est de
provoquer une sorte de choc qui permette de situer cette tradition hors
de son propre cadre de référence. Une certaine sympathie avec cette
motivation est demandée aux lecteurs pour leur permettre de suivre
l'itinéraire proposé et pour comprendre pourquoi l'auteur avance souvent
des interprétations destinées à susciter une réaction de leur part. En
voici un exemple (p. 259) :
4 II
s'agit
d'un détail, mais en l'occurrence l'article de Wu Pei-yi a paru en
1978 (« Self-Examination and Confession of Sins in Traditional China »,
Harvard Journal
ofAsiatic
Studies,
39.1,
p. 5-38), tandis que la référence
donnée pour l'examen de cette question par Foucault date de 1980 pour la
traduction anglaise
(Power/Knowledge
: Selected Interviews and Other
Writings,
1972-1977,
New York, Panthéon Books).
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Vers une « démystification » du Chan
The technique of méditation can also easily be interprétée as a
disciplinary
mise
aupas of récalcitrant minds and bodies of conventional
selves, in the name of a greater and forever elusive
self.
Le langage tenu semble garder volontairement une certaine
ambiguïté, jouant sur le sens du « moi insaisissable », qui peut être pris
dans le sens de la perception illusoire de soi (l'optique bouddhique) ou
dans le sens d'une fabrication destinée à discipliner les adeptes dociles
(l'insinuation réductrice). Toutes les interprétations sont permises, mais
l'important n'est il pas de traduire fidèlement, au moins dans un premier
temps, les intentions de ceux qui se livrent à ces techniques ?
Dans ce sens, il semble que ce type de traitement du Chan, comme
s'il s'agissait d'une construction purement théorique, tombe parfois
précisément dans l'un des travers reprochés à Suzuki Daisetsu : celui
de présenter cette tradition comme un objet « désincarné », qui n'a que
peu à voir avec la réalité quotidienne, la pratique dans laquelle se
trouvent engagés les laïcs et les moines.
Outre la distinction entre la pratique et l'approche intellectuelle,
l'auteur reconnaît l'existence d'un fossé entre les « théories » qui ont
surtout cours dans les sciences sociales produites en Occident et
l'approche historique reposant sur la philologie, sur laquelle se fondent
le plus souvent la bouddhologie, la sinologie et la japonologie classiques.
L'ouvrage est ainsi présenté comme une tentative de médiation (p. 11)
entre les deux approches. Cette tentative est indéniablement un succès,
d'autant plus que l'auteur a successivement lui-même vécu dans des
milieux où dominaient les deux perspectives. Dans la mesure où le
passage d'un « monde » à l'autre repose sur sa propre expérience,
l'exercice ne reste pas purement cérébral et donne du poids à l'ensemble
de la démarche. La brève autocritique mentionnant la difficulté de faire
le tri entre ses propres préoccupations et celles de la tradition étudiée
(p.
225) reflète l'une des impulsions ayant probablement attisé la passion
de Bernard Faure pour les questions liées à la méthodologie.
Dans le foisonnement des méthodes abordées, il faut toutefois noter
l'absence de l'histoire des religions. Cette approche ne semble pas avoir
trouvé grâce aux yeux de l'auteur, bien que les débats méthodologiques
dans lesquels
s'est
engagée cette discipline depuis l'après-guerre rejoi-
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