T4 - L`Histoire antique des pays et des hommes de la Méditerranée

GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME
TOME IV. — ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
PAR GUGLIELMO FERRERO.
Traduit de l'italien par M. Urbain Mengin.
PARIS — LIBRAIRIE PLON — 1908
CHAPITRE I. — VERS L'ORIENT.
CHAPITRE II. — LE FILS DE POMPÉE.
CHAPITRE III. — LE DÉSASTRE DE SCYLLA.
CHAPITRE IV. — LES GÉORGIQUES.
CHAPITRE V. — LE MARIAGE DE CLÉOPÂTRE.
CHAPITRE VI. — LA CAMPAGNE DE PERSE.
CHAPITRE VII. — ANTOINE ET CLÉOPÂTRE.
CHAPITRE VIII. — LE NOUVEL EMPIRE ÉGYPTIEN.
CHAPITRE IX. — ACTIUM.
CHAPITRE X. — LA CHUTE DE L'ÉGYPTE.
CHAPITRE XI. — LE RÉTABLISSEMENT DE LA RÉPUBLIQUE.
APPENDICE. — LA BATAILLE D'ACTIUM.
CHAPITRE I. — VERS L'ORIENT.
Beaucoup d'historiens ont blâmé sévèrement l'indifférence avec laquelle Antoine
à Alexandrie se désintéressa de la chute de Pérouse. Ils croient que, s'il était
venu alors prendre en Italie le commandement de son armée, il aurait pu
aisément avoir raison d'Octave
1
. Et tous, continuant le roman d'amour de
Cléopâtre et d'Antoine qu'ils font commencer à l'entrevue de Tarse, décrivent le
séjour à Alexandrie comme une longue fête insouciante, pendant laquelle Antoine
s'abandonna aux plaisirs et oublia tout le reste
2
. Il faut remarquer cependant
que le siège de Pérouse commença à la fin de l'automne de l'année 41, époque
pendant laquelle la navigation de la Méditerranée était suspendue. Antoine n'en
eut donc connaissance qu'au printemps de l'année 40, quand le siège était déjà
fini. Il convient aussi de considérer que, s'il ne pouvait guère abandonner ses
plus proches parents, il ne pouvait pas non plus approuver l'absurde politique de
son frère et de sa femme, qui semblaient ne pas se rendre compte que le parti
populaire était maintenant dans l'armée, qu'il était l'armée elle-même. Enfin, s'il
n'est pas douteux que Marc-Antoine s'adonna aux plaisirs cet hiver-là dans
l'immense et somptueux palais des Ptolémées, il est certain aussi qu'il s'occupa
de choses sérieuses, voire même du problème le plus rieux qui pouvait se
présenter alors au chef de la République, au plus illustre magistrat de l'empire. Si
Cléopâtre l'avait invi à venir à Alexandrie, ce n'était pas seulement pour en
faire son amant et pour le distraire ; c'était aussi pour lui répéter les offres que
probablement elle avait déjà faites à César, quatre ans auparavant, quand elle
était revenue à Rome tout exprès. Elle lui offrait de devenir roi d'Égypte en
l'épousant. Sans doute Cléopâtre se servait, pour persuader Antoine, de tous les
moyens dont elle pouvait disposer ; mais il ne faut pas pour cela voir dans ce
projet de mariage une simple tentative de séduction féminine. Il y avait dans ce
projet un plan politique très ingénieux qui fait honneur à l'intelligence de
Cléopâtre : elle voulait essayer de sauver par ce mariage l'Égypte du sort
commun des autres peuples méditerranéens, je veux dire de l'esclavage romain.
Par une politique très rusée, en l'achetant au poids de l'or aux partis qui s'étaient
succédé au gouvernement de Rome, l'Égypte avait pu jusque-là garder son
indépendance ; mais il était impossible qu'on se fit, même à Alexandrie, de
grandes illusions sur ce point, pour l'avenir. La richesse de l'Égypte était trop
grande pour ne pas réveiller les convoitises de l'Italie ruinée ; et son
gouvernement trop faible et trop désorganisé pour résister longtemps. Au point
de vue économique et intellectuel, l'Égypte était le seul pays complet du monde
antique ; elle avait une agriculture florissante, une industrie prospère, un
commerce étendu, des écoles célèbres, une vie artistique intense. Très fertile,
admirablement cultivée, elle récoltait presque tout le lin dont étaient tissées les
voiles qui s'ouvraient sur la Méditerranée ; elle produisait plus de grain qu'il n'en
fallait pour nourrir sa population très dense, et elle pouvait en exporter. Son
industrie était la première du monde diterranéen, grâce aux nombreux et
habiles artisans d'Alexandrie, qui fabriquaient chez eux les tissus les plus
délicats, des parfums, des verres, des papyrus et mille autres objets que de
riches marchands exportaient ensuite dans tous les pays. L'Égypte était le pays-
du luxe et de l'élégance ; elle envoyait un peu partout, et même en Italie, ses
1
Voy. S
EECK
, Kaiser Augustus, Bielefeld und Leipzig, 1902, p. 69.
