De la crise financière à l`enjeu d`une meilleure évaluation

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De la crise financière à l’enjeu d’une
meilleure évaluation des crédits structurés
Michel Aglietta1
Ludovic Moreau2
Adrian Roche3
Avril 2008
Résumé. Dans cet article, nous montrons que l’opacité relative aux opérations de
titrisation et donc l’incapacité des investisseurs à en maîtriser les risques, ont fortement
contribué à engendrer une crise globale du crédit. Nous analysons donc comment mesurer le
risque de ces produits structurés, pour en déduire que l’autonomie d’évaluation des
investisseurs est possible dès lors qu’ils peuvent connaître précisément et en continu les
éléments du pool sous-jacent jusqu’à maturité des produits. C’est par le biais de l’industrie
des notations que cette autonomie peut être assurée car les agences jouent un rôle central en
matière de titrisation. Pour cela, il faut les inciter à harmoniser et systématiser une activité de
contrôle après émission des crédits structurés. La création d’une base de données qui
centralise l’ensemble des notations, sous l’égide de l’IOSCO notamment, permettrait aux
utilisateurs de juger de la pertinence des notes. Par ailleurs, le développement de l’activité buy
side de notation constitue un autre moyen prometteur pour garantir la circulation de
l’information tout le long de la chaîne de titrisation.
1
EconomiX (Université Paris X Nanterre) et CEPII : [email protected]
EconomiX (Université Paris X Nanterre) : [email protected]
3
EconomiX (Université Paris X Nanterre) et Crédit Agricole Asset Management : [email protected]
2
1
Introduction
Par nature, les crises financières sont des retournements succédant à des périodes
d’« euphorie ». Dénoncer des problèmes d’évaluation des actifs financiers a posteriori est en
ce sens une tâche relativement aisée car, précisément, ces problèmes ont été révélés par le
phénomène de la crise. Un travail plus difficile consiste à cerner l’ampleur et les implications
du processus de retournement à l’œuvre. La particularité de l’année 2007 est le passage de
difficultés liées à des actifs adossés au marché immobilier américain à une crise générale de
l’évaluation financière du risque de crédit. Mettre en avant l’étendue de ce mouvement allant
d’un phénomène local à ses implications systémiques est le premier objectif de ce texte. Des
problèmes d’évaluation des instruments de crédits titrisés à une crise de confiance frappant
l’ensemble des relations de contreparties du réseau des marchés dérivés de gré à gré, il se
dessine une remise en cause de la finance mondiale sans précédent depuis la seconde guerre
mondiale. De fait, l’ingénierie financière a créé des risques que les marchés se révèlent
incapables de réguler. Sans analyser le déploiement de nouvelles interventions publiques, il
s’agit de prendre acte de ce constat et de mesurer l’enjeu d’une évaluation plus rigoureuse du
risque de crédit.
Arrangée conjointement par les banques d’investissement et les agences de notation, la
titrisation a au final fait preuve d’une opacité, qui, rétrospectivement, fait paraître illusoire la
possibilité d’une évaluation autonome et contradictoire des investisseurs. Une telle évaluation
était pourtant critique pour le bon fonctionement d’une titrisation recourant à des marchés de
gré à gré. Est-elle vraiment possible face à des titrisations empilées sur des pools de crédit
eux-mêmes déjà structurés avec une composition inconnue? La deuxième partie de ce texte
montre comment les dysfonctionnements ne sont pas tant dans la difficulté intrinsèque
d’évaluation mais dans le manque total de transparence qui a été toléré par investisseurs et
régulateurs. Une distanciation vis-à-vis du contenu des évaluations des agences de notation
serait donc possible si l’opacité inhérente aux opérations de gré à gré était réduite par une
normalisation des procédures de la titrisation et une organisation de la circulation de
l’information permettant une connaissance commune des caractéristiques de risque des
gisements de crédits.
C’est précisément sous cet angle que la troisième partie de ce texte envisage les critiques
faites aux agences de notations. Comment les agences devraient-elles modifier leurs méthodes
et leurs pratiques pour mettre la notation au service des investisseurs ? Par delà la multiplicité
des attaques, il s’agit surtout de mieux définir leur rôle en distinguant notation à l’émission et
activité de contrôle ex post (monitoring). Mais l’enjeu est surtout de responsabiliser les
utilisateurs de la notation. Une note n’a pas de sens hors du système de notation et il faut
donner les moyens à tout utilisateur de se faire un avis sur la pertinence de ce système : une
base de données globale et publique serait un premier pas. Elle servirait l’enjeu d’une
meilleure évaluation du risque de crédit par les investisseurs, enjeu qui déborde largement le
champ du financement structuré.
I. La crise du crédit structuré
2
La crise actuelle s’inscrit dans la longue histoire des crises financières. Elle participe de la
logique des cycles financiers endogènes mis en évidence par Kindleberger (1996). La phase
cruciale où la fragilité financière s’insinue dans les structures à l’insu de tous est l’euphorie.
Le crédit s’emballe et les prix des actifs, en l’espèce immobiliers, s’élèvent à l’unisson.
L’emballement vient d’un changement du régime de crédit au cours du cycle. Après la
consolidation qui met fin au cycle précédent, la prudence est de mise. Les demandes de crédit
sont évaluées à partir des perspectives de revenus des emprunteurs. Au contraire, lorsque les
marchés d’actifs se réaniment, les crédits sont accordés sur la base de la valeur de marché de
la richesse anticipée. Lorsque la valeur de marché de la richesse progresse plus vite que le
crédit, les emprunteurs peuvent dégager une equity value qui leur permet de demander plus de
crédit indépendamment de leurs revenus. Le poids de la dette s’élève par rapport au revenu,
même s’il baisse par rapport à la valeur de marché de la richesse.
La combinaison du « mark-to-market » des actifs et de l’évaluation du risque de crédit selon
le principe de la Value-at-Risk (VaR) produit une puissante dynamique pro-cyclique. Lorsque
la valeur de marché des actifs portée par l’engouement collectif se détache de toute estimation
raisonnable de la valeur fondamentale, cette valeur de marché conjecture des promesses de
revenus qui n’engagent que ceux qui les croient. Cette fragilité reste cependant cachée tant
que la bulle gonfle. L’évaluation du risque de défaut des dettes fondée sur la valeur de marché
des actifs en collatéral sous-estime de plus en plus la probabilité de défaut puisque la distance
au défaut (valeur de marché des actifs - valeur faciale des dettes) ne cesse d’augmenter.
