Analytique des politiques sociales I: Normativité des politiques sociales Séances 4* et 5 - 16 octobre 2008 Enseignant: Jean-François Bickel * La séance 4 du 9 octobre a été reportée au 16 octobre Les politiques sociales et la question de la justice au croisement de la philosophie morale et politique et de la sociologie 2 I. Introduction 3 1 Les politiques sociales sont traversées de jugements moraux du type « X est injuste, car ... », « il est de la responsabilité de l’Etat de faire Y, car... », « le dispositif Z est bon, car... », etc. Très souvent, ces jugements moraux se réfère à ce qui est juste ou à l’inverse injuste 4 En tant qu’objet de jugement moral, notamment en termes de ce qui est « juste » ou « injuste », les politiques sociales d’une part, les situations auxquelles elles renvoient ou sur lesquelles elles visent à intervenir de l’autre, sont susceptibles d’une double démarche de recherche 5 1) Une première démarche cherche à définir par le biais de travaux de philosophie morale et politique un ou plusieurs principe(s) normatifs qui l’emporteraient sur d’autres en légitimité ou en efficacité 6 2 2) Une seconde démarche vise à rendre compte, à l’aide de recherches empiriques a) des normes et valeurs auxquelles adhèrent les personnes (certaines valeurs et normes étant cristallisées dans des politiques sociales) 7 b) des facteurs susceptibles d’expliquer cette adhésion c) des conséquences de cette adhésion pour le comportement des individus et le fonctionnement des groupes, y compris lorsque le groupe est une communauté nationale, voire supra-nationale 8 Souvent ces deux démarches sont menées séparément, sans communication entre elles Sans se confondre l’une avec l’autre, elles sont pourtant complémentaires, et peuvent faire l’objet d’un dialogue heuristiquement fécond 9 3 Commentaire : La séparation de ces deux démarches, lorsqu’elle est justifiée, s’appuie sur l’idée générale qu’il existe une stricte séparation entre le fait et la valeur, et l’argument selon lequel de ce qui est (dont s’occupe entre autres les sciences sociales, et notamment la sociologie) on ne peut tirer aucune conclusion relative à ce qui doit être (domaine des théories normatives). On en vient dès lors à exclure toute possibilité de relations étroites et fécondes entre philosophie morale et politique d’une part, sciences humaines et sociales de l’autre. Pour en rester sur le plan philosophique, Ruwen Ogien (2005) montre, de manière convaincante à mon avis, qu’une telle perspective ignore certains principes du raisonnement moral : par exemple celui qui veut que l’on traite des cas similaires de façon similaire, ce qui conduit à devoir prêter attention à ce que sont les cas et à disposer de critères factuels permettant de distinguer les cas similaires des autres. Et qu’il est également des théories normatives qui permettent le passage, et même le favorise, entre raisonnement éthique et démarche de sciences sociales. Il en va notamment ainsi de différentes sortes (i) d’éthiques des vertus, qui s’intéressent essentiellement à la personne (et accessoirement aux actes et conséquences) et dont la question principale est « Quel genre de personnes dois-je être ? » ; et (ii) d’éthiques conséquentialistes, qui se centrent sur les états de choses qu’il faut promouvoir. Dans l’un et l’autre cas, il est possible de tirer des conclusions normatives à partir de prémisses factuelles sur ce qu’est la personne ou l’état de chose, ou du moins que les secondes participent de ce qui conduit aux premières. a) La philosophie morale et politique peut être une source d’inspiration pour la recherche empirique, par exemple en portant à l’attention des questions nouvelles 10 4 b) Elle offre également un cadre de référence à partir duquel mettre à distance la réalité sociale dont le sociologue se fait l’observateur, mais dans laquelle il est aussi immergé 11 c) A l’inverse, il appartient aux sciences sociales, et en particulier à la sociologie, d’une part de questionner les hypothèses des théories « idéalistes »: ces hypothèses sont-elles pertinentes? estce