« Une morale pour notre temps » Le livre de M. ORAISON* est le témoin fidèle d'un courant de pensée qui se répand aujourd'hui chez les moralistes et parmi les catholiques : insatisfaction et critiques à l'égard de la morale dite traditionnelle, celle des manuels ; désir d'une morale renouvelée et adaptée aux exigences de notre temps. Le titre du livre peut s'entendre en deux sens complémentaires, qui en expriment le contenu : critique d'une morale qui n'est plus de notre temps, ébauche d'une morale pour notre temps. Examinons d'abord le côté positif de ce livre. L'A. ne prétend pas nous fournir le système déjà structuré d'une morale nouvelle, mais seulement un essai rassemblant des vues fragmentaires encore. Sa réflexion prend appui à la fois sur les découvertes de la psychologie moderne, notamment de la psychanalyse, et sur un retour à la morale évangélique ; ces deux hases se coordonnent par la constatation de < la convergence fulgurante entre les conclusions de l'hygiène mentale (entendez la psychologie) et de la 'Révélation du Christ». La psychologie — et l'A. pense surtout aux travaux du Dr Hesnard — < découvre les exigences psychologiques et sociales de la relation intersubjective et démontre que cela seul importe au premier chef pour une meilleure ' humanisation ' du monde». La Révélation «résume la dynamique du comportement dans l'exigence de l'amour ». Il faut donc abandonner une éthique dominée par l'idée d'une loi impersonnelle, par la préoccupation du permis et du défendu et rendre à \s morale son caractère personnel, basé sur les relations de chaque homme avec Dieu et les autres hommes comme de personne à personne, selon l'appel et les requêtes de l'amour. L'homme, en effet, pris dans la singularité du < j e » où s'allient indissociablement le corps et l'âme, n'existe que dans sa relation avec les < autres » ; c'est dans as, réponse à l'invitation de l'Amour qu'il trouvera sa vraie béatitude. Les exigences d'une telle morale dépassent celles du légalisme, toujours limitées à un minimum. Dans cette perspective, l'A. réinterprète la notion de péché : ce n'est plus un manquement à une loi abstraite, mais une faute contre une personne que l'on aime, ou le refus de cet amour. L'idée de loi, soumise à une vive critique quand elle donne naissance au légalisme, peut néanmoins trouver sa. place dans ce cadre nouveau, comme un moyen indispensable pour établir des relations intersubjectives conformes à l'idéal de l'amour. La morale n'est plus négative et limitée à l'observation de prohibitions, statique et liée à une législation immuable, mais positive et dynamique selon la recherche de la perfection de l'homme. Amour, péché de l'homme contre l'Amour, restauration de l'homme par l'initiative amoureuse de Dieu, ces événements humains concordent bien avec l'histoire du salut telle que nous la décrit l'Ecriture ; ils permettent d'élaborer une morale authentiquement chrétienne. Telles sont les lignes principales de la morale que nous présente l'A. Pour l'essentiel, nous ne pouvons que l'approuver sur ces différents points ; c'est bien dans le sens d'une morale centrée sur l'amour tel que nous le révèle l'Evangile, au-delà du légalisme, que doit s'orienter l'effort actuel de renouveau. 1. M- OHAISON. Une morale pow notre temps. Coll. Le Signe. Paris, Fayard, in&C 10 V 1A 'TVA ^ lf> T?T7 504 S, PINCKAaRS, O.P. Il faut cependant noter que les vues de l'auteur se présentent à l'état d'ébauches ; son livre appartient plus au genre de la conférence publique qu'à celui de l'exposé théologique approfondi. Aussi nous permettrons-nous quelques remarques destinées à prolonger, à compléter, à rectifier au besoin la réflexion amorcée par l'A. Tout le monde tombera d'accord sur la nécessité de mieux placer l'amour au centre de la morale chrétienne, d'en faire le point de référence nécessaire des diverses notions qui entrent dans la théologie morale. Mais, si cette intuition est exacte en gros, son application dans le détail de la morale offre de sérieuses difficultés qu'il est indispensable de résoudre, si l'on ne veut pas -rester dans la confusion et prêter le flanc à de continuels malentendus. Qu'est-ce que l'amour ? Sur cette simple question, les auteurs se divisent : les uns en font un désir intéressé du bonheur, de la perfection propre, les autres un don tout désintéressé à autrui, certains enfin vont jusqu'à nier la possibilité pour l'homme d'aimer véritablement les autres. La critique de l'eudémonisme a mené Kant.