Lorsque le prix des actifs se retourne, la probabilité de défaut bondit d’autant plus vite que la
chute est brutale. La crise du crédit structuré a poussé ce processus au paroxysme.
1/ L’essor de la titrisation
La titrisation s’est développée parce que les changements de régime du crédit sont allés
jusqu’à transformer le modèle bancaire. Celui-ci est passé du principe « initier les crédits et
porter le risque » au principe « initier et vendre le risque ». Les banques prétendaient faire du
profit sans risque et économiser du capital grâce à la titrisation. Exploité à l’extrême sans
aucune précaution prudentielle, ce modèle dégrade l’information tout au long de la chaîne des
transferts de risques et suscite l’aléa moral et les conflits d’intérêt. Il amplifie l’offre de crédit
et en diminue la qualité. Lorsque le prix des actifs se retourne, il incorpore des pertes
jusqu’alors dissimulées aux acheteurs des crédits titrisés. L’imbrication des banques, des
intermédiaires de marché non régulés et à levier très élevé (conduits, SIV, hedge funds) et des
investisseurs institutionnels provoque un risque de contrepartie généralisé sur des marché de
gré à gré. Celui-ci donne à la crise son caractère dramatique. L’ignorance de l’ampleur et de
la localisation des pertes entraîne la réticence à faire circuler la liquidité. Crise de valorisation
et crise de confiance vont de pair.
Pour bien comprendre les problèmes de valorisation inhérents à la titrisation des produits
dérivés complexes vendus qui viennent amplifier la sous-évaluation des risques sur les crédits
initiaux, il faut donner quelques indications sur l’agencement de la titrisation.
La titrisation est une transformation des crédits en titres financiers selon un processus
composé de trois opérations : le pooling, le offloading et le tranching. Le pooling est
l’opération par laquelle une banque d’investissement rachète à ses initiateurs des crédits
homogènes ou hétérogènes. Il en résulte différents types de crédits structurés : MBS
(« Mortgage Backed Securities »), ABS (« Asset-Backed Securities »), CDO (« Collateralized
Debt Obligations ») qui sont les produits d’une titrisation au second degré. Le offloading est
3
l’opération qui sort les crédits mis en pool du bilan de la banque d’investissement pour les
loger dans des structures spéciales appelées conduits et SIV (« Special Investment Vehicles »).
Ces structures sont en fait équivalentes à des banques de marché non régulées et non
supervisées, qui émettent les titres en contrepartie des pools de crédit et cherchent à les vendre
à des fonds spéculatifs et à des gérants d’actifs pour le compte d’investisseurs, mais aussi à
des banques. Le tranching est l’opération qui émet les titres au passif du conduit selon un
principe de subordination qui transforme radicalement les profils de risque. En effet, les
tranches sont hiérarchisées par l’ordre dans lequel elles absorbent l’augmentation éventuelle
des pertes dans le pool. En cas de détérioration des revenus du pool, ce sont les tranches
inférieures dans l’ordre de la hiérarchie qui subissent d’abord les pertes et protègent ainsi les
tranches supérieures. En quelque sorte les investisseurs institutionnels qui acquièrent les
tranches supérieures (senior et super senior) achètent aussi une option incorporée contre les
pertes sur les crédits du pool qui leur est vendue par les titulaires des tranches inférieures
(mezzanine et equity).
Pourquoi cette mécanique de transfert des risques, fondée sur une logique en apparence solide
de séparation des facteurs de risque, a-t-elle dérapé et provoqué une crise générale de la
titrisation ?
2/ De la crise de la titrisation à la crise systémique
Deux processus ont interagi. Le premier est lié au retournement, puis à la baisse rapide du
prix de l’actif immobilier. Parce que les crédits hypothécaires initiaux ont été consentis à des
ménages à revenus faibles et incertains contre l’anticipation de l’appréciation du collatéral, la
baisse des prix immobiliers a provoqué l’augmentation fulgurante des corrélations entre les
crédits mis en pool. Alors que les crédits individuels étaient postulés presque indépendants
par les banques arrangeuses et par les agences de notation, les pools de crédits subprime sont
devenus quasi homogènes. La probabilité de défaut sur les gisements de titrisation s’est donc
élevée plus vite que sur les crédits individuels. Ce risque systématique d’ordre
macroéconomique a détruit les protections des tranches subordonnées. Les tranches de
notation élevée des ABS (« Asset-Backed Securities ») et des CDO (« Collateralized Debt
Obligations ») ont donc été atteintes. Dès le mois d’août 2007, elles sont devenues
invendables et leur valeur supputée s’est effondrée.
Le second découle de l’extériorisation par les banques d’investissement de la fabrication des
tranches de titres dans des entités prétendument autonomes (conduits et SIV (« Special
Investment Vehicles »)). Ces entités sont des hedge funds sous un autre nom, c’est-à-dire des
banques de marché non réglementées (shadow banking system). Ces structures ont financé
avec des leviers énormes les tranches de titres à distribuer aux investisseurs (tableau 1).
On remarque que le passif est constitué essentiellement de dette bancaire qui est à court terme
et de papier commercial émis en contrepartie des actifs appelés ABCP (Asset-Backed
Commercial Paper) qui était réputé liquide puisqu’il était détenu principalement par les
SICAV monétaires dites « dynamiques ». Le levier du conduit est donc énorme. Lorsque le
crédit titrisé à l’actif est devenu invendable, les conduits n’ont pas pu refinancer leur papier
commercial, créant ainsi une énorme panique dans le marché monétaire. Les banques ont dû
réintermédier leurs conduits sous peine d’un effondrement de tout le crédit titrisé, dont elles
auraient été les premières victimes du fait des risques de contreparties avec les entités qui
portaient les titres devenus invendables. Mais comme la distribution et les montants des pertes
étaient inconnues par incapacité de valoriser les CDO et autres ABS, les banques ont arrêté de
faire circuler la liquidité entre elles. A partir du 9 août 2007, les banques centrales ont dû
4
intervenir en dernier ressort pour éviter une dislocation du marché interbancaire international.
A partir de ce moment la crise a fait interagir le risque de crédit et le risque de liquidité : elle
est devenue systémique.
