L
E
B
OURGEOIS
G
ENTILHOMME
Comédie-ballet de Molière et Lully
L E P O E M E H A R M O N I Q U E
Vincent Dumestre
Avec la participation de Musica Florea (dir. Marek Stryncl)
Direction artistique : Vincent Dumestre
Mise en scène : Benjamin Lazar
Chorégraphie : Cécile Roussat
« Le Roy, ayant voulu faire un voyage à Chambord pour y prendre le divertissement de
la chasse, voulut donner à sa cour celui d’un ballet ; et comme l’idée des Turcs qu’on
venait de voir à Paris était encore toute récente, il crut qu’il serait bon de les faire
paraître sur scène ».
Mémoires du Chevalier d’Arvieux, 1735.
La visite d'un envoyé du grand Turc à la cour de France en 1669 avait été l'occasion d'un étalage de
fastes sans précédent. L'événement était de taille, puisque c'était la première fois qu'un ambassadeur de
la Sublime Porte se rendait en Europe pour rendre visite à un souverain. Louis XIV entendait bien faire
la démonstration indiscutable et définitive de la richesse et de la puissance de son royaume, dans une
profusion d'or, d'argent, de diamants et de tissus précieux.
Soliman Aga, l'envoyé turc, se révéla d'une incroyable prétention, prêtant à peine attention à l'apparat
déployé en son honneur. Bien plus, alors que le roi en personne le recevait lors d'une cérémonie
éblouissante, la lettre du Grand Turc dont il était porteur révéla qu'il ne s'agissait pas le moins du monde
d'un ambassadeur au sens propre du terme, mais d'un émissaire beaucoup plus ordinaire… La fête
somptueuse se terminait dans le ridicule.
Mais le Roi Soleil est un vrai grand seigneur. Loin de chercher à cacher une erreur qu'il doit
essentiellement à son orgueil, il va tourner la situation à son avantage et prolonger le sourire un peu
forcé de la cour dans un des plus grands éclats de rire de l'histoire de la scène. Il demande à Molière et
Lully de lui préparer "un ballet turc ridicule" accompagné d'une comédie. Les deux compères ne
mettent que peu de temps à écrire ensemble Le Bourgeois Gentilhomme, qui sera créé à Chambord le 14
octobre 1670. Molière, lui-même, jouera le rôle de Monsieur Jourdain et Lully celui du Mufti. Le roi
s'en amuse tant qu'il voudra revoir la pièce une demi-douzaine de fois d'affilée, avant qu'elle soit reprise
avec succès à Paris en novembre de la même année.
AUX ORIGINES DE NOTRE BOURGEOIS
Ainsi que le montre le rapide historique de sa genèse, Le Bourgeois Gentilhomme est une comédie-ballet, genre
scénique sous le règne de Louis XIV de la conjonction des talents des deux Baptiste, Molière et Lully et de la
demande expresse du roi. Celui-ci avait donau théâtre un rang privilégié dans les divertissements de la cour et
pratiquait avec grand talent la guitare et la danse. Entre 1664 et 1670 la collaboration des deux artistes donna
naissance à 11 comédies ballets, du Mariage Forcé au Bourgeois Gentilhomme. S'étant fâché avec Lully en 1671,
Molière travaillera avec Marc Antoine Charpentier pour sa dernière comédie-ballet, Le Malade Imaginaire, en
1673.
Subtile imbrication de théâtre, de danse et d'intermèdes musicaux, la comédie-ballet est née de la rencontre des
deux créateurs exceptionnels que furent Lully et Molière et de leur volonté mutuelle de marier les différentes
formes d'expressions artistiques. C'est ce qu'explique Molière dans la préface des cheux : " pour ne point
rompre le fil de la pièce par ces manières d’intermèdes, on s’avisa de les coudre au sujet du mieux que l’on put,
et de ne faire qu’une seule chose du Ballet et de la Comédie... C'est un mélange qui est nouveau pour nos théâtres
(...) il peut servir d’idée à d'autres choses qui pourraient être méditées avec plus de loisir. Ce mélange de théâtre
et de musique, qui "peut servir d’idée à d’autres choses", Lully le transformera à partir de 1673 dans un genre
nouveau, l'opéra français, auquel il consacrera l'essentiel de son activité jusqu'à sa mort en 1697.
