Les ballets de Delibes et la modernité musicale au temps de Berlioz

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Les colloques de l’Opéra Comique
La modernité française au temps de Berlioz. Février 2010
sous la direction d’Alexandre DRATWICKI et Agnès TERRIER
Les ballets de Delibes et la modernité
musicale au temps de Berlio z
Pauline G IRARD
C’est en grande partie grâce à ses ballets que l’on se souvient du nom de Léo
Delibes aujourd’hui. Et sans doute n’est-ce pas sans raison. Coppélia est le seul
ballet qui n’a jamais quitté le répertoire de l’Opéra de Paris depuis sa création le
25 mai 1870.
Dès la mort de Delibes, l’importance artistique de son œuvre de ballet a été
soulignée, notamment par Alfred Bruneau dans son rapport sur la musique
française rédigé à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900 : il plaide pour
que le compositeur y soit représenté par des extraits d’un de ses ballets plutôt
que par ses opéras-comiques1.
Dans un certain milieu musical des années vingt, Delibes a même été un temps
présenté comme un précurseur. On voyait en l’auteur de Coppélia un
compositeur à réhabiliter, à un moment où l’art de la danse lui-même venait de
regagner ses lettres de noblesses avec le succès des Ballets Russes de Diaghilev et
des Ballets Suédois de Rolf de Maré. Carl Van Vechten, écrivain et critique au
New York Times, féru de danse moderne et ami de Gertrude Stein, publiait ainsi
en 1922 dans le Musical Quarterly un article intitulé « Back to Delibes2 », qui
Alfred BRUNEAU, La Musique française. Rapport sur la musique en France du XIIIe au XXe
siècle ; la musique à Paris en 1900 au théâtre, au concert, à l’Exposition, Paris : Fasquelle, 1901,
p. 103-105.
2
Cet article faisait écho à un plaidoyer pro-Delibes paru dans la Revue musicale, et dû à la
plume du critique musical Émile Vuillermoz : « Delibes est le grand précurseur de “l’écriture
artiste” d’où est sortie notre école moderne » (Émile VUILLERMOZ, « Chroniques et notes : la
musique en France et à l’étranger : France : de quelques opérettes », Revue musicale, 1er mars
1922, p. 264.)
1
La modernité française au temps de Berlioz. Février 2010.
Pauline GIRARD, « Les ballets de Delibes et la modernité musicale au temps de Berlioz. »
démontrait spécifiquement l’importance de la musique de ballet chez le
compositeur. Selon lui, cette musique, avant Delibes, consistait en mélodies bien
rythmées, rehaussées par des tintements de clochettes. Ce qui intéressait les
spectateurs, c’était surtout la virtuosité des danseurs, et si une Fanny Elssler ou
une Marie Taglioni avaient réussi à transcender l’art du ballet, c’était grâce à
leur charisme personnel. Elles n’étaient absolument pas soutenues par la
musique sur laquelle elles dansaient. Bien au contraire, celle-ci devait se faire
aussi discrète que possible.
Delibes, ajoute Van Vechten, fut le premier à révolutionner cette idée
stupide de la musique de ballet, introduisant dans ses partitions un élément
symphonique, une profusion de mélodies charmantes, une richesse
harmonique, fondée, il n’est pas douteux de le dire, sur une saine
détestation de la routine […]. Sans aucun doute, Delibes est le père du ballet
moderne3.
C’est en raison de cet aura de modernité qui entoure les ballets dans l’œuvre de
Delibes que le compositeur peut trouver sa place dans un colloque intitulé « La
modernité musicale au temps de Berlioz », même si les univers de ces deux
artistes ne semblent pas présenter à priori de points de rencontre.
En effet, le Delibes qu’a pu connaître l’auteur des Troyens, disparu en 1869, est
un jeune homme d’à peine trente ans, sorti de l’écurie d’Offenbach, un
compositeur d’opérettes et d’une moitié de ballet, La Source, créée en 1866 à
l’Opéra de Paris, un musicien par conséquent très éloigné des préoccupations
artistiques de Berlioz.
Certes Delibes a également eu l’opportunité de donner au Théâtre-Lyrique deux
petits opéras en un acte, Maitre Griffard (1857) et Le Jardinier et son seigneur
(1863), dont Berlioz a rendu compte dans son feuilleton du Journal des débats.
Mais on ne sait trop quoi penser de la bienveillance polie dont Berlioz honore
Delibes en 1863 pour Le Jardinier et son seigneur, après les lignes carrément
négatives qu’il a consacrées à Maître Griffard six ans plus tôt :
Je suis sorti de cette représentation avec des coliques atroces, et je sens, rien
qu’à parler de cet ouvrage, mes entrailles de victime se tordre et se révolter.
3
« It was Delibes who revolutionized this silly idea of ballet music, introducing in his scores a
symphonic element, a wealth of graceful melody, and a richness of harmonic fibre, based, it is
safe to hazard, on a healthy distaste for routine […]. Beyond any manner of doubt, Delibes is
the father of the modern ballet ». Van Vechten ajoute plus loin : « Delibes's ballet music is
piquant and picturesque, nervous and brilliant, shot with color and curious harmonic effects,
subtle in rythm, and, above all, his melody has a highly distinguished line. There is a
symphonic texture. » (Carl VAN VECHTEN, « Back to Delibes », The Musical Quarterly, VIII/4
(octobre 1922), p. 605-610, ici p. 607 et 610.)
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La modernité française au temps de Berlioz. Février 2010.
Pauline GIRARD, « Les ballets de Delibes et la modernité musicale au temps de Berlioz. »
La musique de Maître Griffard est d’un très jeune homme nommé Delibes,
si je ne me trompe. M. Delibes est, ainsi que M. Poise, élève d’Adolphe
Adam. Il était déjà connu dans plusieurs parties du monde musical par une
polka qui se vend beaucoup, une polka qui va bien, disent les éditeurs. Son
opéra a été loué par plusieurs journaux spéciaux, dont les rédacteurs
possèdent des connaissances spéciales dans cette spécialité. Qu’ajouterait
mon suffrage à tant d’éloges ? On sait bien que je ne me connais pas à ces
choses-là, et que les accès de tétanos qu’elles me causent me font perdre
toute espèce de jugement, me privent du sens du commun4.