2
Voy. P
LUTARQUE
, Antoine, 28-29 ; D
ION
, XLVIII, 27 ; A
PPIEN
, B. C., V, 11.
peintres, ses décorateurs, ses stucateurs, ses modèles d'objets de luxe ; centre
d'étude très fameux, elle voyait venir les étudiants des pays les plus éloignés, et
même de la Grèce, fréquenter les écoles de médecine, d'astronomie et de
littérature que le gouvernement royal entretenait à Alexandrie. Son commerce
enfin était très étendu et très lucratif ; car elle n'exportait pas seulement partout
ses produits industriels en échange des métaux précieux qu'elle accumulait ; elle
détenait aussi la majeure partie du commerce avec l'Extrême-Orient, avec l'Inde,
et avec la terre fabuleuse des Sères. Mais si brillant, quand on considère l'Égypte
au point de vue de la richesse et de la culture, le tableau devient sombre quand
on étudie son état politique et social. La vieille et glorieuse monarchie des
Ptolémées agonisait. La division du travail, qui est un résultat véritable de la
civilisation, avait été poussée à un tel point en Égypte, qu'elle avait étouffé tout
esprit de solidarité sociale et nationale. Les métiers, les professions, les familles,
les individus, ne songeaient qu'à leurs intérêts et à leurs plaisirs. Un égoïsme
affreux, une indifférence invincible pour tout ce qui ne les touchait pas
immédiatement, isolait les groupements sociaux dans toutes les classes, depuis
les cultivateurs des grandes propriétés, des biens de mainmorte, des domaines
royaux, qui vivaient dans une sujétion voisine de la servitude ; depuis les
métayers libres, laborieux, mais qui s'appliquaient seulement à grossir leur
épargne ; depuis la plèbe ouvrière et cosmopolite, qui travaillait avec
intelligence, mais qui était remuante et sanguinaire, jusqu'à la classe opulente
des marchands qui s'étaient fixés en Égypte comme au meilleur carrefour des
grandes routes du monde ; jusqu'aux riches propriétaires qui déployaient un luxe
merveilleux, qui considéraient la cour comme le modèle suprême du faste et de
l'élégance, mais qui ne formaient pas une aristocratie politique et militaire, et
qui, par indolence et par orgueil, se laissaient éloigner des hauts emplois par des
eunuques, des affranchis, des aventuriers, des étrangers ; jusqu'à la caste
sacerdotale qui ne songeait qu'à augmenter ses richesses et sa puissance ;
jusqu'à la bureaucratie, nombreuse, bien disciplinée en théorie, mais corrompue,
avide d'argent et peu consciencieuse ; et enfin, jusqu'à la cour, pieuvre
insatiable, engloutissant l'argent et les métaux précieux, nageant dans les
intrigues, les crimes, les petites révolutions_ dynastiques, que des factions
minuscules ourdissaient dans l'indifférence universelle, avec infiniment
d'ingéniosi et de scélératesse. Ce royaume en décadence était ainsi à la fois
inerte et agité. Avec une administration grandiose, il laissait tout dans l'abandon,
et même les canaux du Nil ; avec une monarchie les rois étaient divinisés
encore vivants, il était continuellement déchiré par des révolutions de palais, qui
ne faisaient durer ses rois que quelques années, et empêchaient de porter
remède à ses moindres misères politiques ; riche comme il l'était, il n'avait pas
d'armée, et, pour disposer de quelques troupes, il était obligé de recruter les
esclaves qui fuyaient des autres pays ; il était plein d'hommes de haute culture
et de grande intelligence, mais il ne savait lutter contre Rome qu'au moyen
d'intrigues bizarres et compliquées
1
. Peu à peu sa diplomatie en était à la fin
arrivée à offrir sa reine comme une prostituée à un proconsul romain. Le
gouvernement féminin de Cléopâtre avait de nombreux adversaires, surtout dans
les classes élevées, sans que nous en sachions la raison ; peut-être à cause de la
honte de ses intrigues avec César et avec Antoine, à cause de son avidité
insatiable, de sa cruauté capricieuse, du désordre de son gouvernement de
1
Voy. le beau travail de C. B
ATIBAGALLO
, Le Relazioni politiche di Roma con l'Egitto,
Roma, 1901.
