Interventions
La philosophie à l'école primaire
Jean-Yves Chateau, Inspecteur Général de l’Éducation nationale, philosophie
Gratitude
Après avoir remercié ceux qui m'ont invité à participer à ce colloque,
permettez-moi de vous dire combien je suis heureux de me trouver parmi vous pour
vous écouter débattre d'un sujet qui touche à l'une de mes plus anciennes
préoccupations : les relations entre la philosophie et la première éducation, celle de
l'école élémentaire et maternelle. Lors même que la philosophie n'est pas enseignée
comme telle à ce niveau, n'y est-elle pas d'une importance décisive ?
J'étais passionné, au moment je débutais dans le métier, par toutes les
questions concernant la première enfance et par la recherche de ce qui est
susceptible de faire grandir et “ s'élever ” les enfants, c'est-à-dire, notamment,
apprendre et devenir capables d'être pour longtemps des “ élèves ”. C'est ce qui
m'avait conduit à demander un poste en École Normale d'instituteurs, ce qui n'était
pas très bien vu à l'époque chez les professeurs de philosophie, parce qu'ils
soupçonnaient ceux qui souhaitaient y aller de s'intéresser davantage aux sciences
humaines et aux sciences de l'éducation qu'à la philosophie. Mais, quant à moi, mon
goût pour la philosophie ne me paraissait pas susceptible de me détourner de mon
intérêt pour la première école. Il me semblait même que je n'avais pas trop de tout ce
que je pouvais savoir de philosophie pour comprendre les enfants, ce qu'ils sont,
comment ils grandissent et apprennent. J’avais plutôt le sentiment qu'il faudrait que je
fasse encore beaucoup de progrès en philosophie pour ne pas être trop inférieur à ce
qu'exige une telle tâche (et je ne suis pas sûr d'avoir eu le temps de réaliser tous les
progrès qui auraient été nécessaires).
Il m'est vite apparu, et c'est cela qui me passionnait le plus, que ce n'était pas
à telle ou telle partie de l'enseignement et de l'éducation que la philosophie me
permettait de m'intéresser, comme ce pouvait être le cas de mes collègues, par
exemple professeurs de français, de mathématiques ou de musique, qui s'occupaient
des débuts de l'enseignement de leur discipline à la maternelle ou à l'école
élémentaire, mais à la totalité et à la globalité. Symétriquement, et cela a constitué
pour moi une stimulation encore plus forte, c'était vraiment à la totalité de la
philosophie, et non pas à telle ou telle partie spécialisée universitairement, qu'il fallait
que je m'intéresse pour tenter d'être à la hauteur des problèmes que posent l'école
maternelle et l'école élémentaire, tant du point de vue de la compréhension de ce que
sont les enfants de cet âge, de la manière dont ils sont susceptibles de grandir et
Interventions
d'apprendre, que de celui de l'organisation des activités d'apprentissage et
d'enseignement qui puissent leur être profitables.
Je me suis permis cette évocation de mes premiers intérêts intellectuels et
professionnels pour vous dire combien le sujet de ce colloque me tient à cœur depuis
longtemps et combien je suis heureux de prendre connaissance des réflexions et
expériences dans ce domaine.
Le problème
Mais il ne faut pas, bien sûr, se contenter d'enthousiasme et de passion,
quand on a la charge d'une tâche aussi importante que celle de l'éducation première et
fondamentale des enfants.
Il y aurait même une singulière inconséquence à ne pas se soucier d'exigence
intellectuelle, de rigueur, de justification rationnelle, quand on prétend s'occuper de
philosophie et de son enseignement (et qu'on les définit précisément par ces termes,
ainsi que le font la plupart d'entre vous, je l'ai vu dans vos papiers et vos articles). Le
talent individuel, la passion, le charisme et les moments de grâce pédagogique qu'ils
peuvent faire advenir dans certaines activités en classe, attirent notre attention et nous
donnent à penser, mais ils ne nous éclairent pas de façon distincte, par eux-mêmes, ni
sur la possibilité de leur extension raisonnable, ni sur ce qui peut les justifier, ni même
sur ce que l'on fait au juste en cette occasion. C'est pourquoi c'est un devoir qui
s'impose autant à celui qui a le souci de l'éducation en général qu'à celui qui a la
philosophie à cœur, que d'examiner et de déterminer, de façon aussi précise que
possible, la nature et la forme de la rencontre entre la philosophie et l'école du premier
degré que l'on se propose d'étudier, d'expérimenter, voire de promouvoir, ainsi que les
problèmes qui s'y rapportent.
