L`humour et la philosophie

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L’humour et la philosophie
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Aline Caillet,
Dominique Chateau et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des
travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels"
ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une
discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux
qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de
philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou
naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques.
Dernières parutions
Philippe RIVIALE, Heidegger, l’être en son impropriété, 2010.
Sylvain PORTIER, Fichte, philosophe du « Non-Moi », 2010.
Camilla BEVILACQUA, L’espace intermédiaire ou le rêve
cinématographique, 2010.
Djibril SAMB, Le Vocabulaire des philosophes africains, 2010.
Xavier ZUBIRI, Traité de la réalité, 2010.
Marly BULCÃO, Promenade Brésilienne dans la poétique de
Gaston Bachelard, 2010.
Martin MOSCHELL, Divertissement et consolation Essai sur la
société des spectateurs, 2010.
Sylvain TOUSSEUL, Les principes de la pensée. La
philosophie immanentale, 2010.
Raphaëlle BEAUDIN-FONTAINHA, L'éthique de Kropotkine,
2010.
Arnaud TRIPET, L'éveil et le passage. Variations sur la
conscience, 2010.
Stanislas R. BALEKE, Ethique, espérance et subjectivité, 2010.
Faten KAROUI-BOUCHOUCHA, Spinoza et la question de la
puissance, 2010.
Arnaud ROSSET, Les Théories de l'Histoire face à la
mondialisation, 2010.
Jules Bourque
L’humour et la philosophie
De Socrate à Jean-Baptiste Botul
L'Harmattan
© L’Harmattan, 2010
5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-13602-1
EAN : 9782296136021
Présentation de l’ouvrage
L’humour et la philosophie étudie la place de l’humour dans
l’histoire de la philosophie, de Socrate à aujourd’hui. À travers
une présentation par chapitre de différents penseurs ayant
étudié ou pratiqué l’humour, l’auteur éclaire le côté
humoristique de la pensée philosophique occidentale. Il en
profite par le fait même pour combattre certains préjugés
entourant la philosophie, en démontrant qu’il n’existe pas
d’antinomie ou d’inimitié irréductible entre les domaines du
philosophique et de l’humoristique, ces domaines pouvant très
bien se rejoindre dans une relation souvent étonnante. L’auteur
relate ainsi plusieurs plaisanteries de philosophe illustrant chez
eux un usage privilégié et parfois extensif de la parole comique
ou humoristique. Enfin, cette étude explique en quoi une
plaisanterie peut avantageusement remplacer un syllogisme, et
un mot d’esprit traduire toute une philosophie, l’humour étant
comme la philosophie une discipline intellectuelle visant à
éclairer ou révéler la vérité, mais aussi les erreurs et les
illusions.
« La plus perdue de toutes les journées
est celle où l’on n’a pas ri. »
Nicolas Chamfort
Introduction générale
Quand l’humour se mêle à la pensée critique, scientifique ou
spéculative, l’esprit reste toujours plus ou moins stupéfait. Nous
sommes habitués à davantage de sérieux, surtout en matière de
discours analytique ou spéculatif. C’est pourquoi les philosophes
comiques ont toujours détonné et étonné. C’est aussi pourquoi
nous apprécions tant les comédies marquées par la parole
philosophique et l’humour faisant une large place à la réflexion, à
la sagesse, à la théorie. Le meilleur humour provoque d’ailleurs la
réflexion, le doute, la critique ou l’introspection. Il est lui-même,
habituellement, et comme la philosophie, le produit de longues
heures d’études, d’observation et de spéculation, d’où vient que
cette rencontre entre l’humour et la philosophie - dans la gaieté ou
la mélancolie – est chez l’homme un signe de maturité et de
lucidité.
On comprendra dès lors pourquoi les Athéniens chérissaient
tant leur Diogène : ce chien philosophe leur offrait du spectacle,
du divertissement, du plaisir, en même temps que matière à
réflexion. Ce penseur mordant et mal léché allégeait aussi
l’existence de ses concitoyens. Ses interventions répétées,
véritables fêtes de la raison ou du sens commun, étaient donc
des évènements courus. On allait alors vers lui comme on allait
en Grèce vers tous ces philosophes excentriques qui savaient se
faire comprendre de tous tout en fascinant leur auditoire. Ainsi,
à travers Diogène de Sinope et ses semblables, la philosophie
projeta un jour l’image d’une science aussi incisive
qu’imprévisible et audacieuse, celle d’une sagesse variable et
insolite, tantôt drôle, tantôt sévère, mais se promenant toujours
librement. Grâce à lui et à d’autres comme Socrate ou
Aristippe, la philosophie réussit un de ses plus grands exploits
en devenant festive et spectaculaire, et accessible au plus grand
nombre. Elle se mit à amuser hommes, femmes et enfants dans
les banquets, les jardins ou les places publiques. Les débats et
les dialogues devinrent des joutes souvent enjouées.
