Interaction lumière-matière La vie surprenante des molécules en champ laser intense Des phénomènes tout à fait inattendus surviennent lorsque des molécules sont irradiées par des lasers de puissance dont le champ électrique approche ou dépasse le champ coulombien intramoléculaire. Quand la polarisation du laser est linéaire, les molécules diatomiques s’alignent le long du champ électrique du laser, puis elles sont multiplement ionisées et explosent en fragments atomiques multichargés. Malgré la complexité de cette interaction, les résultats expérimentaux sont d’une simplicité surprenante. On observe par exemple que l’explosion moléculaire n’emprunte qu’un nombre très réduit de voies de fragmentation, alors qu’il existe en principe une véritable forêt de voies autorisées. On constate que cette explosion dite coulombienne se produit toujours à partir d’une distance internucléaire critique, supérieure à la distance d’équilibre de la molécule neutre. Cette distance critique d’explosion est indépendante du nombre d’électrons que le laser lui a arraché. Elle est propre à chaque molécule et présente, contre toute attente, une grande stabilité vis-à-vis des paramètres du laser. es progrès spectaculaires réalisés récemment dans le domaine des sources laser de haute puissance offrent aux physiciens la possibilité d’explorer la dynamique moléculaire dans des conditions d’éclairement extrême. Ces lasers se caractérisent par des impulsions ultrabrèves, de durée inférieure à la picoseconde (10–12s), voire même de quelques femtosecondes (10–15s) (« Les lasers femtosecondes : principes, caractérisation et applications », Images de la physique 1984), donnant accès à l’échelle de temps des mouvements vibrationnels des molécules. Bien que l’énergie lumineuse par impulsion soit très modeste, ces lasers délivrent des puissances crêtes pouvant dépasser le Térawatt (1012W). En focalisant finement ces impulsions au voisinage de la limite de diffraction, on peut atteindre des éclairements de 1018W/cm2 (« Un laser Térawatt pour explorer l’inter- L − CEA Saclay, DSM/DRECAM/SPAM, Laboratoire Laser-Matière, Bât. 524, 91191 Gif s/Yvette Cedex. 66 action laser-matière », Images de la physique 1991). Par comparaison, un éclairement laser de 3 × 1016 W/ cm2 crée un champ électrique équivalent à l’attraction coulombienne d’un électron sur l’orbite de Bohr (109V/cm). Plongée dans un champ laser aussi intense, une molécule se voit dépouillée d’un ou plusieurs électrons, donnant naissance à un ion moléculaire multichargé, instable, qui explose en fragments énergétiques (< 100 eV). Dans le cas le plus simple, celui + de l’ion H2 , des progrès considérables ont été réalisés dans la compréhension de l’interaction moléculechamp fort, sur le plan aussi bien théorique qu’expérimental (« Fragmentation d’une molécule habillée », Images de la physique 1994). Ainsi, la théorie entrevoit diverses possibilités fascinantes pour manipuler une molécule. En jouant sur les paramètres de l’interaction, on devrait pouvoir orienter l’axe moléculaire dans une direction privilégiée, freiner ou accélérer la dissociation, ou encore stabiliser l’édifice moléculaire en présence du champ laser intense. Le but déclaré des expérimentateurs est de mettre en évidence ces différents processus, d’explorer leurs mécanismes pour obtenir une image précise du comportement d’une molécule en champ laser intense. Depuis quelques années, plusieurs équipes dans le monde se sont lancées sur l’étude systématique des édifices moléculaires, en considérant essentiellement des molécules diatomiques qui présentent une structure électronique encore relativement simple, sans pour autant se limiter à H2+ . Nous allons donner ici un résumé des études expérimentales qui ont aidé à mieux comprendre le comportement des molécules en champ laser intense et bref. L’ensemble des résultats permet de tirer des conclusions parfois surprenantes et dresse une image de la dynamique moléculaire qui va souvent à l’encontre de l’intuition. LES OUTILS DE L’EXPÉRIMENTATEUR L’étude expérimentale de molécules en champ fort nécessite la maîtrise de trois éléments essentiels : la préparation de la cible Interaction lumière-matière moléculaire, la génération des impulsions laser intenses et la caractérisation des fragments. Tout d’abord, il est indispensable d’utiliser une cible moléculaire en phase gazeuse de très faible densité afin d’étudier la réponse d’une molécule unique. Ainsi, la