Les ballets de Delibes et la modernité musicale au temps de Berlioz

Les colloques de l’Opéra Comique
La modernité française au temps de Berlioz. Février 2010
sous la direction d’Alexandre DRATWICKI et Agnès TERRIER
Les ballets de Delibes et la modernité
musicale au temps de Berlioz
Pauline GIRARD
C’est en grande partie grâce à ses ballets que lon se souvient du nom de Léo
Delibes aujourdhui. Et sans doute nest-ce pas sans raison. Coppélia est le seul
ballet qui n’a jamais quitté le répertoire de lOpéra de Paris depuis sa création le
25 mai 1870.
Dès la mort de Delibes, limportance artistique de son œuvre de ballet a été
soulignée, notamment par Alfred Bruneau dans son rapport sur la musique
française rédigé à l’occasion de lExposition universelle de 1900 : il plaide pour
que le compositeur y soit représenté par des extraits dun de ses ballets plutôt
que par ses opéras-comiques1.
Dans un certain milieu musical des années vingt, Delibes a même été un temps
présen comme un précurseur. On voyait en lauteur de Coppélia un
compositeur à réhabiliter, à un moment lart de la danse lui-même venait de
regagner ses lettres de noblesses avec le succès des Ballets Russes de Diaghilev et
des Ballets Suédois de Rolf de Maré. Carl Van Vechten, écrivain et critique au
New York Times, féru de danse moderne et ami de Gertrude Stein, publiait ainsi
en 1922 dans le Musical Quarterly un article intitulé « Back to Delibes2 », qui
1 Alfred BRUNEAU, La Musique française. Rapport sur la musique en France du XIIIe au XXe
siècle ; la musique à Paris en 1900 au théâtre, au concert, à lExposition, Paris : Fasquelle, 1901,
p. 103-105.
2 Cet article faisait écho à un plaidoyer pro-Delibes paru dans la Revue musicale, et à la
plume du critique musical Émile Vuillermoz : « Delibes est le grand précurseur de l’écriture
artisted’est sortie notre école moderne » (Émile VUILLERMOZ, « Chroniques et notes : la
musique en France et à létranger : France : de quelques opérettes », Revue musicale, 1er mars
1922, p. 264.)
La modernité française au temps de Berlioz. Février 2010.
Pauline GIRARD, « Les ballets de Delibes et la modernité musicale au temps de Berlioz. »
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démontrait spécifiquement limportance de la musique de ballet chez le
compositeur. Selon lui, cette musique, avant Delibes, consistait en mélodies bien
rythmées, rehaussées par des tintements de clochettes. Ce qui intéressait les
spectateurs, cétait surtout la virtuosité des danseurs, et si une Fanny Elssler ou
une Marie Taglioni avaient réussi à transcender lart du ballet, cétait grâce à
leur charisme personnel. Elles nétaient absolument pas soutenues par la
musique sur laquelle elles dansaient. Bien au contraire, celle-ci devait se faire
aussi discrète que possible.
Delibes, ajoute Van Vechten, fut le premier à révolutionner cette idée
stupide de la musique de ballet, introduisant dans ses partitions un élément
symphonique, une profusion de mélodies charmantes, une richesse
harmonique, fondée, il n’est pas douteux de le dire, sur une saine
détestation de la routine […]. Sans aucun doute, Delibes est le père du ballet
moderne3.
C’est en raison de cet aura de modernité qui entoure les ballets dans l’œuvre de
Delibes que le compositeur peut trouver sa place dans un colloque intitulé « La
modernité musicale au temps de Berlioz », même si les univers de ces deux
artistes ne semblent pas présenter à priori de points de rencontre.
En effet, le Delibes qua pu connaître lauteur des Troyens, disparu en 1869, est
un jeune homme dà peine trente ans, sorti de lécurie dOffenbach, un
compositeur dopérettes et dune moitié de ballet, La Source, créée en 1866 à
l’Opéra de Paris, un musicien par conséquent très éloigné des préoccupations
artistiques de Berlioz.
Certes Delibes a également eu lopportunité de donner au Théâtre-Lyrique deux
petits opéras en un acte, Maitre Griffard (1857) et Le Jardinier et son seigneur
(1863), dont Berlioz a rendu compte dans son feuilleton du Journal des débats.
Mais on ne sait trop quoi penser de la bienveillance polie dont Berlioz honore
Delibes en 1863 pour Le Jardinier et son seigneur, après les lignes carrément
négatives quil a consacrées à Maître Griffard six ans plus tôt :
Je suis sorti de cette représentation avec des coliques atroces, et je sens, rien
qu’à parler de cet ouvrage, mes entrailles de victime se tordre et se révolter.
3 « It was Delibes who revolutionized this silly idea of ballet music, introducing in his scores a
symphonic element, a wealth of graceful melody, and a richness of harmonic fibre, based, it is
safe to hazard, on a healthy distaste for routine […]. Beyond any manner of doubt, Delibes is
the father of the modern ballet ». Van Vechten ajoute plus loin : « Delibes's ballet music is
piquant and picturesque, nervous and brilliant, shot with color and curious harmonic effects,
subtle in rythm, and, above all, his melody has a highly distinguished line. There is a
symphonic texture. » (Carl VAN VECHTEN, « Back to Delibes », The Musical Quarterly, VIII/4
(octobre 1922), p. 605-610, ici p. 607 et 610.)