Un jour les penseurs commencèrent à aimer provoquer le
rire, en faisant rire d’eux-mêmes assez souvent, mais aussi en se
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moquant savamment des autres, des ignorants, des fats, des
corrompus, des charlatans. La moquerie devint l’arme préférée
de nombreux philosophes. Un exemple parmi tant d’autres :
« Je le laisse pour me diriger vers un devin qui était assis
bien en vue, avec une couronne plus grande que celle
d’Apollon, l’inventeur de la divination. Arrivé près de lui, je
l’interrogeai : « Es-tu un excellent ou un mauvais devin ? » Il
me répondit qu’il était excellent; alors levant mon bâton : que
vais-je donc faire ? Réponds : te frapper ou non ? – Non », dit-il
après un temps de réflexion. Là-dessus, je le frappe en riant aux
éclats, et les spectateurs se mettent à hurler ».1
La belle époque ! Mais depuis longtemps révolue. Car cette
manière exubérante et audacieuse de philosopher, dans la rue et
devant n’importe qui, s’est perdue. Et même si la pensée
s’exerce maintenant un peu partout, plus personne n’ose
l’attendre sur les trottoirs ou dans les grandes places, d’où vient
que la philosophie semble aujourd’hui destinée aux seuls gens
qui savent lire et écrire, et qui ont un assez bon vocabulaire
pour comprendre certains mots comme épistémè, ubiquité,
ontogénétique ou solipsisme, ou encore à ceux qui sont assez
privilégiés et doués pour facilement comprendre Heidegger, sa
phraséologie, ses néologismes et sa cabbale. Ce qui commence
à exclure bien du monde, alors que les penseurs socratiques ou
cyniques s’adressaient à toute personne sans exception, et de
manière à se faire même comprendre des illettrés et des
analphabètes. Diogène pouvait d’ailleurs pratiquer la
philosophie sans même parler, en se contentant de gesticuler.
Preuve que la philosophie était alors d’une simplicité et d’une
originalité qu’elle n’a depuis jamais retrouvées.
Certains pourront croire que ces pages visent à rajeunir et
embellir la philosophie, ou encore à élever l’humour jusqu’au
royaume des plus hautes pensées. Oui et non. Il faut seulement
préciser que ce n’est pas la philosophie ou la pensée qui a besoin
d’être refaite ou « relookée », mais bien plutôt son apparence aux
yeux d’une majorité. Même chose pour l’humour ; il s’agit sans
doute de redorer quelque peu son image, qui demeure malmenée
par tant de plaisanteries homophobes, sexistes, racistes, sectaires
1
Les Cyniques grecs, Lettres de Diogène et Cratès, Paris, Babel, 1998, p.76.
10
ou chauvines. Tâche herculéenne ! Car les plaisanteries fines et
intelligentes, comme celles exigeant pour être pleinement
appréciées de solides connaissances scientifiques ou historiques,
seront toujours plus rares et moins populaires que celles du
comique vulgaire, d’une compréhension plus facile et naturelle.
Qui plus est, les préjugés à déloger sont bien lourds - surtout que
ces préjugés contiennent parfois un fond de vérité. En ce sens oui :
l’apparence de la philosophie mérite bien une petite correction, ou
plutôt une mise au point. Mais que le lecteur se souvienne toujours
que malgré son apparence parfois peu avenante, ou carrément
rébarbative, l’essence de la pensée philosophique a toujours été
d’éclairer l’homme sur lui-même et sur le monde. Et comme la
lumière ne peut ni vieillir ni s’enlaidir, la pensée authentique
n’aura jamais besoin de recourir à la moindre chirurgie plastique,
car elle est d’une éternelle jeunesse. C’est son apparence qui peut
fluctuer et se transformer, puisqu’elle appartient au domaine
versatile de l’opinion. Des milliards d’êtres humains peuvent
toujours changer la leur, sur tout et n’importe quoi. L’opinion
qu’ils ont sur la philosophie est donc sujette à changement. Et c’est
sur cette perception, sur cette image commune que la philosophie
projette que nous avons tenté une opération, plutôt superficielle
mains néanmoins nécessaire. Ainsi sommes-nous justement resté
souvent en superficie, dans le domaine de l’anecdote, de la
biographie ou du bref commentaire. Il ne s’agissait pas ici de
redéfinir l’essence de l’humour ou de la pensée philosophique.
