
EXPÉRIENCES PARTAGÉES
Médecine palliative
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N° 4 – Septembre 2006
Peut-on rester épouse accompagnante
et infirmière clinicienne en EMSP ?
Au sujet du deuil
et du positionnement
professionnel
Malgré les connaissances et les
compétences en soins palliatifs, il n’en
reste pas moins que perdre son conjoint
est un traumatisme. Il me semble que
le deuil est
plus « facile »
à traverser
puisque les
sentiments de
remords et de
culpabilité ne
sont pas pré-
sents. Mais
vivre, avec le
manque, reste une réalité.
Le risque de
vouloir poursuivre sa carrière en soins
palliatifs pourrait être de le combler
par la prise en charge
des patients et
de leurs accompagnants,
de transférer
sa propre histoire et de se laisser en-
traîner dans des mécanismes d’identi-
fication
. Mais ne dit-on pas que pour
être en relation empathique, il ne suffit
pas de comprendre conceptuellement la
communication du patient et de son
entourage, mais aussi d’en saisir le sens
affectif ? Qui dit affect dit émotion. Il
me paraît donc
important de définir
ses propres limites, d’être à l’écoute de
soi afin de ne pas confondre son ex-
périence avec celle du patient et de
son entourage et risquer ainsi de nier
son unicité
.
C’est pourquoi, je « révise » ma no-
tion d’empathie dans la relation de
soin : comprendre l’autre sans se met-
tre à sa place. Être distinct ne veut pas
dire être distant. En fin de vie, l’hu-
main a besoin de « chaleur humaine ».
Ce n’est plus l’heure des réponses ou
des solutions. Le temps est compté au
présent et la qualité de la relation de-
vient la ressource la plus aidante. J’ac-
cepte de me sentir émue et touchée lors
de mes interventions, avec ma sensibi-
lité, mon authenticité, mon humilité
dans un climat de confiance mutuel.
Comme nous le soulignons en
soins palliatifs, chaque accompagne-
ment est unique, non identifiable à un
autre. Il n’existe pas de modèle, nous
sommes en permanence confrontés à
nos doutes et à nos incertitudes. De
ce fait, il me paraît important de le
reconnaître pour les professionnels
exerçant en soins palliatifs. Je pense
que là aussi il n’existe pas de théorie,
de dogme : « De part votre vécu, vous
pouvez ou vous ne pouvez pas exer-
cer en soins palliatifs. »
Il me paraît indispensable de pren-
dre un temps de recul, de questionne-
ment, d’intériorisation afin de prendre
contact avec ses propres besoins, ses
propres limites, ses propres ressources.
Après ce cheminement, ayant laissé
le temps adoucir ma souffrance,
j’exerce de nouveau depuis jan-
vier 2004 en EMSP.
Au cours des six premiers mois de
travail à l’EMSP, je dois avouer avoir
ressenti beaucoup de craintes. À chaque
nouvelle prise en charge d’un patient et
de sa famille, revenaient les mêmes
questionnements : « Ne suis-je pas en
train d’amoindrir ou de biaiser l’aide
apportée à cause de mon deuil ? Suis-
je en souffrance dans cette relation par-
ticulière, quelles émotions émergent en
moi ? Que perçoit l’autre de ce conflit
intérieur entre mon vécu personnel et
mon investissement professionnel ? »
Cette alerte permanente me lais-
sait dans un sentiment « d’épuisement
serein », épuisement du fait d’une
analyse constante des mécanismes
d’identification, serein au contact du
plaisir ressenti dans l’aide et le sou-
tien des patients, des familles et des
équipes référentes. Au fil des mois,
proportionnellement à la diminution
de ma souffrance, ma relation aux
autres gagne en naturel, en sérénité
et en sagesse. Les uns parleront de su-
blimation du deuil, d’autres de trans-
cendance…
Aujourd’hui, mon vécu face à la
perte de mon époux fait partie intrin-
sèque de mon investissement person-
nel et professionnel en soins palliatifs.
C’est devenu une aide précieuse dans
la compréhension de l’autre.
Conclusion
Aujourd’hui, je reste convaincue
que l’on ne peut être à la fois conjoint
accompagnant et infirmière en soins
palliatifs. De plus, il me semble impos-
sible de ne rester qu’épouse, tout est
question d’équilibre, ce qui n’est pas si
simple… Je me rends compte combien
il a été difficile pour mes collègues de
m’annoncer un échappement théra-
peutique et un état aggravé, touchés
dans leurs émotions d’être humain. Là
est la complexité de la relation profes-
sionnelle lorsque les divers acteurs se
connaissent et ont tissé des liens. Que
dire, ne pas dire, que faire, ne pas faire,
comment, quand ?
Épouse endeuillée et profession-
nelle en soins palliatifs ne sont pas
incompatibles
. J’intègre comme une
richesse supplémentaire mon expé-
rience personnelle dans ma pratique
au sein de l’EMSP, consciente de ma
force mais aussi de ma fragilité. Cela
demande à être au contact avec soi-
même et avec l’autre. Pour s’investir
dans une relation d’aide, il me paraît
indispensable de connaître et d’utili-
ser adéquatement ses ressources per-
sonnelles, reconnaître aussi les ins-
tants relationnels émotionnellement
difficiles, ses doutes, ses incertitudes,
ses questionnements, les accueillir, les
accepter et, je me permettrais d’ajou-
ter, les considérer comme des cadeaux
source de croissance.
Nous parlons d’unicité de l’être.
Il me semble important de reconnaî-
tre ici l’unicité du professionnel en
soins palliatifs. Chaque individu,
chaque parcours est singulier, cha-
que devenir confronté à un deuil est
unique et digne d’être reconnu et
respecté.
Épouse endeuillée
et professionnelle
en soins palliatifs
ne sont pas
incompatibles.