AH n°201 janvier 2009
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Ethique et morale
Equivalence ou distinction ?
Derrière les mots, ou véhiculées par eux, se trouvent des options, des valeurs
susceptibles d’interférer sur l’agir ou le comportement. Mais il n’est pas simple
de naviguer parmi ces concepts ; aussi avons-nous demandé à Thierry Magnin,
théologien, de nous guider dans les différentes acceptions de l’éthique et de la
morale.
Du grec au latin
De nos jours, on pense qu’il est préférable de parler d’éthique plutôt que de
morale, car ce dernier mot a une connotation péjorative ! Pourtant,
étymologiquement, ces deux mots sont équivalents : éthique vient du grec,
morale du latin, tous deux viennent de mots signifiants « mœurs ». Ainsi
certains auteurs comme Xavier Thévenot (
Repères éthiques pour un monde
nouveau, Salvator
, 1982) ou Luc Ferry (
Apprendre à vivre, Plon
2006),
emploient les deux mots de manière équivalente, tout en reconnaissant que
souvent l’éthique apparaît comme la science qui prend les morales comme objet
d’étude. D’autres auteurs au contraire, comme Ricoeur (
Soi-même comme un
autre, Le Seuil
, 1990) ou Comte-Sponville (
Présentations de la Philosophie, Albin
Michel
, 2000) indiquent des différences notables qui vont au-delà d’un simple
exercice de vocabulaire. Quelles différences ? Quel intérêt pour les passionnés
de bioéthique ?
Paul Ricoeur ou la visée éthique
L’éthique est le mouvement même de la liberté qui cherche une vie bonne, dans
la sollicitude envers
autrui et dans un juste usage des institutions sociales
(trois
composantes également importantes). La visée de la liberté précède l’imposition
des interdits et des normes (sans aucun mépris, au contraire, pour ces derniers).
C’est ainsi par convention que Ricoeur réserve le mot éthique pour la visée
d’une vie accomplie (bonne et heureuse) et le mot morale pour l’articulation de
cette visée dans des normes.
L’éthique s’appuie sur le dynamisme du « désir d’être » qui se réalise en
direction de soi-même, d’autrui et de la société (la prise en compte des trois
directions est essentielle pour poser un jugement éthique équilibré qui tienne
compte du bien commun). L’éthique est comme polarisée, animée, fondée par la
fin poursuivie. Voilà qui peut dynamiser nos recherches en bioéthique !
La morale est seconde et limitée par rapport à la visée éthique. Mais elle est
requise à cause de la violence qui menace constamment les rapports humains.
Les multiples formes de pouvoir que les uns exercent sur les autres obligent à
poser des interdits et à énoncer des normes de comportements qui soient dignes
de l’être humain vivant en société (raison, liberté, autonomie). C’est parce que
le mal existe et qu’il faut lucidement le reconnaître, que le désir de la vie bonne
se dit comme exigence universelle, comme respect de l’humanité en toute
personne, comme volonté de justice envers tous.
Mais le fait qu’il y ait des normes nécessaires fait surgir des conflits au sein de
la condition humaine. La morale ne suffit plus alors pour Ricoeur : il faut opérer
un retour à l’intention éthique, retour qui permet à une sagesse pratique de
s’exercer pour trouver des solutions, grâce au débat, conseil, arbitrage et
compromis.
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On reconnait ici, dans la distinction entre éthique et morale, entre visée et
norme, l’opposition entre deux héritages, l’héritage d’Aristote et l’héritage de
Kant. Et même si le premier a la primauté sur le second chez Ricoeur, leur
complémentarité est soulignée.
La recherche contemporaine d’un « art de vivre »
Suivons Comte-Sponville dans sa distinction entre éthique et morale :
- la morale correspond à un discours normatif et impératif (« tu dois faire ceci
ou cela ») qui résulte de l’opposition du Bien et du Mal considérés comme
valeurs absolues et universelles. C’est l’ensemble de nos devoirs. La morale
répond à la question « que dois-je faire » ?
- l’éthique correspond à un discours normatif mais non impératif, qui résulte
de l’opposition du bon et du mauvais considérés comme valeurs relatives.
C’est l’ensemble réfléchi de nos désirs, un art de vivre qui tend vers le
bonheur et culmine dans la sagesse. Elle répond à la question « comment
vivre » ?