mesure précise de l’énergie acquise par les fragments au cours de l’explosion exige d’éviter les phénomènes de charge d’espace où une trop grande densité de charges tend à accélérer les fragments après leur création. Par introduction d’un gaz à l’aide d’une microfuite réglable, on prépare une cible moléculaire à l’équilibre thermodynamique (T = 300 K). En ce qui concerne la génération des champs laser de puissance, on dispose de systèmes laser variés délivrant différents éclairements, longueurs d’onde et durées d’impulsion. Chronologiquement, nous avons démarré nos études dans le régime des impulsions picosecondes. Aujourd’hui nous avons accès à des systèmes laser Saphir : Titane (Ti :Sa), qui sont basés sur l’amplification dite à dérive de fréquence. Dans cette technique, on étire temporellement les impulsions laser avant de les amplifier afin d’éviter des densités de puissance trop élevées pour le milieu amplificateur, puis on recomprime les impulsions en fin de chaîne. Les lasers Ti :Sa permettent ainsi d’atteindre des puissances crêtes très élevées, avec de surcroît une stabilité tir à tir remarquable. La source femtoseconde du DRECAM au Centre d’études de Saclay génère non seulement des impulsions dans le proche infrarouge, mais elle couvre également une large gamme spectrale qui s’étend du visible jusqu’à l’infrarouge ~ 2 µm !, cela grâce à des amplificateurs paramétriques optiques et à des colorants. A l’aide de lentilles de courte focale ou de miroirs paraboliques, on parvient à focaliser le faisceau laser dans un volume V extrêmement petit (V ≈ 10−8 cm3). Etant donné les faibles pressions de gaz utilisées, la ci- ble soumise au champ laser intense contient une centaine de molécules. C’est par la mesure des énergies et des distributions angulaires des fragments émis que l’on peut percer les secrets de l’explosion coulombienne. En utilisant des techniques étonnamment simples mais efficaces (voir encadré 1), on parvient à identifier les ions moléculaires transitoires et ainsi à déterminer toute la dynamique de l’explosion coulombienne. LES MOLÉCULES S’ALIGNENT Dès les premières expériences, il fut observé que l’émission des fragments était confinée dans des cônes resserrés autour du champ électrique du laser linéairement polarisé. Ce résultat était d’autant plus étonnant que les molécules cible présentent toutes les orientations possibles dans l’espace. On crut d’abord que le laser ionisait préférentiellement la classe de molécules déjà orientées parallèlement au champ laser à l’instant du tir, et que les molécules présentant une orientation différente n’étaient pas ou peu ionisées (scénario sélectif). Une expérience réalisée dans notre laboratoire a montré qu’il en était tout autrement. L’idée consiste à irradier les molécules cibles avec deux impulsions jumelles, décalées dans le temps, et présentant des polarisations perpendiculaires. L’utilisation d’une seconde impulsion permet de sonder ce qui reste dans le volume d’interaction après le passage de la première, tandis que le recours à des polarisations croisées permet de différencier les fragments créés par chaque impulsion. L’expérience montre clairement que la première impulsion ionise toutes les molécules de la cible, et donc que le scénario sélectif est erroné : la directivité de l’émission des fragments provient en fait de l’alignement de toutes les molécules parallèlement au champ laser, avant leur explosion. Les expériences réalisées récemment sur la source laser femtoseconde ont montré que les temps d’orientation de toutes les molécules étudiées – mêmes les plus lourdes comme l’iode – sont extrêmement courts, inférieurs à 100 fs. Ce résultat est tout à fait démonstratif de l’effet du champ fort, car les temps de rotation propre de ces molécules sont au moins 10 fois plus longs à température ambiante. L’alignement moléculaire a été discuté, à l’exemple de H2+ , par plusieurs équipes, en faisant appel à un modèle quantique. Ce modèle dit de pompage rotationnel prévoit que plus une molécule absorbe de photons, plus elle est « pompée » vers des états rotationnels excités, où les noyaux se trouvent essentiellement sur un axe parallèle à l’axe de polarisation du laser. Pour une molécule diatomique, le pompage rotationnel peut être décrit schématiquement de la façon suivante, en considérant uniquement le moment angulaire s nucléaire j et en négligeant le mos ment orbital des électrons l et le s spin