Crítica de libros | Le sens se faisant Marc Richir et la refondation de la phénoménologie transcendantale. Alexander Schnell. Bruxelles, Editions Ousia, 2011, 248 p. Por Florian Forestier (Université Paris-­‐‑Sorbonne) Malmenée par le structuralisme et compliquée par la déconstruction, la question du sens fait retour depuis deux décennies sur le devant de la scène philosophique : le sens est à nouveau un sujet de questionnement philosophique légitime. Il l’est même d’une certaine façon plus que jamais – en question en tant que sens, désarrimé des instances auxquelles il était jusqu’alors lié et dans l’horizon desquelles il était appréhendé. En cette remise en chantier en effet, le sens est désarrimé : 1) de l’être et de l’ontologie, dans la continuité d’une brèche déjà ouverte par la pensée autrichienne de la fin du XIXe siècle : le sens n’est pas nécessairement fondé dans un sens d’être, ses lois ne sont pas les lois des objets, on peut faire plus et autre chose avec le sens que dire le vrai ; 2) de la signification, dans la continuité en particulier de l’idée merleau-pontyenne de sens perceptif : le sens n’est plus nécessairement la signification, et est considéré dans sa transitivité au sensible, en tant que dimension sensible de la pensée elle-même ; 3) de son contenu, enfin, dans la mesure où le sens est appréhendé comme transitivité, comme impulsion, dans le geste autrement dit de son être-sens, qui n’est pas accès à un contenu extérieur, mais ouverture en son propre froissement à l’espace de l’intelligibilité : comme sens se faisant. La question du sens est également l’axe choisi par Alexander Schnell dans un ouvrage dont l’ambition n’est en réalité rien de moins que l’exposition des enjeux et concepts fondamentaux de la pensée de Marc Richir dans l’ensemble de son cheminement, en ce que celle-ci rouvre de façon radicale le projet phénoménologique, et en deçà, l’acte philosophique lui-même. La formule « sens se faisant » synthétise bien en effet les attendus d’une pensée pour laquelle, certes, rien ne tient (et Schnell insiste sur le « scepticisme » de Marc Richir, celui-ci refusant résolument de tenir pour acquise quelque positivité que se soit et considérant le moment hyperbolique du doute méthodique cartésien comme le moment phénoménologique par excellence), mais qui pour autant ne se cantonne pas à l’inconsistance et à la dissémination. Pour Richir, le sens est le mouvement de concrétion active du phénoménologique en parole, ce en quoi la « transitivité » pure se fait pensée qui « s'auto-affecte ». Dans le mouvement du sens, le « a » indéterminé du « passer » s'ipséise, s'ouvre à la possibilité de son auto-réflexion, à la possibilité de sa distinction en un « quelque chose ». Cette question du « sens se faisant » est présente depuis le 939 ENERO 2013 Crítica de libros | début du parcours de Marc Richir, à travers en particulier l’intérêt de celui-ci pour le langage désigné comme « (…) mouvement de s’engendrer infiniment lui-même en la phénoménalisation de lui-même en tant que schème, phénomène, et par surcroît phénomène rythmique1 » et où dans la poésie il « (…) se retourne sur lui-même pour phénoménaliser de l’inédit, de l’inattendu, c’est-à-dire, tout simplement, pour phénoménaliser tout en se phénoménalisant2. » Tout autant cependant, la pensée de Richir est en tant que telle une pensée « se faisant », une phénoménologie en marche qui se cherche et se rencontre, dont les accidents et les surprises de la recherche, les trouvailles et les évolutions sémantiques, les accélérations ou ruptures rythmiques, longues médiations en zig-zag ou formules résultantes quintessenciées, sont inséparables du sens. Richir, explique Schnell, appartient ainsi à une troisième génération de phénoménologues dont la caractéristique commune (comme l’a aussi montré de façon éclairante Laszlo Tengelyi dans son ouvrage) est de faire de la phénoménalisation le terrain privilégié de leur enquête. « On pourrait dire que Husserl et Heidegger constituent la première génération, Fink, Landgrebe, Patočka, Ingarden, Sartre, Merleau-Ponty, Levinas, Derrida, Ricoeur, Desanti la deuxième, et M. Henry (qui est à cheval entre la deuxième et la troisième), K. Held, B. Waldenfels, J.L. Marion et M. Richir les représentants les plus importants de la troisième3 » Le statut de Marc Richir au sein de cette génération est cependant rendu particulier par l’ampleur de son œuvre et son ambition tout à fait exceptionnelle. Richir en effet ne se contente pas de proposer une nouvelle phénoménologie : dans le droit fil des gestes de Husserl et Heidegger, il fait de la philosophie elle-même – de ce qui la suscite et de ce qu’elle révèle – le thème originaire de son enquête – et entend dégager à la fois le lieu transcendantal du phénoménologique et les fondements spéculatifs de la phénoménologie – et les concepts opératoires permettant d’investir ce lieu et de s’y orienter. Le projet de l’ouvrage d’Alexander Schnell s’avère ainsi particulièrement ambitieux : il s’agit d’exposer, selon quelques axes recteurs, l’ensemble d’une pensée très complexe, à la fois par l’extrême abstraction de ses fondements, par la complexité de son exposition, et par ses dimensions (plus de 10000 pages à ce jour). Le résultat est d’autant plus impressionnant que la tâche à accomplir était ardue : l’ensemble de l’ouvrage frappe par sa clarté, par une économie démonstrative remarquable – il balaye de façon structurée et éclairante un champ qui s’étend non seulement sur l’ensemble de la pensée richirienne, non seulement sur l’ensemble de la phénoménologie française et allemande, mais qui mobilise aussi les ressources les plus profondément spéculatives de la philosophie classique 940 allemande. 1 ENERO 2013 Recherches Phénoménologiques., p. 242 Recherches Phénoménologiques., p 243 3 Le sens se faisant, p. 24 2 Crítica de libros | Pour Alexander Schnell, Marc Richir est d’abord un philosophe transcendantal : plus précisément pourraiton dire un philosophe du transcendantal, qui ne pratique pas seulement la perspective transcendantale, mais la médite, l’éclaire, la transforme pour en proposer un nouvel avatar. Richir apparaît même sous la plume de Schnell comme le découvreur du cinquième transcendantalisme majeur après celui de Kant, de Fichte, de Husserl et de Heidegger. Ce transcendantalisme se caractérise par une double disposition : il est à la fois le produit d’une attitude réflexive propre au philosophe et d’une expérience – précisément, d’une expérience transcendantale, ou mieux peut-être, d’une expérience transcendantalisée. Marc Richir, après Husserl, montre Schnell, est le philosophe qui prend au sérieux la question de l’expérience transcendantale et de la transcendantalisation de l’expérience comme telle. Il déploie le transcendantal à même l’expérience – proposant à la fois une nouvelle façon d’appréhender l’expérience et une nouvelle façon d’appréhender le transcendantal, cela au prix d’un déplacement par rapport à la phénoménologie husserlienne – déplacement qui n’est pas, comme cela a pu l’être chez Heidegger, Merleau-Ponty ou Levinas, une récusation des concepts et outils husserliens que sont le phénomène, la réduction, la genèse transcendantale, mais une requalification des « lieux » auxquels ceux-ci s’appliquent. Ainsi « Le point de départ de la phénoménologie « refondue », et c’est là une première originalité de l’oeuvre de M. Richir, n’est pas la subjectivité individuelle, mais les « processus », « opérations », « effectuations » « anonymes » et « asubjectifs » du se-faire du sens. Ces derniers donnent lieu à un dualisme (« interne ») irréductible (qui est certes traversé par de multiples imbrications et enchevêtrements) : celui entre, d’une part, les procédés de mise en forme, d’excitation et aussi d’appropriation du sens et, d’autre part, la dimension profondément affective, mise en mouvement par les premiers, de ce même sens. Ce dualisme est celui – dans les termes de M. Richir – entre le schématisme et l’affectivité ou encore celui entre ce qui relève du « schématique » et du « protoontologique ».4 » La démonstration d’Alexander Schnell s’articule ainsi en deux temps. Selon Schnell en effet, la pensée richirienne se déploie selon deux impulsions fondamentales : la libération d’une part, d’axes problématiques transcendantaux ouvrant les dimensions selon lesquelles la phénoménalité doit être pensée (ce que dans notre ouvrage5, nous appelons le transcendantal pur), et les modes d’articulation de la pluralité phénoménologique concrète selon ces horizons (ce que nous appelions pour notre part le transcendantal phénoménologique). Schnell dégage ainsi deux axes transcendantaux purs. 1) D’une part, la dimension de la phénoménalisation comme Bildung, comme schématisation : selon cet axe, le phénomène se concrétise dans l’horizon de la temporalité, se structure selon des idéalités dont il s’agit de comprendre la genèse. 