Quoi qu’il en soit, ces petits opéras ne semblent pas avoir laissé grand souvenir
au compositeur-critique, au point que l’on peut se demander s’il a fait le lien
entre leur auteur et celui d’une partie de la musique de La Source. Ce qui frappe
surtout Berlioz, concernant ce ballet, c’est qu’il est cause de l’amputation d’un
acte de l’Alceste de Gluck dont il avait révisé la partition et minutieusement
supervisé les répétitions5. La musique de Delibes semble donc avoir suscité
essentiellement le mépris de Berlioz, ou au mieux son indifférence, d’autant que
les ballets de Delibes les plus importants, Coppélia (1870) et Sylvia (1876), ont
été créés après la mort de l’auteur des Troyens.
S’il semble donc difficile de réconcilier Delibes et Berlioz, il faut pourtant
s’interroger sur la modernité de la musique de ballet de Delibes, que Berlioz n’a
pas su, ou n’a pas eu le temps de déceler6.
Hector BERLIOZ, « Revue musicale », Journal des débats, 24 octobre 1857, p. 1-2. Berlioz rend
compte du Jardinier et son seigneur dans le Journal des débats du 14 mai 1863.
5
Alceste ne fut donné à l’Opéra que quatre fois en entier. À partir du 21 novembre 1866, La
Source fut donnée au cours de la même représentation et c’est Alceste qu’on décida de couper
pour éviter une trop longue soirée. « Vous concevez que tout doit s’incliner devant la majesté
du Ballet. Le public s’intéressant beaucoup aux œuvres de cuisses et fort peu aux œuvres de
cœur, quand le ballet est trop long, on coupe le chef-d’œuvre » (Hector BERLIOZ,
Correspondance générale, 7, 1864-1869, éditée sous la direction de Pierre CITRON, Paris :
Flammarion, 2001, p. 486 [lettre à François-Jean-Baptiste Seghers]).
6
Berlioz pouvait passer sur ses préventions envers le genre du ballet quand celui-ci était signé
d’un compositeur qu’il estimait. Voici ce qu’il écrit de Sacountala d’Ernest Reyer :
« La partition du jeune maître n’est pas en effet de celles qu’on croit avoir entendues plusieurs
centaines de fois. On y trouve au contraire un coloris de style particulier, une sonorité
nouvelle. Son orchestre n’est pas l’éternel orchestre parisien ; en l’écoutant, on se dit de prime
abord : Ah ! enfin voici un autre orchestre ; ce n’est pas de l’instrumentation officielle ; les
timbres divers y sont ingénieusement mariés entre eux, les instrumens à percussion n’y sont
point des instrumens de persécution : ils ne vous y crèvent pas le tympan. Puis voici de
piquantes hardiesses d’harmonie, de fraîches mélodies bien trouvées et gracieusement
développées : tout cela est jeune et souriant, c’est vert, c’est fleuri. Dieu soit loué, nous sommes
sortis de la cuisine, nous entrons dans le jardin ; il y fait chaud, mais cette chaleur est celle du
soleil ; ces senteurs sont les senteurs de la verdure et des belles coroles ouvertes au souffle de la
brise… respirons. » (Hector BERLIOZ, « Revue musicale », Journal des débats, 15 septembre
1858, p. 1-2.)
4
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La modernité française au temps de Berlioz. Février 2010.
Pauline GIRARD, « Les ballets de Delibes et la modernité musicale au temps de Berlioz. »
J’ai déjà ailleurs essayé d’approfondir cette question à propos du dernier ballet
de Delibes, Sylvia, le plus récent, et en effet le plus ambitieux7. Il m’a semblé
judicieux aujourd’hui de me pencher au contraire plus particulièrement sur La
Source : parce que c’est le seul ballet donné du « temps » de Berlioz certes, mais
aussi parce que Delibes n’en a composé qu’une moitié, ce qui permet de
comparer sa musique à celle de son collaborateur, Minkus ; enfin parce qu’il
s’agit des premiers pas notables de Delibes à l’Opéra et dans ce genre de
musique.
Je voudrais donc d’abord rappeler ce qu’était la musique de ballet au moment de
la création de La Source, puis quelles circonstances conduisirent Delibes à
composer Coppélia et Sylvia. Enfin voir de quelle façon les innovations
décelables dans Sylvia sont en germe dans La Source, afin de définir ce qui
constitue, au temps de Berlioz, la nouveauté de ce premier ballet.
La musique de ballet en 1866
L’analyse donnée par Carl Van Vechten semble assez juste, en ce qui concerne
l’importance donnée à la musique dans un ballet, au moment où Delibes
commence à écrire le sien. Celle-ci est perçue, par le public et par le milieu
musical, comme une sous-musique, que l’on écoute peu, et qui est
essentiellement destinée à fournir aux danseurs des rythmes adéquats pour leurs
pas.
Les partitions de ballet ont d’ailleurs été longtemps des pots-pourris, utilisant
des airs connus pour rendre les situations mimées intelligibles au spectateur,
même si depuis les années 1840, ces partitions contiennent de plus en plus de
parties réellement originales8.
La musique d’un ballet d’action est d’ailleurs écoutée avec moins d’attention que
celle d’un opéra, font remarquer certains critiques. L’absence de texte oblige à
une concentration des spectateurs sur les gestes des danseurs pour essayer de
Pauline GIRARD, « Sylvia de Léo Delibes : un ballet en avance sur son temps ? », Musique et
chorégraphie en France de Léo Delibes à Florent Schmitt : actes de la journée d’étude du 13 juin
2008 [organisée par l’]Université Jean Monnet [et l’]Opéra théâtre de Saint-Étienne, sous la
direction de Jean-Christophe BRANGER, collection Musicologie-Cahiers de l’Esplanade, SaintEtienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2010, p. 33-72.
