Peut-on rester épouse accompagnante et infirmière

Med Pal 2006; 5: 192-194
© 2006. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés
EXPÉRIENCES PARTAGÉES
Médecine palliative
192
N° 4 – Septembre 2006
Peut-on rester épouse accompagnante
et infirmière clinicienne en EMSP ?
Corinne Richoux-Pero, EMSP, CH Auxerre.
S
eptembre 2002, hospitalisation
de mon époux : cancer du colon avec
carcinose péritonéale, multiples mé-
tastases, ascite, épanchement pleural,
iléostomie, chimiothérapie palliative :
1
re
ligne qui lui redonne un peu
d’autonomie. Une souffrance psycho-
logique s’installe « je ne suis plus bon
à rien ! ». L’EMSP ferme temporaire-
ment de septembre 2002 à jan-
vier 2004 et je prends un poste d’IDE
en rééducation, je me protège pour
garder toute mon énergie à positiver
la vie qui nous reste à partager tous
les trois.
Février 2003, la maladie pro-
gresse de nouveau, passage en 2
e
li-
gne. Je suis son épouse, mais aussi
une IDE « spécialisée » bien au clair
avec cette pathologie. Alors, il ques-
tionne la professionnelle : « Après
la 2
e
ligne, il me reste la 3
e
et après…
c’est la fin ? Promets-moi, ne me
laisse pas traîner, je ne supporte
déjà pas de ne plus pouvoir faire
grand-chose. » Difficile de ne pas
accéder à sa demande d’euthanasie :
« Je serai là, je veillerai à ce que tu
ne souffres pas. » Lui prouver cha-
que jour que j’accepte sa dépen-
dance, sa dégradation, qu’il est di-
gne de mon amour, conserver le
même regard d’attachement, de re-
connaissance, est-ce une solution ?
Août 2003 : 2
e
et dernière hospi-
talisation, 3
e
ligne inefficace, épan-
chements bilatéraux et pneumothorax
dus aux ponctions pleurales, étouffe-
ment. « Ne me laisse pas comme ça,
je vais mourir, je veux que ça aille
vite, je ne me supporte plus. » Prendre
mon rôle de professionnelle pour
aider à contrôler les symptômes, re-
devenir l’épouse et lui montrer mon
amour, mon acceptation de sa dépen-
dance totale, de son image qui
change… trop vite, le calmer, le sécu-
riser, être là présente jusqu’en ce jour
du 15 septembre, accepter de le voir
sombrer dans le coma, ne pas faire
pression sur les médecins pour aug-
menter les morphiniques, profiter de
sa vie jusqu’au bout.
Comme l’écrit le Docteur
R. Aubry : «
Il est assez facile d’avoir
une opinion générale et soi-disant
“définitive” sur une question comme
l’euthanasie, du moins tant que l’on
n’est pas confronté directement à sa
propre finitude ou à l’histoire singu-
lière d’un proche en fin de vie. Ce sont
surtout les bien portants qui ont un
jugement à l’emporte-pièce là-dessus.
Sur le terrain, les choses ne sont pas
aussi simples qu’on voudrait le croire.
Les personnes concernées, leurs pro-
ches et les équipes soignantes sont
confrontées aux limites de leurs certi-
tudes, de leur savoir : ils ont davan-
tage de questions que de réponses
préfabriquées
1
. »
Peut-on rester épouse accompa-
gnante et « oublier » la profession-
nelle en soins palliatifs ? Peut-on être
aussi catégorique ? N’est-ce pas limi-
tant dans l’accompagnement d’un
proche en fin de vie ?
Loin de moi la prétention de vous
livrer « la solution », « la bonne ré-
ponse », je ne souhaite partager ici
que les fruits de ma réflexion.
Richoux-Pero C. Peut-on rester épouse accompagnante et infirmière clinicienne en EMSP ? Med Pal 2006;
5: 192-194.
Au sujet de la position :
épouse accompagnante
ou infirmière clinicienne
en EMSP
Septembre 2002 correspond à la
fermeture provisoire de l’EMSP. Je
choisis de me protéger en prenant un
poste en service de rééducation.
Comment concilier l’aide profession-
nelle aux autres alors que je suis moi-
même en souffrance et en demande de
soutien ? Les mécanismes d’identifi-
cation, par trop de ressemblance dans
les histoires de vie, deviennent ingé-
rables sur le plan émotionnel et lais-
sent une large place à la subjectivité.