Pour Compte-Sponville, la morale commande et l’éthique recommande. Il « tire
l’éthique » du côté de l’engagement personnel. Pour lui, l’éthique vaut mieux
que la morale car elle est du côté de la sagesse et même de l’amour. Mais se
justifie la nécessité d’une morale devant la constatation qu’il y a du
« moralement intolérable » dans notre monde. L’injonction du devoir réapparaît
alors, faute de mieux, c’est-à-dire faute d’amour. Tant que l’amour fait défaut, la
morale reste due.
Parce que nous avons compris que vivre humainement, c’est
toujours vivre entre le Bien et le Mal.
Ethique et techno-sciences
Il n’y a pas de limites « technoscientifiques » aux techno-sciences. Mais si on ne
les limite pas, tout ce qui est possible sera fait, pour le meilleur et pour le pire.
C’est la loi, au sens juridique du terme, qui peut a priori apporter cette limite.
Cet ordre juridico-politique est structuré par l’opposition du légal et de l’illégal.
Mais on sait que tout ce qui est gal n’est pas forcément moral. D’où la
nécessité de limiter aussi le juridico-politique.
C’est le rôle de la morale, structurée par l’opposition du Bien et du Mal. Si la
morale est comprise au sens de Compte-Sponville, au sens des normes, elle est
alors nécessaire mais pas suffisante pour entrer dans un art de vivre qui ouvre
au bonheur.
Un complément nécessaire : l’amour
Manque donc un dernier ordre, pour Compte-Sponville, celui de l’amour, celui
de l’éthique. L’ordre de la morale est nécessaire mais il doit être complété par
l’ordre de l’amour, de l’éthique. Et il ajoute, avec Freud : sans la morale, c’est-à-
dire l’interdit, il n’y a pas d’amour du tout, parce qu’il n’y a que l’envie et la
pulsion, lesquels ne peuvent se sublimer en amour que sous la contrainte de la
loi morale.
Compte-Sponville tire l’éthique du côté de l’individu et de l’amour, parlant
même d’amour infini, illimité (on ne pourrait rien souhaiter de mieux, dit-il).
Mais faute de croire en Dieu, il en reste à un amour humain « sans source
transcendante. Chacun est alors livré à lui-même pour trouver la source de
sagesse qui permettra de vivre. Pluralité mais aussi relativisme sont alors
prônés.
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L’apport de Vatican II
Pour sortir de ce relativisme non satisfaisant pour la recherche du bien
commun, nous pouvons introduire ce que le concile Vatican II (L’Eglise dans le
monde de ce temps) exprime sur la dignité de la conscience morale en l’homme :
Au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est
pas donnée lui-même (…) cette loi qui ne cesse de le presser d’aimer et
d’accomplir le bien et d’éviter le mal au moment opportun résonne dans
l’intimide son cœur Une loi inscrite par Dieu au cœur de l’homme : sa dignité
est de lui obéir… La conscience est le centre le plus secret de l’homme, le
sanctuaire il est seul avec Dieu et sa voix se fait entendre. C’est d’une
manière admirable que se découvre à la conscience cette loi qui s’accomplit
dans l’amour de Dieu et du prochain. Par fidélité à la conscience, les chrétiens,
unis aux autres hommes, doivent chercher ensemble la vérité et la solution juste
de tant de problèmes moraux que soulèvent aussi bien la vie
privée que la vie
sociale
. Magnifique perspective pour une recherche en vérité !
La joie de chercher ensemble le bien commun
S’il y a pertinence à distinguer morale et éthique, ce n’est pas pour les opposer
mais pour aller jusqu’à l’amour et à la sagesse. L’éthique ainsi comprise nous
oblige à être inventifs dans l’exercice de nos responsabilités. Comme le dit
Xavier Thévenot, c’est l’acte le plus noble d’une liberté qui recherche le bien,
c’est ce à quoi le genre humain s’oblige quand il veut donner sens à la vie. Ce
sens ne se découvre vraiment qu’à partir d’un amour véritable de la Vie et des
vivants, d’un « dynamisme d’être » et d’un souffle. Pour les chrétiens, c’est
l’amour qui jaillit du fond de la conscience qui peut permettre un équilibre subtil
entre compassion et raison, un jugement éthique respectueux des trois
dimensions « singulière, particulière et universelle », évitant l’individualisme, le
légalisme et l’idéalisme, pour le service du bien commun.
Thierry Magnin
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