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La musique de Maître Griffard est d’un très jeune homme nommé Delibes,
si je ne me trompe. M. Delibes est, ainsi que M. Poise, élève d’Adolphe
Adam. Il était déjà connu dans plusieurs parties du monde musical par une
polka qui se vend beaucoup, une polka qui va bien, disent les éditeurs. Son
opéra a été loué par plusieurs journaux spéciaux, dont les rédacteurs
possèdent des connaissances spéciales dans cette spécialité. Qu’ajouterait
mon suffrage à tant d’éloges ? On sait bien que je ne me connais pas à ces
choses-là, et que les accès de tétanos qu’elles me causent me font perdre
toute espèce de jugement, me privent du sens du commun4.
Quoi quil en soit, ces petits opéras ne semblent pas avoir laissé grand souvenir
au compositeur-critique, au point que lon peut se demander sil a fait le lien
entre leur auteur et celui dune partie de la musique de La Source. Ce qui frappe
surtout Berlioz, concernant ce ballet, cest quil est cause de lamputation dun
acte de lAlceste de Gluck dont il avait révisé la partition et minutieusement
supervisé les répétitions5. La musique de Delibes semble donc avoir suscité
essentiellement le mépris de Berlioz, ou au mieux son indifférence, dautant que
les ballets de Delibes les plus importants, Coppélia (1870) et Sylvia (1876), ont
été créés après la mort de lauteur des Troyens.
S’il semble donc difficile de réconcilier Delibes et Berlioz, il faut pourtant
s’interroger sur la modernité de la musique de ballet de Delibes, que Berlioz na
pas su, ou na pas eu le temps de déceler6.
4 Hector BERLIOZ, « Revue musicale », Journal des débats, 24 octobre 1857, p. 1-2. Berlioz rend
compte du Jardinier et son seigneur dans le Journal des débats du 14 mai 1863.
5 Alceste ne fut donné à l’Opéra que quatre fois en entier. À partir du 21 novembre 1866, La
Source fut donnée au cours de la même représentation et cest Alceste quon décida de couper
pour éviter une trop longue soirée. « Vous concevez que tout doit sincliner devant la majesté
du Ballet. Le public sintéressant beaucoup aux œuvres de cuisses et fort peu aux œuvres de
ur, quand le ballet est trop long, on coupe le chef-d’œuvre » (Hector BERLIOZ,
Correspondance générale, 7, 1864-1869, éditée sous la direction de Pierre CITRON, Paris :
Flammarion, 2001, p. 486 [lettre à François-Jean-Baptiste Seghers]).
6 Berlioz pouvait passer sur ses préventions envers le genre du ballet quand celui-ci était signé
d’un compositeur quil estimait. Voici ce quil écrit de Sacountala d’Ernest Reyer :
« La partition du jeune maître n’est pas en effet de celles qu’on croit avoir entendues plusieurs
centaines de fois. On y trouve au contraire un coloris de style particulier, une sonorité
nouvelle. Son orchestre n’est pas l’éternel orchestre parisien ; en l’écoutant, on se dit de prime
abord : Ah ! enfin voici un autre orchestre ; ce n’est pas de l’instrumentation officielle ; les
timbres divers y sont ingénieusement mariés entre eux, les instrumens à percussion n’y sont
point des instrumens de persécution : ils ne vous y crèvent pas le tympan. Puis voici de
piquantes hardiesses d’harmonie, de fraîches mélodies bien trouvées et gracieusement
développées : tout cela est jeune et souriant, c’est vert, c’est fleuri. Dieu soit loué, nous sommes
sortis de la cuisine, nous entrons dans le jardin ; il y fait chaud, mais cette chaleur est celle du
soleil ; ces senteurs sont les senteurs de la verdure et des belles coroles ouvertes au souffle de la
brise… respirons. » (Hector BERLIOZ, « Revue musicale », Journal des bats, 15 septembre
1858, p. 1-2.)
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J’ai déjà ailleurs essayé d’approfondir cette question à propos du dernier ballet
de Delibes, Sylvia, le plus récent, et en effet le plus ambitieux7. Il ma semblé
judicieux aujourd’hui de me pencher au contraire plus particulièrement sur La
Source : parce que cest le seul ballet donné du « temps » de Berlioz certes, mais
aussi parce que Delibes nen a composé quune moitié, ce qui permet de
comparer sa musique à celle de son collaborateur, Minkus ; enfin parce quil
s’agit des premiers pas notables de Delibes à lOpéra et dans ce genre de
musique.
Je voudrais donc dabord rappeler ce quétait la musique de ballet au moment de
la création de La Source, puis quelles circonstances conduisirent Delibes à
composer Coppélia et Sylvia. Enfin voir de quelle façon les innovations
décelables dans Sylvia sont en germe dans La Source, afin de définir ce qui
constitue, au temps de Berlioz, la nouveauté de ce premier ballet.