8
Voir Marian SMITH, Ballet and opera in the age of Giselle, Oxford : Princeton University press,
2000. Berlioz souligne l’évolution dans son compte-rendu du Diable boîteux en 1840 :
« On ne trouve également dans la musique de cet acte que peu de concessions à l’usage qui
permet aux compositeurs de ballet d’introduire dans leur partition des morceaux déjà
connus. » (Hector BERLIOZ, Critique musicale : 1823-1863, vol. 4, 1839-1841, édition critique
préparée et annotée par Anne BONGRAIN et Marie-Hélène COUDROY-SAGHAÏ, Paris : BuchetChastel, 2002, p. 690-691.)
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La modernité française au temps de Berlioz. Février 2010.
Pauline GIRARD, « Les ballets de Delibes et la modernité musicale au temps de Berlioz. »
comprendre ce qui se passe sur scène. La musique peut les aider de façon
inconsciente, comme une musique de scène. Mais on ne l’écoute pas pour ellemême9.
Le ballet est de plus considéré avant tout comme un divertissement léger, une
sorte de récréation du grand opéra : sa musique n’est pas prise au sérieux, on
n’en attend pas de valeur artistique.
Ainsi, si l’art du ballet a été célébré par les romantiques, il s’agissait en effet,
comme le dit Van Vechten, surtout du culte de la ballerine dans un
environnement romantique comme celui du deuxième acte de Giselle. Pour un
Théophile Gautier, le ballet est avant tout un spectacle visuel,
puisqu’idéalement, selon lui, ce sont les peintres qui devraient écrire les
arguments de ballet10. La musique a seulement une fonction d’accompagnement
agréable.
C’est ainsi qu’un des critiques rendant compte de La Source peut encore
opposer sans état d’âme la musique au ballet :
La Source, que, nouveau Moïse, le directeur de l’Opéra a, de sa baguette
magique, fait jaillir du rocher, ne menace pas de devenir torrent et
d’inonder le domaine voisin : celui de l’art musical11.
Corollaire de ce peu d’attention prêtée à la musique de ballet, la position
subalterne du compositeur, qui doit travailler en collaboration étroite avec le
chorégraphe et l’auteur de l’argument. Dans quel ordre, dans quelle hiérarchie
interviennent ces trois protagonistes ? Même si la situation peut varier selon les
circonstances et la personnalité du chorégraphe12, le compositeur est le plus
généralement au service du chorégraphe, qui lui fournit parfois des
« monstres », c’est à dire une sorte de canevas rythmique à respecter pour la
composition de sa musique. Arthur Saint-Léon, le chorégraphe de La Source,
lui-même violoniste de talent et compositeur de musique, en usait ainsi avec ses
collaborateurs musicaux13. Saint-Léon se considérait comme le véritable auteur
Le critique musical du Siècle dit ainsi avoir vu deux fois La Source pour rédiger son article, une
première fois pour comprendre l’argument, la deuxième pour la musique.
« Quand on regarde avec attention le geste expressif des mimes, on oublie d’écouter la musique,
chargée d’en accompagner l’expression. » (Gustave CHADEUIL, « Revue musicale », Le Siècle,
20 novembre 1866.)
10
Voir Hélène LAPLACE-CLAVERIE, Écrire pour la danse. Les livrets de ballet de Théophile
Gautier à Jean Cocteau (1870-1914), Paris : Honoré Champion, 2001.
11
Hyppolyte PRÉVOST, « Revue musicale », La France, 18 novembre 1866.
12
Adolphe Adam se considérait comme un collaborateur à part entière de Giselle. Voir Marian
SMITH, Ballet and opera in the age of Giselle, Oxford : Princeton University press, 2000, p. 245,
note 4.
13
Voir Pauline GIRARD, « Sylvia de Léo Delibes : un ballet en avance sur son temps ? », p. 33-72.
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La modernité française au temps de Berlioz. Février 2010.
Pauline GIRARD, « Les ballets de Delibes et la modernité musicale au temps de Berlioz. »
d’un ballet, touchant à tout, de la conception de l’argument aux décors et aux
costumes, en passant par la musique et, bien sûr, la chorégraphie14. Berlioz
déplore cette subordination de fait de la musique à la danse dans les premiers
paragraphes d’un de ses feuilletons du Journal des débats en 1857. Il reproche à
la danse d’imposer à la musique « sa sœur », des coupures ou des ajouts
détruisant l’architecture du morceau.
Ailleurs la danse trouve l’instrumentation trop délicate ; il lui faut des
trombones, des cymbales, de bons coups de grosse caisse, et la musique, en
gémissant, se résigne à toutes sortes de brutalités. Ici le mouvement est trop
vif pour que le danseur puisse se livrer aux grands écarts, aux nobles
élévations de son pas ; la musique, soumise, brise le rhythme, en attendant
le moment de reprendre son allure naturelle ; et il lui faut de la patience, car
le grand danseur s’élève si haut, que fort souvent, on le sait, il lui arrive à
lui-même de s’ennuyer en l’air. Là le mouvement devra être plus ou moins
accéléré, selon que la danseuse veut faire œuvre des dix doigts de ses pieds
ou des deux gros orteils seulement. Alors la musique sera forcée de passer et
de revenir, et de repasser et de revenir encore, en quelques mesures, de
l’allegro au presto, ou de l’allegretto au prestissimo, sans égard pour le
dessin mélodique disloqué et même pour la possibilité de l’exécution15.
La musique de ballet est donc prise dans un cercle vicieux : peu valorisée par le
public, elle est du même coup peu prisée des compositeurs, d’autant qu’elle est
moins lucrative16, et que leur part de liberté créatrice y est très restreinte. Il est
naturel de consacrer ses efforts à des genres plus valorisants et moins difficiles.
Composer la musique d’un ballet est certes un moyen de se faire jouer à l’Opéra.