électronique s . On part d’un niveau rotationnel u j, m & dans l’état électronique fondamental où j et m sont faibles. L’état u j, m & est représ senté par un vecteur j qui précesse s autour du champ électrique E du laser. Les règles de sélection pour des transitions entre deux niveaux rotationnels en champ électromagnétique linéairement polarisé sont Dj = ± 1 et Dm = 0. Après absorption et réémission de nombreux photons, les molécules se retrouvent dans des états rotationnels très excis tés où u j u est grand alors que sa projection m reste faible. La figure 2a montre le cas m = 0 où le s s vecteur j est perpendiculaire à E : la molécule tourne dans un plan qui s contient le vecteur E . L’effet d’alignement moléculaire le long du champ électrique du laser résulte d’une rotation correspondant à un échange quasi-instantané des noyaux s sur l’axe E . Cela correspond à une 67 Encadré 1 COMMENT CARACTÉRISER LES FRAGMENTS ? Pour analyser les fragments on utilise un spectromètre de masse à temps de vol (TOF). Ce dispositif permet de déterminer la masse, la charge, l’énergie, mais aussi la distribution angulaire de chaque fragment. Ce type de spectromètre a également pour avantage de pouvoir mesurer la totalité du spectre d’ions en une seule opération et cela avec une très bonne effıcacité de détection pouvant atteindre jusqu’à 80 %. Le spectromètre comprend deux zones d’accélération successives où règnent des champs électriques s s homogènes F 1 et F 2 puis une zone sans champ électrique et un détecteur d’ions (figure 1). Les ions créés dans la zone d’interaction sont d’abord accélérés, puis effectuent un vol libre de sorte que les ions les plus légers et les plus chargés arrivent en premier sur le détecteur. Pour assurer une bonne effıcacité de détection, on tire aussi parti de la directivité de l’émission des fragments en orientant la polarisation du laser parallèlement à l’axe de détection. Une molécule diatomique AB éjecte deux fragments, l’un appelé direct émis en direction du détecteur, l’autre appelé réfléchi émis dans la direction opposée mais que le champ d’extraction du spectromètre renvoie ensuite vers le détecteur. Le fragment réfléchi frappe le détecteur avec un retard DTOF par rapport au fragment direct. Pour des raisons de symétrie, les molécules de la cible sont alignées dans le sens AB ou BA le long de l’axe de détection ; on mesure donc pour chacun des fragments A et B un pic direct et un pic réfléchi. Cela permet de mesurer l’énergie cinétique de chaque fragment. L’énergie Eexp~ A ! d’un fragment m q+ A de masse m et de charge q est donnée s2 2 2 par Eexp~ A ! = F 1 q ~ DTOF~ A ! ! /m. L’erreur absolue sur la mesure de l’énergie reste généralement inférieure à 10 %. Une méthode simple, permettant de « marier » les différents m q+ m′ p + fragments A et B , consiste alors à chercher un fragment B d’énergie Eexp~ B ! = Eexp~ A !m/m′. La somme des énergies cinétiques des fragments d’un canal, appelée énergie du canal, représente l’énergie potentielle de l’ion moléculaire p + q! + transitoire AB~ juste avant l’explosion. Il existe une autre méthode beaucoup plus puissante pour déterminer les différentes voies de fragmentation qui est appelée la technique des cartes de covariance. Cette méthode de corrélation a été développée spécialement pour des applications laser à basse cadence ~ ∝ 10 Hz ! où l’on est confronté à l’acquisition d’un nombre élevé d’événements par tir. Il s’agit d’une méthode statistique qui permet de déterminer les fluctuations corrélées des signaux d’ions de fragments appartenant à une même voie. Notons, enfin, qu’on a accès à la mesure des distributions angulaires des fragments en mesurant le signal d’ion en fonction de l’orientation de la polarisation du laser par rapport à l’axe de détection. En général, pour une polarisation perpendiculaire à l’axe de détection, on ne détecte plus que des ions moléculaires et des fragments lents issus de voies non-coulombiennes. Figure 1 - (a) Schéma du spectromètre de masse à temps de vol (TOF). Le faisceau laser est focalisé dans la zone d’interaction plongée dans un s m q+ champ électrique d’extraction F 1. Après interaction avec la cible moléculaire, des fragments ioniques A , de masse m et de charge q, se trouvent s s confinés dans des cônes d’émission orientés le long de l’axe de polarisation E du laser. En orientant E parallèlement à l’axe de détection, on mesure m q+ une différence de temps de vol DTOF entre les trajectoires des fragments A qui sont directement émis vers le détecteur (indiqués en gris) et ceux s qui partent d’abord dans le sens opposé mais qui sont réfléchis par le champ F (indiqués en noir). 