Je pense qu’
il est impossible et extrê-
mement dangereux de continuer à
travailler en soins palliatifs
. Prendre
immédiatement de la distance m’a
paru fondamental pour mobiliser
toute mon énergie dans l’accompa-
gnement de mon époux, de mon fils
âgé de 8 ans et de moi-même.
Septembre 2002, après une iléos-
tomie levant l’occlusion, mon époux
revient à domicile. Il se sent très fati-
gué, très faible et a besoin d’une aide
presque totale. Il attend la première
cure de chimiothérapie avec beaucoup
d’espoir. Il a peu d’appétit, boit peu et
dort ou somnole presque 20 heures
par jour.
Que dois-je faire ? Comprendre et
accepter ou réagir en professionnelle
Adresse pour la correspondance :
Corinne Richoux-Pero, EMSP, CH Auxerre, 2, boule-
vard de Verdun, 89000 Auxerre.
1. Résumé des communications du 10e congrès na-
tional de la SFAP. L’euthanasie et la mort désirée.
Questions pour les soins palliatifs.
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Corinne Richoux-Pero
afin d’optimiser un confort de vie, une
amélioration de son état possible grâce
à la chimiothérapie ? Mon mari veut
vivre. Je choisis d’être « épouse clini-
cienne ». Avec l’aide des infirmières li-
bérales, je l’oblige à s’hydrater et à
s’alimenter davantage. Je l’aide dans
ses soins d’hygiène et d’iléostomie. Je
participe à la surveillance de la pre-
mière chimiothérapie à domicile et à la
gestion des effets secondaires.
Au bout de la 3
e
cure, i
l se sent
mieux
mais accepte difficilement sa
« mutilation », sa perte de statut social
et familial : « Si je dois rester
comme
ça, aide-moi à mourir ! » Écoute,
dispo-
nibilité, amour exprimé seraient mes
réponses d’épouse, aide à son travail
d’acceptation par mon regard, le tou-
cher, la relaxation, la positivité se-
raient celles de la clinicienne en soins
palliatifs. Ne sont-elles pas intime-
ment intriquées ? Existe-t-il réelle-
ment deux positionnements dès l’an-
nonce du diagnostic ?
Février 2003, la maladie progresse
à nouveau, mon époux est inquiet, il
ne veut pas être hospitalisé, mais il a
la sensation qu’il va étouffer. C’est un
samedi, le médecin traitant n’est pas
disponible. Que faire ? Je suis à nou-
veau professionnelle face à l’urgence.
Je fais intervenir mes relations dans
le milieu hospitalier : radiographie
pulmonaire en ambulatoire qui met
en évidence un épanchement pleural
des deux tiers du poumon droit. Les
oncologues sont injoignables. Je
prends seule la décision de faire in-
tervenir un pneumologue qui décide
de pratiquer une ponction pleurale en
consultation externe. La profession-
nelle aide l’épouse à respecter son en-
gagement de non-hospitalisation tant
que ce sera possible.
Août 2003, 3
e
ligne inefficace,
épanchements bilatéraux et pneumo-
thorax droit, étouffement, médecin
traitant non disponible, impossible de
programmer une hospitalisation sans
passer par les urgences. Mon époux
n’est pas prêt à cette éventualité, je ne
veux pas prendre cette décision seule.
Le pneumologue est d’accord mais
nous laisse le choix et évoque la pos-
sibilité d’un drain thoracique. Il me
laisse décider : l’épouse parle de sa fa-
tigue, du manque de matériel au do-
micile, etc. J’aurais aimé garder cette
place, ne pas avoir à demander l’hos-
pitalisation.
Rester neutre lorsque les
hospitaliers connaissent vos compé-
tences en la matière me paraît bien
difficile
: les relations sont clivées,
qui décide quoi ? Que dire, que par-
tager des ses interrogations, de ses
doutes, de ses souffrances pour ne pas
blesser et renvoyer violemment la
personne malade à sa finitude ?
Il me
paraît im
possible de ne conserver que
son statut
d’épouse accompagnante
naturelle lorsque l’on a des compé-
tences profes
sionnelles auprès des per-
sonnes atteintes
de maladie grave
.
