Analytique des politiques sociales I: Normativité des

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Analytique des politiques sociales I:
Normativité des politiques sociales
Séances 4* et 5 - 16 octobre 2008
Enseignant: Jean-François Bickel
* La
séance 4 du 9 octobre a été reportée au 16 octobre
Les politiques sociales
et la question de la justice
au croisement de la philosophie morale
et politique et de la sociologie
2
I. Introduction
3
1
ƒ Les politiques sociales sont traversées de
jugements moraux du type « X est injuste,
car ... », « il est de la responsabilité de
l’Etat de faire Y, car... », « le dispositif Z
est bon, car... », etc.
ƒ Très souvent, ces jugements moraux se
réfère à ce qui est juste ou à l’inverse
injuste
4
ƒ En tant qu’objet de jugement moral,
notamment en termes de ce qui est
« juste » ou « injuste », les politiques
sociales d’une part, les situations
auxquelles elles renvoient ou sur
lesquelles elles visent à intervenir de
l’autre, sont susceptibles d’une double
démarche de recherche
5
1) Une première démarche cherche à
définir par le biais de travaux de
philosophie morale et politique un ou
plusieurs principe(s) normatifs qui
l’emporteraient sur d’autres en légitimité
ou en efficacité
6
2
2) Une seconde démarche vise à rendre
compte, à l’aide de recherches
empiriques
a) des normes et valeurs auxquelles
adhèrent les personnes (certaines
valeurs et normes étant cristallisées
dans des politiques sociales)
7
b) des facteurs susceptibles d’expliquer
cette adhésion
c) des conséquences de cette adhésion
pour le comportement des individus et le
fonctionnement des groupes, y compris
lorsque le groupe est une communauté
nationale, voire supra-nationale
8
ƒ Souvent ces deux démarches sont
menées séparément, sans communication
entre elles
ƒ Sans se confondre l’une avec l’autre, elles
sont pourtant complémentaires, et peuvent
faire l’objet d’un dialogue heuristiquement
fécond
9
3
Commentaire :
La séparation de ces deux démarches, lorsqu’elle est justifiée, s’appuie sur l’idée générale qu’il
existe une stricte séparation entre le fait et la valeur, et l’argument selon lequel de ce qui est (dont
s’occupe entre autres les sciences sociales, et notamment la sociologie) on ne peut tirer aucune
conclusion relative à ce qui doit être (domaine des théories normatives). On en vient dès lors à
exclure toute possibilité de relations étroites et fécondes entre philosophie morale et politique
d’une part, sciences humaines et sociales de l’autre.
Pour en rester sur le plan philosophique, Ruwen Ogien (2005) montre, de manière
convaincante à mon avis, qu’une telle perspective ignore certains principes du raisonnement
moral : par exemple celui qui veut que l’on traite des cas similaires de façon similaire, ce qui
conduit à devoir prêter attention à ce que sont les cas et à disposer de critères factuels permettant
de distinguer les cas similaires des autres. Et qu’il est également des théories normatives qui
permettent le passage, et même le favorise, entre raisonnement éthique et démarche de sciences
sociales. Il en va notamment ainsi de différentes sortes (i) d’éthiques des vertus, qui s’intéressent
essentiellement à la personne (et accessoirement aux actes et conséquences) et dont la question
principale est « Quel genre de personnes dois-je être ? » ; et (ii) d’éthiques conséquentialistes, qui
se centrent sur les états de choses qu’il faut promouvoir. Dans l’un et l’autre cas, il est possible de
tirer des conclusions normatives à partir de prémisses factuelles sur ce qu’est la personne ou l’état
de chose, ou du moins que les secondes participent de ce qui conduit aux premières.
a) La philosophie morale et politique peut
être une source d’inspiration pour la
recherche empirique, par exemple en
portant à l’attention des questions
nouvelles
10
4
b) Elle offre également un cadre de
référence à partir duquel mettre à
distance la réalité sociale dont le
sociologue se fait l’observateur, mais
dans laquelle il est aussi immergé
11
c) A l’inverse, il appartient aux sciences
sociales, et en particulier à la sociologie,
d’une part de questionner les hypothèses
des théories « idéalistes »: ces
hypothèses sont-elles pertinentes? estce bien ainsi que les gens fonctionnent?
etc.