Or la forme retenue comme objet de notre examen au cours de ces journées
de travail est, selon le titre même du colloque, “ le débat à l'école et au collège ” et le
sous-titre donne une orientation à notre examen : il propose que nous nous
demandions si ce genre de débat relève ou non de la “ discussion à visée
philosophique ” ou de la “ pensée réflexive ”.
J'apprécie que ce colloque propose d'emblée de problématiser le sujet en
nous interrogeant sur ses enjeux et en nous orientant vers un souci de précision et de
spécification (ce sont les termes que l'on trouve dans le titre de la conférence de M.
Tozzi “ Enjeux et spécificités ”), en sorte que l'on sache précisément de quoi l'on parle,
ce qui est objet d'examen, d'approbation ou de critique.
De même, le titre de la conférence de F. Raffin (“ À quelles conditions une
discussion est-elle philosophique ? ”) montre que l'on se prépare à traiter le sujet avec
clarté et distinction.
Or, à l'égard des nombreuses expériences qui vont être présentées, il faut
précisément, me semble-t-il, dans une perspective d'évaluation, distinguer, par souci
de méthode et de justice, deux ordres de préoccupations et de questions qui ne se
recoupent pas nécessairement d'abord.
Deux ordres de questions à distinguer
Deux ordres de questions sont à distinguer en première approche dans une
évaluation : quelle est la nature des activités envisagées et que valent-elles en elles-
mêmes ? Est-il juste de les appeler “ philosophiques ” ?
Interventions
Quels sont les objectifs propres de ces activités ? Que valent-elles
en elles-mêmes ?
Et, le cas échéant, comment peuvent-elles être améliorées ou quelles
variantes peut-on leur apporter ?
Par “ objectifs ”, je n'entends pas une visée subjective, une intention, un
espoir, ce qu'un acteur se représente ou représente comme le but de son action, mais
ce à quoi cette action aboutit effectivement, ce que cette action, analysée aussi
objectivement que possible et en termes aussi simples et élémentaires que possible,
est susceptible de faire acquérir aux élèves. L'analyse des objectifs et des niveaux
d'objectifs hiérarchisables qu'une activité ou une séquence scolaire est susceptible de
faire atteindre est un exercice intellectuel qui ne se confond pas avec un compte rendu
de simples intentions (même si ce dernier peut souvent être pris, bien évidemment,
comme point de départ). À titre d’exemple, les activités présentées dans les
documents de présentation de ce colloque, constituent indiscutablement, pour
certaines, l'exercice de capacités langagières, logiques, réflexives, morales, sociales,
civiques, etc., qui ont leur valeur propre, indépendamment du fait et avant que l'on
puisse décider si elles sont (et en quel sens) “ philosophiques ”.
Un premier ordre d'examen et d'évaluation correspond à ce point de vue : c'est
celui qui commence par la description aussi fine et objective que possible de l'activité
en question, car c'est elle qui permet de la caractériser et de juger de sa valeur
fonctionnelle pour l'éducation des enfants et, notamment, de sa correspondance avec
ce que les programmes officiels prescrivent.
Est-il juste de les appeler “ philosophiques ” ?
Second ordre de questions : a-t-on raison d’appeler philosophiques ” ou bien
“ discussions à visée philosophique ” ou autrement encore, les activités ainsi
caractérisées et définies, et qui sont en elles-mêmes, dans une perspective éducative
générale, plus ou moins intéressantes, réussies, améliorables ?
Ces deux ordres d'examen doivent, si l'on veut être rigoureux - exigence
éminemment philosophique -, être d'abord bien distingués. On peut, en effet,
facilement imaginer quantité d'activités philosophiques authentiques et intéressantes,
qui ne seraient pas adaptées aux besoins et aux capacités fonctionnelles des élèves
de tel ou tel âge ou de tel ou tel niveau ; et, inversement, telle ou telle activité,
indiscutable du premier point de vue, mais qui ne mériterait pas d'être appelée
philosophique par un maître soucieux de philosophie, c'est-à-dire, d'abord, du sens
des mots et de la justesse des appellations.
Ces deux approches des mêmes activités pédagogiques doivent être d'abord
distinguées et menées pour leur compte propre ; mais vient un moment il faut les
confronter et les articuler, quand on se pose le genre de problèmes et que l'on forme
le genre d'hypothèses qui nous réunissent ici. En effet, de l'idée que l'on se fait de la
philosophie, risquent de dépendre, au bout du compte, non pas seulement la légitimité
de l'appellation attribuée à l'activité envisagée, mais encore son orientation et son
organisation effectives. Nous verrons cela tout à l'heure. Mais il faut, par méthode,
distinguer d'abord les deux approches.