Tableau 1. Bilan d’un conduit de $2Mds d’actifs
Portefeuille d’actifs
Structure
Notation
Taille (%)
RMBS
CMBS
CDO
Autres ABS
AAA
AAA
AAA
AAA
47.3
15.4
25.0
12.3
Financement
Taille
(mil$)
Dette bancaire + ABCP
1820
Titres senior
120
Titres mezzanine
57
Fonds propres
3
Structure
Taille (%)
91.0
6.0
2.85
3
Source : HSBC
Le fil rouge de la propagation de la crise est l’interaction de la montée des défauts et de la
baisse continuelle des prix immobiliers (schéma 1a).
Schéma 1a. De la crise immobilière à la restriction du crédit bancaire
Baisse prix
immo > 20%
Pertes
bancaires sur
crédits immo
> $400mds
Dégradation
notations
im.commerce
crédit conso
Réduction du
levier de dette
par les
banques
Augm. coût
et baisse
croissance du
crédit
Equity value
de 2mil
ménages <0
Pertes
massives sur
crédit conso
Au fur et à mesure que les prix immobiliers baissent, de plus en plus de ménages ont une
richesse immobilière inférieure à la valeur de la dette à rembourser. Ces ménages
abandonnent leurs biens pour se libérer de leurs dettes, laissant aux banques une perte et
accroissant le stock de biens saisis à vendre. La baisse des prix est donc renforcée. Comme les
biens immobiliers ont aussi servi de collatéraux pour les crédits à la consommation, ceux-ci se
détériorent. De son côté, la baisse des prix contamine l’ensemble du marché en se
transmettant aux immeubles commerciaux. C’est donc l’ensemble du crédit titrisé qui est
dégradé puisque les pools qui sont contreparties des CDO mélangent toutes sortes de crédits
et de ABS sur ces crédits. Les hedge funds détennant près de la moitié des CDO se retrouvent
5
en grosse difficulté et subissent les pressions des banques d’investissement soucieuses de
réduire le risque de contrepartie. C’est ainsi que le système de crédit tend à se paralyser en
dépit des efforts énormes des banques centrales pour y injecter de la liquidité par des voies
novatrices. Les sinistres qui se renouvellent par séquences dans le crédit conduisent
l’économie réelle en récession, ce qui aggrave les difficultés du crédit (schéma 1b).
Schéma 1b. De la crise du crédit aux difficultés économiques
Marché
boursier
déprimé
Crédit
bancaire +
cher et + rare
Baisse de
l’activité et
de l’emploi
Baisse de la
conso
Baisse des
profits des
entreprises
Hausse des
spreads sur
crédits privés
Sinistres
étendus dans
les HFs
Pertes sur les
CDS et les
crédits LBO
L’emploi du secteur privé s’est contracté sensiblement au premier trimestre 2008 (environ
80 000 emplois détruits par mois). Ce processus est auto entretenu par la baisse de la demande
des ménages et la pression sur leurs revenus. Cette baisse se répercute sur les entreprises, ce
qui provoque une nouvelle strate de défaillances dans le crédit titrisé sous la forme des dettes
émises pour financer les LBO (Leveraged Buy Outs) du private equity qui avaient explosé en
2005 et 2006. La baisse des profits liée à la récession et répercutée sur la bourse rend
impossible la rentabilité des LBO au niveau requis pour valoriser les dettes largement
détenues par les hedge funds. Comme de leur côté les investisseurs cherchent à retirer leurs
fonds des hedge funds, ces derniers deviennent des contreparties fragiles des banques.
La crise pose donc un problème crucial de réduction générale de l’exposition à la dette dans le
système financier. Hormis une recapitalisation massive par la puissance publique, le processus
de déflation de bilan est long et pénible parce qu’il passe nécessairement par deux types
d’ajustement aux conséquences économiques défavorables : la restriction de crédit et (ou) la
vente d’actifs. A son origine se trouve la perte d’information tout au long de la chaîne de la
titrisation, qui a été une raison majeure de l’accumulation de risques cachés. Mais l’absence
de discipline de marché sur les acteurs de la titrisation est en définitive le révélateur d’un
manque d’évaluation autonome de la part des investisseurs censés porter le risque disséminé.
La partie suivante introduit la perspective d’un investisseur dans un titre de produit titrisé et
montre comment l’exercice d’une telle évaluation aurait dû déboucher vers plus de
communication et de discipline.
II. Les investisseurs et l’évaluation des crédits structurés
6
La notation permet d’établir une hiérarchie des risques entre les titres de dette mais
aucunement de les quantifier. Cette opération est pourtant nécessaire pour un gestionnaire qui
a besoin d’établir des limites de position, de mesurer une rentabilité de type RAROC4 et
d’introduire l’intégralité de ses actifs dans une VaR. Les CDO ne doivent pas échapper à cette
règle. L’exercice devient possible dès lors que l’on parvient à modéliser le profil de risque de
ces produits qui, par le mécanisme du tranchage, créent une option sur le taux de pertes du
portefeuille sous-jacent5. Gibson (2004) met ainsi en évidence la concentration du risque dans
les tranches inférieures, résultat que nous cherchons ici à approfondir.
L’introduction d’un structuré de crédit dans une VaR se traite comme un structuré
quelconque. L’opération requiert de mesurer à la fois sa sensibilité au sous-jacent et la
volatilité du sous-jacent. Le dernier élément définit le facteur de risque. Le premier exprime
l’exposition à ce facteur de risque, mesurée généralement par le delta (la dérivée première du
prix du structuré par rapport au sous-jacent). On parle aussi de levier de risque car il
s’interprète comme le montant qu’il faut investir en sous-jacent pour couvrir sa position
(couverture en delta). Cette position doit être réévaluée régulièrement puisque le moindre
défaut ou évolution de probabilité de défaut des signatures sous-jacentes modifie la forme de
la distribution des pertes. Le calcul de cette distribution est donc la clé de toute analyse de
risque et doit être établi par les investisseurs de produits structurés.
1/ La modélisation d’un portefeuille de crédits
Le modèle de référence utilisé a pour architecture la théorie des options, aussi bien pour le
pricing (Finger (1999), McGinty &Ahluwalia (2004)), la gestion des risques ou encore le
calcul avancé du montant de fonds propres réglementaire dans le cadre de Bâle 2 (Gordy
(2003)). Il suppose qu’une signature est en défaut dès lors qu’elle est insolvable, c'est-à-dire
que la valeur de ses actifs devient inférieure à celle de ses dettes. Dans sa formulation, on écrit
le rendement des actifs d’une firme i comme une équation factorielle :
Zi = ρ X + 1 − ρε i
où, εi : facteur spécifique normalement distribué,
X : facteur systématique s’interprétant comme le cycle économique
ρ : la corrélation de la signature au cycle.