2) D’autre part, la dimension d’extériorité selon laquelle on ne peut comprendre la phénoménalisation, qui ne relève pas de son côté de ce qui se phénoménalise, mais du geste phénoménalisant lui-même, de ce qui l’ouvre et le motive : le phénomène est toujours en effet investi d’une 4 5 Ibid., p. 24 La phénoménologie génétique de Marc Richir, à paraître en 2013 aux éditions Springer 941 ENERO 2013 Crítica de libros | affectivité selon laquelle il est distendu, la temporalité phénoménologiquement incompréhensible sans la spatialité qui l’habite toujours aussi, et la phénoménalisation implique à ses différents niveaux une extériorité qui est le cœur de son impulsion phénoménalisante. Dans un premier moment, Schnell restitue le mouvement selon lequel Richir renverse la mise en question heideggérienne du problème de la temporalité. Il s’agissait en effet pour Heidegger de libérer le lieu effectif d’une phénoménologie au sein de la problématique du temps, en dévoilant le temps comme extaticité originaire, libre emportement, sortie de soi. Pour Richir à l’inverse, explique Schnell, c’est cette extaticité en tant que telle qui fait problème et qu’il s’agit d’exposer pour elle-même en son propre mouvement. « Autrement dit, et à condition de généraliser au plan d’une phénoménologie transcendantale ce que Husserl et Heidegger ont d’abord établi pour le temps, l’objet de la phénoménologie en tant que phénoménologie n’est pas tel ou tel phénomène, mais ce qui fait qu’advient le phénomène – ce que M. Richir appelle la « phénoménalisation6 ». La temporalité elle-même ne pourra être déterminée qu’en retour – comme forme déjà concrétisée de cette extaticité originaire du phénomène, que le temps n’est pas, mais qui est au creux du temps et explicite sa temporalité – ou plutôt ses temporalités. Il s’agit bien pour Richir de rendre compte de différents modes de temporalisation qui s’établissent les uns sur la base des autres : une proto-temporalisation dans le dégagement d’horizons transcendantaux de futur et de passé, une temporalisation en présence marquée par la couture du passé et du futur, une temporalisation en présents. Schnell s’attache en particulier à montrer l’importance de la pensée richirienne de l’idéalité – de la façon dont celle-ci s’engendre à la fois au sein des rythmes du processus temporel sans que cette genèse n’efface sa pleine et entière consistance d’idéalité. Radicalisant Husserl – et d’une certaine façon Derrida, le statut de l’idéalité pouvant en effet ici être qualifié de quasi-transcendantal – Richir extrait l’idéalité de l’imagination et montre que le caractère idéal de celle-ci ne peut précisément être appréhendé qu’à partir du caractère phénoménologique de l’imagination. Mais l’idéalité introduit aussi au cœur de l’analyse richirienne la question d’une extériorité qui n’est pas l’extériorité de la perception : de l’extériorité comme dimension, en quelque sorte comme dimension transcendantale qu’il s’agit d’exposer comme telle. La question due l’idéalité amène ainsi avec elle la question de l’extériorité et renvoie aux dimensions fondamentales sous l’horizon desquelles il s’agit de comprendre la phénoménalité. On l’a dit en effet, la temporalité ne rend pas compte de toute la phénoménalité : elle est même comme telle incomplètement exposée sans prise en compte des modes d’inscriptions de l’extériorité au sein de la phénoménalisation. 942 ENERO 2013 « Or, si la compréhension de cette phénoménalisation se doit de clarifier le rôle et le statut du 6 Ibid., p. 48 Crítica de libros | temps (tâche dont nous nous acquitterons dans les deux chapitres suivants), elle ne se réduit pas à et ne s’épuise pas dans cette clarification : encore faudra-t-il expliquer en effet comment, dans la phénoménalité, il peut y avoir ouverture à l’extériorité radicale du monde. Ce qui veut dire que si la phénoménalisation implique une proto-temporalisation, elle implique autant une proto-spatialisation (…) – sans que l’on ne puisse certes présupposer préalablement ni le temps, ni l’espace.7 » La réflexion richirienne, montre Schnell, s’ancre d’abord à ce sujet dans la méditation merleau-pontyenne de la question du corps dans sa Leiblichkeit – précisément, en tant que celle-ci constitue une dimension irréductible à toute analytique existentielle, donc aussi, à toute analytique phénoménologique accordant au temps un privilège par rapport à l’espace. Richir complique cependant cette problématique en couplant l’analyse de la Leiblichkeit avec celle de la Phantasia : se basant, en particulier, sur l’étude approfondie du texte n° 16 de Husserliana XXIII, Richir entend présenter dans toute sa complexité la question des différents modes de « possibilisations », de « potentialisations », « d’effectuations » du Leib. En effet, explique Richir, c’est l’affectivité qui donne la clef des modes les plus archaïques de l’incarnation, d’une incarnation toujours déjà clivée. Se repose ici dans toute son acuité la question du soi – des différentes strates de cette question, de son niveau le plus transcendantal et formel – que Schnell explicite à la lumière de la thématique fichtéenne de la réflexibilité – à sa concrétion, par condensation affective, en sujet ipséique, Le moindre mérite de l’ouvrage n’est pas, quant à ce thème complexe, d’exposer de façon convaincante la généalogie des différents niveaux problématiques mis en œuvre par Richir et à montrer leur ancrage dans la philosophie classique allemande – toute la subtilité étant ici de retrouver à l’œuvre dans la médiation richirienne le sel même de la controverse Fichte – Schelling que l’auteur a par ailleurs exposée dans son ouvrage Réflexion et Spéculation8. La thématique de l’extériorité, à laquelle ouvre, sans cependant l’épuiser, la question de l’incarnation, est développée pour elle-même dans le dernier chapitre qui est en quelque sorte le point d’orgue de l’ouvrage. La conception richirienne de l’extériorité marque en effet pour Schnell le point de rupture radical entre la phénoménologie de Richir et toute phénoménologie ou pensée de l’immanence (Henry, Deleuze). Malgré – ou grâce à son scepticisme – la philosophie de Marc Richir apparaît en effet comme une pensée dont le réel est finalement l’inquiétude principal : le réel dans ce qu’il a à la fois de plus impensable et d’impalpable. Les explications de Schnell sont particulièrement précieuses pour s’orienter dans le massif des analyses richiriennes sur la genèse de l’espace, qui mobilisent les outils phénoménologiques husserliens dans leurs plus fines nuances et subtilités, réactivent les concepts classiques que sont la chora platonicienne, le topos aristotélicien, les discussions cartésiennes, leibniziennes, sur la nature de l’espace, introduisent enfin ces nouvelles instances que sont l’élément fondamental et ses transpositions en élément de l’intelligible et en élément de l’imaginaire – instances au statut complexe, pourtant essentiel à saisir pour qui veut pénétrer la substance de la méditation richirienne, qu’Alexander Schnell expose de façon éclairante. 7 8 Ibid. p. 48 Réflexion et Spéculation, Grenoble : Millon, 2009 943 ENERO 2013 Crítica de libros | C’est par cette ouverture finale sur le réel, enfin, que la pensée de Richir se manifeste le plus explicitement comme pensée du sens : un sens précisément comme double mouvement d’exposition et de plissement, un sens qui ne se thématise pas sans qu’insistent, aux différents degrés de sa genèse, les ombres du réel. La pensée de Marc Richir engendre ainsi ce curieux paradoxe qu’ « (…) alors quelle cherche à épouser le plus fidèlement possible la « Sache » et les « Sachen selbst » (ce qui n’est pas tout à fait la même chose), elle met en oeuvre une conceptualité qu’elle puise d’abord dans la tradition philosophique (et qui l’attache à cette dernière) et ce, à un tel point que cette « Sache » n’est souvent accessible qu’au prix d’une telle plongée dans cette conceptualité héritée9. » Le réel, pour la philosophie, n’est pas la chose la plus évidente, ni ce qui va simplement de soi, mais bien ce qui ne se libère comme tel qu’à l’issu d’un parcours transcendantal âpre et complexe, comme ce qui est à la fois l’impensable et ce qu’il s’agit de penser dans son impensabilité. 944 ENERO 2013 9 Le sens se faisant, p. 237