En moins de 10 ans, la comédie-ballet a donc atteint son apogée, avant de disparaître au profit de l'opéra naissant.
La mort de Molière en 1673 met un terme au genre. Jamais le miracle de la collaboration des deux Scaramouche,
également passionnés par la scène, ne se reproduira.
Depuis cette époque, le Bourgeois Gentilhomme a peu à peu perdu sa forme d'origine. Même la Comédie
Française, qui revendique pourtant la garde de la tradition du théâtre de Molière, pratique des coupures dans les
parties chantées et dansées, quand elle ne les supprime pas purement et simplement, dénaturant ainsi la cohérence
artistique et dramatique de la pièce. Au fil du temps, les changements advenus dans les règles de l'interprétation
musicale, principalement au cours du XIX
ème
siècle, ont contribué à faire croire que la musique de Lully était
"soporifique et lugubre", ce qui a justifié le recours à des compositeurs modernes pour écrire une partition au goût
du jour (Gounod en 1858, Delvincourt en 1944, Jolivet en 1951, Colombier en 1972). Nous savons aujourd'hui,
grâce au travail des musicologues et musiciens spécialistes du XVII
ème
siècle, combien Lully mérite de figurer
parmi les plus grands noms de l'histoire de la musique. Le public lui-même a plébiscité les représentations de ses
grandes tragédies lyriques lors des dernières années, notamment l'Atys de Christie et Villégier en 1987.
Chef d'œuvre musical et théâtral, le Bourgeois Gentilhomme méritait de retrouver l'état qui fit sa réussite, d'abord
en raison du respect à la cohérence de l'œuvre conçue par Lully et Molière, ensuite et surtout, parce qu'il ne
s'agit pas d'une comédie-ballet parmi les autres mais de la plus aboutie, pour le théâtre comme pour la musique et
la danse, enfin, parce que Le Bourgeois constitue dans l'imaginaire français un élément majeur du patrimoine
artistique, susceptible par là de toucher un très grand nombre de spectateurs.
Cette production du Bourgeois Gentilhomme s’est donnée donne un objectif principal : présenter la pièce dans la
version originale et intégrale, avec les intermèdes chantés et dansés qui s'insèrent dans l'action dramatique, afin de
restituer l'ambiance de fête scénique débridée propre à la comédie-ballet. Dans l'état actuel de nos connaissances
sur la question, il s'agira d'une première re-création mondiale depuis plus de deux siècles.
Une lecture respectueuse du texte permet de mettre en valeur des aspects de la pièce qui sont systématiquement
passés sous silence, bien qu'ils constituent le coeur de la comédie :
- la cérémonie turque est à la fois le point d'origine de la pièce (c'est d'abord elle que Louis XIV commande à
Molière et Lully) et son point culminant dans le comique. Elle doit être représentée avec le soin le plus extrême,
dans l'esprit des grands charivari de l'époque baroque (ne disait-on pas que Lully était "aussi excellent grimacier
qu'excellent musicien"?).
- les parties chantées et dansées ne sont pas des accessoires de l'action mais un reflet fidèle de l'esthétique du
Grand Siècle. C'est parce que la cour et le roi lui-même apprécient et pratiquent la musique et la danse que
Monsieur Jourdain veut aussi se lancer dans l'étude de ces arts. L’ironie de Molière et de Lully s'exerce donc non
seulement envers les prétentions ridicules du bourgeois vaniteux mais aussi envers les modes du temps.
LES ARTS EN DIALOGUE
Le Bourgeois Gentilhomme est la onzième comédie-ballet de Molière et Lully, forme nouvelle qu'ils conçurent à la
demande de Louis
XIV
afin de "coudre" ensemble théâtre, musique et danse sans "rompre le fil de la pièce". Ultime
acte de leur collaboration - qui dura près de dix ans - le Bourgeois Gentilhomme en est aussi l'expression la plus
aboutie, et constitue dans l'imaginaire français un élément majeur du patrimoine artistique. Ce chef-d'oeuvre
musical et théâtral apparaît comme l'apogée de la comédie-ballet ; il offre un spectacle complet nous attirant au
cour de la relation entre les arts. C'est pourquoi notre projet se donne un objectif principal : présenter la pièce -
pour la première fois depuis plus de deux siècles - dans l'état qui fit sa réussite, c'est à dire dans sa version
originale et intégrale, afin de restituer l'ambiance de fête scénique débridée propre à la comédie ballet.