bien ainsi que les gens fonctionnent? etc. 12 d) D’autre part, de montrer dans quels systèmes de contraintes opèrent les principes normatifs posés par les théories; c’est-à-dire évaluer les chances comparées de divers programmes en matière morale 13 5 e) Enfin, de mesurer l’écart éventuel, dans une collectivité donnée, entre l’idéal affiché et les pratiques sociales 14 C’est dans l’esprit de cette complémentarité, de ce dialogue que dans la suite de ce cours seront abordées à la fois quelques théories de philosophie morale et politique et des travaux sociologiques, à orientation empirique 15 Les conceptions normatives abordées ont pour dénominateurs communs a) de traiter de la question de la justice b) d’être des conceptions contemporaines qui renouvelés et renouvellent la manière de penser le monde social en général et les politiques sociales en particulier c) de se « répondre » les unes aux autres 16 6 a) b) Mais avant d’entrer dans la discussion de ces conceptions (séance 6 et suivantes), examinons tour à tour comment la sociologie explique L’adhésion aux jugements moraux (§II) Le sentiment de justice, en matière de justice distributive (§III) 17 c) Avant que de terminer avec un bref examen de la pluralité des principes de justice dans une institution particulière, l’école (§IV) 18 II. Modèles sociologiques de l’adhésion aux jugements moraux 19 7 Commentaire : Depuis ses origines, la sociologie et plus généralement les sciences sociales ont développé toute une série de modèles susceptibles d’expliquer l’adhésion de l’acteur social à des jugements moraux de la forme « X est bon », « Y est juste », « W est injuste », etc. Sans prétendre être exhaustif, on peut mentionner quelques-uns de ces modèles, en suivant la présentation qu’en fait Raymond Boudon (1995, p. 206s). 1) Dans la tradition utilitariste, les jugements de valeurs sont ramenés à des intérêts individuels ou collectifs : ego adhère à la norme X parce que cela est conforme à son intérêt. 2) Dans le modèle fonctionnaliste, on juge que « cela est bon » (juste, etc.) dans la mesure où cela favorise le fonctionnement du système social ou de l’organisation. A titre d’illustration, Boudon rapporte l’exemple de Rousseau pour qui « il est bon que les riches ne soient pas trop riches, et les pauvres pas trop pauvres, non parce que tous y auraient intérêt (ce n’est celui des riches d’être moins riches), mais parce que chacun, ayant quelque chose à perdre, se sentira davantage concerné par la collectivité : la réduction des inégalités est bonne, selon Rousseau, parce qu’elle favorise le souci du bien public, parce qu’elle tend à transformer l’égoïsme bien compris en altruisme. » (Boudon, 1995, p. 206-207) 3) Dans le modèle conventionnaliste, les appréciations normatives sont déduites de conventions explicites ou tacites passées entre acteurs. Dans cette tradition, seraient jugées bonnes des pratiques ou institutions que des individus non concernés (donc n’ayant pas d’intérêts directs) jugeraient bonnes pour la collectivité. En philosophie politique, cette tradition est plutôt qualifiée de contractualiste : ce sont toutes les théories du contrat social, dont la Théorie de la justice de John Rawls (abordée plus loin dans ce cours) est une illustration contemporaine. 4) Dans le modèle réaliste, les jugements de valeurs expriment des valeurs, exactement au sens où des énoncés factuels expriment des faits. L’adhésion au jugement (de fait) « la neige est blanche » est fondée sur le fait que la neige est blanche (au sens où la neige est effectivement blanche dans la réalité). De même, le jugement « X est bon » serait fondé sur le fait que X est bon (au sens où X est effectivement bon dans la réalité). Un tel modèle suppose que les jugements de valeur puissent être ramené à des jugements de fait, du type « la neige est blanche ». Dans certains cas, c’est possible : « le couteau est bon » (jugement de valeur) est effectivement fondé sur le fait que le couteau en question est bon (jugement de fait), au sens où il coupe bien. Il est cependant douteux que cela soit possible pour tous les jugements de valeur ! 