De la crise financière à l`enjeu d`une meilleure évaluation

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De la crise financière à l’enjeu d’une
meilleure évaluation des crédits structurés
Michel Aglietta1 Ludovic Moreau2 Adrian Roche3
Avril 2008
Résumé. Dans cet article, nous montrons que l’opacité relative aux opérations de
titrisation et donc l’incapacité des investisseurs à en maîtriser les risques, ont fortement
contribué à engendrer une crise globale du crédit. Nous analysons donc comment mesurer le
risque de ces produits structurés, pour en déduire que l’autonomie d’évaluation des
investisseurs est possible dès lors qu’ils peuvent connaître précisément et en continu les
éléments du pool sous-jacent jusqu’à maturité des produits. C’est par le biais de l’industrie
des notations que cette autonomie peut être assurée car les agences jouent un rôle central en
matière de titrisation. Pour cela, il faut les inciter à harmoniser et systématiser une activité de
contrôle après émission des crédits structurés. La création d’une base de données qui
centralise l’ensemble des notations, sous l’égide de l’IOSCO notamment, permettrait aux
utilisateurs de juger de la pertinence des notes. Par ailleurs, le développement de l’activité buy
side de notation constitue un autre moyen prometteur pour garantir la circulation de
l’information tout le long de la chaîne de titrisation.
1 EconomiX (Université Paris X Nanterre) et CEPII : michel.aglietta@cepii.fr
2 EconomiX (Université Paris X Nanterre) : [email protected]
3 EconomiX (Université Paris X Nanterre) et Crédit Agricole Asset Management : adrian.roche@caam.com
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Introduction
Par nature, les crises financières sont des retournements succédant à des périodes
d’« euphorie ». Dénoncer des problèmes d’évaluation des actifs financiers a posteriori est en
ce sens une tâche relativement aisée car, précisément, ces problèmes ont été révélés par le
phénomène de la crise. Un travail plus difficile consiste à cerner l’ampleur et les implications
du processus de retournement à l’œuvre. La particularité de l’année 2007 est le passage de
difficultés liées à des actifs adossés au marché immobilier américain à une crise générale de
l’évaluation financière du risque de crédit. Mettre en avant l’étendue de ce mouvement allant
d’un phénomène local à ses implications systémiques est le premier objectif de ce texte. Des
problèmes d’évaluation des instruments de crédits titrisés à une crise de confiance frappant
l’ensemble des relations de contreparties du réseau des marchés dérivés de gré à gré, il se
dessine une remise en cause de la finance mondiale sans précédent depuis la seconde guerre
mondiale. De fait, l’ingénierie financière a créé des risques que les marchés se révèlent
incapables de réguler. Sans analyser le déploiement de nouvelles interventions publiques, il
s’agit de prendre acte de ce constat et de mesurer l’enjeu d’une évaluation plus rigoureuse du
risque de crédit.
Arrangée conjointement par les banques d’investissement et les agences de notation, la
titrisation a au final fait preuve d’une opacité, qui, rétrospectivement, fait paraître illusoire la
possibilité d’une évaluation autonome et contradictoire des investisseurs. Une telle évaluation
était pourtant critique pour le bon fonctionement d’une titrisation recourant à des marchés de
gré à gré. Est-elle vraiment possible face à des titrisations empilées sur des pools de crédit
eux-mêmes déjà structurés avec une composition inconnue? La deuxième partie de ce texte
montre comment les dysfonctionnements ne sont pas tant dans la difficulté intrinsèque
d’évaluation mais dans le manque total de transparence qui a été toléré par investisseurs et
régulateurs. Une distanciation vis-à-vis du contenu des évaluations des agences de notation
serait donc possible si l’opacité inhérente aux opérations de gré à gré était réduite par une
normalisation des procédures de la titrisation et une organisation de la circulation de
l’information permettant une connaissance commune des caractéristiques de risque des
gisements de crédits.
C’est précisément sous cet angle que la troisième partie de ce texte envisage les critiques
faites aux agences de notations. Comment les agences devraient-elles modifier leurs méthodes
et leurs pratiques pour mettre la notation au service des investisseurs ? Par delà la multiplicité
des attaques, il s’agit surtout de mieux définir leur rôle en distinguant notation à l’émission et
activité de contrôle ex post (monitoring). Mais l’enjeu est surtout de responsabiliser les
utilisateurs de la notation. Une note n’a pas de sens hors du système de notation et il faut
donner les moyens à tout utilisateur de se faire un avis sur la pertinence de ce système : une
base de données globale et publique serait un premier pas. Elle servirait l’enjeu d’une
meilleure évaluation du risque de crédit par les investisseurs, enjeu qui déborde largement le
champ du financement structuré.
I. La crise du crédit structuré
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La crise actuelle s’inscrit dans la longue histoire des crises financières. Elle participe de la
logique des cycles financiers endogènes mis en évidence par Kindleberger (1996). La phase
cruciale où la fragilité financière s’insinue dans les structures à l’insu de tous est l’euphorie.
