Joanna GÓRNIKIEWICZ
Uniwersytet Jagielloński
UN MOT (M ˆ
EME PAS ?), DEUX MOTS... UNE PHRASE ?
LE PROBL `
EME DE LA D´
EFINITION
ET DE L ´
EL´
EMENT CENTRAL DANS LA PHRASE
(PERSPECTIVE CONTRASTIVE POLONO-FRANC¸ AISE)
Les locuteurs natifs d’une langue donn´
ee savent intuitivement ce qui
dans leur langue constitue une phrase achev´
ee, bien form´
ee. Mais d`
es
qu’il s’agit de d´
efinir la notion, les difficult´
es s’accumulent... Saloni et
Świdziński (2012 : 34) r´
esument la situation sur un ton l´
eger en proposant
de reprendre le d´
efinissant (definiens) de l’entr´
ee cheval de l’encyclop´
edie
Nowe Ateny de Chmielowski (1745 : 229) : « Koń jaki jest każdy widzi » – Le
cheval, comment est-il ? Chacun peut le voir... Et la phrase alors ? Chacun
sait comment elle est... C¸ a ressemble `
a une plaisanterie mais ce n’est
pas le cas. Certes, la d´
efinition est illusoire. Cependant il n’en demeure
pas moins qu’elle est communicativement pertinente. Elle signale que la
d´
enotation du terme est bien connue quoiqu’elle ´
echappe `
a toute tentative
de formalisation sous forme d’une paraphrase d´
efinitoire. Ce refus de
d´
efinir lobjet d’analyse a mˆ
eme trouv´
e un fondement dans l’une des
plus influentes th´
eories linguistiques du si`
ecle dernier – la grammaire
g´
en´
erative-transformationnelle. Selon ses adeptes, la notion de phrase doit
ˆ
etre tenue pour « un terme primitif, non d´
efini, de la th´
eorie » (Ruwet
1967 : 366, note 5). Cette ind´
etermination s’explique par l’une des notions
cl´
es de l’approche – la notion de comp´
etence.
Toutefois, les grammairiens, dans leur majorit´
e, ont cru et croient
toujours fermement que la phrase peut et doit ˆ
etre d´
efinie. Selon Meillet
(1908 : 320), « `
a un point de vue purement linguistique et abstraction faite
de toute consid´
eration de logique ou de psychologie, une phrase peut
ˆ
etre d´
efinie (...) ». Pour les auteurs de la Grammaire m´
ethodique du franc¸ais,
164 JOANNA GÓRNIKIEWICZ
une connaissance intuitive du concept de phrase n’est pas incompatible
avec la rigueur d’une analyse m´
ethodique (Riegel et al. 2009 : 201). Les
travaux qui recensent des dizaines, voire des centaines de d´
efinitions1
sont la preuve tangible que les chercheurs nont pas chˆ
om´
e. Et quant aux
crit`
eres, ils en ont ´
evoqu´
e toute une farandole... (cf. Saloni et Świdziński
2012 : 35–40, Wilmet 1998 : 444).
Dans la pr´
esente contribution, nous nous proposons de voir quels
sont les crit`
eres retenus et comment est d´
efinie la phrase dans les ou-
vrages de r´
ef´
erence franc¸ais et polonais. Ensuite, nous aborderons le
probl`
eme de l’´
el´
ement central auquel elle est oui ou non r´
eductible. Ainsi
pourrons-nous nous prononcer sur sa forme minimale dans les deux
langues. Les grammaires franc¸aises constitueront le point de d´
epart et
l’objet principal de l’analyse laquelle sera compl´
et´
ee par des remarques
et des renvois vers les approches polonaises choisies.
METTRE `
A L’HONNEUR LA FONCTION COMMUNICATIVE
Le point de d´
epart de la r´
eflexion ne peut pas ˆ
etre autre que la
d´
efinition donn´
ee par la bible des amoureux de la langue franc¸aise, Le Bon
Usage, o`
u on lit :
La phrase est l’unit´
e de communication linguistique, c’est-`
a-dire qu’elle
ne peut pas ˆ
etre subdivis´
ee en deux ou plusieurs suites (phoniques ou
graphiques) constituant chacune un acte de communication linguistique
(Grevisse-Goosse 2011, §211).
Les auteurs2jugent leur d´
efinition assez proche de celle de Bloom-
field (que le linguiste am´
ericain, comme le remarque Touratier [1980 : 16]
a reprise `
a Meillet [1908 : 320]) :
Chaque phrase [d’un ´
enonc´
e] est une forme linguistique ind´
ependante, qui
n’est pas incluse dans une forme linguistique plus large en vertu d’une
construction grammaticale quelconque (Bloomfield 1970 : 161–162)3.
1Par exemple Klemensiewicz (1963), les travaux allemands de Ries (1921) et de Seidel
(1935) (cf. Touratier 1980 : 16).