5) Dans le modèle « affectiviste », les jugements moraux sont le fruit d’une rationalisation des sentiments. Pour un sociologue comme Pareto, « cela est bien », « cela est mal » serait l’équivalent de « j’ai une inclinaison pour », respectivement « j’ai une aversion contre ». En définitive, tout jugement de valeur traduirait un sentiment. 6) Dans le modèle sociologiste ou culturaliste, l’acteur social tend à endosser les jugements de valeur en vigueur dans le milieu social qui est le sien. En paraphrasant Durkheim, Boudon présente la logique de ce modèle comme suit : « l’acteur croit [...] à ce qu’on croit autour de lui parce qu’il s’identifie au groupe et que ses valeurs [les valeurs du groupe] s’imposent à lui » (ibid. p. 208) 8 7) Selon Boudon, que nous suivons ici, aucun de ces modèles n’est pleinement satisfaisant, même si chacun d’eux constitue un modèle d’explication partiel des jugements moraux (il en explique certains, pas d’autres). Il propose donc un modèle qu’il souhaite plus général, modèle qu’il qualifie de compréhensif, dont il définit une variante qualifiée de cognitiviste. « L’acteur social endosse un jugement de valeur parce qu’il fait sens pour lui. Expliquer une croyance normative [...], c’est selon ce modèle, en saisir le sens pour l’acteur » (ibid. p. 209) « Lorsqu’on précise que ‘comprendre’ une croyance, en retrouver le sens, c’est reconstruire les raisons [que l’acteur] a d’y souscrire, on en définit une variante qu’on peut qualifier de cognitiviste » (ibidem). On se situe là dans le cadre d’une rationalité axiologique, comme dit Max Weber. Par là, on désigne le cas où les jugements de valeur endossés pas l’individu s’analysent comme étant fondés sur des raisons. Le modèle cognitiviste, donc, « part du postulat que, lorsque l’acteur social endosse un jugement moral en particulier, il s’appuie sur des systèmes de raisons acceptables » (ibid. p. 211). Ceci explique aussi pourquoi un jugement de valeur est généralement accompagné, dans l’esprit de l’acteur, du sentiment que son jugement est objectivement fondé. L’idée de raisons (de l’acteur) contient une double composante : ¾ la nature de ces raisons est variable : c’est la composante contextualiste ; ¾ ces raisons sont trans-subjectives : c’est la composante universaliste, ou du moins potentiellellement universalisable. « Le fait qu’on exprime normalement un jugement de valeur sous une forme impersonnelle (« c’est bien ») plutôt que personnelle (« je crois que cela est bien ») témoigne du fait qu’on ne peut se persuader de sa validité que si on le perçoit comme fondé sur des raisons dont un individu quelconque devrait normalement reconnaître la solidité » (ibid., p. 212) 8) Une telle approche permet aussi de rendre compte du caractère contraignant que le sociologue Durkheim reconnait aux normes morales. La contrainte exercée par la norme provient du fait qu’adhérer à une norme repose sur des raisons dont l’acteur estime qu’elles sont valides et, pour cela même, reconnaissables et partageables par autrui. 9) Ceci confère aussi une dimension (potentiellement) publique aux jugements normatifs dans la mesure où ils ont vocation à pouvoir être publiquement défendus par des argumentaires acceptables. Il y a là une manière de justifier la démocratie, et en particulier la démocratie dite délibérative, c’est-à-dire une conception de la démocratie qui définit celle-ci comme étant d’abord et en premier lieu une forme politique basée sur l’échange d’arguments1. Une conception que l’on retrouvera plus loin dans le cours lorsqu’on examinera l’approche d’Amartya Sen (séance 8). 10) En conclusion, on peut admettre, dans le droit fil des remarques précédentes, que les théories normatives pluralistes, qui s’efforcent de considérer plusieurs principes de ce qui est juste ou bon ont certainement un « air de vérité » plus grand. Cette conception de la démocratie a donc pour particularité de ne pas définir la démocratie d’abord et en premier lieu comme un régime politique se caractérisant par le type de mécanisme de prise de décision (tous les citoyens participent directement ou indirectement à la décision par le biais de procédure équitable : vote, élection), ni comme un régime politique se caractérisant par le type d’exercice du pouvoir de gouvernement (avec des institutions comme la séparation des pouvoirs, la remise en jeu périodique du mandat de gouvernant, etc.). 