D’après la définition du défaut, on écrit :
Pi ( X ) = P{Z i < Bi X }
avec, Bi: le seuil de défaut de la firme.
A l’aide de la première équation, on en déduit :
⎛B − ρX
Pi ( X ) = Φ⎜ i
⎜ 1− ρ
⎝
⎞
⎟
⎟
⎠
Les notations jouent toujours un rôle central, car Bi, qui est une distance au défaut exprimée
en rendement, est déduit des tables statistiques de faillite. Soit :
⎛ Φ −1 ( pi ) − ρ X
Pi ( X ) = Φ⎜
⎜
1− ρ
⎝
4
⎞
⎟
⎟
⎠
Risk Adjusted Return On Capital.
5
L’investisseur dans la tranche la plus subordonnée (equity) vend une protection assimilable à une option put.
Les autres vendent une option similaire à un « put à barrière », c'est-à-dire activée lorsqu’un seuil sur le sousjacent aura été franchi.
7
A ce stade, on calcule la distribution de perte du pool titrisé par simulation de Monte Carlo.
Elle consiste à tirer aléatoirement (selon la loi Normale) une centaine de milliers de fois les
facteurs aléatoires et à sommer les pertes obtenues pour chaque tirage.
Une fois la distribution obtenue, les agences déterminent leurs notations pour chaque tranche
en fixant le point de subordination pour lequel la probabilité de taux de défaut associé
correspond à celle répertoriée dans les matrices de transition sur corporate. Supposons par
exemple que ces matrices indiquent un taux de défaut de 3% sur les tranches notées A, alors
dans le cadre de la distribution ci-dessous, on détermine que le taux de défaut satisfaisant une
telle probabilité est de 28%. Le point d’attachement de la tranche doit être de ce niveau pour
n’être atteinte que dans 3% des cas et être notée A.
Probabilité
d’occurrence
P ( taux de défaut > a%) = 3% ⇔ a% = 28%
Taux de pertes
sur le portefeuille
a=28%
2/ De l’évaluation des structurés à la standardisation et au contrôle
Les notations obtenues paraissent bien insignifiantes quand on sait la variabilité dans le temps
des taux de défaut. Il est certain que les taux de défaut réalisés en 2008 sur les RMBS et les
CDO adossés à du crédit subprime seront bien supérieurs à ceux indiqués dans les tables
statistiques. Les niveaux de subordination auront donc été sous-évalués en raison
d’hypothèses trop laxistes dans les simulations, en particulier sur celles des corrélations de
défaut. Dans son modèle CDO evaluator, l’agence S&P plafonne leurs niveaux à 30%, toutes
catégories confondues. Ce paramétrage semble léger dans la mesure où la qualité des crédits
concernés est extrêmement dépendante des prix immobiliers. Dès lors que les prix
immobiliers se sont retournés, la valeur des subprimes s’est effondrée et les prix des produits
structurés qui y sont adossés ont fait de même. Une autre cause de sous-évaluation de la
protection accordée par la subordination peut provenir des notations ou probabilités de défaut
conditionnelles. Puisque les tables ABS sont très récentes et construites sur un petit historique
établi en période de croissance, les taux de défaut utilisés sont bien plus faibles que si leur
moyenne avait inclus un retournement de grande ampleur du cycle immobilier.
Pour se rendre compte de l’influence de ces deux paramètres, on peut reconstruire les
distributions de pertes selon différentes hypothèses. Supposons un portefeuille de 1000 crédits
de taille et taux de défaut identiques, par soucis de simplicité. Le graphique suivant montre
qu’une hausse du niveau de corrélation modifie nettement la forme de la courbe. Son mode
explose et surtout les queues s’épaississent puisque des corrélations élevées risquent
d’entraîner la perte instantanée de l’ensemble du pool de crédit au moindre défaut. C’est
pourquoi un investisseur equity est dit long de corrélation, tandis qu’un investisseur senior
vend de la protection contre une hausse des corrélations de défaut.
8
Distribution des pertes par corrélation
(taux de défaut des signatures = 5%)
14%
12%
10%
10%
20%
8%
30%
6%
50%
4%
90%
2%
0%
0% 2% 4% 6% 8% 10% 12% 14% 16% 18% 20% 22% 24% 26% 28% 30%
Une hausse des probabilités inconditionnelles de défaut a le même effet. On peut l’interpréter
de la manière suivante : à corrélation égale, une hausse des taux de défaut de l’ensemble des
signatures rend plus probable le défaut global du pool, d’où un épaississement des queues de
distribution.
Distribution des pertes par taux de défaut
(corrélation de défaut = 10%)
18%
16%
14%
12%
10%
8%
6%
4%
2%
0%
1%
3%
5%
10%
0% 2% 4% 6% 8% 10% 12% 14% 16% 18% 20% 22% 24% 26% 28% 30%
Aussi conservatrice qu’elle soit, la notation n’est donc pas suffisante dans un processus de
gestion de portefeuille. L’investisseur doit pouvoir construire lui-même la courbe de
distribution d’un pool de crédit pour pouvoir quantifier le risque de sa tranche et le gérer en
continu. Calculer un delta est moins évident sur un structuré de crédit que sur une signature
puisque la valeur d’une tranche est sensible à différents facteurs. Certains gérants calculent
des deltas de corrélation, d’autres des deltas sur des signatures particulières du pool sur
lesquels ils ont des vues. On peut néanmoins calculer simplement le levier de risque évoqué
plus haut, c'est-à-dire la position réelle équivalente sur le sous-jacent, en calculant l’espérance
de perte sur la tranche investie.
Nous reprenons pour cela le cas précédent, en supposant un taux de défaut de 1% pour chaque
signature du pool, pour différents niveaux de corrélation. La somme des espérances de pertes
pour chaque tranche est égale à l’espérance du portefeuille, soit 1%.
9
Espérance de pertes par tranche
0,9%
0,8%
0,7%
0,6%
0,5%
0,4%
0,3%
0,2%
0,1%
0,0%
10%
20%
30%
50%
90%
0-3%
3-6%
6-9%
9-12%
12-22%
22-100%
Très logiquement, près de 80% de la perte totale est concentrée dans la tranche equity pour
une corrélation égale à 10% et dans la tranche senior pour une corrélation de 90%. En d’autres
termes, si l’on rapporte l’accès au risque du portefeuille sur le montant effectivement investi,
on obtient un levier de risque pour la tranche equity (avec une corrélation de 10%) de :
(0,82%/1%)/3% = 27,26.