2Ou plutˆ
ot l’auteur car apr`
es la mort de Grevisse, l’incontournable grammaire de la
langue franc¸aise est r´
eguli`
erement revisit´
ee par Goosse.
3Each sentence [in any utterance] is an independent linguistic form, not included
by virtue of any grammatical construction in any larger linguistic form (Bloomfield
1933/1982 : 170).
UN MOT (Mˆ
EME PAS ?), DEUX MOTS... UNE PHRASE ? LE PROBL`
EME DE LA D´
EFINITION... 165
Mais ces d´
efinitions, sont-elles vraiment si proches ? Passons au crible
leurs composantes.
Selon Grevisse-Goosse :
– la phrase constitue un acte de communication linguistique ; elle
n’est donc pas consid´
er´
ee comme une entit´
e abstraite mais rel`
eve du
discours. D’ailleurs, les auteurs le confirment eux-mˆ
emes en ´
ecrivant :
« Certains donnent `
a´
enonc´
e le sens que nous donnons `
a phrase »
(§211, R3). En linguistique polonaise, un tel point de vue est bien at-
test´
e en syntaxe traditionnelle toujours bien pr´
esente dans l’enseignement
scolaire (Klemensiewicz [1969 : 5, 1963/1971 : 110] parle de l’intention
communicative et ´
elit comme cat´
egorie de base de l’analyse syntaxique
l’´
enonc´
e – pl. wypowiedzenie4) ainsi que dans certaines approches plus
r´
ecentes (Grzegorczykowa 2012 : 12–13, Saloni et Świdziński 2012 : 41)5.
– la phrase ne peut pas ˆ
etre subdivis´
ee ce qui en fait l’unit´
e minimale
de la communication. En aval, on ne retrouvera que des ´
el´
ements inaptes
`
a constituer tout seuls un acte de communication linguistique : groupes,
morph`
emes, phon`
emes.
Cette d´
efinition, ouvertement communicative ou ´
enonciative, est
proche d’une premi`
ere d´
efinition propos´
ee par un autre ouvrage de
r´
ef´
erence sur la grammaire franc¸aise, `
a savoir la Grammaire m´
ethodique
du franc¸ais, d´
efinition affin´
ee au fil de la r´
eflexion men´
ee par les au-
teurs selon le principe qu’ils prˆ
onent, celui d’une analyse m´
ethodique
rigoureuse :
Une phrase est une s´
equence de mots que tout sujet parlant non seulement
est capable de produire et d’interpr´
eter, mais dont il sent aussi intuitivement
l’unit´
e et les limites (Riegel et al. 2009 : 201).
Les mots cl´
es produire (se poser en ´
enonciateur) et interpr´
eter (se poser
en r´
ecepteur et co-´
enonciateur) renvoient directement au sch´
ema jakob-
sonien de communication. Le processus implique l’instauration d’un
syst`
eme de cor´
ef´
erences garantissant aux participants `
a l’acte de com-
munication, la construction d’un monde commun. Un petit suppl´
ement
4Voir aussi Jodłowski (1976 : 35).
5Certes, il y a aussi d’autres approches. Bobrowski (2005 : 82–83), dans son mod`
ele
g´
en´
eratif, choisit comme cat´
egorie de base la phrase linguistique (zdanie językoznawcze),
une phrase qu’un locuteur natif, en s’appuyant sur sa comp´
etence, pourra consid´
erer
comme compl`
ete ; celle qui est interpr´
etable en dehors du co(n)texte.
166 JOANNA GÓRNIKIEWICZ
d’information par rapport `
a la d´
efinition grevissienne : la phrase est une
s´
equence de mots. Serait-elle construite d’au moins deux ´
el´
ements ? Nous
y reviendrons. Quant au ressenti de l’unit´
e et la reconnaissance intuitive
des limites, ces crit`
eres, tout en ´
etant compatibles avec l’impossibilit´
e
d’une subdivision quelconque, sont plus informatifs. C’est d’autant plus
vrai qu’il peut s’agir aussi bien des limites initiale et finale marquant le
d´
ebut et la fin d’une phrase que de ses limites inf´
erieure et sup´
erieure
lesquelles permettent de s´
eparer ce qui est encore une phrase de ce qui
n’en est plus une (cf. Wilmet 1998 : 443–446). Ces crit`
eres, sans ´
equivaloir
au crit`
ere d’autonomie mis `
a l’honneur par Bloomfield6, en constituent la
condition sine qua non et s’inscrivent bien dans sa conception de phrase
comme unit´
e maximale de la syntaxe.
