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ARNAUD REBOTINI & CHRISTIAN ZANESI
Aux confins du réel
Quand deux acteurs majeurs de la musique électronique aux fonctions
sensiblement différentes se rencontrent, le gage d’une production de haute volée
n’est plus un espoir mais une attente. L’objet issu de cette collaboration, Frontières,
interpénètre ainsi monde analogique et digital, pour un résultat qui semble
traverser les âges. Rencontre avec Arnaud Rebotini et Christian Zanesi.
L’un est chercheur et compositeur au GRM (Groupe de recherches musicales) fondé après l’éclatement de
l’ORTF et l’avènement de l’INA en 1975 ; l’autre vient du monde de la nuit, rompu à l’univers clubbing et
devenu maître dans l’utilisation du clavier analogique. Christian Zanési et Arnaud Rebotini ont ainsi réuni
leur savoir faire respectif pour faire exploser les codes de composition inhérents à la musique et proposer un
objet que l’on pourrait qualifier de « rétro-futuriste ».
Ce dernier puise ainsi dans un héritage certain pour appliquer le schéma d’une musique dite concrète. « Cette
technique appelle le test d’assemblages de sons, les uns avec les autres, si bien que l’on ne peut pas les définir
sans utilisation concrète. Il est très difficile d’imaginer ce que va pouvoir donner la fusion de deux sons. Seule
la validation par l’oreille peut fonctionner. C’est ainsi qu’est né le concept de musique concrète comme
l’entendait Pierre Schaeffer. Dans le cas présent, le compositeur est le maître des sons qu’il utilise. Il n’y a
pas d’intermédiaire, il n’obéit à personne sauf à lui-même. L’objectif pour toute personne travaillant le son
est d’arriver à créer sa propre matière. Un spécialiste de la peinture peut reconnaître sur un centimètre carré
de toile l’identité d’un peintre, il en va de même pour la musique » explique le chercheur du GRM.
Offrant des perspectives esthétiques élargies quant à la création de textures sonores, cette manière de créer du
son se corréla aussi à une façon différente de composer, comme le précise Arnaud Rebotini : « Cette approche
diffère de celle, dite classique, où un compositeur pense en termes de note et de timbre pour donner la
primauté au son. Cela s’inscrit dans le prolongement d’une tradition française que l’on peut même faire
remonter à Berlioz qui a révolutionné l’orchestre classique. On peut aussi citer Debussy pour sa manière
d’harmoniser et d’utiliser les accords. » Si cette historicité s’inscrit ainsi dans le disque en question par la
combinaison de différentes approches de composition, Rebotini avoue ne pas avoir de schéma particulier à ce
sujet : « Je n’ai pas vraiment de modus operandi, je pense la composition aussi bien en termes de notes, de
grilles d’accords que de sons. C’est ce que l’on a fait sur Frontières : soit nous sommes partis d’une idée
harmonique ou mélodique que je pouvais apporter et ensuite Christian venait y plaquer des sons, soit il
composait une texture, voire un morceau en soi, et ensuite c’était à moi d’harmoniser. »
Ce disque s’adresse aux amateurs de musique électronique non fonctionnelle, de
l’electronica au kraut rock…
En résulte un disque à la polyphonie profonde où chaque morceau est porté par des harmonies aux lignes
multiples et enchevêtrées. La résonance du disque interpelle ainsi l’oreille par une substance à mi-chemin
entre la musique acoumastique et une électronique emprunte de réverbérations stylistiques multiples, échos
d’un jeu de vases communicants entre les deux hommes. « Cette méthode de travail a permis de nous
affranchir d’une certaine tentation de faire de la musique de club. L’idée originelle était de se faire rencontrer
des sons modernes avec d’autres analogiques, le travail formel d’orchestration a été primordial in fine. Ce
disque s’adresse aux amateurs de musique électronique non fonctionnelle, de l’electronica au kraut rock »,
affirme Arnaud Rebotini.
Entre ambiant et cadences extatiques, le bébé de ces deux pères de la musique électronique confirme donc le
mélange de deux approches qui, au final, se rejoignent dans un inconscient mutualisé involontairement. « Sans
que nous le sachions l’un et l’autre, nous avons beaucoup écouté Jon Hassell, jusqu’à l’évoquer pendant
l’enregistrement. Sa manière de penser un morceau nous a porté durant toute l’élaboration du disque. Il a
amené quelque chose de rythmique et suspendu dans le même temps » insiste Zanési.
Si Frontières est un disque ovni au regard des productions actuelles estampillées électro, sa structure
progressive semble parfaitement taillée pour des live anticonformistes à souhait, tel que le suscite les propos
du créateur du label Blackstrobe. « Aujourd’hui les musiciens électroniques sont prisonniers de leur lap top,
c’est assez affligeant la manière dont ils veulent tout sécuriser. L’enjeu de la scène c’est de laisser sa matière
dynamique. J’ai eu plus d’emmerdes sur scène à l’époque où j’utilisais un ordinateur qu’aujourd’hui avec un
clavier analogique. »
La frontière entre le bruit et la musique est d’ordre culturelle, elle est définie par
la valeur poétique qu’une personne met dans un son.
Vouloir s’extirper des sentiers battus ne fait pas peur aux deux artistes, comme le rappelle Zanési, et ces
quelques paroles emplies d’une sagesse anthropologique signifiante : « Les sons étranges ou inhabituels
sonnent de manière anxiogène car l’oreille ne sait pas d’où ils proviennent. La fonction primitive de l’oreille
est celle de la survie, c’est elle qui permet de se prévenir d’une situation dangereuse. L’humain possède en
outre d’autres oreilles, culturelle, hédoniste, etc… »
Des propos qui renforcent ce sentiment inhérent à Frontières dont le dessein, pour être compris, devra faire
l’objet de multiples écoutes afin que l’oreille puisse entrer dans une affection particulière avec la matière
sonore distribuée. « La frontière entre le bruit et la musique est d’ordre culturelle, elle est définie par la valeur
poétique qu’une personne met dans un son. Si un son devient incompréhensible à l’oreille de l’auditeur, il se
transforme en bruit. La musique se traduit par le fait d’organiser des sons dans le temps et l’espace »,
confirme Arnaud Rebotini avant que son acolyte ne complète le propos : « Cela est primordial dans la
structure musicale, un bruit doit se combiner dans une certaine horizontalité (rythme, mélodie) pour faire
sens à l’oreille. Ce rapport entre verticalité et horizontalité est donc à la base d’une relation musicale, c’est
ce que nous avons tenté d’opérer sur Frontières. »
Plus qu’un simple disque donc, il s’agit d’un témoignage sur une manière de faire et penser la musique
électronique, évoqué non sans une certaine vertu pédagogique et attestant en filigrane d’une liberté qui, on
l’espère, trouvera un écho dans la nouvelle génération…
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