68 Interaction lumière-matière m 2 probabilité de présence u Y j u des noyaux qui est maximale pour h = 0 et 180 degrés (figure 2b). En réalité, le mécanisme d’alignement est plus complexe, car ce sont les électrons qui interagissent avec le champ et absorbent les photons qui sont porteurs d’un moment angulaire. L’alignement moléculaire se traduit ensuite par le couplage entre les moments angulaires électronique et nucléaire. Nous avons réalisé une série d’études afin de vérifier la validité + du modèle pour H2 mais aussi pour des molécules plus complexes. Le but était d’étudier expérimentalement l’influence de différents paramètres, tels que la longueur d’onde (395-790 nm), la durée d’impulsion et l’éclairement « pic » du laser. Nous observons que le degré d’alignement des ions moléculaires s’accroît avec leur état de charge et qu’à état de charge donné, un ion moléculaire s’aligne d’autant plus qu’on le crée avec des photons de plus faible énergie. Ces observations montrent que l’absorption d’un plus grand nombre de photons conduit à un accroissement du confinement des fragments le long du champ laser et donc confirment le modèle de pompage rotationnel. En revanche, le degré de confinement ne dépend pas significativement de la durée de l’impulsion laser sur une gamme de temps allant de 130 fs à 2 ps. Une variation de l’éclairement « pic » sur une plage de 1014 à 1016W/cm2 se révèle également sans effet sur la distribution angulaire des fragments. Ces deux dernières observations suggèrent que l’alignement des ions moléculaires se produit dans le front de montée de l’impulsion laser dans des conditions d’éclairement où l’interaction est gouvernée par le régime multiphotonique. DES ÉTUDES « EXPLOSIVES » Etant donné la densité très élevée d’états électroniques dans les ions moléculaires multichargés, on pourrait penser que chaque étape de l’ionisation multiphotonique d’une molécule va ouvrir une nouvelle voie de dissociation. Cette situation conduirait à une véritable forêt de voies de fragmentation. L’une des plus grandes surprises lors des premières études expérimentales fut de constater que la molécule « choisit » un nombre très réduit de voies de fragmentation. En effet, l’explosion coulombienne d’une molécule diatomique AB se produit essentiellement via des canaux (p, q) de la forme : AB~ p + q! + p+ ∞A q+ +B , avec u p − q u < 1 Figure 2 - (a) Représentation vectorielle d’une molécule diatomique, alignée par un champ laser linéairement polarisé, se trouvant dans un état rotationnel u j, m & avec j élevé et m = 0 ; (b) Probabilité de densité des noyaux « cors m 2 respondante » u Y j u , maximale sur l’axe E (à h = 0 et 180 degrés) (b). que l’on appelle symétriques, dans la mesure où la différence de charges portées par les fragments est au plus égale à l’unité. Lorsque les ions moléculaires explosent, ils libèrent d’autant plus d’énergie que les noyaux sont proches et que leurs états de charge sont élevés. L’énergie cinétique li- bérée lors de la répulsion coulombienne correspond à l’énergie potentielle électrostatique initiale de l’ion moléculaire. Dans le modèle de Coulomb, on suppose que la charge des ions est concentrée en deux points. Si l’explosion démarre à une distance internucléaire R, l’énergie dite de Coulomb (ECb) libérée par p + q! + un ion AB~ est donnée par : ECb~ R ![eV] = 14.4 pq/R[Å]. Nous avons comparé les énergies mesurées (Eexp) aux prédictions du modèle de Coulomb. Etant donné l’extrême brièveté des impulsions laser utilisées, on s’attendait à ce que les molécules restent figées à la distance d’équilibre Re de la molécule neutre avant d’exploser, les énergies ECb devant alors être calculées avec R = Re. A notre grande surprise, nous constatons que toutes les molécules libèrent des énergies Eexp nettement inférieures à ECb (Re) et surtout que le rapport Eexp/ECb (Re) est sensiblement le même pour toutes les voies de fragmentation, c’est-à-dire pour tous les états de charge des ions moléculaires. Par exemple, pour des molécules légères comme H2, N2, ou CO, les énergies mesurées sont typiquement de l’ordre de 0.5 × ECb~ Re !. Le défaut d’énergie expérimentale par rapport aux prédictions du modèle de Coulomb à la distance Re peut être interprété