12
d) D’autre part, de montrer dans quels
systèmes de contraintes opèrent les
principes normatifs posés par les
théories; c’est-à-dire évaluer les chances
comparées de divers programmes en
matière morale
13
5
e) Enfin, de mesurer l’écart éventuel, dans
une collectivité donnée, entre l’idéal
affiché et les pratiques sociales
14
ƒ C’est dans l’esprit de cette
complémentarité, de ce dialogue que dans
la suite de ce cours seront abordées à la
fois quelques théories de philosophie
morale et politique et des travaux
sociologiques, à orientation empirique
15
ƒ
Les conceptions normatives abordées
ont pour dénominateurs communs
a) de traiter de la question de la justice
b) d’être des conceptions contemporaines
qui renouvelés et renouvellent la manière
de penser le monde social en général et
les politiques sociales en particulier
c) de se « répondre » les unes aux autres
16
6
ƒ
a)
b)
Mais avant d’entrer dans la discussion
de ces conceptions (séance 6 et
suivantes), examinons tour à tour
comment la sociologie explique
L’adhésion aux jugements moraux (§II)
Le sentiment de justice, en matière de
justice distributive (§III)
17
c) Avant que de terminer avec un bref
examen de la pluralité des principes de
justice dans une institution particulière,
l’école (§IV)
18
II. Modèles sociologiques
de l’adhésion aux jugements moraux
19
7
Commentaire :
Depuis ses origines, la sociologie et plus généralement les sciences sociales ont développé toute
une série de modèles susceptibles d’expliquer l’adhésion de l’acteur social à des jugements
moraux de la forme « X est bon », « Y est juste », « W est injuste », etc. Sans prétendre être
exhaustif, on peut mentionner quelques-uns de ces modèles, en suivant la présentation qu’en fait
Raymond Boudon (1995, p. 206s).
1)
Dans la tradition utilitariste, les jugements de valeurs sont ramenés à des intérêts
individuels ou collectifs : ego adhère à la norme X parce que cela est conforme à son intérêt.
2)
Dans le modèle fonctionnaliste, on juge que « cela est bon » (juste, etc.) dans la mesure
où cela favorise le fonctionnement du système social ou de l’organisation.
A titre d’illustration, Boudon rapporte l’exemple de Rousseau pour qui « il est bon que les
riches ne soient pas trop riches, et les pauvres pas trop pauvres, non parce que tous y auraient
intérêt (ce n’est celui des riches d’être moins riches), mais parce que chacun, ayant quelque chose
à perdre, se sentira davantage concerné par la collectivité : la réduction des inégalités est bonne,
selon Rousseau, parce qu’elle favorise le souci du bien public, parce qu’elle tend à transformer
l’égoïsme bien compris en altruisme. » (Boudon, 1995, p. 206-207)
3) Dans le modèle conventionnaliste, les appréciations normatives sont déduites de conventions
explicites ou tacites passées entre acteurs. Dans cette tradition, seraient jugées bonnes des
pratiques ou institutions que des individus non concernés (donc n’ayant pas d’intérêts directs)
jugeraient bonnes pour la collectivité.
En philosophie politique, cette tradition est plutôt qualifiée de contractualiste : ce sont toutes
les théories du contrat social, dont la Théorie de la justice de John Rawls (abordée plus loin dans ce
cours) est une illustration contemporaine.
4)
Dans le modèle réaliste, les jugements de valeurs expriment des valeurs, exactement au
sens où des énoncés factuels expriment des faits. L’adhésion au jugement (de fait) « la neige est
blanche » est fondée sur le fait que la neige est blanche (au sens où la neige est effectivement
blanche dans la réalité). De même, le jugement « X est bon » serait fondé sur le fait que X est bon
(au sens où X est effectivement bon dans la réalité). Un tel modèle suppose que les jugements de
valeur puissent être ramené à des jugements de fait, du type « la neige est blanche ». Dans certains
cas, c’est possible : « le couteau est bon » (jugement de valeur) est effectivement fondé sur le fait
que le couteau en question est bon (jugement de fait), au sens où il coupe bien. Il est cependant
douteux que cela soit possible pour tous les jugements de valeur !