Trois arts, un même langage
Le Bourgeois Gentilhomme est l'un des plus beaux témoins de cet âge baroque les arts dialoguent autour d'une
rhétorique commune. Devenus l'objet même du spectacle, ils s'entremêlent, se cherchent, s'inspirent, se
complètent. En un jeu de miroirs éloquent, les gestes d'un comédien, d'un danseur ou d'un chanteur semblent se
répondre. A la source même de notre projet se trouve la volonté d'explorer ce lien intime et souterrain qui les unit -
cette impulsion première que Descartes plaçait au cour de l'oxymore baroque : l'expression des passions.
Le regard étonné et naïf de Monsieur Jourdain est le fil qui noue, tout au long de la pièce, le chant, la danse et le
théâtre. Et cet émerveillement face à ce "mélange nouveau"
1
, est le reflet du nôtre. A la fois victime et démiurge de
l'action - il est la dupe de ceux qui l'entourent, mais c'est bien lui, son argent et sa folie qui provoque cette situation
- il est comme le personnage de nombreux tableaux du
XVII
e
siècle : observé et observateur, il semble au premier
abord un simple double du spectateur, mais il peut aussi délivrer du tableau, à qui l'observe mieux, un sens caché.
Distance et émotion : la beauté sur un fil
Le sens du Bourgeois Gentilhomme et de son personnage principal est multiple et ne se limite pas à celui d'un
portrait-charge dont la littérature du
XVII
e
siècle est friande, de Saint-Amant à La Bruyère. Monsieur Jourdain dans
sa quête du « joli »
2
, se trouve sans cesse sur la frontière entre le beau et le ridicule, entre le pathétique et le
touchant. Et cet équilibre délicat interroge le sens même de la représentation, son pouvoir d'évocation ; il brouille
les règles de ce qui ne serait sans cela qu'un « grand divertissement royal ».
La scène la plus caractéristique de cet équilibre est celle Monsieur Jourdain découvre la façon d'articuler les
voyelles :
A
,
E
,
I
,
O
,
U
. Le spectateur oscille entre se moquer de la naïveté du personnage et s'émerveiller avec lui
du fait que de causes physiques explicables naisse le mystère de la parole. Prononciation, déclamation et gestuelle
baroques qui jouent avec le spectateur moderne de cette dualité entre étrangeté et beauté, distance et émotion,
serviront au mieux cette lecture d'un Bourgeois Gentilhomme, bien sûr divertissant et drôle, mais ouvert à un
mystère et une réflexion plus profonds.
Il est remarquable de la part de Molière - et passionnant pour une équipe de musiciens, acteurs et danseurs
s'intéressant aujourd'hui à l'art du
XVII
e
siècle - d'avoir pointé du doigt le double caractère des arts de son époque :
leur beauté est fragile et naît d'une sophistication dépassée et sublimée. Depuis des années les artistes "baroques"
cherchent cette difficulté : les musiciens jouent sur des instruments plus périlleux qui se désaccordent plus vite, les
danseurs se défont des grands jetés classiques pour une danse à effets moins spectaculaires, les acteurs réinventent
un corps et une voix contraires à l'éducation théâtrale courante. Tous cherchent leur équilibre sur ce fil où
Monsieur Jourdain s'aventure.
Belle-Dance, mime et commedia dell'Arte
Subtilement imbriqués dans l'action, les intermèdes font de la danse et de la musique des éléments clefs de
l'intrigue, se réalisent les rêves et la folie de Monsieur Jourdain. L'un après l'autre, ils couronnent les étapes
successives de sa transformation - jusqul'apothéose finale le Bourgeois offre sur scène, spectateur burlesque
du Ballet des Nations, l'image inversée du Roi dans la salle. A travers le ridicule et la mascarade perce encore une
fois, par la beauté des danses, de la musique de Lully, un sens mystérieux et sacré.