1 9 « Aucune théorie particulière de la justice n’est préférable dans l’absolu » (Boudon, 1995, p. 235). Ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse pas trancher pour une théorie particulière dans une circonstance particulière. III. Le sentiment de justice (Perspective microsiologique) 20 Trois sortes de justice 1) Justice distributive: qui a droit à quoi? 2) Justice procédurale: comment parvenir à des décisions justes? 3) Justice rétributive: quelle est la juste sanction? Ici, on s’intéresse essentiellement à la justice distributive 21 Commentaire : Depuis les années 60, de nombreux travaux, essentiellement micro-sociologiques, ont été menés pour comprendre comment fonctionne le sentiment de justice distributive et à mettre en évidence les facteurs susceptibles d’en expliquer la nature et la forme. Brossons-en un bref portrait (cf. Kellerhals, 1995 ; Kellerhals et al., 1997 ; voir aussi Miller, 1992). 1) Dans un premier temps, le questionnement s’est largement focalisé sur une perspective connue sous le nom de théorie de l’équité. Celle-ci fait l’hypothèse que le sentiment de justice se caractérise par un principe universel, construit lors de la prime socialisation, d’égale 10 proportionnalité ente les contributions et gratifications des divers acteurs pris en compte. En d’autres termes, c’est la justice des mérites. Cette théorie prédit que si la distribution concrète des droits et devoirs s’écartent de cette égale proportionnalité, les lésés chercheront à rétablir l’équilibre, par exemple en diminuant la qualité de leurs prestations, alors que les privilégiés s’efforceront de légitimer leur sort, par exemple en relativisant les mérites d’autrui. L’idée maîtresse est donc celle d’un principe d’équilibre, cognitif ou comportemental, dans l’échange. Deux intérêts de recherche en découlent : connaître les déterminants des diverses réactions aux déséquilibres ; déterminer comment les acteurs pondèrent les divers éléments de leur contribution (temps, pénibilité, investissement, etc.) et à qui ils se comparent. De fait, toute une série de travaux va montrer que c’est plus compliqué que cela et vont être amenés à questionner la perspective initiale. Les critiques sont de quatre ordres : 2) Il n’existe pas un, mais plusieurs critères de justice : le mérite certes, mais aussi le besoin (« de chacun selon ses possibilités, à chacun selon ses besoins ») ou encore l’égalité (« tout le monde pareil »). Et le jugement final est en fait bien plus souvent constitué d’un mélange de ces principes que du monopole d’un seul. 3) Les idéaux de justice dépendent de l’identité sociale de ceux qui émettent le jugement. On a notamment montré sur ce plan l’impact de la position occupée dans la hiérarchie socioéconomique : l’importance attribuée au principe du mérite est plus forte au haut de la hiérarchie sociale, alors qu’au bas de la hiérarchie sociale l’importance du besoin ou de l’égalité est plus élevée ; les critères utilisés pour évaluer une prestation tiennent davantage compte du statut (ancienneté, charges de famille, sexe, etc.9 au bas de la hiérarchie sociale ; le sentiment de justice est davantage fondé sur un idéal de soi dans le haut de la hiérarchie, sur la comparaison interpersonnelle au bas de la hiérarchie... 