5)
Dans le modèle « affectiviste », les jugements moraux sont le fruit d’une rationalisation
des sentiments. Pour un sociologue comme Pareto, « cela est bien », « cela est mal » serait
l’équivalent de « j’ai une inclinaison pour », respectivement « j’ai une aversion contre ». En
définitive, tout jugement de valeur traduirait un sentiment.
6)
Dans le modèle sociologiste ou culturaliste, l’acteur social tend à endosser les jugements
de valeur en vigueur dans le milieu social qui est le sien. En paraphrasant Durkheim, Boudon
présente la logique de ce modèle comme suit : « l’acteur croit [...] à ce qu’on croit autour de lui
parce qu’il s’identifie au groupe et que ses valeurs [les valeurs du groupe] s’imposent à lui » (ibid.
p. 208)
8
7)
Selon Boudon, que nous suivons ici, aucun de ces modèles n’est pleinement satisfaisant,
même si chacun d’eux constitue un modèle d’explication partiel des jugements moraux (il en
explique certains, pas d’autres). Il propose donc un modèle qu’il souhaite plus général, modèle
qu’il qualifie de compréhensif, dont il définit une variante qualifiée de cognitiviste.
« L’acteur social endosse un jugement de valeur parce qu’il fait sens pour lui. Expliquer une
croyance normative [...], c’est selon ce modèle, en saisir le sens pour l’acteur » (ibid. p. 209)
« Lorsqu’on précise que ‘comprendre’ une croyance, en retrouver le sens, c’est reconstruire
les raisons [que l’acteur] a d’y souscrire, on en définit une variante qu’on peut qualifier de
cognitiviste » (ibidem).
On se situe là dans le cadre d’une rationalité axiologique, comme dit Max Weber. Par là, on
désigne le cas où les jugements de valeur endossés pas l’individu s’analysent comme étant fondés
sur des raisons. Le modèle cognitiviste, donc, « part du postulat que, lorsque l’acteur social
endosse un jugement moral en particulier, il s’appuie sur des systèmes de raisons acceptables »
(ibid. p. 211). Ceci explique aussi pourquoi un jugement de valeur est généralement accompagné,
dans l’esprit de l’acteur, du sentiment que son jugement est objectivement fondé.
L’idée de raisons (de l’acteur) contient une double composante :
¾ la nature de ces raisons est variable : c’est la composante contextualiste ;
¾ ces raisons sont trans-subjectives : c’est la composante universaliste, ou du moins
potentiellellement universalisable.
« Le fait qu’on exprime normalement un jugement de valeur sous une forme impersonnelle
(« c’est bien ») plutôt que personnelle (« je crois que cela est bien ») témoigne du fait qu’on ne
peut se persuader de sa validité que si on le perçoit comme fondé sur des raisons dont un
individu quelconque devrait normalement reconnaître la solidité » (ibid., p. 212)
8)
Une telle approche permet aussi de rendre compte du caractère contraignant que le
sociologue Durkheim reconnait aux normes morales. La contrainte exercée par la norme provient
du fait qu’adhérer à une norme repose sur des raisons dont l’acteur estime qu’elles sont valides et,
pour cela même, reconnaissables et partageables par autrui.
9)
Ceci confère aussi une dimension (potentiellement) publique aux jugements normatifs
dans la mesure où ils ont vocation à pouvoir être publiquement défendus par des argumentaires
acceptables.
Il y a là une manière de justifier la démocratie, et en particulier la démocratie dite délibérative,
c’est-à-dire une conception de la démocratie qui définit celle-ci comme étant d’abord et en
premier lieu une forme politique basée sur l’échange d’arguments1. Une conception que l’on
retrouvera plus loin dans le cours lorsqu’on examinera l’approche d’Amartya Sen (séance 8).
10)
En conclusion, on peut admettre, dans le droit fil des remarques précédentes, que les
théories normatives pluralistes, qui s’efforcent de considérer plusieurs principes de ce qui est juste
ou bon ont certainement un « air de vérité » plus grand.
