d’intervention, se ferait désormais « régulateur »1 et « évaluateur ». Dans le régime de gouvernementalité
frugale du néolibéralisme2, L’évaluation quantifiée constitue la technologie politique reine, au point que
certains ont pu prophétiser (et déplorer) l’avènement d’une « société de l’audit »3. L’information chiffrée
est indispensable à l’introduction par le New Public Management de mécanismes concurrentiels et à la
création de « markets level playing fields »4. Sans elle, impossible de « gouverner (à distance) par les honneurs »
en livrant publiquement les noms des structures, voire des professionnels, les plus et les moins
« performants »5. Sans chiffres, impossible de contractualiser des objectifs, des moyennes-normes, des
standards et de sanctionner ex post leur respect par les « opérateurs décentralisés en concurrence » que
doivent être, par exemple, les structures hospitalières. Ce n’est donc pas un hasard si le mot totem de la
rationalisation néomanagériale des services publics est « transparence », laquelle est en passe de devenir
selon certains auteurs/observateurs britanniques une véritable « tyrannie »6. L’époque, martèlent les
hommes politiques, les « experts » mais aussi les journalistes est à la « reddition de compte » (accountability)
généralisée et systématique au consommateur/contribuable, qui veut désormais « en avoir pour son
argent »7. Il n’est plus question, poursuivent-ils, de se cacher derrière des statuts protecteurs – celui de
fonctionnaire ou de professionnel (ou, pire, les deux !) – pour éviter d’avoir à justifier sa contribution au
bien-être collectif. Depuis vingt ans, dans tous les pays développés et dans tous les secteurs d’action
publique, certes inégalement, prolifèrent les indicateurs de performance et se déploie une logomachie sur
la nécessité de mettre en place des systèmes d’information exhaustifs pour évaluer, en temps réel, la
« performance » des services publics8. Aucune institution ne doit plus se soustraire à l’objectivation
statistique de sa « performance », même les plus individualisés, personnalisés, subjectifs, symboliques
d’entre eux. La finalité est double : en comparant, de manière chiffrée, toutes les organisations d’un même
secteur (par exemple, les hôpitaux), il s’agit d’instaurer une concurrence ou un benchmarking permanent, qui
inciterait les agents à hausser continûment leur effort, en termes de coûts et de « qualité », au niveau des
« plus performants »9 ; en délivrant directement ces informations chiffrées aux
« usagers »/« consommateurs », supposés « voter avec leurs pieds », l’émulation en serait encore renforcée.
Pris en étau entre le marteau des « régulateurs » et l’enclume des « usagers/consommateurs », les agents et
les professionnels des services publics seraient ainsi incités (contraints ?) de réviser leurs pratiques, leur
organisation, leurs routines. Les chiffres revêtent ici, selon le mot heureux de Nikolas Rose, le caractère de
1 L’Etat régulateur « fait faire » plutôt qu’il ne cherche à faire lui-même et, conjointement, renforce ses capacités de
contrôle sur les opérateurs publics et privés via l’audit, l’évaluation, le benchmarking, etc. Cf., par exemple, Quelques
surveys récents : Majone (G.), « From the Positive to the Regulatory State : Causes and Consequences of Changes in
the Modes of Governance », Journal of Public Policy, 17(2), 1997 ; Moran (M.), « Understanding the Regulatory State »,
British Journal of Political Science, 32, 2002. Pour une sociohistoire de l’émergence et de l’imposition, en France, dans les
années 1990, de cette conception entrepreneuriale et managériale de l’Etat, cf. Bezès (Ph.), « Le modèle de « l’Etat-
stratège : genèse d’une forme organisationnelle dans l’administration française », Sociologie du travail, 47, 2005.
2 Pour une revue exhaustive de la problématique foucaldienne de la gouvernementalité néolibérale, cf. Dardot (P.),
Laval (Ch.), La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009.
3 Power (M.), The Audit Society. Rituals of Verification, Oxford, Oxford University Press, 1997, en particulier le chapitre
5 pour l’étude du phénomène dans l’enseignement supérieur et la santé.
4 Cf. la très utile clarification de la notion de « concurrence » opérée récemment, dans le prolongement des travaux
de Weber et Simmel, par Pierre François. Selon lui, la concurrence désigne un type particulier de relation de lutte,
indirecte (« efforts parallèles » pour « séduire » un tiers), qui suppose la conscience des protagonistes d’être engagés
dans cette relation, dont le trophée est détenu par un tiers, et dont l’issue, exclusive, dépend, au moins pour partie,
des efforts, des talents et/ou des mérites des parties en présence. François (Pierre), Sociologie des marchés, Paris,
Armand Colin, 2008, chapitre 6.
5 Ihl (O.), Le mérite et la République. Essai sur la société des émules, Paris, Gallimard, 2007.
6 Tsoukas (H.), « The tyranny of light. The temptations and the paradoxes of the information society », Futures, 29(9),
1997 ; Strathern (M.), « The tyranny of transparency », British Educational Research Journal, 26(3), 2000.
7 Sur le stretching gestionnaire de la notion d’accountability au-delà de sa signification politique initiale de droit de regard
externe sur une activité administrative, pour y inclure des notions adjacentes comme celles de « responsabilité », de
« contrôle », de « réactivité », de « délibération », lire Mulgan (R.), « Accountability : An Ever-Expanding Concept ? »,
Public Administration, 78(3), 2000, pp. 555 – 573 et, sur les redondances et les ambivalences des usages gestionnaires
(autonomie/contrôle) de la notion dans le contexte de fragmentation de l’Etat, cf. Scott (C.), « Accountability in the
Regulatory State », Journal of Law and Society, 27(1), 2000.
8 Ogien (A.), L’Esprit gestionnaire. Une sociologie de l’air du temps, Paris, Editions de l’EHESS, 1995.
9 Bruno (I.), « La recherche scientifique au crible du benchmarking. Petite histoire d’une technologie de
gouvernement », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 55-4 bis, supplément 2008.