de deux façons différentes : l’une implique un phénomène d’écrantage par les électrons résiduels et l’autre suppose que l’explosion coulombienne démarre à des distances supérieures à Re. Du fait de la constance du défaut d’énergie relatif (Eexp/Ecb) pour toutes les voies de fragmentation, nous avons favorisé la deuxième hypothèse, et supposé qu’il existe une distance critique Rc, à laquelle démarre l’explosion coulombienne. Avec cette hypothèse, le modèle de Coulomb est capable de reproduire les énergies expérimentales qui sont alors données par Eexp~ Rc ![eV] = 14.4 pq/Rc[Å]. En ajustant simplement le modèle de Coulomb, on peut donc décrire 69 précisément les énergies de répulsion de l’interaction laser-molécules et le défaut d’énergie peut être simplement interprété comme un allongement des molécules avant leur explosion. En résumé, voici une comparaison des distances critiques et d’équilibre Rc (Re) pour quelques molécules, l’unité choisie étant l’Angström : Azote 2.3 (1.1), Oxyde de carbone 2.6 (1.1), Chlore 2.9 (2.0) et Iode 3.7 (2.7). UNE DISTANCE CRITIQUE TRÈS ROBUSTE POUR LES MOLÉCULES Il faut insister sur le fait que toutes les molécules que nous avons étudiées possèdent une distance critique intrinsèque présentant une très grande stabilité vis-à-vis des paramètres du laser. La figure 3 illustre par exemple la stabilité de la distance critique de la molécule d’iode par rapport à la durée d’impulsion du laser. Y sont indiquées toutes les distances internucléaires R mesurées où explosent les différents ions mon+ léculaires I2 ~ n < 6 ! pour des durées d’impulsion allant de 55 fs à 30 ps. Tous les points sont distribués autour d’une distance critique Rc située autour de 3.7 Å. De façon surprenante, même les distances mesurées à 30 ps correspondent à celles observées à 100 fs. Néanmoins, à 90 fs, et plus encore à 55 fs, les distances s’approchent de Re, ce qui montre que la molécule d’iode a besoin d’environ 100 fs pour s’allonger jusqu’à la distance critique. La distance critique d’explosion moléculaire s’est également avérée très robuste vis-à-vis de l’éclairement et de la longueur d’onde du laser. Nos observations montrent en effet que les énergies Eexp ne changent pas significativement lorsque l’on augmente l’éclairement crête de 1014 à 1017W/cm2 et que l’on fait varier la longueur d’onde laser de 395 nm à 1 064 nm. Concernant l’éclairement, on constate qu’une fois la voie (p, q) ouverte pour une intensité seuil, l’énergie libérée ne 70 Figure 3 - Distances internucléaires d’explosion coulombienne de la molécule d’iode en fonction de la durée d’impulsion du laser. Compilation de résultats obtenus à l’Université de Reading (55, 200 et 400 fs), au NRC à Ottawa (90 fs) et au C.E. de Saclay (100 fs, 130 fs et 30 ps). Sur une plage de 100 fs à 30 ps, les distances sont distribuées autour d’une distance critique Rc pour toutes les voies p + q! + p+ q+ ∞ I + I , notées (p, q). de dissociation I~2 change plus significativement. Ainsi, en augmentant l’éclairement, on ouvre simplement une par une les voies supérieures qui correspondent à des ions moléculaires de plus en plus chargés. Enfin, l’indépendance de la dynamique d’interaction vis-à-vis de la longueur d’onde du champ suggère que l’ionisation multiple s’effectue par un mécanisme d’ionisation par champ, appelé aussi ionisation par effet tunnel. Dans un champ électrique oscillant, l’électron ne peut franchir la barrière formée par la superposition du potentiel coulombien et du champ électrique du laser que si la période optique TOpt du champ laser est longue devant le temps de traversée de l’électron TTunnel à travers la barrière.1 (1) Le domaine de validité de l’ionisation par effet tunnel est donné par le paramètre adiabatique de Keldysh c = TTunnel / TOpt. Pour c < 1 le régime d’ionisation par champ est atteint. Par contre, pour c > 1 on se retrouve dans le régime d’ionisation multiphotonique. La mise en évidence expérimentale d’une distance critique Rc pour l’ionisation multiple d’une molécule diatomique a suscité plusieurs travaux théoriques. L’ensemble de ces modèles est basé sur l’ionisation des molécules par champ. Par rapport au cas bien connu de l’atome, les molécules diatomiques présentent la particularité d’un double puits électronique ayant une barrière interne plus ou moins importante. La figure 4 montre le potentiel électronique pour trois distances internucléaires en présence d’un champ s externe E . Pour la plus courte distance (figure 4a), c’est-à-dire autour de Re, l’ionisation par champ ressemble beaucoup au cas atomique. Les électrons ne ressentent pas la barrière interne, et le potentiel est essentiellement coulombien. Pour la plus grande distance (figure 4c), la barrière interne s’est fortement élevée et élargie, ce qui induit une localisation de l’électron extérieur dans le puits coulombien associé à l’un ou l’autre des deux noyaux. Cette situation est analogue à l’ionisation par champ de deux atomes Interaction lumière-matière « proches ». En revanche, le cas intermédiaire (figure 4b) crée une situation tout à fait « critique ». L’électron externe se trouvant dans le puits de plus haute énergie a pour seul obstacle à l’ionisation la barrière interne qui est à la fois basse et étroite. Les calculs montrent que le taux d’ionisation d’une molécule présente un maximum marqué à partir de la distance critique, correspondant à la figure 4b. Dans la figure 5 sont indiqués les taux d’ionisation pour obtenir les ions 3+ 7+ moléculaires Cl2 et Cl2 en fonction de la distance internucléaire pour un champ correspondant à un éclairement de 1014W/ cm2. Les courbes, présentées en échelle semi-logarithmique, montrent plusieurs résultats essentiels. Premièrement, il existe bien une sorte de « couloir critique » autour de Rc = 4 Å, où le taux d’ionisation des molécules est au moins quatre ordres de grandeur plus élevé qu’à une distance Re et également très supérieur à celui de l’atome isolé ~ R → ∞ !. Deuxièmement, les maxima des taux d’ionisation de 3+ 7+ Cl2 et Cl2 diffèrent seulement d’un facteur trois. Par conséquent, une fois qu’on a créé les ions molé3+ culaires Cl2 , on obtient facilement 7+ les ions Cl2 et a fortiori tous les états de charge intermédiaires. Le calcul confirme donc l’existence d’une distance critique unique pour toutes les voies (p, q) de fragmentation. L’unicité de Rc, malgré l’accroissement des potentiels d’ionip+q−1!+ p+q!+ sation Cl~2 ∞ Cl2~ , s’explique par un abaissement successif de la barrière interne dû à la présence d’une charge positive supplémentaire après chaque étape d’ionisation. Le calcul montre que le système moléculaire se trouve alors « virtuellement » dans la même situation à chaque étape de l’ionisation multiple. DE LA MOLÉCULE VERS L’ATOME Le modèle d’ionisation par champ présenté plus haut prévoit Figure 5 - Taux d’ionisation de la molécule Cl2 (Re = 2Å) en échelle semi-logarithmique pour différentes distances internucléaires de 1Å à 9Å. On observe un maximum du taux à partir d’une distance « critique » située à environ 4Å, où la molécule est préférentiellement ionisée. La figure est extraite d’un travail théorique du NRC au Canada. D’après les auteurs, les sousstructures sont dues à des processus d’ionisation multiphotonique de la molécule. Figure 4 - Potentiel électronique d’une molécule diatomique en présence d’un champ exs terne E pour trois distances internucléaires : 2Å (a), 4Å (b), et 8Å (c). Le champ électrique s E est celui généré par un champ laser avec un éclairement de l’ordre de 1015W/cm2. La flèche symbolise la trajectoire de l’électron lors de l’ionisation par effet tunnel au cours d’un demi-cycle optique. des conditions expérimentales permettant de préparer un volume d’interaction qui contienne un mélange homogène d’atomes et de molécules neutres d’iode. L’astuce consiste à choisir la bonne longueur d’onde du laser (610 nm) afin de photodissocier une partie des molécules d’iode en utilisant le rayonnement de l’émission spontanée amplifiée (ASE)2 avant l’arrivée de l’impulsion laser intense et courte. La photo- (2) que les taux d’ionisation multiple décroissent fortement lorsque la molécule s’est allongée au-delà de la distance critique (figure 5), et donc que l’ionisation des atomes isolés est beaucoup moins probable que celle de la molécule autour de Rc. Pour vérifier expérimentalement cette prédiction, nous avons mesuré les probabilités d’ionisation multiple de l’iode atomique et moléculaire, ce qui revient à comparer directement les taux d’ionisation de l’iode à R = Rc et à R = ∞. Pour ce faire, nous avons choisi Expérimentalement, les impulsions femtosecondes sont obtenues à l’aide d’un laser Ti :Sa qui est focalisé dans une cuve d’eau. Par un effet non linéaire, appelé automodulation de phase, on crée un continuum de lumière blanche qui s’étend de l’IR à l’UV. Ces impulsions « blanches » femtosecondes sont ensuite amplifiées dans des amplificateurs à colorant qui sont pompés avec des lasers d’une durée de 10 ns. Avec cette méthode, on ne génère pas seulement des impulsions de 100 fs, car environ 10 % de l’énergie totale émise correspond à de l’émission spontanée amplifiée présente à l’échelle de plusieurs nanosecondes. Normalement, l’ASE n’est pas souhaitée et on l’élimine par des « absorbants saturables ». 