Cette conception de la démocratie a donc pour particularité de ne pas définir la démocratie d’abord et en premier
lieu comme un régime politique se caractérisant par le type de mécanisme de prise de décision (tous les citoyens
participent directement ou indirectement à la décision par le biais de procédure équitable : vote, élection), ni comme
un régime politique se caractérisant par le type d’exercice du pouvoir de gouvernement (avec des institutions comme
la séparation des pouvoirs, la remise en jeu périodique du mandat de gouvernant, etc.).
1
9
« Aucune théorie particulière de la justice n’est préférable dans l’absolu » (Boudon, 1995, p.
235). Ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse pas trancher pour une théorie particulière dans une
circonstance particulière.
III. Le sentiment de justice
(Perspective microsiologique)
20
Trois sortes de justice
1) Justice distributive: qui a droit à quoi?
2) Justice procédurale: comment parvenir à
des décisions justes?
3) Justice rétributive: quelle est la juste
sanction?
ƒ Ici, on s’intéresse essentiellement à la
justice distributive
21
Commentaire :
Depuis les années 60, de nombreux travaux, essentiellement micro-sociologiques, ont été menés
pour comprendre comment fonctionne le sentiment de justice distributive et à mettre en
évidence les facteurs susceptibles d’en expliquer la nature et la forme. Brossons-en un bref
portrait (cf. Kellerhals, 1995 ; Kellerhals et al., 1997 ; voir aussi Miller, 1992).
1)
Dans un premier temps, le questionnement s’est largement focalisé sur une perspective
connue sous le nom de théorie de l’équité. Celle-ci fait l’hypothèse que le sentiment de justice se
caractérise par un principe universel, construit lors de la prime socialisation, d’égale
10
proportionnalité ente les contributions et gratifications des divers acteurs pris en compte. En
d’autres termes, c’est la justice des mérites.
Cette théorie prédit que si la distribution concrète des droits et devoirs s’écartent de cette
égale proportionnalité, les lésés chercheront à rétablir l’équilibre, par exemple en diminuant la
qualité de leurs prestations, alors que les privilégiés s’efforceront de légitimer leur sort, par
exemple en relativisant les mérites d’autrui. L’idée maîtresse est donc celle d’un principe
d’équilibre, cognitif ou comportemental, dans l’échange.
Deux intérêts de recherche en découlent : connaître les déterminants des diverses réactions
aux déséquilibres ; déterminer comment les acteurs pondèrent les divers éléments de leur
contribution (temps, pénibilité, investissement, etc.) et à qui ils se comparent.
De fait, toute une série de travaux va montrer que c’est plus compliqué que cela et vont être
amenés à questionner la perspective initiale. Les critiques sont de quatre ordres :
2)
Il n’existe pas un, mais plusieurs critères de justice : le mérite certes, mais aussi le besoin
(« de chacun selon ses possibilités, à chacun selon ses besoins ») ou encore l’égalité (« tout le
monde pareil »). Et le jugement final est en fait bien plus souvent constitué d’un mélange de ces
principes que du monopole d’un seul.
3)
Les idéaux de justice dépendent de l’identité sociale de ceux qui émettent le jugement. On
a notamment montré sur ce plan l’impact de la position occupée dans la hiérarchie socioéconomique : l’importance attribuée au principe du mérite est plus forte au haut de la hiérarchie
sociale, alors qu’au bas de la hiérarchie sociale l’importance du besoin ou de l’égalité est plus
élevée ; les critères utilisés pour évaluer une prestation tiennent davantage compte du statut
(ancienneté, charges de famille, sexe, etc.9 au bas de la hiérarchie sociale ; le sentiment de justice
est davantage fondé sur un idéal de soi dans le haut de la hiérarchie, sur la comparaison
interpersonnelle au bas de la hiérarchie...