Or, ce qui fait la principale difficulté de notre problème tient d'abord à une
certaine inégalité entre les deux tâches, celle de la description proprement dite de
l'activité, où, de plus, la compétence est plus largement partagée, et celle qui a pour
fin de déterminer si cette activité est “ philosophique ” en un sens ou en un autre.
Interventions
La réponse à cette seconde question est beaucoup plus difficile. Elle
suppose qu'on soit capable de dire ce que c'est que la philosophie, ce que c'est
que le philosophique. Elle est extrêmement complexe et délicate pour des raisons
de principe qui tiennent à l'essence même de la philosophie. Mais on aurait bien tort
de penser que c'est une question purement philosophique et académique et qui, au
bout du compte, n'aurait pas d'importance parce qu'on pourrait faire de la philosophie
sans être capable de la définir. Dans les faits, le risque est bien différent ; il est
immédiatement pratique dès lors que l'on est à l'école et qu'il ne s'agit pas, pour le
maître dans cette situation, de faire œuvre originale de philosophe. Le risque est, pour
le dire de la façon la moins désobligeante, de faire passer une philosophie pour la
philosophie, de faire passer subrepticement, et peut-être sans même s'en douter, une
idéologie, un ensemble d'idées que l'on partage (si intéressantes soient-elles), pour de
la philosophie. Ce serait tomber dans l'arbitraire et le dogmatisme, le contraire même
de la philosophie, même si c'est un danger qui la guette constamment et contre lequel
il faut sans cesse lutter. L'enjeu est bel et bien, d'abord, le respect du principe de
laïcité. Il ne semble pas possible, si l'on veut savoir exactement ce que l'on fait,
pouvoir en rendre raison, voire le soumettre à une évaluation, de s'exonérer de cette
tâche si difficile : former une idée de la philosophie qui vaille pour toute la philosophie,
pour toutes les philosophies, faire, en somme, une philosophie de la philosophie.
Nul ne peut imaginer qu'une telle tâche ne prenne pas un temps très long et
n'exige un travail et une culture très vastes (en toute rigueur “ encyclopédiques ”). Car
comment savoir ce qu'est la philosophie sans l'avoir étudiée suffisamment ? C'est
peut-être la question la plus lourde pour un philosophe supposer que la réponse
puisse être entièrement philosophique). C'est une question à laquelle même celui qui a
consacré toute sa vie à la philosophie a du mal à répondre d'une façon qui convienne
à tous les autres. Alors, voyez la difficulté pour celui qui se dévoue principalement à
autre chose, comme le maître de l'enseignement primaire, même s'il est passionné de
philosophie et qu'il a fait des études dans cette discipline ! Cette difficulté, malgré sa
nature, n'est peut-être pas insurmontable dans un certain nombre de cas individuels,
mais elle correspond au moins à un problème de formation des maîtres, dont il ne faut
pas sous-estimer l'ampleur et la lourdeur, dès qu'on se place en situation de
promouvoir ou seulement approuver des activités qui se veulent philosophiques.
Pour mesurer la nature exacte de notre problème, nous pourrions nous
demander si la difficulté de la définition de la philosophie ne concerne pas
également, dans son principe, son enseignement à tous les niveaux il existe.
Or, il faut répondre : oui et non. En effet, si on laissait chaque enseignant spécialiste
de philosophie, en terminale, en classe préparatoire ou à l'Université, libre de “ faire de
la philosophie ”, sans aucune autre précision, des problèmes comparables (peut-être
plus compliqués encore, dans les faits) risqueraient d'exister, qui se découvriraient
vraisemblablement dès qu'on essaierait de contrôler et d'évaluer ce que chacun aurait
transmis à ses élèves et étudiants. Un enseignement public de la philosophie la
différence d'un enseignement libre de tout contrôle, comme dans les écoles
philosophiques de l'Antiquité, par exemple) est, en fait et en droit, rendu possible,
d'abord (je ne dis pas “ seulement ”, je dis “ d'abord ”), d'une part, par la nature des
épreuves de contrôle des acquis et, d'autre part, par l'existence de programmes.
