QUE SAIS-JE ?
La phénoménologie
JEAN-FRANÇOIS LYOTARD
Quatorzième édition
97e mille
ISBN 2 13 054736 2
Dépôt légal – 1è édition : 1954
14è édition : 2004, octobre
© Presses Universitaires de France, 1954 6, avenue Reille, 75014 Paris
INTRODUCTION
I. « C’est en nous-mêmes que nous trouverons lunité de la phénoménologie et son vrai sens »,
écrit Merleau-Ponty, et Jeanson, d’autre part, souligne « labsurdité quil y aurait à réclamer une
définition objective de la phénoménologie ». Et il est vrai que le sens de ce « mouvement », de ce
« style » nest assignable que si on l’investit de l’intérieur, reprenant sur soi linterrogation quil
porte. On en dirait autant du marxisme ou du cartésianisme. Cela signifie en somme que la
philosophie doit être non pas seulement saisie comme événement et « du dehors », mais reprise
comme pensée, cest-dire comme problème, genèse, va-et-vient. C’est en quoi consiste
lobjectivité véritable, celle que voulait Husserl; mais le témoignage de la phénoménologie nest pas
en faveur d’un subjectivisme simpliste, comme celui que suggère Jeanson, par lequel lhistorien en
décrivant telle pene ne ferait en dernière analyse quy glisser la sienne.
II. La phénoménologie de Husserl a germé dans la crise du subjectivisme et de lirrationalisme
(fin XIXè – début XXè siècle). Il nous faudra situer cette pene dans son histoire, comme elle sy est
située elle-même. Cette histoire est la nôtre, aussi bien. C’est contre le psychologisme, contre le
pragmatisme, contre une étape de la pensée occidentale que la phénoménologie a réfchi, s’est
accotée, a combattu. Elle a été d’abord et demeure une méditation sur la connaissance, une
connaissance de la connaissance ; et sa célèbre « mise entre parenthèses » consiste d’abord à
congédier une culture, une histoire, à reprendre tout savoir en remontant à un non-savoir radical.
Mais ce refus d’hériter, ce « dogmatisme », comme Husserl le nomme curieusement, senracine dans
un héritage. Ainsi, lhistoire enveloppe la phénoménologie, et Husserl la toujours su d’un bout à
lautre de son œuvre, mais il y a une intention, une prétention a-historique dans la phénoménologie, et
c’est pourquoi nous aborderons la phénoménologie par son histoire et la quitterons sur son bat
avec lhistoire.
III. – La phénoménologie est comparable au cartésianisme, et il est certain quon peut par ce biais
lapprocher de façon adéquate : elle est une méditation logique visant à déborder les incertitudes
mêmes de la logique vers et par un langage ou logos excluant lincertitude. Lespoir cartésien d’une
mathesis universalis renaît chez Husserl. Elle est bien alors philosophie, et même philosophie post
kantienne parce quelle cherche à éviter la systématisation métaphysique ; elle est une philosophie du
XXè siècle, songeant à restituer à ce siècle sa mission scientifique en f fondant à nouveaux frais les
conditions de sa science. Elle sait que la connaissance sincarne en science concrète ou
« empirique », elle veut savoir prend appui cette connaissance scientifique. C’est là le point de
départ, la racine dont elle s’enquiert, les données immédiates de la connaissance. Kant recherchait
déjà les conditions a priori de la connaissance : mais cet a priori préjuge déjà de la solution. La
phénoménologie ne veut même pas de cette hypostase. De là son style interrogatif, son radicalisme,
son inachèvement essentiel.
