De même, une simple charrue, tirée par deux bœufs, me fit penser à cette époque où les
Romains conquéraient des villes et fondaient des colonies. La tombée du soir et un ciel d’orage
me firent presque imaginer qu’une légion romaine se trouvait là, dissimulée par les rochers qui
couronnaient presque toutes les collines coniques, que j’ai déjà mentionnées, et qui pouvaient
servir des petites batteries ; ou plutôt les nuages, que je vis souvent reposer entre les collines,
auraient pu servir d’abris temporaires.
Mais quittons ces nuages si vous le voulez bien, car je suis ni un général romain, ni une
déesse mais, pour l’heure, une mortelle épuisée dans un bel appartement, Hôtel Dauphin, rue de
l’Arsenal, où je vais manger un bon souper, boire à votre santé, et vous souhaiter un repos aussi
bon que celui dont je vais probablement jouir cette nuit.
LETTRE VIII
Lyon, le 18 juillet
Le seize, j’étais trop épuisée pour regarder autre chose que la jonction de la Sâone et du
Rhône, mais le dix-sept, je vis les tableaux exposés à l’Hôtel de Ville, pour la plupart ceux de
Blanchet : ses œuvres se gâtent entre les mains froides de la négligence et du temps. Le taurobole
est sans doute très beau, admiré par tous les amoureux de l’Antiquité mais moi, qui ne puis
admirer ce que je ne trouve pas beau, je l’ai regardé avec une grande indifférence. Spon et
d’autres écrivains l’ont décrit de manière fort érudite, de même que la plaque en cuivre sur
laquelle est gravée le discours de Claude en faveur de la ville, et qui se trouve à la portée des
vauriens ou des mendiants désœuvrés. Les habitants de Lyon ont l’air de faire plus grand cas de
la vanité des modernes que de la fierté des anciens. Je vis, dans la cour de la maison d’un avocat,
un beau sarcophage qui faisait office de réservoir, et sur maints vieux murs et sur les maisons,
des sculptures ou des inscriptions que je voulais examiner, tandis que les marchands, qui
logeaient là, regardaient avec insistance les étrangers, plus intéressés par les ruines que par les
nouvelles soies et les broderies qu’on voulait leur vendre. Je ne peux m'empêcher de penser que
n’importe quel antiquaire trouverait ici bien plus de choses dignes d’un cabinet de curiosité que
tout ce qui a déjà été découvert. Pour en venir à la beauté de la ville, dont on m’avait parlé, je
dois dire que beaucoup d’endroits sont véritablement affreux ; que les maisons sont serrées les
unes contre les autres ; chaque étage, en montant, dépasse sur l’autre, et les rues, sont aussi
étroites et nauséabondes que celles de Paris ; mais les environs sont beaux, et il est extrêmement
amusant d’emprunter en bateau chacune des sorties de la ville. Je fis plusieurs croquis en
différents endroits dont l’un d’une petite île qu’on appelait autrefois Insula Barbara. Vous devez
vous rappeler une grande tour ronde qui surplombe la prison de Pierre-Encise. Ses proportions
m’ont particulièrement frappée, heurtant l’idée que je me fais de la symétrie et, après l’avoir
regardée pendant un certain temps, je me rendis au pied de la prison et je montai cent-vingt
marches taillées dans le roc : les gardiens m’ont laissé entrer avec civilité et, à ma plus grande