Mais le genre est tenu en si piètre estime, musicalement, que la cloison reste
étanche au sein de la Grande Maison entre compositeur de ballet et compositeur
d’opéra. On se demande même si commencer par un ballet, tout comme
composer des opérettes, ne dessert pas une carrière : Delibes ne réussit jamais à
faire recevoir ses œuvres lyriques qu’à l’Opéra-Comique.
S’il est un genre où la convention domine, c’est donc bien celui, avant tout
utilitaire, de la musique de ballet. Ce n’est pas dans ce domaine, pourrait-on
penser, qu’un compositeur allait chercher à exprimer ses ambitions artistiques.
C’est pourtant ce que fit Delibes, non, sans doute, par choix, mais bien plutôt
par opportunisme, et parce qu’il était incapable de bâcler, quelque soit la
Voir Arthur SAINT-LÉON, « Lettres d’un maître de ballet », éditées par Ivor GUEST, Revue
d’histoire du théâtre, XXIX/3 (1977), p. 205-311.
15
Hector BERLIOZ, « Revue musicale », Journal des débats, 26 avril 1857.
16
Hector Berlioz relève la chose à propos de Sacountala d’Ernest Reyer. « Revue musicale »,
Journal des débats, 15 septembre 1858, p. 1-2.
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Pauline GIRARD, « Les ballets de Delibes et la modernité musicale au temps de Berlioz. »
modestie de sa contribution. Le fait que la musique de ballet soit ordinairement
si terne allait précisément mettre en évidence son talent original.
Delibes et ses trois ballets
Le premier ballet commandé à Delibes en 1866 est donc La Source, ballet qu’il
compose de moitié avec Ludwig Minkus, sur un argument de Charles Nuitter et
Arthur Saint-Léon. On ignore quelles sont les raisons de cette commande.
Delibes faisait alors partie du personnel de l’Opéra comme second chef de
chœurs, il avait à son actif des opérettes et de petits opéras-comiques donnés au
Théâtre-Lyrique, et il avait écrit la musique de la cantate jouée à l’Opéra pour la
fête du 15 août 1865. Le directeur de l’Opéra, Émile Perrin, avait très bien perçu
l’ambition de ce jeune homme de trente ans, et sans doute fut-il pour quelque
chose dans la décision de confier une partie de la musique du nouveau ballet de
Saint-Léon à Delibes. Pourquoi Minkus, l’habituel collaborateur de Saint-Léon,
ne pouvait-il la composer toute entière ? Était-ce pour des raisons de calendrier,
le temps d’élaboration prévu étant très court (mai–juin 1866) ? Quoi qu’il en
soit Delibes composa le deuxième et le troisième tableau de ce ballet,
probablement en juin 186617. Bien que le ballet lui-même n’eût pas grand succès
d’abord, car la créatrice du rôle-titre18 manquait de légèreté, la musique de
Delibes fut remarquée. Elle plut au public, et le jeune compositeur lui-même
plut à Saint-Léon. Il présentait l’avantage, comme Nuitter, l’archiviste de
l’Opéra, d’être sur place (Saint-Léon, lui, devait se partager entre la France et la
Russie) et d’être français. On envisagea ainsi dès 1867 un nouveau ballet avec
cette équipe gagnante : Saint-Léon comme chorégraphe, Nuitter comme auteur
de l’argument, et Delibes, qui ferait cette fois seul la musique. Il s’agissait du
futur Coppélia, dont l’enfantement fut retardé par diverses péripéties, mais qui
vit finalement le jour le 25 mai 1870. Coppélia, contrairement à La Source, fut
un triomphe ; le livret, la danseuse, la chorégraphie, la musique, tout concourait
à la réussite de ce chef-d’œuvre. Si le musicien avait été remarqué dans La
« Un nouveau ballet est à l’étude à l’Opéra, il a pour titre : La Source ; le libretto est de
M. Nuitter, la musique est de M. Léo Delibes, accompagnateur à ce théâtre, et de M. Minkous,
compositeur russe, à qui l’on doit déjà la partition de Némea. C’est M. Saint-Léon qui
compose la chorégraphie. L’ouvrage viendra dans la première quinzaine du mois d’août. » (Le
Ménestrel, 24 juin 1866, p. 435.) Selon le journal de régie de l’Opéra, la première répétition du
ballet a eu lieu le 12 juin (F-Po, Re 18).
18
Guglielmina Salvioni. Adèle Grantzow aurait du créer le ballet, mais un accident, puis son
contrat avec les théâtres impériaux de Russie l’en avait empêchée. C’est seulement le 10 mai
1867 qu’elle créa finalement le rôle conçu pour elle. Voir Thomas D. DUNN, « Delibes and La
Source: Some manuscripts and documents », Dance chronicle, IV/1, 1980, p. 1-13.
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Source, il fut encensé pour Coppélia, qui constitua un véritable pas en avant
dans sa carrière.
Après 1870, c’est un autre homme qui peu à peu émerge : le jeune musicien
ambitieux, second chef des chœurs à l’Opéra, laisse place à un homme
richement marié, plus posé et réfléchi, et dégagé de l’obligation de travailler
pour gagner sa vie19. En 1873, il sort enfin des théâtres secondaires et donne sa
première œuvre à l’Opéra-Comique avec Le Roi l’a dit. C’est juste après cette
création qu’il accepte le projet d’un nouveau ballet pour l’Opéra. Sylvia,
finalement donnée en 1876, affirme pour la première fois de hautes ambitions
artistiques. Si jusque là, Léo Delibes avait fait de la musique de ballet, c’était un
peu parce qu’il s’était trouvé sur le chemin de Saint-Léon. Avec Sylvia, il cherche
clairement à donner au genre ses lettres de noblesse musicale, et à en faire une
sorte de poème symphonique, alternative française à la symphonie germanique.