IV. Pourquoi « phénoménologie » ? Le terme signifie étude des « phénomènes », c’est-à-dire de
cela qui apparaît à la conscience, de cela qui est « donné ». Il sagit d’explorer ce donné, « la chose
même » que lon perçoit, à laquelle on pense, de laquelle on parle, en évitant de forger des
hypothèses, aussi bien sur le rapport qui lie le phénomène avec lêtre de qui il est phénomène, que
sur le rapport qui lunit avec le Je pour qui il est phénomène. Il ne faut pas sortir du morceau de cire
pour faire une philosophie de la substance étendue, ni pour faire une philosophie de lespace, forme a
priori de la sensibilité, il faut rester au morceau de cire lui-même, sans présupposé, le décrire
seulement tel quil se donne. Ainsi se dessine au sein de la méditation phénoménologique un moment
critique, un « saveu de la science » (Merleau-Ponty) qui consiste dans le refus de passer à
lexplication : car expliquer le rouge de cet abat-jour, c’est préciment le laisser en tant quil est
ce rouge étalé sur cet abat-jour, sous lorbe duquel je réfléchis au rouge ; cest le poser comme
vibration de fréquence, d’intensité données, cest mettre à sa place « quelque chose », lobjet pour le
physicien qui nest plus du tout « la chose même », pour moi. Il y a toujours un préréflexif, un
irréfléchi, un antéprédicatif, sur quoi prend appui la réflexion, la science, et quelle escamote
toujours quand elle veut rendre raison d’elle-même.
On comprend alors les deux visages de la phénoménologie : une puissante confiance dans la
science impulse la volonté d’en asseoir solidement les accotements, afin de stabiliser tout son édifice
et d’interdire une nouvelle crise. Mais pour accomplir cette opération, il faut sortir de la science
même et plonger dans ce dans quoi elle plonge « innocemment ». C’est par volonrationaliste que
Husserl sengage dans lanté-rationnel. Mais une inflexion insensible peut faire de cet anté-rationnel
un anti-rationnel, et de la phénoménologie le bastion de lirrationalisme. De Husserl à Heidegger il y
a bien héritage, mais il y a aussi mutation. Notre exposé ne cherchera pas à effacer cette équivoque,
qui est inscrite dans lhistoire même de lécole phénoménologique.
V. Cest surtout au regard des sciences humaines que la réflexion phénoménologique nous
retiendra. Ce nest pas par hasard. A la recherche du donné immédiat antérieur à toute thématisation
scientifique, et lautorisant, la phénoménologie dévoile le style fondamental, ou lessence, de la
conscience de ce donné, qui est lintentionalité (Nous avons pris le parti d’écrire intentionalité
comme rationaliplutôt qu intentionnalité). A la place de la traditionnelle conscience « digérant »,
ingérant au moins, le monde extérieur (comme chez Condillac par exemple), elle révèle une
conscience qui « séclate vers » (Sartre), une conscience en somme qui nest rien, si ce nest rapport
au monde. Dès lors les méthodes objectives, exrimentales, bref calquées sur la physique, que
psychologie, sociologie, etc., utilisent, ne sont-elles pas radicalement inadéquates ? Ne faudrait-il
pas au moins commencer par déployer, expliciter les divers modes selon lesquels la conscience est
« tissée avec le monde » ? Par exemple avant de saisir le social comme objet, ce qui constitue une
décision de caractère métaphysique, il est sans doute nécessaire d’expliciter le sens même du fait
pour la conscience d’ « être-en-société », et par conquent d’interroger nvement ce fait. Ainsi
parviendra-t-on à liquider les contradictions inévitables issues de la position même du problème
sociologique : la phénoménologie tente, non pas de remplacer les sciences de lhomme, mais de
mettre au point leur problématique, lectionnant ainsi leurs résultats et orientant leur recherche.
Nous tenterons de refaire ce chemin.
VI. Faut-il souligner limportance de la phénoménologie ? Elle est une étape de la pensée
« européenne », et elle s’est comprise elle-même comme telle, ainsi que le montre Husserl dans la
Krisis. Nous aurons à fixer sa signification historique encore que celle-ci ne soit pas assignable une
fois pour toutes parce quil y a présentement des phénoménologues et parce que son sens est en cours,
inachevé en tant quhistorique. Il y a en effet des accentuations différentes de Heidegger à Fink, de
Merleau-Ponty à Riur, de Pos ou Thevenaz à Levinas, qui justifient la prudence que nous
soulignions en débutant. Mais il reste un « style » phénoménologique commun, comme la montré
Jean Wahl justement; et ne pouvant ici, sauf à l’occasion, localiser les divergences fines ou graves
qui séparent ces philosophes, c’est ce style surtout que nous chercherons à cerner, après avoir rendu
à Husserl ce qui lui revient : avoir commencé.
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