4) Le jugement de justice est aussi fonction du genre de relations dans lesquelles sont pris les acteurs. Selon que ces derniers sont proches ou distants d’une part, semblables ou différents d’autre part, la norme de justice diffère. S’il s’agit de rétribuer des personnes ni trop proches, ni trop éloignées, le principe de mérite tend à s’imposer, alors que c’est une logique du besoin qui prévaut quand il s’agit d’acteurs que tout unit. Sous cet angle, le sentiment de justice participe d’une dynamique de reconnaissance des personnes plutôt que d’un « simple » équilibre des choses échangées. Dans un tel cadre, au-delà des variations des idéaux selon la proximité affective ou culturelle, une conception des droits de l’homme balise le champ de ces possibles variations. Mais ce n’est pas tout. Ce ne sont pas seulement le type de relations interpersonnelles qui comptent, mais aussi le degré de cohésion du groupe comme tel. On observe en effet que lorsque la conscience d’appartenance à un Nous (à un collectif) prend le pas sur la conscience d’être des individus, l’exigence d’égalité tend à l’emporter. A l’inverse, le mérite l’emporte quand il existe un faible sentiment d’appartenance à un Nous et que prédomine la conscience d’être des individus. 5) Un autre facteur de variation du sentiment de justice tient aux types de ressources qui sont en jeu. Deux axes de classification apparaissent plus particulièrement pertinents : a) le degré de personnalisation de l’enjeu (la qualité du bien produit dépend-elle ou non du charisme personnel ?) ; b) le degré d’abstraction de l’enjeu (possibilité ou non de servir, comme l’argent, à plusieurs usages). 11 De ce double point de vue, on observe que le mérite est le critère privilégié quand la répartition concerne des ressources (enjeux) abstraits et impersonnels, l’égalité ou le besoin l’emportant dans les autres cas. Si toutes ces observations ont fortement relativisé la validité de la théorie de l’équité, d’autres éléments ont rendu encore plus complexe le tableau. 6) Les jugements de justice impliquent en fait toujours deux niveaux toujours imbriqués : ¾ le plan interindividuel (ou microsocial), où l’on s’interroge sur les rétributions comparées des divers protagonistes de l’action ; ¾ le niveau collectif où l’on se demande quelle règle de distribution il convient d’adopter pour que l’efficacité du groupe soit maximal et ainsi qu’on puisse attribuer davantage à chacun, même aux moins bien lotis. Dans cette perspective, on a en particulier focalisé les représentations sociales relatives aux propriétés que les individus prêtes aux règles de justice : il semble ainsi que dans les représentations le mérite encourage la productivité, alors que le besoin ou l’égalité sont perçus comme favorables pour la cohésion du groupe. Les travaux menés dans cette perspective montrent de fait que le jugement de justice dépend aussi des sociologies « spontanées » (ou « profanes »). On ne peut en effet juger du juste en isolant l’ici et maintenant : un tel jugement engage l’ensemble des échanges dans leur interdépendance dynamique, et la manière dont ces échanges sont perçus et conçus. Et qui dit sociologie « spontanée » ou « profane » dit aussi représentation sociale de la responsabilité : quelle marge de manoeuvre reconnaît-on à l’acteur, jusqu’à quel point celui-ci estil perçu comme responsable de sa situation ; ou, à l’inverse, considère-t-on que sa situation est le produit de circonstances sur lequel il n’a aucune prise ?2 7) On en est aussi venu à relativiser la séparation entre justice distributive et justice procédurale. Dans certains cas, le juste est défini par la procédure même (qui est consulté, sur la base de quelle information, etc.), les résultats important moins que la manière d’y arriver. Dans d’autres, la procédure ne « compte » pas ou très peu, les acteurs concentrant leurs efforts sur le résultat lui-même. Dans d’autres cas encore, on a affaire à des situations intermédiaires, où l’existence de certaines procédures (par exemple de participation) accentue l’impression qu’une certaine distribution est juste. Dans la littérature, ce type de questionnement est abordé à l’aide différents vocables : attribution interne versus externe, locus of control, self-mastery, etc. 2 12 Trois critères de justice distributive 1) Besoin 2) Mérite 3) Egalité 22 Commentaire : C’est en fait à Morten Deutsch (1975, 1985) que l’on doit la proposition selon laquelle il existe trois critères principaux de justice distributive, ces trois critères