La d´
efinition de Grevisse-Goosse se d´
emarque, selon nous, de celle
de Bloomfield sur trois points :
– Premi`
erement, le probl`
eme d’autonomie n’est pas ´
evoqu´
e dans Le
Bon Usage puisque les auteurs sont conscients que certains ph´
enom`
enes
ne trouveront pas leur explication dans le cadre de la phrase (cf. aussi
Gobbe 1980 : 92–93, Saloni et Świdziński 2012 : 38). Toutefois, comme
le soulignent les auteurs de la Grammaire m´
ethodique, « ces rapports (...)
n’infirment en rien le principe selon lequel la phrase constitue un domaine
au-del`
a duquel les r`
egles de la combinaison proprement hi´
erarchique et
rectionnelle ne jouent plus » (p. 204)7.
– Deuxi`
emement, les deux d´
efinitions renvoient `
a des niveaux
d’analyse diff´
erents : l’´
enonciation chez Grevisse-Goosse avec la phrase
comme unit´
e minimale et la syntaxe chez Bloomfield pour qui elle
constitue l’unit´
e sup´
erieure. Les d´
efinitions qui pr´
esentent la phrase
comme une construction bˆ
atie, conform´
ement `
a des r`
egles grammaticales,
d’´
el´
ements de niveau inf´
erieur d´
eveloppent la d´
efinition bloomfieldienne
(p. ex. Gardes-Tamine 1998 : 10 ; voir aussi la conception « architecturale »
de la phrase de Riegel et al. 2009 : 203).
6Cf. la position absolue de Bloomfield (1933/1984 : 170).
7En amont, il y a le texte (Adam 1975 : 195), le discours (Gardes-Tamine 1998 : 10), bˆ
ati
des phrases qui s’enchaˆ
ınent. D’´
eventuelles contraintes qui s’imposent au niveau textuel
ne sont pas d’ordre syntaxique mais concernent la r´
ef´
erence, la structure th´
ematique,
les relations logico-s´
emantiques, le type de texte, etc. Toutefois, la s´
eparation nette de
la grammaire de la phrase d’une grammaire de texte ne doit pas faire perdre de vue la
compl´
ementarit´
e r´
eciproque des deux plans (cf. Gobbe 1980 : 93).
UN MOT (Mˆ
EME PAS ?), DEUX MOTS... UNE PHRASE ? LE PROBL`
EME DE LA D´
EFINITION... 167
LE SENS, UN INGR´
EDIENT N ´
ECESSAIRE ?
La phrase est l’unit´
e de communication linguistique, tout sujet par-
lant est capable de l’interpr´
eter.... Doit-elle donc forc´
ement ˆ
etre dot´
ee
d’un sens ? Il est vrai que la question du sens est importante pour plus
d’un grammairien au point, pour certains, d’en faire le crit`
ere d´
efinitoire.
Ainsi retrouve-t-on une d´
efinition purement s´
emantique dans la Gram-
maire pratique du franc¸ais d’aujourd’hui de Mauger :
Une phrase est l’expression plus ou moins complexe, mais offrant un
sens plus ou moins complet, d’une pens´
ee, d’un sentiment, d’une volont´
e
(Mauger 1968 : 2).
ou chez Deloffre dans sa Phrase franc¸aise o`
u l’accent est mis sur la com-
pl´
etude s´
emantique :
La phrase est le plus petit ´
enonc´
e offrant un sens complet (Deloffre 1979 : 15).
Si ce crit`
ere n’est pas commun´
ement admis, les grammairiens
l’´
evoquent souvent afin d’en d´
emontrer les limites. Et, il faut se rendre
`
a l’´
evidence, ceux qui y recourent ressentent le besoin d’´
evoquer d’autres
caract´
eristiques. Aussi Mauger enrichit-il sa d´
efinition de crit`
eres syn-
taxiques de fac¸on indirecte, `
a travers la notion de proposition, ´
elue
comme unit´
e`
a la place de la phrase. Deloffre jugera sa propre ten-
tative de vague et invoquera un crit`
ere pragmatique : l’intonation qui
sous sa forme ferm´
ee est le reflet imm´
ediat de la structure de la phrase
(voir aussi la d´
efinition affin´
ee de Riegel et al. 2009 ; Grzegorczyko-
wa 2012 : 13, 90).
Quels sont les points faibles des d´
efinitions s´
emantiques ? On leur
reproche leur caract`
ere circulaire (le crit`
ere de compl´
etude s´
emantique
difficilement perceptible par intuition reste ind´
efini), on d´
enonce la
possibilit´
e pour le sujet parlant d’exprimer le mˆ
eme contenu en une,
deux, voire plusieurs phrases. Quant aux ´
el´
ements indispensables pour
qu’une phrase soit perc¸ue comme s´
emantiquement compl`
ete, Berren-
donner (2002 : 24–25) nous a montr´
e que les chercheurs ´
etaient loin
d’avoir un avis unanime sur la question...
Outre le caract`
ere probl´
ematique de compl´
etude, il y a celui des li-
mites entre ce qui est s´
emantique et ce qui ne l’est pas. Et celles-ci sont
parfois bien mouvantes (cf. degr´
es d’as´
emantisme de Gobbe 1980 : 100).
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