« En écrivant la musique de ce ballet, tout en servant les exigences de la
chorégraphie, j’ai cherché à peindre les situations poétiques du libretto et à faire
une symphonie descriptive pouvant à la rigueur se suffire à elle-même20 », écritil en 1879. Soutenu par le directeur de l’Opéra, Olivier Halanzier, qui accepte de
donner l’œuvre seule pendant quelques soirées, salué par les musiciens, Delibes
ne réussit cependant pas à convaincre les classiques amateurs de ballet, dont
certains lui reprochent justement la trop grande présence de sa musique dans
une œuvre chorégraphique : le critique Charles de La Rounat fait preuve d’une
particulière véhémence dans Le XIXe siècle :
L’Opéra vient de faire représenter quelque chose qui s’appelle Sylvia. Cela a
trois actes et cinq tableaux : on y danse suffisamment, on y mime un peu,
on y processionne assez ; le tout accompagné d’une musique de hauts et bas
instruments ; j’ai pensé que c’était ce qu’on appelle un ballet ; il paraît que
c’est une symphonie […] dans un ballet la musique est appelée à rendre des
services et non à faire la loi. Elle doit vivre par l’action et pour l’action, et
n’a pas le droit de se faire sa part, de son autorité privée, et de se créer une
existence propre et indépendante. Elle n’est que le tiers du tout, qui forme
une trinité inséparable : le père c’est l’auteur du livret ; le fils, c’est le
chorégraphe, et l’esprit qui les unit, c’est la musique, procédant de l’un et de
l’autre21.
Delibes s’est marié et a quitté son poste à l’Opéra en 1871.
Léo Delibes, lettre à un correspondant non identifié, 11 janvier 1879. Extrait cité dans
Catalogue d’autographes Charavay, février 1911, no 414.
21
Feuilleton du XIXe siècle, 20 juin 1876.
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Quels sont les éléments de modernité dans Sylvia, qui bousculaient à ce point
les habitudes des auditeurs22 ?
On relève tout d’abord l’importance en soi de la musique et de son auteur. Elle
se manifeste dans la politique de communication menée autour de l’œuvre
nouvelle, marquée notamment par l’édition immédiate de la partition pour
piano chez Heugel. Cette importance de la musique va de pair avec
l’augmentation du poids du compositeur et l’effacement relatif du chorégraphe
(Louis Mérante) dans l’élaboration du ballet. Le traitement musical des passages
de pantomime, riche et évocateur, s’éloigne de la description servile de l’action
scénique. Delibes complexifie également l’usage des motifs caractérisant un
personnage, qui sont transformés selon les situations, et crée entre eux des
parentés qui donnent une cohérence artistique à son œuvre. Les passages de
danse se signalent par un renouvellement de l’approche rythmique, intégrant
des influences exotiques. L’orchestration de Sylvia enfin est constamment
inventive, employant des timbres inusités, et les appropriant aux situations
dramatiques.
Certains de ces éléments novateurs figurent-ils déjà dans La Source ?
Quelle modernité dans La Source ?
Ambition artistique ?
A priori, on pourrait penser que l’ambition artistique qui a présidé à la
composition de La Source n’est pas grande : on l’a vu, l’œuvre s’est élaborée
dans un temps très court, et on ne sait pas bien pour quelles raisons Delibes y a
été impliqué. Cependant, ceci ne signifie pas que Delibes n’ait pas voulu
précisément saisir la chance qui lui était offerte pour montrer ce qu’il savait
faire. On n’a pour l’instant aucune indication sur l’existence ou non d’une
véritable collaboration artistique entre Minkus et Delibes, d’un souci de faire
œuvre commune23. Ce qui frappe à l’audition au contraire, et ce qui a également
frappé les contemporains, c’est surtout la disparité entre les parties confiées à
chacun d’eux. Même si le caractère des situations dramatiques qu’ils avaient à
traiter est relativement différent (Delibes au deuxième acte étant chargé
Pour plus de détails, voir Pauline GIRARD, « Sylvia de Léo Delibes : un ballet en avance sur
son temps ? », p. 33-72.
23
Minkus, absent de Paris, n’a pas suffisamment confiance en Delibes pour le laisser superviser
les répétitions des parties du ballet qu’il a composées : il préfère déléguer son propre émissaire,
un certain Cadeau. Ce détail laisse penser que les deux auteurs n’ont pas beaucoup collaboré.
Même si au mois de septembre, Minkus confie l’instrumentation de quelques mesures à
ajouter, indifféremment à Delibes ou à Cadeau. Voir Arthur SAINT-LÉON, « Lettres d’un
maître de ballet », p. 205-311, notamment p. 263 (lettre du 10 septembre 1866).
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La modernité française au temps de Berlioz. Février 2010.
Pauline GIRARD, « Les ballets de Delibes et la modernité musicale au temps de Berlioz. »
d’évoquer une fête brillante traversée d’épisodes comiques tandis que le
morceau dévolu à Minkus était beaucoup plus élégiaque), Delibes n’a fait aucun
effort pour s’accorder au style de son aîné. Aucun motif ne passe d’un
compositeur à l’autre, excepté peut-être celui de Naïla, la fée de la Source, mais
très transformé24.
Figure 1 : Ludwig MINKUS, La Source, acte I, n° 8, Scène dansée, apparition
de Naïla
La Source, ballet en 3 actes et 4 tableaux de Charles Nuitter et Saint-Léon, musique de
Minkous et Léo Delibes, Paris, Gérard, [1876], réduction pour piano par Renaud de Vilbac.
Acte I, no 8 (scène dansée), p. 38 et acte III, no 26 (romance : « un peu plus lent »), p. 131.
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La modernité française au temps de Berlioz. Février 2010.
Pauline GIRARD, « Les ballets de Delibes et la modernité musicale au temps de Berlioz. »
Figure 2 : Léo DELIBES, La Source, acte II, no 26, Romance, un peu plus lent
(apparition de Naïla)
On en vient à se demander si Delibes n’a pas fait exprès de se distinguer de
Minkus, afin, en accentuant la disparité entre les deux styles de faire remarquer
sa propre musique25.