favoris
1
. Se sentant menacée, elle avait pensé à se sauver elle-même, et
l'Égypte avec elle, par une alliance avec Rome ; et elle avait essayé de conclure
cette alliance en se faisant épouser par César. Ce projet ayant échoué, elle
essayait de le réaliser avec Antoine ; quand celui-ci serait roi d'Égypte, quand le
gouvernement égyptien pourrait disposer des légions romaines, l'indépendance
de l'Égypte et la monarchie de Cléopâtre seraient à l'abri de tout danger.
Il n'est pas difficile de découvrir quel était le point faible de ce projet. Si peu
profond que fût l'esprit d'Antoine, il ne pouvait pas ne pas l'apercevoir. Si la crise
se débattait la publique concentrait depuis quelques années la direction de
l'empire romain dans les mains de deux ou trois chefs militaires, ces chefs
représentaient, mais ne personnifiaient pas l'État comme des rois régnant par
droit de famille ; ils ne pouvaient donc pas conclure d'alliance par mariage. Un
mariage entre un proconsul et une reine d'Orient aurait été jugé en Italie et par
les soldats ou comme un crime de haute trahison, ou comme une étrange folie.
Malgré cette difficulté, le projet de Cléopâtre avait quelque chance de réussir, au
moins en partie, grâce aux difficultés de la situation où se trouvait Antoine, grâce
surtout au nouveau projet qu'il préparait : la conquête de la Perse. Antoine était,
bien plutôt qu'Octave, le disciple et l'héritier politique de César. Pendant les six
derniers mois de la vie de César, tandis qu'Octave était à Apollonie, Antoine était
devenu à Rome le confident le plus intime du dictateur ; il avait connu ses
pensées les plus secrètes ; il s'était emparé après sa mort de tous ses papiers,
entre autres des plans de la guerre que César préparait contre la Perse. Quoi de
plus naturel que, la guerre civile étant terminée, une fois maître d'une situation
exceptionnelle, l'idée lui vînt de reprendre les grands projets conçus par le
dictateur dans le crépuscule orageux de sa vie, et dont il était peut-être le seul à
connaître les détails ? Or, parmi ces projets, la guerre contre la Perse devait lui
paraître le plus important. Si César lui-même, malgré son génie et ses victoires,
n'avait pas cru pouvoir dominer la situation sans cet éclatant succès dans une
guerre extérieure, pouvait-il, lui Antoine, se faire l'illusion qu'il réussirait dans
une situation beaucoup plus désastreuse ? Tout manquait au gouvernement des
triumvirs : l'argent et le prestige. Seule la conquête de la Perse, comme César
l'avait dit, pouvait donner l'un et l'autre à son gouvernement et faire de lui, pour
toujours, le chef de la République. Sans doute l'entreprise était difficile : mais
César, c'est-à-dire le plus grand général de son époque, lui avait laissé un plan
de campagne tous les détails avaient été étudiés, depuis le nombre des
légions jusqu'à la route à suivre. Antoine n'aurait qu'à exécuter avec intelligence
et énergie ce plan. Les probabilités de succès devaient donc, et avec raison, lui
sembler très grandes. En somme, la plus grosse difficulté pour cette entreprise
était encore le manque d'argent ; et c'est sur cette difficulté que Cléopâtre
pouvait compter pour réussir, au moins en partie, dans ses projets. L'Égypte
était encore un pays très riche ; la famille royale y possédait le seul grand trésor
de métaux précieux que Rome n'ait pas encore mis au pillage dans le monde
méditerranéen. L'alliance avec l'Égypte, proposée par Cléopâtre, pouvait mettre
à la disposition d'Antoine les moyens matériels nécessaires pour exécuter le
grand plan de César.
Mais le projet de Cléopâtre était si audacieux et si étrange qu'il n'est pas
surprenant qu'Antoine ne se soit pas décidé à l'adopter cet hiver-là Un
événement imprévu vint d'ailleurs déranger, au printemps de l'an 40, les
1
D
ION
, LI, 5. Ce passage, bien que trop court, est important, et il explique toute la
politique de Cléopâtre.
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