à la morale de l'impératif catégorique ; quant à l'amour purement désintéressé, on peut se demander s'il est humainement réalisable, s'il n'est pas un leurre. Ce ne sont pas là de faux problèmes de philosophes ; on les retrouve sous d'autres mots dans la psychologie moderne, dans la littérature et jusque sur les écrans de cinéma, II est nécessaire d'étudier ces questions de près et d'y apporter une solution, si l'on veut construire une morale de l'amour qui ne se paie pas de mots. A notre avis, c'est dans la ligne de la notion d'amitié, dont saint Thomas s'est servi pour définir la charité, qu'il faut chercher cette solution. Notons à ce propos que la manière dont l'A. parle de la relation intersubjective est un peu trop tendue et sur fond d'inquiétude ; elle n'a pas cette allure de force paisible, venue d'au-delà de l'angoisse, qui caractérise la charité selon saint Paul (1 Co 13). Un défaut grave du livre est l'absence d'une perception nette de la distinction entre la méthode et le domaine des sciences psychologiques positives et ceux de la philosophie et théologie morales. Sans doute l'A. reconnaît-il qu'on ne peut fonder l'impératif moral sur la biologie et la psychologie, que la morale réclame avant tout la révélation du Dieu personnel et, dans une certaine mesure, l'apport d'îune réflexion philosophique saine» (p. 127) ; mais en ce qui concerne cette dernière — à laquelle nous ajouterons la théologie qui a partie liée avec elle, — cette affirmation de principe, il faut bien l'avouer, ne concorde guère avec les réactions de l'A. à l'égard des philosophes et des moralistes dans le reste du livre. On a l'impression qu'à ses yeux, il n'y a guère en face de la science positive que la Révélation divine ; l'A. ne semble pas avoir saisi la spécificité propre de la réflexion philosophique et théologique. Autre, en effet, est la connaissance de l'homme < à partir de l'extérieur», par les phénomènes qu'il présente et les causes externes qui agissent sur lui (même si on étudie ce qui se passe dans l'homme), autre est la connaissance < à partir de l'intérieur » que l'homme possède de son être propre, esprit et corps, de son histoire aussi, et qu'il développe par la réflexion. Extériorité et intériorité, science positive et philosophie, ne s'opposent pas ici, mais constituent deux ordres distincts que l'on ne peut confondre sans dommage grave. Ebloui par les progrès des sciences modernes et entraîné à leurs méthodes, l'A. adopte la perspective de la psychologie positive au point de ne plus sembler reconnaître d'autre sdence valable de l'homme. L'histoire de la connaissance de l'homme se partage selon lui entre une période préscientifique, occupée par la pénombre philosophique, et l'avènement récent des sciences psychologiques où, « pour la première fois dans l'histoire de la pensée », l'être humain, la présence humaine au monde est «systématiquement étudiée» (p. 37), aussi «la science de l'hom- me est-elle un fait nouveau» (p. 98). La pensée philoaophique, qui s'est telle- < UNK MOHAIR POUR NOTRE TEMPS » 505 ment occupée de l'homme depuis Socrate, n'apparaît guère que sous la rubrique péjorative d'un rationalisme abstrait (p, 56). L'idéalisme, que l'on songe à Hegel, est réprouvé comme un comportement: schizoïde (p. 191). C'est fort rudimentaire, il faut bien l'avouer. Même la pensée d'un Occam, qui est historiquement à l'origine de la morale d'obligation, ne peut être réduite à une conduite pathologique, même si certains traits de cet ordre ont pu jouer dans son élaboration (p. 75). Sans doute de tels jugements à l'einporte-pièce flattent-ils le public contemporain, mais ils ne l'aident pas à sortir de son ignorance du passé et de l'histoire vraie, ni à se libérer des perspectives étroites du positivisme, S'il est incontestable que la psychologie moderne a jeté bien des lumières , sur l'homme et que la morale doive assumer ses apports, il n'empêche que la réflexion éthique se situe à un niveau supérieur, comme le reconnaît en passant l'A. lui-même (p. 126). Mais alors pourquoi la philosophie n'aurait-elle pas pu précéder les sciences modernes en morale ? Sur ce point un psychologue comme 0. Schwarz était d'un avis tout différent quand il écrivait : « . . . la psychologie professionnelle n'a pas apporté de contribution appréciable à la connaissance de la nature profonde de l'amour... La tâche a été abandonnée aux philosophes... ; ils s'en sont fort bien tirés. On pourrait dire en deux mots que toutes les théories modernes de l'amour sont du platonisme dissimulé sous un déguisement psychologique2 ». L'histoire de la théologie morale n'est pas mieux traitée que celle de la philosophie. Avec l'invasion des barbares, elle aurait connu un retour à la mentalité de l'Ancien Testament, à un immobilisme ritualo-légaliste qui aboutit au pharisaïsme, et dont la psychologie moderne nous contraindrait enfin à sortir (pp. 208-209). Il est dommage que des vues aussi simplistes et injustes déparent ce livre et empêchent l'A. et son lecteur de puiser dans les richesses du passé. Ici encore une réflexion sur la méthode propre de