il n’est pas certain qu’ils eussent pu, à ce moment de l’histoire de la raison, aller plus
loin.
On peut ainsi considérer l’empirisme, et c’est bien ce que veut dire Kant dans
l’Histoire de la raison pure qui clôt la première Critique, comme un stade
correspondant à un progrès effectué par la philosophie se libérant du dogmatisme. Or,
Villers ne voit, lui, strictement rien de positif dans les philosophies de l’expérience qu’il
condamne sans nuance. De fait, son allusion au « bâton de l’expérience », à
l’Esthétique transcendantale donc, si elle est valide d’un point de vue qui pourrait être
kantien, se comprend fort mal à l’aune de sa conception radicalement négative de
l’empirisme. Car ici, le kantisme n’est en aucun cas le troisième stade que la
philosophie, comme l’explique Kant dans la Préface des Progrès de la métaphysique,
devait parcourir.
L’indigence de l’empirisme n’est pourtant pas limitée à l’étude de la question :
« comment l’homme connaît-il les choses ? ». Cette doctrine serait, en effet, incapable
de fonder une véritable morale12, et cela pour une raison fort simple mais qui,
pourtant, ne laisse pas de nous surprendre. D’après notre auteur, le sensualisme ne
mène qu’à une conception mécaniste de l’homme13, le privant nécessairement du libre
arbitre qui serait (Kant ne dit pas, fondamentalement, autre chose, dans les
Fondements de la métaphysique des mœurs) la ratio essendi de la morale. Si l’homme
n’est pas libre, il ne peut se déterminer, il n’est pas responsable, on ne peut le juger.
Or, l’on ne voit pas très bien la nécessité du rapport entre, d’un côté le « sensualisme-
empirisme » selon Villers, et de l’autre le mécanisme. D’autant que pour ce qui
concerne un auteur comme Condillac, l’association pourrait bien relever du plus parfait
contre-sens. L’auteur du Traité des sensations ne dénonce-t-il pas, au chapitre I de
son ouvrage, l’erreur commise par Descartes lorsque ce dernier conçoit les animaux
comme des machines ? Les bêtes ne sont nullement des automates pour Condillac. La
raison en est simple : elles sentent, ce que ne peuvent faire les machines. Le grief
retenu par Villers n’est donc ici guère fondé, ce qui n’enlève rien à la véhémence du
procès intenté aux philosophies de l’expérience accusées d’étouffer la conscience
morale de l’homme.
Quoi qu’il en soit, il convient, si l’on veut bien comprendre l’apport de la
philosophie kantienne, de revenir à Descartes et à la Dioptrique, ouvrage dans lequel
on trouve une théorie des couleurs qui, selon Villers, ne manque pas d’intérêt. Ces
dernières y sont, en effet, envisagées, précise-t-il, non pas comme des qualités
objectives des corps mais comme « des modifications de notre œil »14. En tant que
« qualités subjectives », elles exprimeraient donc, d’après Descartes, l’activité de
l’esprit qui, transportant dans les corps extérieurs des modifications organiques, ne
pourrait plus être considéré comme un simple récepteur d’impressions sensibles. Ainsi
seraient-elles comme les métaphores de l’activité de l’esprit.
Or, n’est-ce pas ce chemin, un chemin ouvert donc par Descartes, que Kant a
suivi ? En allant certes beaucoup plus loin que Descartes. Mais en développant une
philosophie qui, selon Villers, n’a rien de particulièrement étranger au cartésianisme.
Faut-il voir dans ce passage l’aveu d’un patriotisme philosophique ? Villers cherche-t-il
à nous convaincre que Kant n’a, au fond, rien inventé et que la clé du kantisme est à
chercher en France ? Nous ne le croyons pas, plutôt enclins à penser que cet auteur
est convaincu de ce que l’on pourrait appeler l’universalité de la vraie philosophie. Or,
celle-ci est rationaliste. Elle est intellectualiste. À ce titre et dans sa vérité, elle n’est
ni allemande ni française. Car elle n’a pas de nationalité. Elle n’a pas d’origine
provinciale. Elle est universelle, et en cet universel la pensée kantienne et la
12 Ibid., page 4
13 Ibid., page 3 : « Quant au pratique, ne pouvant envisager l’homme que sous l’aspect mécanique, elle
<la doctrine empiriste> ne peut que lui refuser le libre-arbitre ».
14 Ibid. page 5