Tout au long de sa maladie, mon
époux a questionné la professionnelle
sur sa pathologie, ses chimiothéra-
pies, l’évolution de sa maladie. Il en
avait besoin pour s’inscrire dans un
projet de vie, s’y sentir en sécurité,
entretenir l’espoir et donner du sens à
son existence.
Au sujet
des connaissances
et des compétences,
handicap ou richesse ?
Infirmière depuis 1982, j’exerce
essentiellement en médecine et chi-
rurgie à orientation onco-gastro-
entérologie avant d’intégrer l’EMSP
en janvier 2001.
À partir de 1989, je décide d’en-
tamer une formation d’infirmière
clinicienne afin d’enrichir ma prati-
que en compétences cliniques, en
particulier relationnelles. Mon
champ d’expertise s’ouvre alors sur
la connaissance de soi, l’écoute, la
relation d’aide, les approches corpo-
relles par le toucher-massage et la
relaxation.
À l’annonce du diagnostic en
termes médicaux : cancer du colon
sténosant carcinose péritonéale, as-
cite, métastases hépatiques, gan-
glionnaires et surrénalienne, il m’est
difficile de rester dans une dynami-
que positive. Mes connaissances
médicales cautionnent le sentiment
que mon époux est en fin de vie.
Étant formée à
l’écoute, je
perçois les re-
gards attristés
des profes-
sionnels, j’en-
tends le
« bon
courage »,
« c’est gravis-
sime », « nous
inscrivons
votre époux
dans un pro-
jet thérapeu-
tique expéri-
mental ».
Les connaissances
médicales peuvent être un handicap
pour conserver l’espoir
, pour rester
dans un projet de vie dans l’accom-
pagne
ment d’un proche,
mais aident
aussi à la gestion, au domicile, des
symptômes et des angoisses
. Je de-
viens épouse clinicienne, naturelle-
ment. Depuis 1989, j’ai appris à
prendre soin de moi, à être à
l’écoute de mes besoins et à partager
avec les autres. J’utilise ces « com-
pétences » dans l’accompagnement
de ma famille : j’aide mon époux à
conserver sa dignité d’homme dans la
relation, dans la ré-appropriation de
son corps par le toucher, les massa-
ges, la relaxation.
J’accompagne mon fils dans son
questionnement, ainsi que dans son
besoin de savoir, d’exprimer ses diffi-
cultés et de participer. Grâce à l’ac-
quisition intrinsèque des compétences
de l’infirmière clinicienne, nous avons
pu rester ensemble tous les trois côte
à côte, proches, jusqu’au bout, dans
une relation authentique par le par-
tage des mots, des émotions et par le
contact physique.
Malgré
les connaissances
et les compétences
en soins palliatifs,
il n’en reste pas
moins que perdre
son conjoint
est un traumatisme.
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N° 4 – Septembre 2006
Peut-on rester épouse accompagnante
et infirmière clinicienne en EMSP ?
Au sujet du deuil
et du positionnement
professionnel
Malgré les connaissances et les
compétences en soins palliatifs, il n’en
reste pas moins que perdre son conjoint
est un traumatisme. Il me semble que
le deuil est
plus « facile »
à traverser
puisque les
sentiments de
remords et de
culpabilité ne
sont pas pré-
sents. Mais
vivre, avec le
manque, reste une réalité.
Le risque de
vouloir poursuivre sa carrière en soins
palliatifs pourrait être de le combler
par la prise en charge
des patients et
de leurs accompagnants,
de transférer
sa propre histoire et de se laisser en-
traîner dans des mécanismes d’identi-
fication
. Mais ne dit-on pas que pour
être en relation empathique, il ne suffit
pas de comprendre conceptuellement la
communication du patient et de son
entourage, mais aussi d’en saisir le sens
affectif ? Qui dit affect dit émotion. Il
me paraît donc
important de définir
ses propres limites, d’être à l’écoute de
soi afin de ne pas confondre son ex-
périence avec celle du patient et de
son entourage et risquer ainsi de nier
son unicité
.
C’est pourquoi, je « révise » ma no-
tion d’empathie dans la relation de
soin : comprendre l’autre sans se met-
tre à sa place. Être distinct ne veut pas
dire être distant. En fin de vie, l’hu-
main a besoin de « chaleur humaine ».