Sur 23 critiques examinées (F-Po, Dossier d’œuvre La Source ; complété par Le Figaro, Le
Temps, Le Constitutionnel, La Presse, La Revue et Gazette Musicale, La France musicale et
L’Art musical), dix déclarent Delibes supérieur à Minkus, dix les déclarent égaux chacun dans
leur genre, un prononce la supériorité de Minkus, et deux ne parlent pas du tout de la
musique. Seule la critique de La Comédie est très virulente contre Delibes à qui elle reproche
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Pauline GIRARD, « Les ballets de Delibes et la modernité musicale au temps de Berlioz. »
Du reste, si l’œuvre est conçue dans un temps assez court, elle reçoit pourtant au
fil des répétitions des développements imprévus : la qualité de la musique de
Delibes est peut-être une des raisons qui a conduit les décideurs (probablement
Saint-Léon et Émile Perrin) à ajouter un quatrième tableau au ballet qui n’en
comportait initialement que trois, ce qui portait sa durée à 1h3026. Enfin, Émile
Perrin croyait suffisamment en cette œuvre pour la donner seule lors de la
répétition générale, ouverte exceptionnellement au public27.
Delibes a marqué son premier point : sa musique a été distinguée, la critique lui
reconnaît un véritable mérite artistique. Ce premier ballet est pour lui un succès
personnel. Mais il a fait mieux que de composer une partition brillante, il
innove réellement, et toutes les qualités relevées par les critiques correspondent
en effet à des avancées du compositeur.
Modernité musicale de La Source
L’inventivité de l’orchestration est peut-être le trait le plus visible de ces
innovations, en tout cas le plus remarqué, et aussi le plus discuté. En 1872, le
critique du Journal de Paris la jugera finalement vulgaire et superficielle28.
Quant à Blaze de Bury, le sévère et quelque peu réactionnaire chroniqueur
musical de la Revue des deux mondes, il formulait à propos de l’orchestration de
Coppélia en 1870 de virulentes critiques qu’on pourrait tout aussi bien appliquer
à La Source :
Si vous aimez le coloris instrumental, on en a mis partout ; j’ose même dire
qu’il y en a beaucoup trop. Ces curiosités de résonnances au premier abord
amusent l’oreille ; à la longue, elles vous étourdissent, vous assomment. Que
M. Delibes y prenne garde, en un temps où la dextérité de facture a livré
tous ses secrets, ce maniérisme à outrance, ce brio continu aura bientôt fait
de tourner au poncif. Un autre grand péril qui menace les musiciens de
talent, c’est l’opérette-bouffe. M. Léo Delibes a donné dans cet affreux
travers ; il en est revenu, pensons-nous, mais sa musique en portera
d’avoir importé l’opérette à l’Opéra (CARNIOLI, La Comédie, 18 novembre 1866, F-Po, Dossier
d’œuvre La Source).
26
Voir les journaux de régie de l’Opéra et les différentes versions de l’argument. F-Po, Re 18 et
Fonds Nuitter 252.
27
« L’administration avait fait, pour la répétition générale de La Source, le service de la presse,
comme elle l’avait déjà fait dans quelques circonstances très exceptionnelles. » (Johannès
WEBER, « Revue musicale », Le Temps, 28 novembre 1866.) Un ballet n’était jamais donné seul,
mais toujours accompagné d’un opéra en lever de rideau.
28
« Sa sonorité emprunte un peu trop à des effets vulgaires, et le timbre entre pour beaucoup
dans son facile triomphe » [le mot timbre indique ici un son de cloche ou de lame métallique]
(Journal de Paris, 13 octobre 1872, article figurant sans signature dans F-Po, Dossier d’œuvre
La Source).
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longtemps la marque. Rien de plus agaçant que ces harmonicas du second
acte : les gens que cette note réjouit cherchent à l’excuser en arguant de la
situation. Il se peut en effet que ces jeux de timbres imitant les boîtes à
musique de Nuremberg fassent un accompagnement très naturel aux
évolutions d’une poupée ; il n’en reste pas moins vrai que de pareilles
combinaisons nous viennent en droite ligne des Bouffes-Parisiens29.
Le fait que l’orchestration de Delibes soit ainsi contestée est-il justement un
signe de sa modernité, ou les contempteurs ont-il raison de trouver qu’il s’agit
avant tout de poudre aux yeux ?
L’argument du ballet, inspiré d’une légende russe, se déroulait dans une région
indéterminée d’Asie centrale, ce qui donnait au compositeur l’opportunité de
faire entendre des sonorités exotiques. Delibes, certes, utilise des effets un peu
voyants, pittoresques ou humoristiques. Mais ils sont toujours en situation. Au
deuxième tableau par exemple, nous sommes à la cour du Sultan qui attend une
fiancée, Nouredda. Après les appels de trompes annonçant l’arrivée de la jeune
fille, les cuivres semblent se réveiller en sursaut dans une belle cacophonie, et
des montées de doubles croches évoquent l’agitation désordonnée de tous30.
Dans un genre moins comique, Delibes demande aux bois de couiner lors de
l’invocation infernale de la Sorcière au troisième tableau : l’instrumentation et
l’écriture du compositeur évoquent ainsi à merveille les mystérieux maléfices de
Morgab31.
À côté de ces effets spectaculaires, Delibes sait faire preuve également d’une
finesse d’instrumentation plus discrète mais tout aussi efficace. Son originalité
n’est pas dans son souci d’utiliser des instruments appropriés aux différents
personnages, cette caractérisation existe déjà dans le ballet avant lui
(notamment dans Giselle de son maître, Adolphe Adam), quoiqu’il se plie plus
rigoureusement à un tel système que Minkus. Elle réside plutôt dans la
gourmandise avec laquelle il met en valeur certains instruments, comme le cor,
la délicatesse avec laquelle il associe les timbres et les plans sonores afin de faire
ressortir des lignes mélodiques secondaires : ainsi dans l’andante du
divertissement du deuxième tableau, la poésie provient-elle essentiellement de
la texture instrumentale, la mélodie passant du hautbois au cor, puis aux
violons32.
