Traduit par : Jessica Myshrall École Normale Supérieure de Lyon Elizabeth Lady Craven, (1750 – 1828) était une aristocrate anglaise très connue. Divorcée et mère de sept enfants, elle quitta l’Angleterre, en 1786, pour voyager avec ses domestiques et ses amis. Après son retour, elle décide de publier, en 1789, un récit épistolaire de ses aventures en utilisant les lettres qu’elle a écrites à son amant, le margrave de Brandebourg-Ansbach et Bayreuth. Mariés en 1791, Lady Elizabeth et Charles-Alexandre s’installèrent en Angleterre où leur demeure attira la meilleure société de l’époque. Le voyage indépendant de Lady Craven et la publication de ses lettres, écrites à la première personne, montrent une autorité féminine remarquable pour l’époque. Les deux lettres traduites ci-dessous relatent son séjour à Lyon pendant l’été 1786. CRAVEN, Elizabeth, Lady. A Journey Through the Crimea to Constantinople in a Series of Letters from the Right Honourable Elizabeth Lady Craven, to His Serene Highness the Margrave of Brandebourg, Anspach and Bareith. Written in the Year MDCCLXXXVI. Dublin : Chamberlaine et al., 1789. pp 25-36. LETTRE VII Lyon, le 15 juillet Me voilà bien arrivée ici, et, pour éviter un détour de plusieurs lieues, je pris une route à travers la campagne ; cherchez sur votre carte Cormery, Loches, Buzançais, Châteauroux, Ardentes, La Châtre, Montmarault, Culan, Roanne. Mais, cher Monsieur, suivez-moi seulement sur le papier, car les routes, en certains endroits, étaient si mauvaises, et les chemins si étroits, que ma voiture fut égratignée, et les cochers rechignant à suivre l’itinéraire que je leur indiquais, perdirent parfois leur chemin. Je traversai une grande partie du Bourbonnais, et passai à moins de quatre lieues de Vichy, là où les tantes du Roi prenaient les eaux. On pouvait admirer les monts d’Auvergne sur la droite. En approchant de Lyon, je sentis une grande différence dans l’air. On pouvait aisément percevoir un climat plus chaud. Les petites collines parcourues de chemin sinueux, où les paysannes avec leurs étranges chapeaux de paille et leur ouvrage pendu à la taille, guidaient leurs chèvres tout en filant, étaient pour moi un paysage nouveau. Plus particulièrement, les toits plats des chaumières donnaient une légèreté aux bâtiments qui me plut beaucoup. De même, une simple charrue, tirée par deux bœufs, me fit penser à cette époque où les Romains conquéraient des villes et fondaient des colonies. La tombée du soir et un ciel d’orage me firent presque imaginer qu’une légion romaine se trouvait là, dissimulée par les rochers qui couronnaient presque toutes les collines coniques, que j’ai déjà mentionnées, et qui pouvaient servir des petites batteries ; ou plutôt les nuages, que je vis souvent reposer entre les collines, auraient pu servir d’abris temporaires. Mais quittons ces nuages si vous le voulez bien, car je suis ni un général romain, ni une déesse mais, pour l’heure, une mortelle épuisée dans un bel appartement, Hôtel Dauphin, rue de l’Arsenal, où je vais manger un bon souper, boire à votre santé, et vous souhaiter un repos aussi bon que celui dont je vais probablement jouir cette nuit. LETTRE VIII Lyon, le 18 juillet Le seize, j’étais trop épuisée pour regarder autre chose que la jonction de la Sâone et du Rhône, mais le dix-sept, je vis les tableaux exposés à l’Hôtel de Ville, pour la plupart ceux de Blanchet : ses œuvres se gâtent entre les mains froides de la négligence et du temps. Le taurobole est sans doute très beau, admiré par tous les amoureux de l’Antiquité mais moi, qui ne puis admirer ce que je ne trouve pas beau, je l’ai regardé avec une grande indifférence. Spon et d’autres écrivains l’ont décrit de manière fort érudite, de même que la plaque en cuivre sur laquelle est gravée le discours de Claude en faveur de la ville, et qui se trouve à la portée des vauriens ou des mendiants désœuvrés. Les habitants de Lyon ont l’air de faire plus grand cas de la vanité des modernes que de la fierté des anciens. Je vis, dans la cour de la maison d’un avocat, un beau sarcophage qui faisait office de réservoir, et sur maints vieux murs et sur les maisons, des sculptures ou des inscriptions que je voulais examiner, tandis que les marchands, qui logeaient là, regardaient avec insistance les étrangers, plus intéressés par les ruines que par les nouvelles soies et les broderies qu’on voulait leur vendre. Je ne peux m'empêcher de penser que n’importe quel antiquaire trouverait ici bien plus de choses dignes d’un cabinet de curiosité que tout ce qui a déjà été découvert. Pour en venir à la beauté de la ville, dont on m’avait parlé, je dois dire que beaucoup d’endroits sont véritablement affreux ; que les maisons sont serrées les unes contre les autres ; chaque étage, en montant, dépasse sur l’autre, et les rues, sont aussi étroites et nauséabondes que celles de Paris ; mais les environs sont beaux, et il est extrêmement amusant d’emprunter en bateau chacune des sorties de la ville. Je fis plusieurs croquis en différents endroits dont l’un d’une petite île qu’on appelait autrefois Insula Barbara. Vous devez vous rappeler une grande tour ronde qui surplombe la prison de Pierre-Encise. Ses proportions m’ont particulièrement frappée, heurtant l’idée que je me fais de la symétrie et, après l’avoir regardée pendant un certain temps, je me rendis au pied de la prison et je montai cent-vingt marches taillées dans le roc : les gardiens m’ont laissé entrer avec civilité et, à ma plus grande surprise, parmi les prisonniers, je trouvai le ––– dont vous devez vous souvenir, car il était très souvent avec ––– ––– ––– –––. Il me posa mille questions à propos de J–––, et rit beaucoup en me racontant ses aventures avec lui et avec ––– ; mais je ris à mon tour lorsqu’il confondit M. –– – et Lord B –––. On m’avait dit que Pierre-Encise était une prison d’État, mais il n’en est rien : elle sert de retraite temporaire aux gens bien nés qui mènent des vies dissipées et, qui se trouvent détenus par lettre de cachet jusqu’à ce qu’ils soient libérés par le bon vouloir de leurs aimables parents qui les ont fait placer là. ––– m’a dit qu’au moment où il obtiendra, sa liberté, il repartira en Angleterre qui, je suppose, doit lui sembler en ce moment, plus que tout autre pays, un paradis puisqu’on n’y trouve aucun équivalent de la lettre de cachet. Vous vous souvenez de ce très charmant tableau de Rubens, dans la chapelle des Pénitents ? Je l’examinai longtemps avec délice. Et avez-vous remarqué qu’en France, tous les beaux tableaux sont endommagés, hormis ceux que possède l’Église ? En effet, la connaissance et le goût sont principalement l’apanage du clergé car tous les autres états en France n’ont pas le loisir de former leur goût ; je dois, à ce propos, vous en donner un exemple des plus ridicules. L’année dernière, à Paris, tous les gens qui voulaient se comporter à l’anglaise avaient à leur service ce qu’ils appelaient un Jakay, un garçon avec les cheveux raides, ternes, et non poudrés, coiffé d’un chapeau rond. Ce garçon, aux allures de palefrenier, leur servait le dîner et il était fréquemment placé derrière un superbe carrosse doré, en compagnie de trois grands valet de pied. C’est en vain que j’expliquai à des Français âgés et sérieux que le mot « jockey » désigne les palefreniers employés dans les écuries, qu’aucun palefrenier n’est attaché à notre service et qu’ils ne rentrent même jamais dans les maisons où personne, hormis des domestiques, aussi bien habillés et poudrés que les Français, n’est employé à notre service ou ne monte derrière nos voitures. Ils m’ont répondu qu’il devait y avoir une nouvelle mode, car c’était « tout-à-fait à l’Anglaise, et comme on fesait à Londres. »1 On m’appelle pour monter à la tour de Fourvière d’où l’on peut admirer la ville tout entière. Bien à vous, Adieu LETTRE IX Lyon, le 21 juillet La belle perspective, qu’on m’avait promise depuis la tour, l’était en effet. Des paysages si divers, et des objets si vastes et innombrables, que l’œil cherche en vain un lieu de repos. Je ne 1 En français dans le texte avec cette orthographe. sais pas, cher Monsieur, si vous êtes de mon avis mais, j’aime que ma vue, ainsi que mon esprit, soient posés, pour pouvoir apprécier un seul sujet agréable à la fois. Changez de décor autant qu’il vous plaira mais je déteste tant la confusion que, si je devais choisir une maison située sur une éminence, surplombant une grande ville, les nombreux méandres d’une rivière et une immense étendue de campagne ou bien une autre, au pied de cette éminence, avec une vue si confinée que je ne pourrais voir que le bout d’un petit jardin, je pense que je préférerais cette dernière. Je sais que cela peut sembler particulièrement stupide mais je ne pourrai jamais comprendre le plaisir de ce que l’on appelle couramment une belle perspective, où les détails du paysage ne peuvent être observés qu’à l’aide d’un télescope. J’ai loué un bateau pour descendre le Rhône jusqu’à Avignon ; il n’est constitué que de quelques planches clouées ensemble, et il a servi à amener du bois de Savoie – une sorte de radeau – mais il semble assez solide pour nous transporter, moi et ma petite suite. J’envoie mon cheval par le coche d’eau. N’allez pas imaginer que ma passion pour les Anciens me fit oublier les artistes modernes du lieu ; un marchand lyonnais, à qui j’achetais des soies quand j’étais à Londres, m’a montré toutes les nouvelles soies et les nouveaux motifs. Le mauvais goût domine en France en matière d’habillement ; les derniers modèles pour les gilets, en particulier, sont de grands papillons aux ailes déployées, tout à fait terrifiants. L’homme qui me les montra me dit en haussant les épaules : « Que voulez-vous, Madame ? Il faut toujours du nouveau. »2 Il y a un curieux moulin pour rembobiner la soie ici; un cheval dans un réduit au quatrième étage tourne une roue qui en fait se mouvoir plusieurs autres dans les autres étages, et celles-ci font tourner des milliers de bobines. Ici, tous les bâtiments anciens sont construits sur des rochers. Et je ne peux pas m’empêcher de penser qu’ils ressemblent à des dents, les rochers leur servant de racines. On m’avait assuré que la Saône avait autrefois un autre tracé différent, et que c’était les Suisses qui avaient taillé la roche pour donner à la rivière son cours actuel. Mais si elle a jamais été détournée, je pense que ce fut par les Romains, qui ont imprimé leur marque par leurs travaux grandioses. Les vestiges, qui témoignent de tout ce que les Romains firent dans les alentours, peuvent justifier ma supposition. Si le successeur de Caligula pouvait maintenant voir la ville depuis sa tombe ou, si Néron pouvait faire de même, lui qui aida à la reconstruire, ils éprouveraient des difficultés à la reconnaître. Adieu, cher Monsieur, Bien à vous. 2 En français dans le texte.