Ce n’est plus l’heure des réponses ou
des solutions. Le temps est compté au
présent et la qualité de la relation de-
vient la ressource la plus aidante. J’ac-
cepte de me sentir émue et touchée lors
de mes interventions, avec ma sensibi-
lité, mon authenticité, mon humilité
dans un climat de confiance mutuel.
Comme nous le soulignons en
soins palliatifs, chaque accompagne-
ment est unique, non identifiable à un
autre. Il n’existe pas de modèle, nous
sommes en permanence confrontés à
nos doutes et à nos incertitudes. De
ce fait, il me paraît important de le
reconnaître pour les professionnels
exerçant en soins palliatifs. Je pense
que là aussi il n’existe pas de théorie,
de dogme : « De part votre vécu, vous
pouvez ou vous ne pouvez pas exer-
cer en soins palliatifs. »
Il me paraît indispensable de pren-
dre un temps de recul, de questionne-
ment, d’intériorisation afin de prendre
contact avec ses propres besoins, ses
propres limites, ses propres ressources.
Après ce cheminement, ayant laissé
le temps adoucir ma souffrance,
j’exerce de nouveau depuis jan-
vier 2004 en EMSP.
Au cours des six premiers mois de
travail à l’EMSP, je dois avouer avoir
ressenti beaucoup de craintes. À chaque
nouvelle prise en charge d’un patient et
de sa famille, revenaient les mêmes
questionnements : « Ne suis-je pas en
train d’amoindrir ou de biaiser l’aide
apportée à cause de mon deuil ? Suis-
je en souffrance dans cette relation par-
ticulière, quelles émotions émergent en
moi ? Que perçoit l’autre de ce conflit
intérieur entre mon vécu personnel et
mon investissement professionnel ? »
Cette alerte permanente me lais-
sait dans un sentiment « d’épuisement
serein », épuisement du fait d’une
analyse constante des mécanismes
d’identification, serein au contact du
plaisir ressenti dans l’aide et le sou-
tien des patients, des familles et des
équipes référentes. Au fil des mois,
proportionnellement à la diminution
de ma souffrance, ma relation aux
autres gagne en naturel, en sérénité
et en sagesse. Les uns parleront de su-
blimation du deuil, d’autres de trans-
cendance…
Aujourd’hui, mon vécu face à la
perte de mon époux fait partie intrin-
sèque de mon investissement person-
nel et professionnel en soins palliatifs.
C’est devenu une aide précieuse dans
la compréhension de l’autre.
Conclusion
Aujourd’hui, je reste convaincue
que l’on ne peut être à la fois conjoint
accompagnant et infirmière en soins
palliatifs. De plus, il me semble impos-
sible de ne rester qu’épouse, tout est
question d’équilibre, ce qui n’est pas si
simple… Je me rends compte combien
il a été difficile pour mes collègues de
m’annoncer un échappement théra-
peutique et un état aggravé, touchés
dans leurs émotions d’être humain. Là
est la complexité de la relation profes-
sionnelle lorsque les divers acteurs se
connaissent et ont tissé des liens. Que
dire, ne pas dire, que faire, ne pas faire,
comment, quand ?
Épouse endeuillée et profession-
nelle en soins palliatifs ne sont pas
incompatibles
. J’intègre comme une
richesse supplémentaire mon expé-
rience personnelle dans ma pratique
au sein de l’EMSP, consciente de ma
force mais aussi de ma fragilité. Cela
demande à être au contact avec soi-
même et avec l’autre. Pour s’investir
dans une relation d’aide, il me paraît
indispensable de connaître et d’utili-
ser adéquatement ses ressources per-
sonnelles, reconnaître aussi les ins-
tants relationnels émotionnellement
difficiles, ses doutes, ses incertitudes,
ses questionnements, les accueillir, les
accepter et, je me permettrais d’ajou-
ter, les considérer comme des cadeaux
source de croissance.
Nous parlons d’unicité de l’être.
Il me semble important de reconnaî-
tre ici l’unicité du professionnel en
soins palliatifs. Chaque individu,
chaque parcours est singulier, cha-
que devenir confronté à un deuil est
unique et digne d’être reconnu et
respecté.
Épouse endeuillée
et professionnelle
en soins palliatifs
ne sont pas
incompatibles.
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