71 dissociation des molécules neutres s’effectue via une transition à un seul photon et génère des fragments atomiques neutres. On crée ainsi une population de fragments atomiques non ionisés de faible énergie cinétique (0.3 eV), facilement repérables, tout en conservant une composante moléculaire non dissociée. Les résultats de cette étude comparative sur l’ionisation atomique et moléculaire sont présentés sur la figure 6a, montrant une partie du spectre de temps de vol obtenu avec de l’iode pour un éclairement de 1014W/cm2. Des fragments rapides n+ I (n = 2,..., 5) issus de l’explosion coulombienne de la molécule d’iode sont présents, jusqu’à des fragments 5+ I provenant de l’ion moléculaire 10 + I 2 . L’analyse de l’énergie de ces fragments rapides indique que la répulsion électrostatique des noyaux démarre à Rc, pour l’ionisation aussi bien double que décuple. En revanche, l’ionisation des atomes d’iode (pics encadrés en rose) ne fournit que des fragments de charge au plus égale à 2. Dans des conditions d’éclairement identiques, la molécule d’iode peut donc perdre jusqu’à 10 électrons tandis que l’atome d’iode n’en perd que deux, ce qui confirme l’accroissement très important du taux d’ionisation multiple des molécules au voisinage de la distance critique. LE FILM DE L’EXPLOSION COULOMBIENNE A ce stade, l’ensemble des résultats nous amène à dresser l’image suivante de l’interaction moléculechamp fort. Dès le début de l’impulsion, les molécules s’alignent parallèlement au champ laser et elles subissent les premières étapes d’ionisation. Puis ces molécules faiblement chargées s’allongent jusqu’à la distance critique, toujours dans le front de montée de l’impulsion. Lorsque l’éclairement dépasse 1014W/ cm2, les molécules sont multiple72 Figure 6 - Spectres de masse produits par ionisation multiple de l’iode atomique et moléculaire, 2+ 3+ 4+ 5+ montrant des fragments I (rouge), I (bleu), I (vert) et I (jaune). La figure permet de déter2+ miner le transfert de population ionique, notamment des fragments I vers les états de charge su3+ 4+ 5+ périeurs ~ I , I et I !. Pour une impulsion laser de 100 fs, produisant un éclairement de 1014W/cm2 (spectre a), les fragments lents (indiqués en rose) issus du processus atomique ne sont pas transférés. En revanche, une impulsion plus longue (500 fs) et plus intense (3 × 1014W/cm2) (spectre b) induit un transfert ionique notable. Soulignons que les fragments rapides, en particulier des frag2+ ments I de la voie (2, 1) de dissociation de la molécule (indiqués en blanc), ne sont pas du tout transférés vers des états de charge supérieurs. ment ionisées vers les états de charge plus élevés. Du fait de la répulsion coulombienne entre les noyaux, ces ions moléculaires multichargés devraient alors se fragmenter en quelques dizaines de femtosecondes. Pour déterminer la durée de l’explosion coulombienne, nous avons analysé les fragments obtenus lorsqu’on allonge progressivement la durée de l’impulsion. Si la durée de l’impulsion dépasse celle de l’explosion, on doit voir apparaître des fragments secondaires de charge plus élevée, provenant de l’ionisation des fragments primaires issus de l’explosion coulombienne. Il importe évidemment de se placer dans des conditions d’éclairement laser suffisamment élevé pour que la probabilité d’ionisation ultérieure des fragments primaires soit très élevée. C’est ce qui a été réalisé dans l’expérience dont les résultats sont présentés sur la figure 6b, où la durée de l’impulsion laser a été allongée à 500 fs, et l’éclairement a été augmenté jusqu’à 3 × 1014 W/cm2. Dans ces conditions, on observe l’ionisation quintuple des atomes d’iode, ce qui est indiqué par un transfert important des populations d’ions lents I2+ (indiqués par des rectangles roses) vers les ions I3+, I4+ voire I5+. En revanche, les fragments I2+ rapides provenant de la dissociation de la molécule d’iode, en particulier ceux associés à la voie (2, 1), indiqués par des rectangles blancs, ne sont pas transférés vers les états de charge supérieurs. A