Le crédit s’emballe et les prix des actifs, en l’espèce immobiliers, s’élèvent à l’unisson.
L’emballement vient d’un changement du régime de crédit au cours du cycle. Après la
consolidation qui met fin au cycle précédent, la prudence est de mise. Les demandes de crédit
sont évaluées à partir des perspectives de revenus des emprunteurs. Au contraire, lorsque les
marchés d’actifs se réaniment, les crédits sont accordés sur la base de la valeur de marché de
la richesse anticipée. Lorsque la valeur de marché de la richesse progresse plus vite que le
crédit, les emprunteurs peuvent dégager une equity value qui leur permet de demander plus de
crédit indépendamment de leurs revenus. Le poids de la dette s’élève par rapport au revenu,
même s’il baisse par rapport à la valeur de marché de la richesse.
La combinaison du « mark-to-market » des actifs et de l’évaluation du risque de crédit selon
le principe de la Value-at-Risk (VaR) produit une puissante dynamique pro-cyclique. Lorsque
la valeur de marché des actifs portée par l’engouement collectif se détache de toute estimation
raisonnable de la valeur fondamentale, cette valeur de marché conjecture des promesses de
revenus qui n’engagent que ceux qui les croient. Cette fragilité reste cependant cachée tant
que la bulle gonfle. L’évaluation du risque de défaut des dettes fondée sur la valeur de marché
des actifs en collatéral sous-estime de plus en plus la probabilité de défaut puisque la distance
au défaut (valeur de marché des actifs - valeur faciale des dettes) ne cesse d’augmenter.
Lorsque le prix des actifs se retourne, la probabilité de défaut bondit d’autant plus vite que la
chute est brutale. La crise du crédit structuré a poussé ce processus au paroxysme.
1/ L’essor de la titrisation
La titrisation s’est développée parce que les changements de régime du crédit sont allés
jusqu’à transformer le modèle bancaire. Celui-ci est passé du principe « initier les crédits et
porter le risque » au principe « initier et vendre le risque ». Les banques prétendaient faire du
profit sans risque et économiser du capital grâce à la titrisation. Exploité à l’extrême sans
aucune précaution prudentielle, ce modèle dégrade l’information tout au long de la chaîne des
transferts de risques et suscite l’aléa moral et les conflits d’intérêt. Il amplifie l’offre de crédit
et en diminue la qualité. Lorsque le prix des actifs se retourne, il incorpore des pertes
jusqu’alors dissimulées aux acheteurs des crédits titrisés. L’imbrication des banques, des
intermédiaires de marché non régulés et à levier très élevé (conduits, SIV, hedge funds) et des
investisseurs institutionnels provoque un risque de contrepartie généralisé sur des marché de
gré à gré. Celui-ci donne à la crise son caractère dramatique. L’ignorance de l’ampleur et de
la localisation des pertes entraîne la réticence à faire circuler la liquidité. Crise de valorisation
et crise de confiance vont de pair.
Pour bien comprendre les problèmes de valorisation inhérents à la titrisation des produits
dérivés complexes vendus qui viennent amplifier la sous-évaluation des risques sur les crédits
initiaux, il faut donner quelques indications sur l’agencement de la titrisation.
La titrisation est une transformation des crédits en titres financiers selon un processus
composé de trois opérations : le pooling, le offloading et le tranching. Le pooling est
l’opération par laquelle une banque d’investissement rachète à ses initiateurs des crédits
homogènes ou hétérogènes. Il en résulte différents types de crédits structurés : MBS
Mortgage Backed Securities »), ABS Asset-Backed Securities »), CDO (« Collateralized
Debt Obligations ») qui sont les produits d’une titrisation au second degré. Le offloading est
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l’opération qui sort les crédits mis en pool du bilan de la banque d’investissement pour les
loger dans des structures spéciales appelées conduits et SIV (« Special Investment Vehicles »).
Ces structures sont en fait équivalentes à des banques de marché non régulées et non
supervisées, qui émettent les titres en contrepartie des pools de crédit et cherchent à les vendre
à des fonds spéculatifs et à des gérants d’actifs pour le compte d’investisseurs, mais aussi à
des banques. Le tranching est l’opération qui émet les titres au passif du conduit selon un
principe de subordination qui transforme radicalement les profils de risque. En effet, les
tranches sont hiérarchisées par l’ordre dans lequel elles absorbent l’augmentation éventuelle
des pertes dans le pool. En cas de détérioration des revenus du pool, ce sont les tranches
inférieures dans l’ordre de la hiérarchie qui subissent d’abord les pertes et protègent ainsi les
tranches supérieures. En quelque sorte les investisseurs institutionnels qui acquièrent les
tranches supérieures (senior et super senior) achètent aussi une option incorporée contre les
pertes sur les crédits du pool qui leur est vendue par les titulaires des tranches inférieures
(mezzanine et equity).