Tranches
Levier de risque sur les tranches, par niveau de corrélation
Corrélations
10%
20%
30%
50%
0-3%
27,26
20,17
15,33
8,62
3-6%
5,09
7,61
7,50
5,40
6-9%
0,65
3,00
3,78
3,68
9-12%
0,11
1,23
2,37
2,73
12-22%
0,01
0,28
0,89
1,85
22-100%
0,00
0,01
0,04
0,24
90%
1,22
1,00
0,88
0,93
0,93
0,98
Avec de tels leviers, les VaR associées conduisent à souffler les tranches subordonnées.
Supposons une volatilité des sous-jacents de 10%. Pour un seuil de 1%, la VaR calculée sur la
tranche 3-6% pour une corrélation usuelle de 30% est de 3*3,78*-2,33*10% = -5,24. Ce
résultat signifie qu’il faut mobiliser l’intégralité du montant de la tranche pour couvrir les
risques non anticipés. On vérifie également que ce montant est faible sur la tranche senior
pour ce niveau de corrélation.
Tranches
Niveau de VaR paramétrique Normale au seuil de 1%
Corrélations
10%
20%
30%
0-3%
-19,03
-14,08
-10,70
3-6%
-3,55
-5,31
-5,24
6-9%
-0,45
-2,10
-2,64
9-12%
-0,08
-0,86
-1,65
12-22%
-0,03
-0,64
-2,06
22-100%
0,00
-0,11
-0,74
50%
-6,02
-3,77
-2,57
-1,90
-4,30
-4,38
90%
-0,85
-0,70
-0,62
-0,65
-2,16
-17,76
La modélisation des pertes d’un portefeuille de crédit permet donc de comprendre les limites
des notations. Un bref exposé montre l’importance des évaluations des corrélations entre les
éléments de portefeuille, sans parler de celle des taux de défaut postulés pour les titres de
10
crédits concernés. Ce modèle canonique peut être enrichi pour affiner la mesure du risque. On
peut par exemple augmenter le nombre de facteurs. Sans une discussion de ces évaluations,
tout investisseur prend à la lettre les subordinations requises pour noter les tranches.
L’utilisation en interne d’un modèle de portefeuille est requise pour gérer dynamiquement le
risque par une évaluation continue des leviers de risque, en fonction de l’évolution des crédits
sous-jacent et selon le paramètre jugé adéquat par les porteurs du risque.
Un pré requis à une mise en place efficace de cette pratique est de connaître précisément le
contenu du pool titrisé. On peut regretter le manque de communication de la part des agences,
en particulier une fois le portefeuille émis. Néanmoins, ce manque de communication est
aussi la preuve d’une nonchalance de la part des investisseurs et d’une omission coupable
d’exigences de reporting de la part des régulateurs. Des demandes répétées de clarification
ainsi que d’accès à l’information ne seraient certainement pas restées lettre morte. Si les
investisseurs ne parviennent pas à formuler ces demandes avec une insistance suffisante, c’est
bien aux régulateurs qu’il revient de les codifier en obligations.
III. Les agences de notation et l’enjeu de l’évaluation du risque de crédit
Les agences de notation sont des entreprises privées faisant commerce d’évaluations du risque
de crédit publiées sous formes de notes. Cette activité a vu le jour aux Etats-Unis au début du
vingtième siècle et s’est ensuite développée internationalement à partir des années 1980. Elle
peut être rémunérée de deux manières: soit en faisant payer les utilisateurs finaux des notes
pour un accès aux notes publiées; soit en faisant payer les émetteurs de titres de crédits pour
l’évaluation des titres en question. Le marché mondial de cette activité de notation est
néanmoins massivement dominé par trois firmes tirant la majeure partie de leurs revenus en
facturant leur évaluation aux émetteurs de titres (Moody’s, S&P et Fitch).
Si elles ont toujours été définies comme des « opinions » concernant l’assurance des
paiements à venir, les notes produites ont peu à peu acquis un statut de mesure commune du
risque de crédit. Un tel statut a fait des grandes agences de notations des acteurs essentiels
dans le développement des produits structurés: sans une croyance partagée concernant le
risque des produits structurés, leur distribution n’était pas réalisable.
Face aux dynamiques des titres adossés à des portefeuilles de crédits hypothécaires
américains, il a bien fallu consentir à des dégradations en masse et à des changements
méthodologiques. De par l’imbrication des produits structurés, cette attaque sans précédent
contre la réputation des agences a ensuite évolué vers une remise en cause générale de la
validité des notes en tant que mesure commune du risque de défaut.
1/ Les agences face à la crise
Toute dégradation brusque d’une note constitue un échec pour les agences, que l’on mesure à
l’ampleur et à la rapidité de la dégradation. Mais la notation est avant tout relative: un ou
quelques cas isolés aussi peu glorieux soient-ils ne sauraient fournir un réquisitoire sans appel
tant que la notation conserve une pertinence dans son ensemble6.
6
Certes, des cas comme Enron ou Parmalat sont loins d’être passés inaperçus. La remise en cause qui s’en suivit
ne pouvait cependant pas être directe, comme le montre l’action réglementaire américaine. Les agences furent
assez rapidement isolées de l’action post-Enron en raison de leur position externe et de la confiance qu’elles
11
Si les agences ont lancé des signaux d’alarme au sujet du marché immobilier américain dès le
début 2006, c’est en 2007 que s’est mis en place une vague d’actions correctives. Par lui seul,
le nombre des mouvements de notes est un point critique. Pour conserver sa pertinence, la
notation doit être stable. Quand la notation dans son ensemble peut souffrir une ou quelques «
erreurs de notation » graves, un nombre conséquent d’erreurs bien plus mineures peut aboutir
à une remise en cause plus sourde mais plus fondamentale. Le graphique suivant illustre le
caractère exceptionnel de la correction à l’œuvre sur les titres structurés directement adossés
aux prêts hypothécaires américains de qualité douteuse (« subprime Residential Mortgage
Backed Securities (RMBS) »). Il concerne les trois agences principales (Moody’s, S&P et
Fitch).