étant suffisant pour résoudre de nombreux conflits de répartition : a) besoin (au moins ceux de base) b) égalité (absolue) c) mérite : distribuer les biens, charges, etc. proportionnellement aux mérites des individus ayant pris part à l’action ou interaction Il est intéressant d’observer que Deutsch met en relation ces trois critères avec un certain type de coopération humaine : ¾ dans les situations où l’objectif premier de la coopération est la productivité économique, le mérite est le critère dominant de justice distributive ; ¾ dans les situations où l’objectif premier est la recherche ou l’entretien de relations sociales, pour elles-mêmes, l’égalité est le critère dominant ; ¾ dans les situations où l’objectif premier est le développement et le bien-être personnel, le besoin est le critère dominant. Dans son approche, les critères de justice dépendent donc de la finalité du système d’interaction. Il s’agit en fait d’une forme de fonctionnalisme : un fait social est interprété du point de vue de la fonction qu’il remplit dans le système d’interaction ou système social auquel il appartient. Les résultats de l’étude de Jennifer Hochschild (1981), souvent citée, offre une image assez similaire. Selon elle, chez les Américains, les conceptions de la justice distributive varient moins selon les caractéristiques des répondants que selon les situations en jeu. Il existe d’après elle un schéma dominant partagé par la majorité de ses interviewés, sans distinction de sexe ou de conditions sociales : ¾ lorsqu’on les interroge sur la vie familiale et sur l’école (domaine de la socialisation), la norme de justice sociale est l’égalité ; 13 ¾ lorsqu’on les questionne sur la vie professionnelle et, de manière générale, sur tout ce qui concerne le marché (domaine économique), la norme de justice majoritairement choisie est la proportionnalité (mérite) ¾ lorsqu’on aborde le fonctionnement du système politique et l’intervention sociale de l’Etat (domaine politique) la norme d’égalité est dominante. En définitive, les travaux de Deutsch et d’Hochschild plaident une perspective pluraliste de la justice. C’est-à-dire une perspective dans laquelle il n’existe pas, ni ne peut exister un critère de justice susceptible de prévaloir dans l’ensemble des situations. Il existe au contraire une pluralité de principes appelés à coexister, l’un ou l’autre de ces principes pouvant éventuellement prévaloir selon le contexte, les caractéristiques des individus concernés, les objectifs poursuivis ou d’autres facteurs encore. Dans le même temps, les thèses de Deutsch et de Hochschild reviennent à considérer la justice distributive et ses critères come un simple moyen pour former ou entretenir une interaction. Mais pourquoi ? Pourquoi la justice serait-elle un moyen pour une fin autre qu’ellemême ? Pourquoi la justice ne serait pas une fin en soi ? C’est là précisément l’avis du philosophe John Rawls dont la Théorie de la justice fera l’objet de la prochaine séance (séance 6). Une autre question est de déterminer, compte tenu de la diversité des critères, s’il est possible néanmoins d’ordonner les critères, d’établir entre eux un ordre de priorité. Là encore, c’est ce que pense Rawls. IV. Illustration « Qu’est-ce qu’une école juste »? Référence: Dubet (2007) 23 Commentaire : Le sociologue François Dubet (2007) pose la question de ce qu’est une école juste et s’il existe une justice scolaire. Sa réponse est qu’il existe non pas un, mais plusieurs principes de justice par rapport à l’institution scolaire. a) L’école juste par excellence (c’est ainsi du moins qu’elle est présentée) est l’école de l’égalité des chances. C’est-à-dire une école dans laquelle l’accès aux différentes positions du curriculum scolaire, aux connaissances qui sont associées à ces positions et aux diplômes qui 14 sanctionnent l’acquisition des connaissances est indépendant de l’origine sociale et repose uniquement sur le mérite de l’élève ou étudiant. Idéalement, la hiérarchie scolaire n’a rien à voir avec la hiérarchie des origines sociales ; les inégalités scolaires