Revue des deux mondes, 15 juin 1870, p. 1037.
La Source, Acte II, no 16 (scène), p. 72-73.
31
La Source, Acte III, no 25 (scène), p. 124-125.
32
La Source, Acte II, no18-B (divertissement : andante), p. 84-85.
29
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Même si elle est incontestablement brillante, l’orchestration de Delibes n’est
donc pas superficielle et elle permet, comme le dit intelligemment le critique du
Siècle en 1872 de mettre en valeur l’écriture musicale :
L’orchestration de tous ces motifs alertes, faciles et gracieux, ne laisse rien
dans l’ombre et colore la pensée de reflets aussi variés que ceux de la
lumière33.
D’où vient à Delibes cette science de l’orchestration ? Une instrumentation
colorée et expressive est une des caractéristiques de la musique de théâtre, ainsi
que le notait déjà Berlioz, et Meyerbeer était connu pour apporter un grand soin
à l’orchestre de ses opéras. Or Delibes a vu Meyerbeer à l’œuvre lorsqu’il
chantait, enfant, dans les chœurs du Prophète34. Il baigne depuis longtemps dans
l’univers du théâtre35, et l’on a plusieurs indications montrant que dans ses
opérettes, il attachait à l’orchestre, même réduit, une grande importance36.
Enfin, même si Berlioz l’ignore semble-t-il superbement, Delibes, lui, n’ignore
certainement pas le travail de Berlioz en matière d’instrumentation, d’autant
qu’il a eu l’occasion de le côtoyer sinon de lui parler : sans doute lors des
répétitions d’Orphée en 1859 au Théâtre-Lyrique, où il était alors
accompagnateur, et certainement lors des répétitions d’Alceste en 1866 à
l’Opéra, auxquelles il participe activement en tant que second chef des chœurs37.
Oscar COMETTANT, « Revue musicale », Le Siècle, 14 octobre 1872, p. 2.
En décembre 1848, le jeune Delibes, alors âgé de 12 ans, est engagé comme choriste à l’Opéra
pour un an (Archives Nationales, Aj13 198/II). Le Prophète y est créé le 16 avril 1849.
35
Avant d’entrer à l’Opéra en 1863, Delibes a été accompagnateur au Théâtre-Lyrique depuis
1853.
36
Le 6 juin 1862, Delibes écrit au directeur du casino d’Ems, qui doit produire une de ses
opérettes, Mon Ami Pierrot :
« Voulez-vous être assez bon pour vous informer auprès de votre chef d’orchestre allemand de
la composition exacte de l’orchestre pour le théâtre : dans Les Eaux d’Ems, je n’avais que
l’orchestre des Bouffes et maintenant je désire avoir autant que possible 2 clarinettes 2
hautbois 2 bassons, etc. et surtout (voici le point essentiel) 2 flûtes au moins : parce que j’ai
une flûte sur le théâtre presque pendant toute la pièce, donc il faut qu’il en reste au moins une
à l’orchestre. Voudriez-vous me dire aussi si le cor a du talent, parce que j’ai l’intention de lui
écrire un solo dans l’ouverture. » (Léo DELIBES, lettre autographe à Briguiboul, vendredi 6 mai
[en réalité 6 juin 1862], transcrite par l’auteur à l’occasion d’une vente d’autographes (PIASA,
Lettres et manuscrits autographes : [vente], Paris, Drouot Richelieu, salle 9, 20 novembre 2008,
Paris, Thierry Bodin, [2008], no 303).
37
Le 4 août 1866, Berlioz et Delibes sont présents tous deux à la répétition du 3e acte d’Alceste.
Mais il est vrai que c’est surtout après la première lecture à l’orchestre de La Source (20
septembre 1866) que les répétitions les requérant tous les deux se multiplient. Cela n’empêche
que Delibes a certainement vu Berlioz à l’œuvre. (F-Po, Journal de régie Re 18).
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Mais ce n’est pas seulement son inventivité qui fait la valeur de l’orchestration
de Delibes, c’est aussi sa capacité à rendre plus claires les intentions dramatiques
de sa musique.
Il faut rappeler ici que la musique d’un ballet a vocation à accompagner
plusieurs types d’actions scéniques : des parties non dansées, de mime pur,
comme le début du troisième acte occupé par la cuisine infernale de la Sorcière.
Dans les partitions pour piano imprimées de Sylvia et de Coppélia, ces parties
sont bien repérées puisque le texte de l’argument figure au-dessus de la musique
qui doit l’accompagner. Dans la partition pour piano de La Source, éditée du
reste longtemps après la création38, rien de tel. Seuls les répétiteurs manuscrits
fournissent quelques indications scéniques39 qui aident à marier musique et
pantomime. Le ballet comporte également des parties dansées, ou du moins des
évolutions en groupe chorégraphiées, qui s’intègrent dans l’action : tout le début
du deuxième acte peignant l’attente du sultan et les tentatives de ses favorites
pour le distraire en constitue un exemple. Enfin, il existe des parties de danse
pure, reconnues comme telles par les personnages : Pas de la guzla au premier
acte, où la belle Nouredda joue de cet instrument exotique en dansant avec
sensualité ; Divertissement du deuxième acte, donné par la suite de Nouredda
pour distraire le sultan. À l’exception de ces numéros de danse pure, la musique
de ballet accompagne donc toujours une action dramatique : et c’est là peut-être
que Delibes innove le plus quand on compare son traitement des situations à
celui de Minkus. Certes, la partition de Delibes ne permet pas de suivre pas à
pas l’action sans l’aide du livret, mais on comprend certainement mieux chez
Delibes que chez Minkus ce qui se passe. Dans les parties mimées, sa musique
colle à l’argument d’une façon très claire, sans être platement imitative40. Dans
les parties plus dansées, il ne perd jamais de vue la situation dramatique, et c’est
elle qu’il prend en compte avant tout en essayant d’y adapter les rythmes exigés
par le chorégraphe41. Le critique Gustave Chadeuil, du Siècle, l’a bien senti, en
La partition ne porte pas de date d’édition. Si l’on se fonde sur le cotage (numéro
d’impression des planches), elle a été éditée en 1876. Les exemplaires conservés au
Département de la Musique de la BnF portent néanmoins un tampon de 1880, mais cela est
peut-être dû à un retard de dépôt légal ou de traitement. La date de 1876 est beaucoup plus
plausible : La Source était représentée très régulièrement à l’Opéra depuis 1872, avec Rita
Sangalli dans le rôle-titre. Après 1876, elle a été détrônée par Sylvia.