L'évolution de la notation des RMBS "subprime"
10000
Nombre d'"actions"*
9000
8000
7000
6000
5000
4000
3000
2000
1000
0
2005
2006
Dégradations
Source : AMF (2008, Tableau 1p10);
2007**
Améliorations
* : avis de reconsidération (outlook) ou réel changement7
** : novembre et décembre 2007 exclus
Les dégradations en masse de l’année 2007 ont été annoncées par à-coups: avril et surtout
juillet-août puis octobre. On peut même parler de huit journées allant de pair avec des
annonces de changements méthodologiques. Un tel mouvement de correction n’est pas allé
sans exacerber un processus de défiance de la part des investisseurs. Amorcé dès le début
2007, il devint critique à partir de l’été 2007 (AMF (2008, tableau 2 p. 16, annexe 1 p. 27 et
graphique 13 p. 24)). Or l’engouement pour les titres adossés à des portefeuilles de crédits
hypothécaires américains de qualité douteuse était en partie lié à un type d’actif bien précis:
les CDO, qui peuvent se structurer à l’aide de crédits de nature variées, dont les RMBS.
Devant l’ampleur du « choc initial » décrit ci-dessus, les agences pouvaient difficilement
éviter une reconsidération des évaluations de ces produits. Celle-ci vint surtout à partir
d’octobre 2007.
apportaient aux documents comptables. Les parlementaires n’étaient pourtant guère satisfaits de voir les agences
s’en sortir indemnes. Un processus plus large de réflexion et de réforme du statut des agences s’est alors
enclenché et a abouti à la signature du 2006 Credit Rating Agency Reform Act.
7
On s’intéresse ici simplement à l’ampleur du mouvement de remise en cause et pour ce faire au nombre
d’« actions » suffit. Pour le nombre et la sévérité des dégradations de notes des subprimes RMBS vraiment
réalisées au cours de l’année 2007, voir AMF (2008, pp 18-20).
12
Source : AMF (2008, encadré 4 p. 17)
L’étape suivante amena sur le devant de la scène un type d’assureur propre au marché
obligataire américain: les monolines8. Cette activité fut créée dans les années 1970 et réservée
à des institutions spécialisées par un décret réglementaire américain de 1989.
Traditionnellement, leurs clients étaient en très grande majorité les municipalités et les Etats
américains. En raison d’une faible occurrence du défaut de la part de ces emprunteurs et au vu
d’une imposante structure de capital, ces assureurs étaient considérés comme des structures
financières très saines. Une telle convention se reflétait par un ensemble de notes très élevées
de la part des agences de notations Profitant de leur dynamisme et du nombre limité de
défauts depuis leur création, les assureurs monolines finirent par investir le champ du
financement structuré. Les agences eurent un rôle actif dans cette extension de leur activité en
imposant des critères de collatéralisation en fonction du risque du titre structuré en question
(BIS (2005, encadré 5 pp.28-29)). Alors que les dégradations de notes se multipliaient et que
les perspectives de défaut se précisaient, ces institutions pouvaient-elles conserver des notes
très élevées (voire maximales) ? Cette question devint bien pressante dès l’été 2007.
Toute dégradation de la note d’un assureur monoline a pour conséquence de baisser la qualité
des milliers de titres dont il a « rehaussé » le crédit9. Face à un tel enjeu, on assista à la
multiplication d’opérations destinées à renforcer la structure financière des institutions
concernées10. Un premier point à noter est que ces opérations furent surtout évaluées selon la
réaction des grandes agences de notation: leur statut de régulateur informel de cette industrie
était admis en tant que fait accompli. Un deuxième concerne la viabilité à long terme de
l’activité du rehaussement de crédit. Par delà un jugement sur la capacité à surmonter les
8
Leur nom vient du fait qu’ils ne font qu’un seul acte d’assurance: celui de garantir les paiements liés à
l’émission d’une obligation. On peut aussi parler de « réhausseurs de crédit » car leurs services aboutissent à
améliorer la qualité du titre crédit émis.
9
A titre d’exemple, lorsque 18 janvier 2008 l’agence Fitch dégrada la note d’AMBAC de AAA à AA et en
conséquence, les notes d’une centaine de milliers de municipalités et autres institutions durent être dégradées
(l’ensemble concernant un encours 500 Mds $).
10
En novembre 2007, CFIG a obtenu 1,5 Million $ d’apport en capital de la part de deux banques françaises.
Depuis cette date, MBIA a réussi à augmenter son capital de 2,5 Millions $. A partir de janvier 2008, le
régulateur new yorkais des assurances a tenté d’organiser un plan cadre de sauvetage des monolines.
13
pertes liées aux difficultés avec les titres structurés, il y a aussi de sérieux doutes sur le retour
d’une demande pour de tels services dans le domaine du financement structuré suite au
mouvement de réforme que ce champ va subir. A ce sujet, on peut citer l’action du célèbre
spéculateur W. Buffet créant sa propre activité de « rehausseur » de crédit en la restreignant
au champ des collectivités locales et proposant au passage de reprendre les portefeuilles des
assureurs en difficulté. Ce pari sur l’activité traditionnelle des monolines est néanmoins lui
aussi risqué car la fragilisation des institutions existantes a amené un vent de défiance de la
part des responsables des finances des collectivités locales américaines11. L’Etat californien a
lancé un processus de lobbying ayant pour but de faire évoluer les critères de notations des
agences. Il s’agit surtout de revenir sur un biais qui aurait conduit à systématiquement sousnoter les titres des collectivités locales par rapport aux obligations d’entreprises. Or sans un
tel biais, la demande pour le rehaussement de crédit s’étiole encore plus. Ce processus a déjà
reçu des soutiens divers et il semble maintenant possible qu’il aboutisse (l’agence Moody’s a
déjà donné des signes favorables). A la fin du premier trimestre 2008, si l’avenir des assureurs
monolines est sombre, la remise en cause des agences a franchi un nouveau stade.
2/ Réforme des agences et responsabilisation des investisseurs
Il n’a pas fallu attendre un tel mouvement d’autocorrections pour que le rôle accru des
agences dans le champ du financement structuré leur attire un certain nombre de critiques plus
ou moins fondées (à titre d’exemple, voir Partnoy (2005) ou Mason &Rosner (2007)). Cellesci ont reçu un écho sans précédent pendant la période de crise, à en juger tant par son succès
éditorial que par le relais que divers responsables politiques lui ont fait12.
Le retournement qui vient d’être décrit serait à la mesure de la nonchalance avec laquelle les
agences auraient noté les produits structurés en question. L’accusation est assez grave pour
qu’on réserve une présomption d’innocence ne serait-ce que jusqu’à la fin des enquêtes
réglementaires en cours13. On peut néanmoins réfléchir à un certain nombre de biais ayant pu
induire les agences à commettre une telle erreur.
