Vingt ans après les évènements de mai 68 on a eu le temps de prendre du recul. Gilles Deleuze,
philosophe et historien de la philosophie qui a l’époque avait soutenu ouvertement les grèves des
étudiants, choisit pour son article un titre volontairement provocateur « Mai 68 n’a pas eu lieu » afin
de mettre en évidence sa thèse : « Mai 68 a été la manifestation, l’irruption d’un devenir à l’état
pur » ; autrement dit, Mai 68 est l’épiphanie d’une société qui allait jusque-là trop bien pour se
rendre compte de malaises sous-jacents qui ne s’étaient pas manifestés par des crises (famine,
guerre, assassinats). En quoi mai 1968 est un évènement pur de possibilités ? Des lignes 1 à 15,
Deleuze nous parle de l'irréductibilité propre à l’évènement -en particulier mai 68 qui plus que tout
autre évènement n’est causé par aucun choc. Des lignes 15 à 26 il envisage mai 68 comme une
ouverture salvatrice au champ des possibles.
Une révolution ne sort jamais complètement de nulle part sinon elle n’aboutit à rien. Cependant
dans la première partie du texte, qui court des lignes 1 à 15, Deleuze affirme que ce qui fait les
révolutions c’est justement leur irréductibilité aux déterminismes sociaux, voire aux déterminismes
tout court : elles sont imprévues, imprévisibles et se détachent des strictes causalités ce qui les rend
difficiles à prévoir puis à expliquer. Par leur nature même, elles bousculent le vieux monde pour le
changer. Par la gradation « contrarié, réprimé, récupéré, trahi » (l8) Deleuze ne fait que souligner le
cœur de sa thèse : la bifurcation inexplicable donc indépassable. Ce qui est dépassé, c’est le vieux
monde et ce contre quoi le renégat se dresse d’un seul coup « ce sont les renégats qui disent : c’est
dépassé » (l. 9) Ce qui fait l’évènement, c’est prendre brutalement une autre direction : passer de la
monarchie à une république (« la révolution de 1789 » (l1) , d’une capitale à une cité
indépendante (« la commune » l1). Il y a une instabilité au sein de l’évènement qui rend difficile
d’anticiper ce qui va se passer, car à partir du moment où il y a bifurcation, tout devient
possible. « les phénomènes historiques que nous invoquons s’accompagnaient de causalités ou de
déterminismes, (mais) mai 68 est plutôt de l’ordre de l’évènement pur » (l.13 et 14). Un évènement
comme mai 68, d’après Gilles Deleuze, est un évènement pur dans le sens où, contrairement à par
exemple la Commune qui découle directement de l’acceptation de la défaite face aux Prussiens par le
gouvernement, rien de particulier ne cause mai 68 si ce n’est la convergence de plusieurs facteurs
invisibles jusque-là qui ont convergé « des phénomènes tout à fait indépendants entrent en
résonnance, en conjonction » (l. 8) (l’épanorthose sert à donner l’impression que Deleuze cherche la
cohérence et la précision). Cette convergence s’est réalisée dans les esprits grâce au ras-le-bol
général dont mai 68 a fait son moteur et sa lucidité : en se rendant compte puis en désignant les
blocages, malaises et maladies de la société (comme le consumérisme et l’impérialisme américain qui
vont de pair avec l’augmentation du niveau de vie), c’est le champ des possibles qui s’est ouvert d’un
seul coup.
Des lignes 15 à 26 Deleuze parle dudit champ des possibles : L’ouverture soudaine du champ des
possibles avait quelque chose de vertigineux et de propice à la soif d’absolus (ab + solure = sans
liaison, qui n’est relié à rien) ; car une révolution ne peut fonctionner que si elle remet en cause
l’intégralité du système pour vouloir le remplacer par des entiers. « Il est interdit d’interdire »,
« L’imagination au pouvoir », « ouvrez les fenêtres » « Créez », « cours camarade le vieux monde est
derrière toi », ces injonctions ne se dressent pas contre une personne ou une réforme en particulier -
il n’y a pas de détermination causale, mais seulement un malaise, une densification du présent qui
ouvre le champ des possibles. La phrase apocryphe qu’utilise Deleuze pour résumer l’état d’esprit
des jeunes manifestants « du possible sinon j’étouffe » (l.19) se rapproche dans la forme des slogans
de mai 68 : une injonction, une phrase simple, un terme abstrait mais inspirant couplé à un mot
extrêmement violent (à l’image de, par exemple, « l’imagination prend le pouvoir », « prenez vos
désirs pour la réalité », « vive la rage »). Cela lui permet de prendre la voix de l’époque dont il parle
et de sembler plus convaincant. « Comme si une société voyait tout d’un coup ce qu’elle contenait
d’intolérable et voyait aussi la possibilité d’autre chose » (l.17) Si De Gaulle a été désigné comme
cible à abattre c’était moins par ses actions que par ce qu’il représentait, non seulement une figure