notre grande surprise, les mêmes types de résultats ont été observés avec des impulsions de 2 ps. Ce n’est que lorsque la durée de l’impulsion a été portée à 30 ps, que les ions secondaires ont été observés, ce qui représente une échelle de temps incroyablement longue pour l’explosion coulombienne d’espèces multichargées. Interaction lumière-matière L’absence d’interaction des fragments avec le laser ne peut se comprendre que si l’explosion de la molécule ne se produit qu’après le maximum de l’impulsion, lorsque l’éclairement du laser chute et devient trop faible pour ioniser les fragments. Mais comment expliquer que l’explosion moléculaire puisse prendre autant de temps ? Dès que l’ion moléculaire atteint la distance critique, la probabilité d’ionisation multiple est très grande et l’explosion de la molécule quasi instantanée. Il faut donc supposer que c’est l’étape d’allongement des ions moléculaires de la distance d’équilibre Re à la distance critique Rc qui ralentit le processus global. Qu’un champ laser intense puisse induire des phénomènes de stabilisation n’est pas une idée nouvelle. Dans le cas des atomes par exemple, les théoriciens prévoient que le taux d’ionisation puisse décroître à très fort éclairement laser. Dans le + cas de l’ion H2 , ils invoquent un piégeage transitoire de population vibrationnelle dû à des croisements de niveaux évités qui sont induits par un éclairement laser autour de 1014W/cm2. Le mécanisme de stabilisation que nous envisageons est nécessairement d’une autre nature car il survient dans une large gamme d’éclairements. Nous pensons que la stabilisation des ions multichargés pourrait provenir d’un écrantage de la répulsion coulombienne des noyaux par un ou deux électrons arrachés à la molécule et que le champ laser ferait osciller en phase, sur l’axe internucléaire. La superposition des potentiels coulombiens des deux noyaux et du champ électrique laser pourrait maintenir les électrons suffisamment longtemps au voisinage des ions moléculaires dans des états dits superexcités. Le temps de piégeage serait d’autant plus long que le gradient temporel d’éclairement laser est faible. Comment confirmer cette hypothèse ? Une possibilité serait de mettre en évidence les niveaux vibrationnels des ions moléculaires stabilisés. Une autre serait de détecter le rayonnement harmonique généré par les électrons stabilisés dont on attend des caractéristiques tout à fait originales, par rapport au rayonnement produit par des atomes neutres. On s’attend en particulier à ce que l’intensité des harmoniques générées par les ions moléculaires augmente avec la durée de l’impulsion laser alors que l’inverse est observé dans le cas des harmoniques produites par les atomes neutres. En prolongement de ce travail sur les molécules isolées, il serait intéressant d’étudier le comportement d’agrégats d’atomes et de molécules exposés à des champs laser intenses. Des travaux préliminaires indiquent qu’à éclairement laser égal, on forme des fragments avec des états de charge beaucoup plus élevés lorsque la cible est constituée d’agrégats plutôt que d’atomes ou de molécules isolées. Comme la distance internucléaire dans un agrégat est voisine de la distance critique observée pour les molécules diatomiques, on peut s’interroger si c’est là l’origine de l’augmentation de l’ionisation multiple. Une étape essentielle consisterait à trier en masse les agrégats de façon à étudier l’influence de la taille de l’agrégat sur les produits de l’explosion coulombienne. On serait alors à même de comprendre le comportement de la matière soumise à des champs laser extrêmes, depuis la réponse de la molécule isolée jusqu’à la phase condensée. POUR EN SAVOIR PLUS Sur la technique de covariance : Frasinski (L.J.), Codling (K.) et Hatherly (P.A.), Science, 246, 1029 (1989). Sur l’alignement moléculaire : Normand (D.), Lompré (L.A.) et Cornaggia (C.), J. Phys. B25, 497 (1992). Sur les travaux théoriques : Giusti–Suzor (A.), Mies (F.H.), DiMauro (L.F.), Charron (E.) et Yang (B.), J. Phys. B28, 309 (1995). Seideman (T.), Yu. Ivanov (M.) et Corkum (P.B.), Phys. Rev. Lett., 75, 2819 (1995). Sur les expériences décrites : Schmidt (M.), Normand (D.) et Cornaggia (C.), Phys. Rev. A50, 5037 (1994). Normand (D.) et Schmidt (M.), Phys. Rev. A53, R1958 (1996). Article proposé par : Martin Schmidt, tél. 01 69 08 26 57, Pascal d’Oliveira, tél. 01 69 08 58 84 et Didier Normand, tél. 01 69 08 58 40. 73