PHILOSOPHIE DU DROIT ET THÉORIE DU DROIT, OU L’ILLUSION SCIENTIFIQUE 307
[p.  303-333] J.-P. CHAZAL  Arch. phil. droit  45 (2001)
de l’équitable. C’est qu’à l’époque, la science n’est qu’un synonyme de  savoir structuré,
et donc de sagesse qui n’est que  la plus  haute forme de  la  connaissance humaine.  Cette
démarche va se perpétuer chez les juristes. Ainsi, Ulpien (D. 1, 1, 10, 2) définit la  juris-
prudence comme la connaissance des choses divines et humaines et la science du juste et
de l’injuste. Le travail du jurisprudent, qualifié de  prêtre, est d’exercer la justice en fai-
sant connaître le bon et l’équitable, en séparant l’équité de l’iniquité, en distinguant  le
licite de l’illicite (D. 1, 1, 1, 1).  Ulpien termine ce fragment en précisant que  ce travail
constitue la vraie philosophie (veram philosophiam).
La philosophie  participe donc de l’essence de  la  matière juridique, elle est  inhérente
au savoir du juriste qu’elle innerve. Selon  Cujas  «!Jus  est scientia aequi  &  iniqui,  vel
ars. Ars enim est eorum quae sciuntur!» 12.  Pour  Charondas le Caron,  la jurisprudence,
définie comme la «!science ou sagesse civile!», est la principale partie de la philosophie
morale!13. Domat, dans la préface de  son  ouvrage Les  lois  civiles  dans  leur ordre  natu-
rel, évoque la «!science du droit naturel!», sans voir une quelconque  logomachie dans
cette expression. Lorsque De Ferrière définit, à la romaine, la jurisprudence comme «!la
science de ce qui est juste et de ce qui ne l’est  pas!» 14,  ou  lorsque Portalis,  dans le
Discours préliminaire, qualifie à plusieurs reprises la jurisprudence de  science, c’est dans
le sens large de savoir rationnellement organisé 15.  C’est  également le cas pour Merlin
qui, reprenant le Répertoire de Guyot, définit la  jurisprudence comme  «!la  science du
droit!» 16. Jusqu’au début du XIXe!siècle  les travaux des jurisconsultes  étaient pétris de
morale chrétienne et de  philosophie  antique et  médiévale. La technique juridique  héritée
de Rome était ainsi vivifiée sans que le droit perde son statut de science. Cette  fusion
entre  le  droit  et  la  philosophie  n’a  pas  été  complètement  oubliée  au  cours  du
XIXe!siècle. On en décèle encore les traces chez certains auteurs, comme Oudot, pour qui
la philosophie n’est pas un accessoire du  droit,  mais  se  fond dans son  identité  17.  Il
consacrait les premières leçons de son cours de droit civil  à la  philosophie et proclamait
que!: «!le jurisconsulte, vraiment digne de ce nom, doit choisir entre Aristote et  Platon,
entre Vico et Herder, entre Domat qui déduit le juste de l’amour d’autrui, et Bentham qui
le déduit de l’amour  de soi-même!» 18.  On  sent,  dans  cette  phrase,  le  poids  de  la
12 Le droit est la science, ou  plutôt,  l’art,  du  juste  et  de  l’injuste.  En effet,  l’art  est  ce  qui
est su. Juris consulturum, Operum T. II, Paratitla in libros quinquaginta digestorum,  I,  I,  I,  De
justitia  &  jure. Sur les  liens  indivisibles entre la science et  l’art au  sein  de  la  matière  juri-
dique!: G.!Renard, Le Droit, La Logique et Le  Bon  Sens,  Sirey,  1925,  p.!73  et s.!et  p.!115
et!s.
13 Pandectes ou Digestes du droit françois, 1607, Liv. I, Ch. III, p.!15.
14 Dictionnaire de droit et de pratique, 2e éd. 1740, T.II, V° Jurisprudence,!p.!100.
15 «!J’appelle science une suite  de  vérités  ou de  règles  liées  les  unes  aux autres,  déduites
des premiers principes, réunies en un corps de doctrine et de  système,  sur quelqu’une  des  bran-
ches  principales  de  nos  connaissances!»,  Locré,  T.  I,  p.!343.
16 Répertoire universel et raisonné de  jurisprudence, 4e éd. 1813,  T. 6,  V.!Jurisprudence,
p.!705.
17 Premiers essais de philosophie du droit, 1846, préface  p.  XIV.  Cf. aussi  Ahrens,  Cours
de droit naturel, 4e éd.  1853,  p.!5!:  «!la  philosophie  du droit  n’est  qu’une branche  de la
science une et universelle du droit!». Comp. G.!Del Vecchio, Leçons de philosophie  du  droit,
Sirey, 1936,  p.!7!:  «!La  Philosophie  du  Droit,  certes,  a  donc son  indépendance,  son  auto-
nomie en face de la jurisprudence, mais  elle  a  néanmoins  avec  elle  des  connexions  et  des
relations  nécessaires!».
18 Op.  cit.,  p.!106.