1
Préface des Fâcheux. première comédie ballet de Molière
2
« Apprenons autre chose qui soit plus joli » Acte II, scène IV
Loin de traiter ces intermèdes comme des farces qui ridiculisent Monsieur Jourdain, nous avons voulu en faire des
moments de poésie et de suspension les rêves de cet homme-enfant voient enfin le jour. Acteurs sans paroles,
les danseurs apportent par la force du mime et de la danse, une dimension supplémentaire à notre compréhension
du Bourgeois : ils font de ce personnage un poète capable de prêter foi à ces garçons tailleurs, ces cuisiniers, ces
derviches et turcs aux incroyables turbans. Ses yeux d'enfant transforment le réel en un monde d'illusion
merveilleux sans se soucier des mains qui tirent les ficelles de toutes ces marionnettes.
Sans chercher une reconstitution exacte (il ne reste que peu de chorégraphies du Bourgeois Gentilhomme) notre
langage tient autant de la Belle-Dance que d'un vocabulaire plus libre issu du mime, de la Commedia dell'Arte, du
jeu clownesque.
Cette approche reste fidèle à l'esprit du
XVII
e
siècle la danse de théâtre est un vecteur d'expression des passions
et non un simple appareil du beau comme les danses de bal ; et le ballet final, bien qu'indépendant de la pièce,
n'échappera pas à ce traitement dramatique de la danse. Respectant en cela l'écriture de Lully et de Molière, le
traitement des intermèdes cherchera à rester proche de l'époque par l'esthétique et le vocabulaire gestuel tout en se
voulant une création personnelle à part entière, nourrie de fantaisie et d'onirisme.
L'ombre et la flamme
L'éclairage, entièrement à la bougie - rampes et lustres - joue de l'équilibre entre la force et la fragilité des
flammes, et plonge acteurs et spectateurs dans une même concentration et une même rêverie. Les nuances d'un
éclairage à la bougie s'apprivoisent comme les nuances d'un clavecin : l'instrumentiste, d'une même note pincée,
peut donner l'illusion de toutes les intensités, du piano au forte ; de même l'acteur, s'approchant ou s'éloignant des
bougies, fait varier sur son visage et sur ses mains l'intensité lumineuse, jouant de l'ombre et la lumière, et mettant
ainsi en valeur les différents moments de son discours chanté, dansé ou déclamé.
De plus, par le traitement de la matière, des feuilles de métal cuivrées patinées et huilées, le décor devient ici un
fond résonnant, une plaque sensible qui reflète l'éclairage à la bougie et les mouvements des acteurs. A chaque
variation lumineuse (comme l'arrivée de sources ponctuelles), à chaque nouvelle entrée et sortie, l'atmosphère se
modifie - reflétant l'espace intérieur de M. Jourdain. Ainsi, le salon bourgeois de la fin du
XVII
e
prendra, avec la
cérémonie turque, des allures orientales. Tout en conservant un souci d'exactitude historique, il s'agit de partager
une vision de la réalité, décalée, drôle et onirique.
Dans une me quête d'unisson, les costumes s'inspirent de la subjectivité de Monsieur Jourdain : matières brutes
et couleurs légèrement passées chez les bourgeois renforceront la brillance et la luminosité des nobles en blancs
d'argent, tandis que les valets, que Monsieur Jourdain a engagés par souci du décorum, porteront des livrées
assorties aux murs. A l'explosion de couleurs de la cérémonie turque répondra l'éclatement des formes du Ballet
des Nations, célébrant le déploiement du théâtre dans le théâtre.
La mise en valeur des formes, des visages et des gestes si blancs et si graphiques dans cette atmosphère brune et
changeante, les fluctuations lumineuses spécifiques à la bougie donnent une image quasi picturale (comme dans
La Fiancée juive de Rembrandt) et apportent ainsi à la musique et aux voix un espace de résonances.
Pas de juxtaposition fastueuse des techniques isolées de la danse, de la musique et du théâtre, pas de défi
esthétique gratuit donc, mais un dialogue entre les arts et une quête commune : que le passé serve à prendre au
piège dans une fine toile, avec l'aide de Molière qui n'oublia jamais son métier de tapissier, le fugace sens du
présent.
Texte de :
Vincent Dumestre (directeur musical),
Benjamin Lazar (metteur en scène), Cécile Roussat (chorégraphe),
Adeline Caron (scénographe), Alain Blanchot (costumier),
Christophe Naillet (éclairagiste).
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