Aborder la philosophie par son côté humoristique ou comique
trouve sa légitimité dans le fait que la race humaine est ainsi
constituée : à part quelques personnes ou professions d’exception,
comme celles d’espion ou de détective, les gens jugent à l’habit, à
la cravate, à la blancheur des dents. Une belle apparence et de
bonnes manières : voilà qui subjugue et hypnotise, et qui peut
d’ailleurs cacher des choses moins reluisantes. Il demeure qu’une
bonne tenue vaut autant, pour un employeur ou un prêteur, que
tout le reste. Aussi faut-il composer avec cet état de fait : nous
jugeons d’abord sur l’image, sans souvent chercher à la dépasser.
Parce que les hommes sont d’ordinaire profondément superficiels.
Ce n’est pas un mythe, ni même une demi-vérité; c’est plutôt la
norme. Le racisme et la xénophobie en sont deux preuves
éclatantes. Juger un homme à la couleur de sa peau, sur la longueur
11
de ses cheveux ou sur le pays émetteur de son passeport n’est
effectivement pas très profond. Mais cela se fait constamment,
comme de juger un homme sur sa voiture, sa maison et sa
profession, ou un étudiant sur ses seules notes. Et la philosophie
n’y échappe pas. Elle aussi, chaque jour, est jugée sur l’apparence
qu’en donnent ses représentants ou sur de simples définitions de
dictionnaire.
Aussi faut-il aller plus loin et chercher à dépasser les idées reçues
ou les définitions irréfléchies, comme nous avons souhaité le faire
ici grâce à nos recherches, dans le but de projeter et répandre une
autre image de la philosophie et du philosophe que celles
prédominant présentement. Mais quelles sont justement ces
apparences prédominantes ou populaires ? Quels vêtements porte
le plus souvent, aux yeux du monde, la pensée philosophique ? Car
la pensée philosophique, à moins d’être cynique, s’habille, et
habituellement toujours de la même manière, avec quelques
variantes. De nos jours, on la voit d’habitude poindre sous les
habits du conférencier, du professeur ou de l’intellectuel
parfaitement rasé. Heureusement, elle se vêt parfois aussi de façon
excentrique et comique, surtout au cinéma et en littérature. Il lui
arrive effectivement de se métamorphoser en personnages de
toutes sortes. Car la philosophie peut se présenter de mille et une
façons, et apparaître soudainement en des lieux inattendus. L’une
de ces façons est bien entendu la parole humoristique, sous
laquelle elle aime tant s’avancer masquée, une parole humoristique
qui contiendra dès lors fréquemment des éléments de
métaphysique, d’esthétique ou d’éthique.
Relevant elles-mêmes de l’opinion, les nombreuses
définitions de la philosophie font finalement l’objet d’un
combat. Cette lutte est aussi bien esthétique que politique ou
éthique, et peut même devenir domestique. Il suffit d’imaginer
un couple d’Allemands se disputant autour de la même vieille
mais toujours légitime question : was ist philosophie? Et
comme chaque école prône sa propre définition, nombreux sont
ceux qui ne savent plus trop laquelle adopter, laquelle est la
« vraie » ou la « meilleure ». Ainsi le terme philosophie est-il
devenu l’un des plus définis de nos dictionnaires, qui s’en
sortent finalement assez bien en publiant plusieurs définitions les principales. Mais en aucun cas ces ouvrages ne mentionnent
12
l’aspect potentiellement ou effectivement ludique et
humoristique de la philosophie. Son côté comique et festif est
invariablement passé sous silence. À en croire nos lourds
dictionnaires et nos imposantes encyclopédies, la philosophie
comme jeu et comme comédie n’existerait pas, l’humour chez
les philosophes non plus.