La musique de ballet en 1866
L’analyse donnée par Carl Van Vechten semble assez juste, en ce qui concerne
l’importance donnée à la musique dans un ballet, au moment Delibes
commence à écrire le sien. Celle-ci est perçue, par le public et par le milieu
musical, comme une sous-musique, que lon écoute peu, et qui est
essentiellement destinée à fournir aux danseurs des rythmes adéquats pour leurs
pas.
Les partitions de ballet ont dailleurs été longtemps des pots-pourris, utilisant
des airs connus pour rendre les situations mimées intelligibles au spectateur,
même si depuis les années 1840, ces partitions contiennent de plus en plus de
parties réellement originales8.
La musique dun ballet daction est dailleurs écoutée avec moins dattention que
celle dun opéra, font remarquer certains critiques. Labsence de texte oblige à
une concentration des spectateurs sur les gestes des danseurs pour essayer de
7 Pauline GIRARD, « Sylvia de Léo Delibes : un ballet en avance sur son temps ? », Musique et
chorégraphie en France de Léo Delibes à Florent Schmitt : actes de la journée d’étude du 13 juin
2008 [organisée par l’]Universi Jean Monnet [et l’]Opéra théâtre de Saint-Étienne, sous la
direction de Jean-Christophe BRANGER, collection Musicologie-Cahiers de lEsplanade, Saint-
Etienne : Publications de lUniversité de Saint-Étienne, 2010, p. 33-72.
8 Voir Marian SMITH, Ballet and opera in the age of Giselle, Oxford : Princeton University press,
2000. Berlioz souligne lévolution dans son compte-rendu du Diable boîteux en 1840 :
« On ne trouve également dans la musique de cet acte que peu de concessions à l’usage qui
permet aux compositeurs de ballet d’introduire dans leur partition des morceaux déjà
connus. » (Hector BERLIOZ, Critique musicale : 1823-1863, vol. 4, 1839-1841, édition critique
préparée et annotée par Anne BONGRAIN et Marie-Hélène COUDROY-SAGHAÏ, Paris : Buchet-
Chastel, 2002, p. 690-691.)
La modernité française au temps de Berlioz. Février 2010.
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comprendre ce qui se passe sur scène. La musique peut les aider de façon
inconsciente, comme une musique de scène. Mais on ne lécoute pas pour elle-
même9.
Le ballet est de plus considéré avant tout comme un divertissement léger, une
sorte de récréation du grand opéra : sa musique nest pas prise au sérieux, on
n’en attend pas de valeur artistique.
Ainsi, si lart du ballet a été célébré par les romantiques, il sagissait en effet,
comme le dit Van Vechten, surtout du culte de la ballerine dans un
environnement romantique comme celui du deuxième acte de Giselle. Pour un
Théophile Gautier, le ballet est avant tout un spectacle visuel,
puisquidéalement, selon lui, ce sont les peintres qui devraient écrire les
arguments de ballet10. La musique a seulement une fonction daccompagnement
agréable.
C’est ainsi quun des critiques rendant compte de La Source peut encore
opposer sans état d’âme la musique au ballet :
La Source, que, nouveau Moïse, le directeur de l’Opéra a, de sa baguette
magique, fait jaillir du rocher, ne menace pas de devenir torrent et
d’inonder le domaine voisin : celui de l’art musical11.
Corollaire de ce peu dattention prêtée à la musique de ballet, la position
subalterne du compositeur, qui doit travailler en collaboration étroite avec le
chorégraphe et lauteur de largument. Dans quel ordre, dans quelle hiérarchie
interviennent ces trois protagonistes ? Même si la situation peut varier selon les
circonstances et la personnalité du chorégraphe12, le compositeur est le plus
généralement au service du chorégraphe, qui lui fournit parfois des
« monstres », cest à dire une sorte de canevas rythmique à respecter pour la
composition de sa musique. Arthur Saint-Léon, le chorégraphe de La Source,
lui-même violoniste de talent et compositeur de musique, en usait ainsi avec ses
collaborateurs musicaux13. Saint-Léon se considérait comme le ritable auteur
9 Le critique musical du Siècle dit ainsi avoir vu deux fois La Source pour rédiger son article, une
première fois pour comprendre largument, la deuxième pour la musique.
« Quand on regarde avec attention le geste expressif des mimes, on oublie découter la musique,
chargée den accompagner lexpression. » (Gustave CHADEUIL, « Revue musicale », Le Siècle,
20 novembre 1866.)
10Voir Hélène LAPLACE-CLAVERIE, Écrire pour la danse. Les livrets de ballet de Théophile
Gautier à Jean Cocteau (1870-1914), Paris : Honoré Champion, 2001.
11 Hyppolyte PRÉVOST, « Revue musicale », La France, 18 novembre 1866.
12 Adolphe Adam se considérait comme un collaborateur à part entière de Giselle. Voir Marian
SMITH, Ballet and opera in the age of Giselle, Oxford : Princeton University press, 2000, p. 245,
note 4.
13 Voir Pauline GIRARD, « Sylvia de Léo Delibes : un ballet en avance sur son temps ? », p. 33-72.
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