la théologie morale eût élargi les horizons et évité des jugements inconsidérés. Il ne suffit pas, en effet, de collationner des citations et des thèmes scripturaires pour faire de la théologie morale. Venons-en à la partie négative du livre, qui occupe souvent l'avant-plan, soit à la critique de la morale des manuels dominés par l'idée de la Loi. Là encore nous marquerons notre accord avec l'A. pour l'essentiel. La morale de type casuistique est criticable dans ses bases, notamment dans sa systématisation qui attribue, en fait, la primauté à l'idée d'obligation au détriment de la. charité. En voici un signe : dans les manuels courants, le traité de la charité est presque entièrement consacré aux obligations qu'impose la charité, comme si cette vertu n'était qu'un secteur particulier du vaste champ des obligations morales. La morale est trop réduite à un code impersonnel de commandements et de défenses. Séparée du dogme et de la mystique, elle a laissé s'affaiblir son caractère chrétien. Néanmoins les critiques que l'A. adresse à la théologie morale courante sont maintes fois excessives et sans nuances. Entre l'A. et les « moralistes î-, le dialogue, que prône pourtant la morale nouvelle, paraît rompu et le ton devient agressif. Se fondant sur une citation du manuel de H. Jone, indûment isolée de son contexte, l'A. conclut trop facilement qu'une telle morale n'a rien de chrétien, parce qu'elle n'établit aucune référence explicite au Dieu personnel (p. 60) ; il l'assimile à diverses reprises au légalisme des scribes, des docteurs de la Loi et des pharisiens (p. 83), il réduit la inorale axée sur la loi à une attitude infantile (pp. 68, 85, 90). Faisant une sorte de psychanalyse de groupe, l'A. explique la méfiance des moralistes à l'égard de la psychologie moderne par une peur instinctive, l'angoisse de l'homme qui veut défendre à tout prix 2, 0. SCHWARZ. Psychologie sexuelle. Paris, 1952, p. 88. 506 S. FINCKAERS, O.P. son système de sécurité contre celui qui vient lui prouver que ce système couvre une fuite trompeuse, un refoulement (p. 73). Enfin l'A. ne peut s'empêcher de suspecter l'honnêteté de ces moralistes (pp. 92, 104, 175). C'est aller un peu loin et donner au débat un tour trop < personnel », Ne serait-il pas plus judicieux et plus utile pour le progrès de la théologie morale, de réinterpréter les notions principales qu'elle met en jeu, comme le fait l'A. lui-même pour l'idée de loi, afin d'assumer les valeurs que contient tout de même la morale traditionnelle, et d'établir, de la morale passée à la morale renouvelée, une transition qui soit autre chose qu'une rupture et une démolition ? En donnant à croire que la théologie morale enseignée depuis des siècles dans l'Eglise — à part celle de saint Thomas — n'était plus chrétienne que de nom et versait dan5 un légalisme outrancier, l'A. est victime d'une myopie assez fréquente aujourd'hui chez ceux qui réagissent violemment contre ce que l'on pourrait appeler la morale de papa, et qui se représentent l'histoire entière de la pensée chrétienne dans cette optique polémique. Le légalisme d'hier est projeté sur le passé tout entier. C'est ignorer la riche complexité de l'histoire et se montrer peu capable de cette 'ouverture à l'autre, soit aux hommes du passé, que l'on prêche si ardemment aujourd'hui. Il faut ajouter que la morale de nos pères contenait tout de même plus que du légalisme, même si elle inclinait de ce côté ; elle était plus riche que les caricatures que l'on s'en donne pour la critiquer à peu de frais ; elle dépassait aussi les cadres des manuels de théologies ;')a générosité et la sainteté ne lui étaient pas inconnues, c'est le moins que l'on puisse dire. Malgré les insuffisances de sa systématisation, leur théologie morale contenait des valeurs authentiquement chrétiennes que nous ne pouvons méconnaître. La loi, l'obligation, le devoir, ne sont certes pas des notions premières de la morale chrétienne, car elles dépendent de la relation de sagesse et d'amour de l'homme à Dieu et à son prochain ; mais en les prenant pour fondements, la morale traditionnelle n'en a pas moins conservé des valeurs qui n'ont rien à voir 'avec des malformations du psychisme, si ce n'est en des cas marginaux. En résumé, les vues principales de ce livre nous paraissent justes et profitables ; mais nous devons déplorer qu'elles soient enrobées dans un tissu de critiques peu nuancées, appuyées sur une argumentation trop légèrement fondée et accompagnées d'aperçus rudimentaires, notamment sur l'histoire de la morale. Le ton aussi manque de sérénité, et U est à craindre que bien des lecteurs soient plus sensibles à la partie négative de ce livre qu'à sa partie constructive ; sans doute fallait-U courir le risque, mais on aurait pu le réduire. S. PINCKAERS, O.P.