Rien d’étonnant, dans ce contexte défavorable, si l’image de
la philosophie reste encore complètement accrochée à celle de
son sérieux légendaire, bien sûr légitime et nécessaire, mais
prenant trop souvent toute la place, ce qui est moins correct et
même dommageable. Cette déplorable situation donne au
monde la fausse impression que l’attitude philosophique, ou la
philosophie comme discipline, est constamment et
nécessairement sérieusement sérieuse - comme si elle ne
pouvait faire autrement. Ainsi la pensée philosophique apparaît
tantôt comme une sage dispensatrice de conseils, de règles de
vie et de bien-être, en nous présentant son côté épicurien, tantôt
comme un refuge contre les malheurs, un refuge sans joie ni
plaisirs, et seulement capable de nous faire endurer la misère.
C’est l’image peu attirante mais pourtant édifiante et nécessaire
de la pratique stoïcienne de la philosophie. Il lui arrive
également de se montrer, dans l’esprit du commun des mortels,
comme une discipline hautement spéculative et abstraite
apparemment déconnectée du réel. Elle peut encore montrer sa
face militante, voire inquisitrice. Par conséquent, l’image
populaire de la philosophie est habituellement celle d’une
discipline inutile relevant du casse-tête, celle d’une science
agressive et corruptrice ou celle encore d’une pratique
intellectuelle sans doute profitable, mais très peu réjouissante.
Il est quand même étonnant de constater jusqu’à quel point
la face comique et ludique de la philosophie a presque toujours
été éclipsée, restant dans l’ombre des autres visages mieux
connus et médiatisés de la pensée philosophique, tellement dans
l’ombre que cette face riante et joueuse de la pensée occidentale
est vite devenue invisible. C’est à peine si certains connaisseurs
en ont quelquefois fait état dans leurs livres ou leurs
conférences. Une situation invraisemblable qui pourrait avoir
l’air d’un poisson d’avril, ou à tout le moins d’un oubli ridicule.
Quoi qu’il en soit, cet oubli improbable explique pourquoi le
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grand public n’a à peu près aucune idée, encore aujourd’hui, de
ce que la pensée philosophique - à commencer par son histoire recèle en matière de mots d’esprit, d’insultes spirituelles, de
parodies, de satires et de divines plaisanteries.
La philosophie universitaire, en se concentrant trop sur
certains philosophes comme Aristote, Descartes, Kant, Hegel
ou Heidegger, au détriment d’autres comme Aristippe,
Montaigne ou Diderot, n’a pu que contribuer à cette fâcheuse
méconnaissance. On pourrait même, à la limite, imaginer une
vaste conspiration, ou du moins une certaine censure. Il serait
facile de penser ici au roman d’Umberto Eco, Le Nom de la
rose, qui pourrait nous donner l’idée d’une pareille
conspiration, ordonnée à l’origine par des membres du haut
clergé, des professeurs et des bibliothécaires, sauf qu’il n’en est
rien et que l’histoire de cette méconnaissance n’a rien d’un
roman policier. Elle résulte stupidement et platement de
l’ignorance et des préjugés. Ignorance de ce que contient, en
matière de jeux et d’humour, l’histoire de la pensée, et préjugé
sur ce qu’est ou doit être la philosophie. Ces deux facteurs
auront toujours amplement suffi à refouler la pensée comique et
ludique hors des terres de la philosophie. Il s’agirait donc de l’y
réinsérer en lui redonnant la place qu’elle occupa chez les
Grecs, de Socrate à Lucien, ce qui ne saurait se faire en un clin
d’œil.