4)
Le jugement de justice est aussi fonction du genre de relations dans lesquelles sont pris les
acteurs. Selon que ces derniers sont proches ou distants d’une part, semblables ou différents
d’autre part, la norme de justice diffère. S’il s’agit de rétribuer des personnes ni trop proches, ni
trop éloignées, le principe de mérite tend à s’imposer, alors que c’est une logique du besoin qui
prévaut quand il s’agit d’acteurs que tout unit.
Sous cet angle, le sentiment de justice participe d’une dynamique de reconnaissance des
personnes plutôt que d’un « simple » équilibre des choses échangées. Dans un tel cadre, au-delà
des variations des idéaux selon la proximité affective ou culturelle, une conception des droits de
l’homme balise le champ de ces possibles variations.
Mais ce n’est pas tout. Ce ne sont pas seulement le type de relations interpersonnelles qui
comptent, mais aussi le degré de cohésion du groupe comme tel. On observe en effet que lorsque
la conscience d’appartenance à un Nous (à un collectif) prend le pas sur la conscience d’être des
individus, l’exigence d’égalité tend à l’emporter. A l’inverse, le mérite l’emporte quand il existe un
faible sentiment d’appartenance à un Nous et que prédomine la conscience d’être des individus.
5)
Un autre facteur de variation du sentiment de justice tient aux types de ressources qui
sont en jeu. Deux axes de classification apparaissent plus particulièrement pertinents : a) le degré
de personnalisation de l’enjeu (la qualité du bien produit dépend-elle ou non du charisme
personnel ?) ; b) le degré d’abstraction de l’enjeu (possibilité ou non de servir, comme l’argent, à
plusieurs usages).
11
De ce double point de vue, on observe que le mérite est le critère privilégié quand la
répartition concerne des ressources (enjeux) abstraits et impersonnels, l’égalité ou le besoin
l’emportant dans les autres cas.
Si toutes ces observations ont fortement relativisé la validité de la théorie de l’équité, d’autres
éléments ont rendu encore plus complexe le tableau.
6)
Les jugements de justice impliquent en fait toujours deux niveaux toujours imbriqués :
¾ le plan interindividuel (ou microsocial), où l’on s’interroge sur les rétributions comparées des
divers protagonistes de l’action ;
¾ le niveau collectif où l’on se demande quelle règle de distribution il convient d’adopter pour
que l’efficacité du groupe soit maximal et ainsi qu’on puisse attribuer davantage à chacun,
même aux moins bien lotis.
Dans cette perspective, on a en particulier focalisé les représentations sociales relatives aux
propriétés que les individus prêtes aux règles de justice : il semble ainsi que dans les
représentations le mérite encourage la productivité, alors que le besoin ou l’égalité sont perçus
comme favorables pour la cohésion du groupe.
Les travaux menés dans cette perspective montrent de fait que le jugement de justice dépend
aussi des sociologies « spontanées » (ou « profanes »). On ne peut en effet juger du juste en
isolant l’ici et maintenant : un tel jugement engage l’ensemble des échanges dans leur
interdépendance dynamique, et la manière dont ces échanges sont perçus et conçus.
Et qui dit sociologie « spontanée » ou « profane » dit aussi représentation sociale de la
responsabilité : quelle marge de manoeuvre reconnaît-on à l’acteur, jusqu’à quel point celui-ci estil perçu comme responsable de sa situation ; ou, à l’inverse, considère-t-on que sa situation est le
produit de circonstances sur lequel il n’a aucune prise ?2
7)
On en est aussi venu à relativiser la séparation entre justice distributive et justice
procédurale. Dans certains cas, le juste est défini par la procédure même (qui est consulté, sur la
base de quelle information, etc.), les résultats important moins que la manière d’y arriver. Dans
d’autres, la procédure ne « compte » pas ou très peu, les acteurs concentrant leurs efforts sur le
résultat lui-même. Dans d’autres cas encore, on a affaire à des situations intermédiaires, où
l’existence de certaines procédures (par exemple de participation) accentue l’impression qu’une
certaine distribution est juste.
Dans la littérature, ce type de questionnement est abordé à l’aide différents vocables : attribution interne versus
externe, locus of control, self-mastery, etc.
