2 Laurent Danon-Boileau
multilinguisme généralisé qui en est le corollaire3. Les Barasana, qui habitent
dans le bassin de la rivière Piraparaná en Colombie (affluent de l’Apaporis), sont
un de ces groupes exogames. Leur vrai nom est ~hadérá, ou encore jebá-~baca
‘gens de Jebá’, d’après le nom de leur ancêtre mythique, le jaguar Jebá4. Les
Barasana sont estimés à cinq cents sujets, mais le nombre de locuteurs potentiels
de leur langue se situe au delà de ce chiffre, car les sujets de langue maternelle
barasana ne sont pas comptés comme des Barasana. Observez la figure (1) qui
schématise la filiation paternelle et les alliances entre trois groupes linguistiques
partenaires dans l’exogamie : les Barasana (dessin sur fond clair), les Tatuyo
(dessin sur fond foncé) et les Bara (noir). Suivez d’abord dans le schéma la ligne
de filiation ascendante des deux familles nucléaires barasana de la plus jeune
génération, celle de la couche du bas : leurs pères et leurs grand-pères paternels
sont Barasana, leurs mères sont Tatuyo. Suivez ensuite la ligne de filiation des
familles tatuyo et bara de la couche suivante ; en remontant à la génération de
leurs parents, vous constatez que les mariages se font entre partenaires de lignage
paternel différent : si l’homme est Bara la femme est Tatuyo ; si l’homme est
Tatuyo la femme est Bara ou Barasana.
Que la filiation soit patrilinéaire est un fait banal ; ce qui l’est moins est la
fonction dont sont investies les langues comme repère de cette filiation. La
langue est conçue par ces groupes comme l’expression de l’essence d’un
individu, c’est-à-dire de l’identité héritée par lignage paternel : la langue
paternelle est promue alors au rôle de langue identitaire que l’on exhibe comme
un document attestant l’origine. Voici comment l’enfant arrive à abandonner sa
langue maternelle pour parler exclusivement sa langue paternelle. Comme dans
la plupart de sociétés, l’enfant grandit auprès de sa mère et apprend d’abord sa
langue maternelle. L’unité résidentielle où il vit, village ou maison commune, est
patrilocale et linguistiquement hétérogène, puisque les épouses viennent d’autres
groupes linguistiques et parlent chacune sa langue paternelle, langue qui peut
être commune à plusieurs d’entre elles. Les conditions d’acquisition ainsi créées
sont particulières : l’enfant est exposé à la langue maternelle et à la langue
paternelle durant ses premières années, mais de façon inégale car il vit davantage
dans l’intimité du monde féminin de la mère et des autres femmes du groupe
local. Vers l’âge de cinq ans l’enfant est conduit à n’utiliser que sa langue
paternelle, par des arguments du genre : “ Puisque tu es Barasana tu dois parler
3 Leur territoire traditionnel est localisé dans le Nord-ouest amazonien en Colombie (le
Vaupés) et au Brésil (le Uaupés). Les noms qui identifient couramment ces groupes sont :
bara, barasana, desano, edúuria (ou taiwano), karapana, kubeo, makuna, piratapuyo,
pisamira, siriano, tanimuka, retuama, tatuyo, tukano, tuyuka, wanano, yuruti. La famille
tukano est divisée en deux branches, occidentale et orientale, qui n’ont pas de contact
actuellement. La branche occidentale est localisée dans le Sud-ouest colombien,
l’Equateur et le Pérou. Le nom donné à la famille est celui d’une langue de la branche
orientale.
4 Leur langue est appelée ~hadérá oká ‘langue des ~hadérá’. Le tilde préposé à un
morphème indique que ce morphème est nasal. Tous les segments du nom ~hadérá se
prononcent nasals [hèaèn :e@è\èa@è] ; la nasalité est souscrite de façon à permettre
une notation aisée du ton.