Une réponse basique consiste à mentionner l’appât du gain. Les grandes agences étant
rémunérées par les émetteurs des titres depuis les années 1970, cette accusation est réactivée à
chaque épisode de mauvaise presse. Elle trouve cette fois une prise plus affirmée au motif que
la complexité des émissions aurait induit plus de collusion entre les rares grandes banques
11
Certaines avaient en effet fait le choix de transformer leurs obligations à long-terme en une continuité de titres
à court-terme refinancés à l’aide d’un processus d’enchères (ARS pour Auction Rate Securities). Avec la
fragilisation des assureurs monolines rehaussant le crédit des obligations originales, un certain nombre
d’enchères ont échoué. Les collectivités locales ont donc déjà été atteintes par la crise de liquidité actuelle.
12
Dès juillet 2007, Moody’s a même eu à subir l’amorce d’une procédure de class action de la part d’une partie
de ses actionaires au motif que la notation du financement structuré telle qu’elle avait été realisée constituait une
erreur de gestion portant atteinte à la valeur actionariale. McGraw &Hill, la compagnie parente de son principal
concurrent (S&P), a été l’objet d’un dépôt de plainte similaire en aout 2007.
13
Dès Septembre 2007, le congrès américain a tenu une session d’auditions concernant le rôle des agences de
notations dans la crise du financement structuré. La Security and Exchange Commission américaine a été
interrogée sur son application du Credit Rating Agency reform Act de 2006 ainsi que sur l’adéquation de cette
législation. Son président a déclaré être dans une période de collecte d’information et a alors révélé une
conception assez étroite de son activité de contrôle (Senate (2007)). A la même époque, la commission
européene a demandé au comité européen des régulateurs de marchés boursiers (CESR) d’étendre sa
consultation sur l’application des codes de bonne conduite par les agences de notations au rôle et aux enjeux des
notations du financement structuré (voir CESR (2008)).
14
d’investissement responsables de la structuration des portefeuilles de crédits et les trois
grandes agences adressant la plupart des notes finales. L’hypothèse d’un comportement
bassement opportuniste de la part des agences est cependant assez lourde pour qu’on cherche
à la dépasser. Il faut de plus noter que des agences entièrement payées par les investisseurs
n’ont pas eu un bilan des plus parfaits dans leur anticipation de la crise de 1929 (Harold,
1938, chapitres 6 - 10).
On débouche alors sur la mise en cause d’un certain nombre de manquements concernant les
risques cachés dans les modèles d’évaluation utilisés. Du risque d’auto-corrélation des actifs
titrisés à ceux venant de courts historiques de données, il est pourtant difficile d’isoler le biais
cognitif des agences d’une certaine convention de marché. Lorsqu’on reproche aux agences
un aveuglement face aux risques annexes (légaux, de contreparties), n’a-t-on pas tôt fait de
découvrir la nécessité de faire évoluer les pratiques de l’ensemble des intervenants? La partie
précédente de ce texte a déjà bien montré comment les investisseurs auraient pu contraindre
les agences à plus de communication et, par là même, à plus de prudence. Enfin, on peut voir
une illustration de la force de cette convention de marché dans l’attitude passive des
régulateurs. De manière significative, dès 2005, un rapport du comité sur le système financier
mondial identifiait de tels risques tout en attirant l’attention sur les difficultés avec les
Manufactured Housiung ABS. On a la preuve qu’un organe réglementaire était capable assez
tôt de saisir bien des enjeux tout en notant une illustration historique des dynamiques à
craindre. Pourtant, il n’y a guère eu d’action significative. D’ailleurs, le même rapport se
réjouissait de l’absence d’un biais conservateur de la part des agences face à l’innovation
financière (BIS (2005, 2 p.24, 3-4 p.27 et appendix 5 p. 51)).
Il n’est pas anodin qu’un réquisitoire plus appuyé cherche précisément à dépasser ce niveau
de critique pour dénoncer l’approche des agences de manière plus fondamentale. En effet,
dans le cas d’un portefeuille de crédit titrisés, la structure de capital est fixe et contrainte à
l’univers du risque de crédit. Produire ex ante une évaluation se voulant stable, voire « à
travers le cycle », est une tâche bien plus difficile que dans le cas d’une structure flexible
comme une entreprise. On peut même considérer une telle pratique comme regrettable
(Mason &Rosner (2007, pp. 34-47))14. De manière moins véhémente, on peut retenir la
nécessité d’une réactivité plus accrue (l’approche des agences amenant un biais en faveur de
la stabilité) et d’une signalisation plus claire du changement de nature de la notation (échelle
distincte).
Du reste, la principale leçon est que le développement de la notation du crédit titrisé a
introduit une forte tension dans le système de notations que tentent de produire les agences.
Consistance globale (géographique et selon les types de titres de crédits) et consistance
temporelle (enjeu de la stabilité des notes) en sont les valeurs cardinales. Elles ont souffert,
comme les mouvements d’autocorrections en font l’aveu. Si l’on estime les agences coupables
d’avoir abusivement passé sous silence cette tension, l’ampleur de la remise en cause dont
elles font l’objet est déjà une belle réprimande. Avec le processus visant à faire évoluer la
notation des collectivités locales américaines, on voit bien que la crise de confiance a
d’ailleurs vite fait d’atteindre la consistance du système des agences dans son ensemble.
Il faut enfin et surtout ne pas oublier que ce système n’a jamais été qu’une production d’un
acteur privé et, par là même, soumis à caution. A trop discuter d’une erreur de notation propre
au champ du financement structuré, on risque de ne dénoncer que des erreurs basiques de
management que les agences ont pu commettre lors de la gestion de l’essor de la notation du
14
Si l’argument vaut pour un portefeuille de credit titrise « simple » (RMBS), il jette par ailleurs encore plus de
suspicion sur la notation de produits titrises plus complexes comme les CDO.
15
financement structuré. Les enquêtes réglementaires en cours auront tôt fait d’y remédier, si ce
n’est les agences elles-mêmes de manière préemptive. Avec la question des conditions
d’existence d’une telle erreur, on touche au cœur du problème, à savoir une forme de
démission de la part des utilisateurs finaux de la notation.