Le but n’était donc pas donc d’offrir ici au lecteur un autre
livre sur l’humour ou le comique en général, ce travail
d’analyse et d’explication ayant déjà été accompli par
Kierkegaard, Freud, Bergson et d’autres penseurs vers qui se
tournera le lecteur soucieux d’approfondir directement ses
connaissances théoriques sur l’humour et les autres dimensions
du comique. On pourra aussi et surtout lui recommander la
lecture de la théorie schopenhauerienne du ridicule, qui tient
dans quelques pages du Monde comme volonté et comme
représentation. Schopenhauer y fait le tour du monde comique
et en profite par ailleurs pour marquer clairement la différence
entre l’ironie et l’humour, ou entre l’humour et le simple
comique. Que le lecteur retienne quand même l’esprit de cette
formule : « Si la plaisanterie se dissimule derrière le sérieux,
nous avons l’ironie. Le contraire de l’ironie serait donc le
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sérieux caché derrière la plaisanterie. C’est ce qu’on appelle
l’humour ».2
Les définitions formelles de l’humour sont nombreuses et
recouvrent toutes ses variantes, en tentant d’expliquer aussi
bien l’humour noir que celui des collégiens, en passant par
l’humour absurde, cruel ou grinçant. Inutile, ici, de relever et de
définir toutes les formes humoristiques. Toutefois, sans les
définir de manière systématique, nous allons en donner de
nombreux exemples. Aussi n’allons-nous pas nous restreindre à
l’humoristique pur, car nous aborderons le comique sous
presque toutes ces formes, directement ou obliquement, et
quoique l’humour à proprement parler restera toujours au centre
de nos préoccupations. C’est d’ailleurs pourquoi nous avons
adopté, dans l’esprit de ce travail, une très large et permissive
définition de l’humour. Cette définition est celle, certes un peu
relâchée mais ô combien indulgente et pratique, de Mathieu
Koestler : « On peut définir simplement l’humour, en ses
multiples splendeurs, comme un type de stimulation qui tend à
provoquer le réflexe du rire ».3
Il est pourtant des cas où l’humoristique n’est pas comique,
et encore moins drôle. Plusieurs de nos exemples le
montreront : le drôle, ou ce qui provoque le rire ou l’hilarité, ne
relève pas forcément de l’humour stricto sensu. Il est d’ailleurs
regrettable que ce terme soit aujourd’hui automatiquement
associé au comique. Ce malentendu, ou cette synonymie
fallacieuse, fait trop souvent passer le bouffon ou le clown pour
un humoriste, ce qui est une fâcheuse extrapolation. Après tout,
même si un clown peut fort bien se révéler divertissant et
provoquer le rire, les grimaces, les pirouettes et les gestes
expansifs ne suffisent pas à faire de vous un humoriste.
S’amuser à roter non plus. Et même les meilleures moqueries
ne méritent pas toujours, à strictement parler, le qualificatif
d’humoristique, parce que, pour citer un autre penseur de
l’humour, Tellenbach : « L’humoriste n’est pas un bouffon, il
n’est pas non plus un simple boute-en-train, car il ne descend
2
Arthur SHOPENHAUER, Le monde comme volonté et représentation,
Paris, PUF, 2004, p.781.
3
Mathieu KOESTLER, Janus, Paris, Calmann-Lévy, 1979, p.120.
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jamais en dessous de son niveau. Mais on peut en revanche le
rencontrer dans les abîmes de l’horreur. [….] Il faut toujours
garder à l’esprit que l’humour repose sur un profond sérieux ».4
L’humour noir le prouve parfaitement, lui qui tire d’abord
son génie d’une certaine disposition de l’humeur, celle de la
mélancolie, avec tout le désespoir, l’angoisse et la nostalgie que
cet état suppose. Comme si pour faire de l’humour il fallait
avoir de l’humeur, et comme si la mauvaise humeur produisait
l’humour le meilleur. La racine commune des deux mots le
laisse d’ailleurs deviner : l’attitude humoristique est d’abord
une affaire de mélancoliques et d’atrabilaires. Vérité que cette
fameuse formule résume très élégamment : « l’humour est la
politesse du désespoir »5, d’où vient que cette forme noire de
l’humour, qui transforme si bien le mal et la laideur, la
souffrance et la méchanceté en occasion de détente et de plaisir,
fut si souvent considérée comme celle de l’humour pur, car
procédant justement de cette mauvaise humeur. Une humeur
difficile que ne possèdent pas forcément tous les clowns, ni tous
ceux qui ont pourtant la réputation d’avoir un « bon sens de
l’humour ». Ainsi les meilleurs humoristes seraient loin d’avoir
toujours un « bon sens de l’humour », selon le sens aujourd’hui
galvaudé et faussé accordé à cette expression devenue banale.
La chose est ironique.