2
12
Trois critères de justice distributive
1) Besoin
2) Mérite
3) Egalité
22
Commentaire :
C’est en fait à Morten Deutsch (1975, 1985) que l’on doit la proposition selon laquelle il existe
trois critères principaux de justice distributive, ces trois critères étant suffisant pour résoudre de
nombreux conflits de répartition :
a) besoin (au moins ceux de base)
b) égalité (absolue)
c) mérite : distribuer les biens, charges, etc. proportionnellement aux mérites des individus ayant
pris part à l’action ou interaction
Il est intéressant d’observer que Deutsch met en relation ces trois critères avec un certain type
de coopération humaine :
¾ dans les situations où l’objectif premier de la coopération est la productivité économique, le
mérite est le critère dominant de justice distributive ;
¾ dans les situations où l’objectif premier est la recherche ou l’entretien de relations sociales,
pour elles-mêmes, l’égalité est le critère dominant ;
¾ dans les situations où l’objectif premier est le développement et le bien-être personnel, le
besoin est le critère dominant.
Dans son approche, les critères de justice dépendent donc de la finalité du système
d’interaction. Il s’agit en fait d’une forme de fonctionnalisme : un fait social est interprété du
point de vue de la fonction qu’il remplit dans le système d’interaction ou système social auquel il
appartient.
Les résultats de l’étude de Jennifer Hochschild (1981), souvent citée, offre une image assez
similaire. Selon elle, chez les Américains, les conceptions de la justice distributive varient moins
selon les caractéristiques des répondants que selon les situations en jeu. Il existe d’après elle un
schéma dominant partagé par la majorité de ses interviewés, sans distinction de sexe ou de
conditions sociales :
¾ lorsqu’on les interroge sur la vie familiale et sur l’école (domaine de la socialisation), la norme
de justice sociale est l’égalité ;
13
¾ lorsqu’on les questionne sur la vie professionnelle et, de manière générale, sur tout ce qui
concerne le marché (domaine économique), la norme de justice majoritairement choisie est la
proportionnalité (mérite)
¾ lorsqu’on aborde le fonctionnement du système politique et l’intervention sociale de l’Etat
(domaine politique) la norme d’égalité est dominante.
En définitive, les travaux de Deutsch et d’Hochschild plaident une perspective pluraliste de la
justice. C’est-à-dire une perspective dans laquelle il n’existe pas, ni ne peut exister un critère de
justice susceptible de prévaloir dans l’ensemble des situations. Il existe au contraire une pluralité
de principes appelés à coexister, l’un ou l’autre de ces principes pouvant éventuellement prévaloir
selon le contexte, les caractéristiques des individus concernés, les objectifs poursuivis ou d’autres
facteurs encore.
Dans le même temps, les thèses de Deutsch et de Hochschild reviennent à considérer la
justice distributive et ses critères come un simple moyen pour former ou entretenir une
interaction. Mais pourquoi ? Pourquoi la justice serait-elle un moyen pour une fin autre qu’ellemême ? Pourquoi la justice ne serait pas une fin en soi ? C’est là précisément l’avis du philosophe
John Rawls dont la Théorie de la justice fera l’objet de la prochaine séance (séance 6).
Une autre question est de déterminer, compte tenu de la diversité des critères, s’il est possible
néanmoins d’ordonner les critères, d’établir entre eux un ordre de priorité. Là encore, c’est ce que
pense Rawls.
IV. Illustration
« Qu’est-ce qu’une école juste »?
Référence: Dubet (2007)
23
Commentaire :
Le sociologue François Dubet (2007) pose la question de ce qu’est une école juste et s’il existe
une justice scolaire. Sa réponse est qu’il existe non pas un, mais plusieurs principes de justice par
rapport à l’institution scolaire.
a) L’école juste par excellence (c’est ainsi du moins qu’elle est présentée) est l’école de l’égalité
des chances. C’est-à-dire une école dans laquelle l’accès aux différentes positions du
curriculum scolaire, aux connaissances qui sont associées à ces positions et aux diplômes qui
14
sanctionnent l’acquisition des connaissances est indépendant de l’origine sociale et repose
uniquement sur le mérite de l’élève ou étudiant. Idéalement, la hiérarchie scolaire n’a rien à
voir avec la hiérarchie des origines sociales ; les inégalités scolaires sont justes parce que
résultant du mérite des individus et d’une compétition équitable. Or, il a été abondamment
montré que tel n’est pas le cas dans la réalité et que celle-ci reste loin de l’idéal.