sont justes parce que résultant du mérite des individus et d’une compétition équitable. Or, il a été abondamment montré que tel n’est pas le cas dans la réalité et que celle-ci reste loin de l’idéal. b) Mais l’école juste peut aussi être vue comme une école qui, avant tout, assure à tous un égal accès à un savoir commun de base, permettant à tous de participer pleinement à la vie économique, sociale et politique. Là encore, on en est loin en pratique : l’école a aussi ses laissés pour compte et tous ne « possèdent » pas ce savoir commun au terme de leur scolarité. c) Mais, la question de la justice scolaire est aussi celle des conséquences pour « l’après école » résultant des inégalités scolaires, et ce même dans le cas où les inégalités scolaires seraient justes (car dues au mérite). Dans quelle mesure l’accès aux positions sociales et aux ressources que ces positions procurent doit-il dépendre du succès (ou de l’insuccès) scolaire ? Jusqu’à quel point est-il juste que les positions sociales les plus hautes, et les richesses, les honneurs, le prestige qui vont avec soient accaparées par les mieux dotés scolairement et que ceux dont la réussite scolaire est moindre soient confinés dans les positions procurant peu de ressources, avec peu de perspectives d’évolution, caractérisées par la précarité ? d) Enfin, une école juste n’est-elle pas avant tout ce que Dubet nomme une « école démocratique », c’est-à-dire d’une école où tous ont droit à un égal respect, dans laquelle l’expérience de la discrimination, du mépris est absente. C’est loin d’être acquis en tout lieu et circonstances, et beaucoup des élèves ou étudiants interrogées par Dubet et ses collègues s’en plaignent : sentiment d’injustice de ne pas être reconnus dans et par l’école. Ces principes de justice ne sont pas aisément conciliables entre eux. Par exemple, dans l’idéal de l’école de l’égalité des chances et du mérite (principe a), la compétition scolaire est juste. Il n’en demeure pas moins qu’elle produit des gagnants et des perdants : comment dès lors assurer l’égal respect et la reconnaissance de tous, et donc aussi des « perdants », chères à l’école démocratique (principe d) ? Des perdants qui peuvent se sentir d’autant moins reconnus que la reconnaissance sociale dépend de plus en plus du résultat de la compétition scolaire (principe c). A cette pluralité de principes, potentiellement en tension, voire en conflit, s’ajoute le fait qu’il existe un écart, plus ou moins grand, plus ou moins douloureusement ressenti, entre l’idéal du principe et la réalité. Ainsi, l’école semble-t-elle condamnée à devoir chercher un équilibre précaire entre des principes qui peuvent aussi être en tension, voire en conflit ; et à susciter débats, sentiments d’insatisfaction et d’injustice, à hauteur des attentes dont elle est investie. 15 Références Boudon R. (1995). Le juste et le vrai. Etudes sur l'objectivité des valeurs et de la connaissance. Paris: Fayard. Boudon R. (1999). Le sens des valeurs. Paris: PUF (« Quadrige »). Dubet F. (2007). Existe-t-il une justice scolaire? In S. Paugam (Ed.), Repenser la solidarité. L'apport des sciences sociales (pp. 111-123). Paris: PUF Deutsch M. (1975). Equity, Equality, and Need: what determines which values will be used as the basis of distributive justice Journal of Social Issues, 31, 137-149. Deutsch M. (1985). Distributive justice. New Haven: Yale University Press. Hochschild J. (1981). What's fair? American beliefs about distributive justice. Cambridge: Harvard University Press. Kellerhals J. (1995). Introduction: Quelques jalons dans l'étude du sentiment de justice. L'Année Sociologique, 45 (2), 263-271. Kellerhals J., Modak M., & Perrenoud D. (1997). Le sentiment de justice dans les relations sociales. Paris: PUF (« Que Sais-Je »). Miller D. (1992). Distributive justice: What the people think. Ethics, 102, 555-593. Miller D. (1999). Principles of social justice. Cambridge: Harvard University Press. Ogien R. (2005). La philosophie morale a-t-elle besoin des sciences sociales? L'Année Sociologique, 54 (2), 589-606. 16