Le burlesque et la bouffonnerie appartiennent à une autre
dimension du comique, sensiblement inférieure à celle de
l’humour, parce que rudimentaire et sans grande portée
philosophique. Ce comique des singeries les plus triviales, des
plus grossiers poissons d’avril, est justement à l’humour ce que
l’hominidé est à l’homme : une première étape, un
commencement. Il constitue en quelque sorte le vestibule de la
Maison du Comique. C’est d’ailleurs par là que les adolescents
découvrent et exposent ordinairement, et trop souvent
platement, le côté drolatique ou risible des choses, de leurs
professeurs ou de leurs parents. Il serait facile d’illustrer ici par
4
Hubertus TELLENBACH, La réalité, le comique et l’humour, Paris,
Economica, 1981, p. 16.
5
Citation attribuée selon les auteurs à Achille Chavée, Oscar Wilde, Georges
Duhamel ou Boris Vian.
16
force exemples leurs manières courantes de provoquer l’hilarité,
ce qui ne donnerait toutefois pas forcément de belles images.
Humour de collégien, dit-on justement. Sauf qu’il faut ne pas en
rester là. Il faut évoluer et pénétrer plus loin en la demeure,
pour en explorer les différentes chambres : la parodie, le
pastiche, le calembour, la caricature, l’épigramme, la poésie
holorime ou le mot d’esprit, etc, jusqu’à l’humour, enfin - et
surtout - qui occupe le centre de l’univers comique. Un centre
lumineux, contrairement aux pièces parfois sombres du
comique ironique, de la raillerie et du sarcasme. Un endroit de
sérénité, de convalescence, de calme lucidité. Un lieu où se
reposer et se guérir du tragique, de l’angoisse et du désespoir.
Ainsi, en écoutant ou en lisant certains humoristes, le lecteur ou
le spectateur se réconcilie, au moins momentanément, avec la
vie, le monde et l’histoire. Il constate que l’humour a des vertus
apaisantes et même tonifiantes.
Comme tant d’humoristes avoués, certains penseurs et
moralistes ont possédé le don de faire festoyer ou ricaner leur
pensée. Mais ce don fut très diversement déployé, et tous
procédèrent en fonction de leur propre tempérament et de leurs
propres goûts. Ainsi certains penseurs ont été plus roses, plus
joviaux, moins angoissants, plus comiques, tandis que d’autres
ont été plus purement humoristiques, en nous montrant leur
prédilection pour l’humour noir et leur penchant pour la
plaisanterie sombre et acidulée. D’aucuns ont parcouru toute la
gamme des couleurs de l’humour, et même du comique, allant
parfois jusqu’à user du ridicule le plus grossier, comme ces
cyniques qui osaient tout en ne se scandalisant de rien, sauf
qu’eux étaient grossiers - et vulgairement comiques - par souci
philosophique, par désir de provoquer coût que coûte le doute et
l’introspection. La fin justifiait pour eux tous les moyens
comiques et c’est par machiavélisme, et non parce que mal
élevés, que la plupart d’entre eux se laissaient volontiers choir
dans la boue du comique le plus trivial ou animal. C’est
pourquoi, malgré la contradiction apparente de l’expression, on
pourrait parler de leur noble vulgarité, car eux seuls ont
fréquemment réussi l’exploit de transformer même le plus vil
comique en opération philosophique.
17
Que la pensée ou la création humoristique puisse être
également philosophique, ou l’inverse, personne n’osera
maintenant soutenir le contraire, tant la chose apparaît évidente
à la lecture de certaines plaisanteries de moralistes ou de
philosophes. Voilà qui rend d’autant plus étonnante l’absence
de livres ou de conférences sur le sujet. Qu’à cela ne tienne,
nous croyons avoir réussi, malgré le manque d’information
facilement accessible, à produire un compte rendu critique
relativement complet et détaillé du phénomène humoristique tel
qu’apparaissant dans l’histoire de la philosophie. Malheureusement, ces recherches n’auront pu couvrir l’ensemble des
philosophes. Il fallut surtout négliger la philosophie médiévale,
malgré un court chapitre sur l’âne de Buridan. C’était la
moindre des choses : une politesse envers le Moyen Âge. Il est
aussi dommage que si peu de fragments des penseurs
présocratiques nous soient parvenus. Sans doute ces physiciens
ont-ils inventé des plaisanteries dignes de mention, mais
aujourd’hui tombées dans l’oubli. Une perte expliquant
pourquoi notre série commence avec Socrate - le premier
philosophe manifestement comique de l’histoire - même si
Thalès de Milet aurait pu ouvrir le bal, étant donné le tour qu’il
joua à ses concitoyens en devenant si riche si rapidement, pour
leur prouver que les philosophes étaient capables de spéculer
profitablement aussi bien sur le marché des olives que sur la
disposition des astres ou l’avenir de l’éducation. D’ailleurs ce
tour sublime demeure la première farce grandiose, ou du moins
connue, de l’histoire de la philosophie, et fait ainsi de Thalès le
premier philosophe farceur de l’histoire, suivie sans doute par
Démocrite, qui selon Juvénal était un sacré moqueur et un rieur
impénitent.