Même dans ces conditions c'est encore un vrai problème de savoir, par exemple pour
la classe terminale, si les programmes sont assez déterminants, jusqu'où et surtout
par quels moyens on peut améliorer leur formulation ; mais précisément cela même
confirme que la nature des épreuves et la nature des programmes sont deux
conditions décisives de l'enseignement effectif de la philosophie. Nulle part dans
l'institution, on n'attend d'un professeur, même spécialiste, qu'il fasse “ de la
philosophie ” sans plus de précision, mais qu'il enseigne un contenu déterminé et cela
en tenant compte de la nature d'épreuves de contrôle prévues pour ses élèves, ces
Interventions
éléments se conditionnant réciproquement (du moins quand l'enseignement est lucide
et équilibré).
Nous voyons que notre problème ne tient pas seulement à la difficulté pour les
maîtres de se donner ou de recevoir une formation de spécialiste de philosophie, ce
qui n'est pourtant déjà pas rien : le spécialiste, d'ordinaire, n'est pas en situation
d'avoir à inventer des contenus qui soient philosophiques, ni à prouver à personne, ni
à se convaincre lui-même, qu'ils le sont. C'est dans cette situation, en revanche, que
le maître du premier degré, quant à lui, se trouve engagé en général : les expériences
rapportées montrent qu'il ne songe guère à établir un programme, ni à prévoir des
épreuves de contrôle d'un apprentissage, ni même peut-être à déterminer de façon
précise de quel apprentissage il s'agit. Et lorsque je dis cela, ce n'est en rien une
critique ou l'indication d'un défaut qu'on pourrait corriger ; je crois bien voir, au
contraire, pour quelles raisons fondamentales il en est ainsi et il ne peut en être
qu'ainsi vraisemblablement. Mais la radicalité de la difficulté de justifier (pour les
autres mais d'abord pour soi-même) le caractère philosophique des activités que l'on
choisit de conduire, de ce fait, demeure entière.
Mais la difficulté ne s'arrête pas là, quand nous cherchons à savoir si telle ou
telle activité que nous conduisons à l'école primaire est philosophique ou non. En effet,
même la réponse la plus précise, la plus savante, la plus justifiée, à la question :
“ qu'est-ce que la philosophie ? ” ne suffirait pas, me semble-t-il. Il faut se demander
quel rapport à la philosophie les enfants peuvent avoir à l'école, au cours d'activités
qui ont toutes chances de ne pas correspondre à ce qu'on reconnaît, en général, en
dehors de l'école comme “ philosophie ”, quelle qu'en soit la définition.
Quel rapport à la philosophie les élèves peuvent-ils avoir
à l'école?
Car personne, j'imagine, ne prétend qu'il s'agisse, à l'école élémentaire, de
faire vraiment de la philosophie, si l'on prend ce terme en son sens ordinaire, non pas
tel qu'on peut l'employer de façon un peu populaire et approximative, mais au sens de
la pratique traditionnelle de la philosophie, au-delà de toutes les différences qu'elle a
pu recouvrir, telle qu'elle a été exercée historiquement et continue de l'être dans des
publications, des colloques, des formations, des enseignements qui s'en réclament.
Je me doute bien, cependant, que certains, pour toutes sortes de raisons,
soutiendront qu'on fait vraiment de la philosophie à l'école primaire (et même
davantage, selon certains…) ; il faudra donc examiner et analyser la chose de près.
Mais, en première approche, on peut dire qu'il suffit d'ouvrir un livre de philosophie,
pour que la différence avec ce que l'on peut faire à l'école, en général, apparaisse
sans que l'on ait besoin d'une longue analyse. Cela constitue évidemment un vrai
problème pour nous, parce que la complexité, la difficulté, la précision, la longueur,
l'aridité, etc., qui sont parmi les traits les plus visibles des livres de philosophie (même
les plus simples), sont les symptômes des exigences philosophiques les plus
fondamentales. Mais il me semble que c'est purement et simplement refuser par
avance d'examiner la possibilité de notre problème que de le poser ainsi.
La manière la plus raisonnable de le poser serait, donc, peut-être, de se
demander si certaines activités réalisées à l'école primaire, lors même qu'elles ne
semblent pas pouvoir être assimilées en toute rigueur à ce que les spécialistes de
philosophie font et appellent ainsi, ne peuvent cependant pas être considérées comme
philosophiques, en un sens approché, ou de façon plus ou moins latente. Il me semble
que c'est ce vers quoi fait signe, par exemple, la formule qui sert de sous-titre à ce
colloque, hésitant entre “ visée philosophique ou pensée réflexive ” (une activité qui ne
1 / 23 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !