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antibiotiques et les outils de la médecine moderne. Cette deu-
xième révolution se caractérise aussi par une amélioration radi-
cale des conditions de travail à l’extérieur et au domicile. La troi-
sième révolution industrielle couvre les inventions numériques
réalisées depuis 1960, dont les grands systèmes informatiques
et les ordinateurs personnels, Internet et le téléphone portable.
Depuis 1970, la croissance économique engendrée par cette troi-
sième révolution industrielle a été tout à la fois impressionnante
et décevante. Cet apparent paradoxe n’en est pas un si l’on admet
que la plupart des avancées ont été concentrées dans une sphère
étroite des activités humaines couvrant les loisirs, les communi-
cations, et la collecte et le traitement de l’information, domaine
dans lequel se sont succédé les grands systèmes, les ordinateurs
personnels en réseau, les moteurs de recherche et le commerce
électronique. Les communications, qui dépendaient autrefois de
téléphones fixes raccordés à un réseau filaire, font aujourd’hui
appel à des appareils portables plus petits et intelligents. Mais,
pour le reste de ce qui importe aux hommes — nourriture, ha-
billement, abri, transport, santé et conditions de travail à l’exté-
rieur et à domicile —, on observe un ralentissement des progrès
qualitatifs et quantitatifs après 1970.
Au-delà du rythme des innovations, toute étude des futurs pro-
grès économiques aux États-Unis doit tenir compte des puissantes
forces qui freinent le progrès, à savoir le creusement des inégalités
qui, depuis la fin des années 70, oriente une part croissante des
fruits de la croissance américaine vers le sommet de la pyramide
des revenus, mais aussi le ralentissement des progrès du niveau
d’instruction, la ponction opérée sur la croissance économique
par le vieillissement de la population et le départ à la retraite des
baby-boomers, et les défis budgétaires liés à l’augmentation du
ratio d’endettement tandis que les systèmes d’assurance retraite
et d’assurance maladie — Social Security et Medicare — s’ache-
minent vers l’insolvabilité.
Bien mesurer le progrès
Le moindre impact de l’innovation, dû à la portée plus étroite
des inventions après 1970, est évident lorsqu’on compare le taux
de croissance de la productivité du travail et de la productivité
totale des facteurs entre certaines périodes des 125 dernières
années. La croissance annuelle de la productivité du travail
(production horaire) a été de 2,82% dans la période 1920–70,
soit plus d’un point de plus que dans les périodes 1890–1920 ou
1970–2014. Chaque barre verticale du graphique 1 est divisée
en trois parties représentant la contribution aux gains de pro-
ductivité de l’élévation du niveau d’instruction, de la part de ca-
pital par heure travaillée — intensication capitalistique — en
constante augmentation et du solde restant après déduction de
l’éducation et de l’intensication capitalistique, la productivité
totale des facteurs (PTF), la meilleure variable représentative de
l’eet sous-jacent de l’innovation et du progrès technique sur la
croissance économique. Les contributions de l’éducation et de
l’intensication capitalistique ayant été à peu près identiques
dans les trois périodes considérées, la croissance plus rapide de
la productivité du travail entre 1920 et 1970 est entièrement at-
tribuable à l’accélération de l’innovation et du progrès technique.
La croissance de la PTF sur cette période est presque trois fois
supérieure à celle des deux autres périodes.
Ces taux de croissance très différents de la PTF sont-ils cré-
dibles? L’un des grands thèmes de mon livre est que le PIB réel,
le numérateur de la production horaire, sous-estime fortement
l’amélioration du niveau de vie, notamment aux États-Unis
dans la période exceptionnelle 1870–1970. D’une part, l’évolu-
tion du PIB réel omet de nombreuses dimensions importantes
de l’amélioration de la qualité de vie; d’autre part, les indices de
prix utilisés pour convertir les dépenses en dollars courants en
dollars «réels» constants corrigés de l’inflation surestiment les
hausses de prix. Or les améliorations du niveau de vie omises
par le PIB réel semblent plus importantes avant 1970 qu’après; il
s’agit notamment de l’eau courante, de l’élimination des déchets
et des toilettes intérieures, mais aussi de la baisse de la mortalité
infantile, ramenée de 22% en 1890 à moins de 1% après 1950.
La prise en compte de cette dernière dimension accroît nette-
ment le pic de croissance de la PTF dans la période 1929–50,
tout comme le développement des loisirs associé au raccourcis-
sement de la durée du travail.
Après 1970, la valeur des progrès n’est toujours pas prise en
compte dans le PIB réel, mais le rétrécissement de la portée des
innovations réduit l’ampleur de l’erreur de mesure. D’autre part, la
mesure de l’évolution des prix s’améliore, avec l’adoption d’indices
de prix tenant compte des évolutions qualitatives des matériels
Gordon, corrected 04/11/2016
Graphique 1
Les sources de la productivité
La forte croissance de la productivité du travail sur la période
1920 à 1970 par rapport aux périodes antérieures ou
postérieures résulte principalement de la productivité totale des
facteurs, qui représente l’innovation et les progrès techniques.
(croissance annuelle de la productivité américaine
et de ses composantes, en pourcentage)
Source : Gordon (2016).
Note : L’intensication capitalistique est la contribution d’un complément de capital
par heure travaillée à la croissance de la productivité du travail. La productivité
est la production par heure travaillée. La productivité totale des facteurs est la part
de la production qui ne résulte pas des facteurs capital et travail.
1890–1920 1920–70 1970–2014
Éducation
Intensication capitalistique
Productivité totale des facteurs
0
1
2
3
1,5
2,82
1,62