39
F-Po, Mat-367 (1) et Mat-367 (4).
40
Au troisième tableau, la romance notée « sans parole » dans la partition autographe, constitue
un véritable duo d’amour muet entre Djémil et Nouredda. La Source, Acte III, no 26
(romance), p. 127-133.
41
Voir l’article de Gunhild Schüller et Thomas Steiert sur La Source dans Pipers Enzyklopädie
des Musiktheaters. 5, Werke Piccinni – Spontini : Oper, Operette, Musical, Ballett, sous la
direction de Sieghart DÖHRING, München : Piper, 1994, p. 503.
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quelque sorte en creux, lorsqu’il reproche à la musique de Minkus pour le
premier tableau, d’être sans couleur, au point que « cela pourrait aussi bien se
jouer pour une noce, pour un baptême, pour un enterrement, à la ville ou à la
campagne42. » Delibes ouvre ici une voie qu’il approfondira dans Coppélia et
Sylvia et se montre en effet précurseur des ballets de Tchaikovsky.
Enfin, il y a dans la partition de Delibes pour La Source, outre ce souci
dramatique constant, une rythmique variée et extraordinairement inventive qui
dynamise les parties dansées43. Tout ce qui est perçu comme « verve » par les
critiques relève à la fois de l’orchestration et de ce travail rythmique. Celui-ci est
particulièrement mis en évidence dans la façon dont le critique de La Patrie44
décrit le partage opéré entre les deux compositeurs : à Minkus la partie
dramatique et à Delibes, les danses. Or c’est tout à fait inexact, car l’un et l’autre
ont à peu près une égale part de mime et de danse à mettre en musique. Mais le
fait que Thémines retire du ballet une telle impression, montre bien le génie
particulier de Delibes dans ce domaine, puisqu’il arrive à donner l’illusion d’une
danse continue. Bien plus, les termes employés par Pougin, un autre critique
musical, dans son compte rendu de La France musicale décrivent bien la
particulière énergie qui se dégage de la partition de Delibes : selon lui sa
musique est « plus franche », « plus rythmique », et, ajoute-t-il « quelquefois un
peu plus terre à terre45 ». Cette dernière expression, plutôt péjorative sans doute
dans l’esprit de Pougin, mise là pour évoquer une certaine vulgarité, ne semble
pas pour autant être tombée par hasard sous sa plume. Car cette image de
« terre à terre » indique précisément le caractère plus tellurique de la musique
de Delibes. Cette joie primitive et barbare qui fera le succès, lors des premières
saisons des Ballets Russes, des danses polovtsiennes du Prince Igor de Borodine,
on la pressent dans la Danse circassienne du Divertissement du deuxième acte46.
Delibes faisait-il finalement œuvre moderne en 1866 avec La Source ?
Moderne dans le cadre de la musique de ballet, il l’était certainement. Lancé
sans doute dans ce genre musical par opportunisme, il découvrait que ce terrain
Le Siècle, 20 novembre 1866.
En 1972, le chorégraphe Georges Balanchine distingue Delibes, Stravinsky et Tchaikovsky
pour leur « musique dansante », une qualité rythmique particulière adaptée à la danse. « They
made music for the body to dance to. They invented the floor for the dancer to walk on. »
(Cité dans Stéphanie JORDAN, Moving music: dialogues with music in twentieth-century ballet,
London : Dance books, 2000, p. 109.)
44
La Patrie, 14 octobre 1872.
45
La France musicale, 18 novembre 1866, p. 358.
46
La Source, Acte II, no 18-D (Divertissement : final, danse circassienne), p. 88-93.
42
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quasi vierge pouvait constituer un lieu favorable au développement de son
talent. Il allait donc contribuer, par le sérieux qu’il apportait à son travail à
revaloriser la musique de ballet, et à revaloriser le genre du ballet lui-même.
Dans le même temps, Delibes changeait la nature de cette musique de ballet, la
rendant plus expressive et évocatrice, ce qui allait le conduire à composer une
partition comme Sylvia, qui, proche de la musique à programme, pouvait se
passer des danseurs.
!
Delibes a-t-il découvert, grâce à sa musique de ballet, des procédés nouveaux
destinés à être repris dans d’autres genres musicaux ?
C’est sans doute essentiellement pour son orchestration que l’on peut traiter La
Source d’œuvre « moderne ». Dans cet art purement instrumental et pourtant
théâtral qu’est la musique de ballet, l’imagination du compositeur doit faire feu
de tout bois pour exprimer sans le secours d’un texte les situations et les
sentiments. Cette contrainte le conduit à prêter une attention redoublée à tous
ses moyens d’expression, et particulièrement à son orchestration, dont la
couleur et la clarté jouent ici un rôle déterminant. En cela, malgré tout ce qui les
sépare, Delibes montre qu’il n’a pas perdu les leçons de Berlioz.
Les contraintes d’un genre musical particulier, traité avec une réelle ambition
artistique par Delibes, jointes au don naturel du compositeur pour l’agencement
des timbres, ont produit avec La Source et les ballets qui l’ont suivie des œuvres
de référence dans le domaine de l’orchestration, dont on retrouve l’influence
directe ou indirecte chez les compositeurs français du XXe siècle.
© Pauline GIRARD
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