Les qualités et les défauts produisant le philosophe
produisent aussi l’humoriste. Voilà pourquoi tant de
philosophes ont fait preuve d’humour, publiquement et sur
papier, ou plus privément. Ceux dont nous allons parler, bien
sûr, mais encore d’autres comme Montesquieu, Pascal ou
Mendelssohn, qui répondit un jour à un officier de l’armée
allemande qui lui disait : « Juif, tu fais commerce de quoi ? - Je
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vends quelque chose que tu ne connais pas ! - Quoi ? L’esprit ! »6
Cet esprit aide bien sûr le penseur à accepter le mépris avec
humour et la critique avec désinvolture. Quant aux humoristes
professionnels, les meilleurs d’entre eux ne peuvent qu’être
aussi des penseurs, qu’ils le veuillent ou non, le sachent ou non,
ou que nous y pensions ou non. Ce qui fait de l’humoriste un
cousin du philosophe, comme l’est également, dans une certaine
mesure, le poète, le prophète ou le juge. Les traits de parenté
sont d’ailleurs tellement nombreux qu’il faudrait plusieurs
pages pour les recenser et commenter tous.
Il arrive assez souvent que sans même le vouloir les
philosophes soient eux-mêmes, en tant que personnages ou
personnalités, comiques ou ridicules. Surtout que presque tous
ont possédé un côté Don Quichotte. En effet, de nombreux
penseurs ont eu comme lui la triste figure du justicier
impénitent et impertinent, en se croyant comme le héros de
Cervantès cent fois plus puissants qu’ils ne l’étaient en réalité.
La chose est à arrivée à Rousseau et à Nietzsche, notamment,
comme à presque tous les autres philosophes, mais chez eux de
manière plus explicite et spectaculaire. Comme Don Quichotte
et dans une semblable errance, ils ont cru pouvoir transformer
radicalement le monde, les Institutions, l’Histoire et la vie
humaine dans tous ses fondements. Admirable et tragicomique…
Outre le fait qu’on pourrait accorder à certains livres de
philosophie les mêmes pouvoirs qu’eurent, sur le seigneur de la
Manche, les livres de chevalerie, il faut admettre que presque
tous les penseurs connus ont montré leurs ridicules, et parfois
de manière ostentatoire. Des ridicules qui pourraient aisément
faire l’objet d’un livre passionnant, dont le titre pourrait être
Des caprices, tics et tocs des philosophes illustres. Cela dit,
malgré l’aspect assez souvent anecdotique des chapitres qui
6
Victor MALKA, Mots d’esprit de l’humour juif, Éditions du Seuil, janvier
2006, Paris, p. 134.
19
vont suivre, espérons que cette courte étude contribuera à
alimenter la réflexion sur les rapports entre l’humour et la
pensée proprement philosophique. De même croyons-nous
avoir rendu hommage, par ces chapitres, aux philosophes
considérés. Enfin le lecteur se rendra compte d’une chose : que
la philosophie possède, en raison de son potentiel hautement
comique ou humoristique, une histoire inédite qui reste à
découvrir et à raconter. Il constatera également que ce sont
parfois les plaisanteries les moins comiques qui se révèlent
pourtant les plus lourdes de sens et les plus porteuses de
lumières. C’est le cas de L’âne de Buridan ou de la Modeste
proposition de Jonathan Swift. Le lecteur pourra même débuter
par là, car aucun règlement ne l’oblige à lire selon l’ordre des
chapitres, ou encore de gauche à droite ou du haut vers le bas.
Que le lecteur aille donc directement, s’il le souhaite, au
chapitre susceptible a priori de l’intéresser davantage. Et ainsi
de suite, selon son caprice et sans peur de sauter par-dessus les
époques ou les grands courants. Ceci dit, lire en ordre, sans rien
sauter, a aussi ses avantages. Quelle que soit sa préférence nous
lui souhaitons bonne lecture.
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