Pourquoi cette mécanique de transfert des risques, fondée sur une logique en apparence solide
de séparation des facteurs de risque, a-t-elle dérapé et provoqué une crise générale de la
titrisation ?
2/ De la crise de la titrisation à la crise systémique
Deux processus ont interagi. Le premier est lié au retournement, puis à la baisse rapide du
prix de l’actif immobilier. Parce que les crédits hypothécaires initiaux ont été consentis à des
ménages à revenus faibles et incertains contre l’anticipation de l’appréciation du collatéral, la
baisse des prix immobiliers a provoqué l’augmentation fulgurante des corrélations entre les
crédits mis en pool. Alors que les crédits individuels étaient postulés presque indépendants
par les banques arrangeuses et par les agences de notation, les pools de crédits subprime sont
devenus quasi homogènes. La probabilité de défaut sur les gisements de titrisation s’est donc
élevée plus vite que sur les crédits individuels. Ce risque systématique d’ordre
macroéconomique a détruit les protections des tranches subordonnées. Les tranches de
notation élevée des ABS (« Asset-Backed Securities ») et des CDO (« Collateralized Debt
Obligations ») ont donc été atteintes. Dès le mois d’août 2007, elles sont devenues
invendables et leur valeur supputée s’est effondrée.
Le second découle de l’extériorisation par les banques d’investissement de la fabrication des
tranches de titres dans des entités prétendument autonomes (conduits et SIVSpecial
Investment Vehicles »)). Ces entités sont des hedge funds sous un autre nom, c’est-à-dire des
banques de marché non réglementées (shadow banking system). Ces structures ont financé
avec des leviers énormes les tranches de titres à distribuer aux investisseurs (tableau 1).
On remarque que le passif est constitué essentiellement de dette bancaire qui est à court terme
et de papier commercial émis en contrepartie des actifs appelés ABCP (Asset-Backed
Commercial Paper) qui était réputé liquide puisqu’il était détenu principalement par les
SICAV monétaires dites « dynamiques ». Le levier du conduit est donc énorme. Lorsque le
crédit titrisé à l’actif est devenu invendable, les conduits n’ont pas pu refinancer leur papier
commercial, créant ainsi une énorme panique dans le marché monétaire. Les banques ont dû
réintermédier leurs conduits sous peine d’un effondrement de tout le crédit titrisé, dont elles
auraient été les premières victimes du fait des risques de contreparties avec les entités qui
portaient les titres devenus invendables. Mais comme la distribution et les montants des pertes
étaient inconnues par incapacité de valoriser les CDO et autres ABS, les banques ont arrêté de
faire circuler la liquidité entre elles. A partir du 9 août 2007, les banques centrales ont dû
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intervenir en dernier ressort pour éviter une dislocation du marché interbancaire international.
A partir de ce moment la crise a fait interagir le risque de crédit et le risque de liquidité : elle
est devenue systémique.
Tableau 1. Bilan d’un conduit de $2Mds d’actifs
Portefeuille d’actifs Financement
Structure Notation Taille (%) Structure Taille
(mil$)
Taille (%)
RMBS AAA 47.3 Dette bancaire + ABCP 1820 91.0
CMBS AAA 15.4 Titres senior 120 6.0
CDO AAA 25.0 Titres mezzanine 57 2.85
Autres ABS AAA 12.3 Fonds propres 3 3
Source : HSBC
Le fil rouge de la propagation de la crise est l’interaction de la montée des défauts et de la
baisse continuelle des prix immobiliers (schéma 1a).
Schéma 1a. De la crise immobilière à la restriction du crédit bancaire
Au fur et à mesure que les prix immobiliers baissent, de plus en plus de ménages ont une
richesse immobilière inférieure à la valeur de la dette à rembourser. Ces ménages
abandonnent leurs biens pour se libérer de leurs dettes, laissant aux banques une perte et
accroissant le stock de biens saisis à vendre. La baisse des prix est donc renforcée. Comme les
biens immobiliers ont aussi servi de collatéraux pour les crédits à la consommation, ceux-ci se
détériorent. De son côté, la baisse des prix contamine l’ensemble du marché en se
transmettant aux immeubles commerciaux. C’est donc l’ensemble du crédit titrisé qui est
dégradé puisque les pools qui sont contreparties des CDO mélangent toutes sortes de crédits
et de ABS sur ces crédits. Les hedge funds détennant près de la moitié des CDO se retrouvent
Baisse prix
immo > 20%
Pertes
bancaires sur
crédits immo
> $400mds
Dégradation
notations
im.commerce
crédit conso
Réduction du
levier de dette
par les
banques
Augm. coût
et baisse
croissance du
crédit
Pertes
massives sur
crédit conso
Equity value
de 2mil
ménages <0
1 / 18 100%
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