La musique de Maître Griffard est d’un très jeune homme nommé Delibes,
si je ne me trompe. M. Delibes est, ainsi que M. Poise, élève d’Adolphe
Adam. Il était déjà connu dans plusieurs parties du monde musical par une
polka qui se vend beaucoup, une polka qui va bien, disent les éditeurs. Son
opéra a été loué par plusieurs journaux spéciaux, dont les rédacteurs
possèdent des connaissances spéciales dans cette spécialité. Qu’ajouterait
mon suffrage à tant d’éloges ? On sait bien que je ne me connais pas à ces
choses-là, et que les accès de tétanos qu’elles me causent me font perdre
toute espèce de jugement, me privent du sens du commun4.
Quoi qu’il en soit, ces petits opéras ne semblent pas avoir laissé grand souvenir
au compositeur-critique, au point que l’on peut se demander s’il a fait le lien
entre leur auteur et celui d’une partie de la musique de La Source. Ce qui frappe
surtout Berlioz, concernant ce ballet, c’est qu’il est cause de l’amputation d’un
acte de l’Alceste de Gluck dont il avait révisé la partition et minutieusement
supervisé les répétitions5. La musique de Delibes semble donc avoir suscité
essentiellement le mépris de Berlioz, ou au mieux son indifférence, d’autant que
les ballets de Delibes les plus importants, Coppélia (1870) et Sylvia (1876), ont
été créés après la mort de l’auteur des Troyens.
S’il semble donc difficile de réconcilier Delibes et Berlioz, il faut pourtant
s’interroger sur la modernité de la musique de ballet de Delibes, que Berlioz n’a
pas su, ou n’a pas eu le temps de déceler6.
4 Hector BERLIOZ, « Revue musicale », Journal des débats, 24 octobre 1857, p. 1-2. Berlioz rend
compte du Jardinier et son seigneur dans le Journal des débats du 14 mai 1863.
5 Alceste ne fut donné à l’Opéra que quatre fois en entier. À partir du 21 novembre 1866, La
Source fut donnée au cours de la même représentation et c’est Alceste qu’on décida de couper
pour éviter une trop longue soirée. « Vous concevez que tout doit s’incliner devant la majesté
du Ballet. Le public s’intéressant beaucoup aux œuvres de cuisses et fort peu aux œuvres de
cœur, quand le ballet est trop long, on coupe le chef-d’œuvre » (Hector BERLIOZ,
Correspondance générale, 7, 1864-1869, éditée sous la direction de Pierre CITRON, Paris :
Flammarion, 2001, p. 486 [lettre à François-Jean-Baptiste Seghers]).
6 Berlioz pouvait passer sur ses préventions envers le genre du ballet quand celui-ci était signé
d’un compositeur qu’il estimait. Voici ce qu’il écrit de Sacountala d’Ernest Reyer :
« La partition du jeune maître n’est pas en effet de celles qu’on croit avoir entendues plusieurs
centaines de fois. On y trouve au contraire un coloris de style particulier, une sonorité
nouvelle. Son orchestre n’est pas l’éternel orchestre parisien ; en l’écoutant, on se dit de prime
abord : Ah ! enfin voici un autre orchestre ; ce n’est pas de l’instrumentation officielle ; les
timbres divers y sont ingénieusement mariés entre eux, les instrumens à percussion n’y sont
point des instrumens de persécution : ils ne vous y crèvent pas le tympan. Puis voici de
piquantes hardiesses d’harmonie, de fraîches mélodies bien trouvées et gracieusement
développées : tout cela est jeune et souriant, c’est vert, c’est fleuri. Dieu soit loué, nous sommes
sortis de la cuisine, nous entrons dans le jardin ; il y fait chaud, mais cette chaleur est celle du
soleil ; ces senteurs sont les senteurs de la verdure et des belles coroles ouvertes au souffle de la
brise… respirons. » (Hector BERLIOZ, « Revue musicale », Journal des débats, 15 septembre
1858, p. 1-2.)