La seconde partie de ce texte a permis d’introduire la forme de contrôle qui aurait pu
s’exercer de la part des investisseurs, tout en mentionnant que si elle venait à manquer, c’était
aux régulateurs d’y remédier. Réfléchir en terme d’utilisateur final de la notation amène une
mise en responsabilité bien plus directe des régulateurs financiers. De manière extensive, les
notes des agences ont été introduites dans les règles de contrôle du monde financier15. Or, un
tel recours aux notes des agences n’a jamais débouché sur une réelle forme de contrôle a
priori (monitoring). Il n’existe pas de suivi de la consistance du système de notation.
Par delà une remise en cause des agences de notation, il faut donc surtout réfléchir à une
manière plausible de favoriser une telle activité de monitoring. Créer un organisme public
s’en portant garant aurait pour risque de ne guère favoriser une utilisation responsable et
informée des notes. Si la réunion des régulateurs boursiers internationaux a cherché à
formaliser les pratiques de bonne conduite des agences en un code (IOSCO (2004)), on peut
se demander si son organisation du processus d’harmonisation des standards de
communication financière (IFRS) ne pourrait pas déboucher vers la création d’une base de
données globale regroupant l’ensemble des notes concernant des titres émis sur des marchés
de titres (IOSCO (2007, p.7)). Une base de données globale et publique à tout utilisateur de se
saisir de son rôle d’observateur du système que font les notations dans leur ensemble. Il ne
s’agit de rien d’autre que de centraliser et d’archiver une information par nature publique.
L’enjeu est de le faire de maniere systématique et ainsi de permettre à tout utilisateur de la
notation de juger de la pertinence d’une note.
Une telle perspective n’est viable que pour des agences rémunérées par les émetteurs.
Pourtant, on peut aussi rechercher un renforcement de l’activité de notation rémunérée par les
investisseurs. Dans l’univers des analystes financiers, la distinction entre les analystes sell
side (côté émetteurs) et buy side (côté investisseurs) est fondamentale (Goshen
&Parchomovsky (2004)). Au coeur des dernières initiatives américaines concernant les
agences se dessine une politique de concurrence concernant le marché mondial de la notation.
Le Credit Rating Agency Reform Act de 2006 a pour volonté de servir la concurrence dans le
marché de la production des notes en désignant de « nouveaux entrants » comme les égaux
des grandes agences devant l’utilisation réglementaire des notes. La SEC a pourtant d’abord
designé des agences étrangères relevant du même business model que les grandes agences
avant d’adouber une agence rémumérée uniquement par les investisseurs (Egan Jones, en
décembre 2007). De plus, si une telle instrumentalisation de la désignation réglementaire peut
combattre la concentration dont le marché de la notation fait preuve, sa portée reste limitée.
Devant l’enjeu de réequilibrer ce marché entre les deux manières de produire les notes, une
perspective plus prometteuse serait d’inclure une distinction dans la multitude des règles
financières se reposant sur les évaluations des agences. Il faut que ces règles mentionnent la
nécessité d’utiliser à la fois la note de l’agence rémunérée par l’émetteur et celle produite par
une agence dénuée d’un tel contrat.
Ce retour sur la délégation réglementaire n’est pas motivé par un arrière plan idéologique
concernant la notion de conflit d’intérêt mais par le constat d’une certaine démission des
15
Certains ont d’ailleurs fini par assimiler l’essor des crédits structurés à une pure logique d’arbitrage face à de
telles règles avec, du côté de l’offre, les règles d’évaluation de leur bilan influant sur le comportement des
banques et, du côté de la demande, les règles de contrôle des gestionnaires d’épargne créant une demande pour
des titres de crédit maximisant le rapport note élevée / rendement (ex. ERISA).
16
utilisateurs finaux de la notation. Une telle action servirait une politique globale de la
concurrence minimale ayant pour objectif de rendre le marché de la notation plus équilibré.
La réforme des institutions que sont ces agences ne doit pourtant pas faire oublier l’enjeu le
plus important qui est de responsabiliser l’utilisation des notes produites. La création d’une
base de données mondiale sous l’égide de l’IOSCO servirait un tel but. Poser les bases d’une
utilisation plus responsable des notes serait un pas vers des investisseurs plus à même de
relever le formidable défi de l’évaluation du risque de crédit.
Conclusion
Début avril 2008, le patron du FBI déclarait devant l’American Bar Association: "Nous
recherchons les fraudes comptables, les délits d'initiés et les pratiques commerciales
malhonnêtes. Ces enquêtes pourraient bien mener à d'autres cas de fraude, chez les banques
d'investissement, les sociétés de capital-investissement ou les fonds spéculatifs." Bien que les
résultats de l’enquête puissent conclure à des fautes graves de certains acteurs dans la chaîne
d’émission, les éventuelles malversations jugées ne doivent pas interrompre les réflexions
autour de ce que les juristes américains nomment la « gatekeeper strategy », à savoir :
comment faire pour que les acteurs pertinents de la chaîne d’émission (les gatekeepers)
servent le nécessaire effort de régulation cruellement mis en avant par la crise ?
A ce sujet, l’analyse de Kraakman (1984) montre que vouloir faire des gatekeepers potentiels
des sonneurs d’alarme (whistle blowers) serait un choix coûteux. Il faudrait plutôt favoriser
une responsabilité juridique se bornant aux fautes grossières mais visant une communauté
d’agents : autant de points que l’on retrouve dans les réformes adoptées en réponse à la crise
de 1929 (Securities Exchange Act, paragraphe 11); autant de points qui ont de fortes chances
de guider l’action réglementaire future visant à normaliser l’émission et le contrôle des
produits structurés.
En montrant dans la première partie comment la perte d’information subie tout au long de la
chaîne de la titrisation a engendré une crise globale d’évaluation sur les marchés du crédit, de
par l’imbrication des contreparties, nous avons mis en évidence la nécessité d’une telle
normalisation. Nous analysons donc dans la deuxième partie comment mesurer le risque des
structurés, pour en déduire que l’autonomie d’évaluation des investisseurs est possible dès
lors qu’ils peuvent connaître précisément et en continu les éléments du pool sous-jacent
jusqu’à maturité des produits. C’est par le biais de l’industrie des notations que cette
autonomie peut être assurée car les agences jouent un rôle central en matière de titrisation.
Pour cela, il faut les inciter à harmoniser et systématiser une activité de contrôle après
émission des crédits structurés. La création d’une base de données qui centralise l’ensemble
de ces notations, sous l’égide de l’IOSCO notamment, permettrait aux utilisateurs de juger de
la pertinence des notes. Par ailleurs, le développement de l’activité buy side de notation
constitue un autre moyen prometteur pour garantir la circulation de l’information tout le long
de la chaîne de titrisation.
17
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18
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