b) Mais l’école juste peut aussi être vue comme une école qui, avant tout, assure à tous un égal
accès à un savoir commun de base, permettant à tous de participer pleinement à la vie
économique, sociale et politique. Là encore, on en est loin en pratique : l’école a aussi ses
laissés pour compte et tous ne « possèdent » pas ce savoir commun au terme de leur scolarité.
c) Mais, la question de la justice scolaire est aussi celle des conséquences pour « l’après école »
résultant des inégalités scolaires, et ce même dans le cas où les inégalités scolaires seraient
justes (car dues au mérite). Dans quelle mesure l’accès aux positions sociales et aux ressources
que ces positions procurent doit-il dépendre du succès (ou de l’insuccès) scolaire ? Jusqu’à
quel point est-il juste que les positions sociales les plus hautes, et les richesses, les honneurs,
le prestige qui vont avec soient accaparées par les mieux dotés scolairement et que ceux dont
la réussite scolaire est moindre soient confinés dans les positions procurant peu de
ressources, avec peu de perspectives d’évolution, caractérisées par la précarité ?
d) Enfin, une école juste n’est-elle pas avant tout ce que Dubet nomme une « école
démocratique », c’est-à-dire d’une école où tous ont droit à un égal respect, dans laquelle
l’expérience de la discrimination, du mépris est absente. C’est loin d’être acquis en tout lieu et
circonstances, et beaucoup des élèves ou étudiants interrogées par Dubet et ses collègues s’en
plaignent : sentiment d’injustice de ne pas être reconnus dans et par l’école.
Ces principes de justice ne sont pas aisément conciliables entre eux. Par exemple, dans l’idéal
de l’école de l’égalité des chances et du mérite (principe a), la compétition scolaire est juste. Il n’en
demeure pas moins qu’elle produit des gagnants et des perdants : comment dès lors assurer l’égal
respect et la reconnaissance de tous, et donc aussi des « perdants », chères à l’école démocratique
(principe d) ? Des perdants qui peuvent se sentir d’autant moins reconnus que la reconnaissance
sociale dépend de plus en plus du résultat de la compétition scolaire (principe c).
A cette pluralité de principes, potentiellement en tension, voire en conflit, s’ajoute le fait qu’il
existe un écart, plus ou moins grand, plus ou moins douloureusement ressenti, entre l’idéal du
principe et la réalité.
Ainsi, l’école semble-t-elle condamnée à devoir chercher un équilibre précaire entre des
principes qui peuvent aussi être en tension, voire en conflit ; et à susciter débats, sentiments
d’insatisfaction et d’injustice, à hauteur des attentes dont elle est investie.
15
Références
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Boudon R. (1999). Le sens des valeurs. Paris: PUF (« Quadrige »).
Dubet F. (2007). Existe-t-il une justice scolaire? In S. Paugam (Ed.), Repenser la solidarité. L'apport des sciences
sociales (pp. 111-123). Paris: PUF
Deutsch M. (1975). Equity, Equality, and Need: what determines which values will be used as the basis of
distributive justice Journal of Social Issues, 31, 137-149.
Deutsch M. (1985). Distributive justice. New Haven: Yale University Press.
Hochschild J. (1981). What's fair? American beliefs about distributive justice. Cambridge: Harvard University
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Kellerhals J. (1995). Introduction: Quelques jalons dans l'étude du sentiment de justice. L'Année
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Kellerhals J., Modak M., & Perrenoud D. (1997). Le sentiment de justice dans les relations sociales. Paris: PUF
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Miller D. (1992). Distributive justice: What the people think. Ethics, 102, 555-593.
Miller D. (1999). Principles of social justice. Cambridge: Harvard University Press.
Ogien R. (2005). La philosophie morale a-t-elle besoin des sciences sociales? L'Année Sociologique, 54 (2),
589-606.
16
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