ETHIQUE DU CARE ET COMPORTEMENT PRO-ENVIRONNEMENTAL
Emmanuel Petit
Dalloz | Revue d'économie politique
2014/2 - Vol. 124
pages 243 à 267
ISSN 0373-2630
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-d-economie-politique-2014-2-page-243.htm
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Pour citer cet article :
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Petit Emmanuel, « Ethique du care et comportement pro-environnemental »,
Revue d'économie politique, 2014/2 Vol. 124, p. 243-267.
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Ethique du care
et comportement pro-environnemental
Emmanuel Petit
1
L’éthique du care est une philosophie morale, née au début des années quatre-vingt à
la suite des travaux de Carol Gilligan [1982], qui renverse la perspective donnée par la
philosophie rationaliste. Elle propose un modèle de comportement qui conteste la
conception de l’individu égoïste et rationnel sur lequel repose la science économique
moderne. L’éthique du care met en avant la sensibilité morale d’un individu ordinaire et
son aptitude à « prendre soin » d’autrui. Elle rejoint, en ce sens, une littérature en
économie comportementale qui souligne le rôle majeur des émotions et des préfé-
rences sociales. Dans cet article, nous analysons ce que la théorie du care peut apporter
à la compréhension des comportements économiques pro-environnementaux. Nous
regardons, dans un premier temps, les éléments moraux fondateurs du care et son
positionnement vis-à-vis de l’éthique de la justice rawlsienne. Nous montrons ensuite
que l’éthique du care dispose des outils conceptuels lui permettant d’aborder la ques-
tion environnementale et que les résultats de nombreux travaux menés récemment en
économie expérimentale attestent de la fécondité de son analyse. Nous interrogeons
enfin sa capacité à appréhender les enjeux environnementaux mondiaux lorsque
ceux-ci sont éloignés et distants des préoccupations quotidiennes des individus.
Ethique du care – Comportement Pro-Environnemental – Emotions – Economie Expé-
rimentale – Distance
The Ethics of Care and Pro-Environmental Behavior
The ethics of care is a moral philosophy which proposes an alternative to the dominant
moral approach. It offers a behavioral model that challenges the concept of a rational
and selfish individual on which standard economics is based. The ethics of care empha-
sizes the moral sensibilities of individuals and their ability to “take care” of others. In
this paper, we analyze how the theory of care can help us to understand economic
pro-environmental behavior. We consider at first the founding moral principles of the
ethics of care. We then show that the ethics of care provides the conceptual tools to
address environmental issues and that several experimental economics studies reveal
1. Université de Bordeaux, GREThA, UMR CNRS 5113, Avenue Léon Duguit, 33608 Pessac.
Courriel : [email protected] ; Site Internet : http ://ecopsycho.prod.lamp.cnrs.fr/
Une version préliminaire de ce texte a été présentée lors du séminaire de recherche « Rationalité
et Comportements Pro-Environnementaux » organisé par Alain Marciano et Sébastien Roussel,
les 13 et 14 décembre 2012 à Montpellier au LAMETA. Je remercie les participants à ce sémi-
naire pour leurs remarques et leurs suggestions. Je remercie également deux rapporteurs ano-
nymes de la Revue d’Economie Politique
qui ont contribué très sensiblement à améliorer la
version initiale de cet article, ainsi qu’Alain Marciano et Sébastien Roussel pour leurs nom-
breux commentaires et leurs encouragements.
•LES COMPORTEMENTS PRO-ENVIRONNEMENTAUX
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the fruitfulness of its analysis. Finally, we consider the thorny issue of “caring at a
distance” regarding global environmental issues.
The Ethics of Care – Pro-Environmental Behavior – Emotions – Experimental Econom-
ics – Distance
Classification JEL: A12, D03, Q50
1. Introduction
En économie, la question éthique est généralement posée dans le cadre
de la déontologie, du conséquentialisme, du libertarisme, ou encore de
l’égalitarisme, sur la base des principes moraux mis en lumière par Emma-
nuel Kant, Jeremy Bentham, Friedrich von Hayek ou John Rawls (Hausman
et McPherson [1996], Arnsperger et van Parijs [2000]). Les principes moraux
et les règles de justice sont ainsi mis en concurrence, discutés et départagés,
en essayant d’expliquer les raisons pour lesquelles certains comportements
peuvent être défendus ou non d’un point de vue éthique. Les règles éthiques
reposent notamment sur la conception d’un individu autonome et rationnel,
pleinement conscient et indépendant.
Dans le champ de l’environnement, au-delà des principes posés par l’éthi-
que contractualiste ou par l’utilitarisme, pré existent aussi de nombreuses
théories éthiques alternatives, portées par les philosophies « essentialistes »
de l’environnement (Larrère [1997], Afeissa [2007]), ou plus spécifiques
comme c’est le cas de l’éthique des vertus (van Staveren [2007], Goffi [2009])
ou de la philosophie bouddhiste (Daniels [2010a, 2010b]). Plus récemment,
l’éthique du « care », issue des travaux innovants de Carol Gilligan [1982] et
initialement axée sur la question du genre, du soin ou du travail, a investi le
champ de l’environnement (Laugier [2012]). L’éthique du care offre un
regard critique qui renverse complètement la perspective donnée par la
philosophie rationaliste. En décrivant le monde sous la forme de la relation
à l’autre, et non en tant que juxtaposition d’individus autonomes et indé-
pendants, le care associe le sens de la responsabilité aux vertus de la sensi-
bilité et à l’implication active des pourvoyeurs de care.
L’éthique du care propose un modèle de comportement qui conteste la
conception de l’individu égoïste et rationnel – l’homo oeconomicus – sur
lequel repose la science économique moderne. A une éthique rationnelle
focalisée sur le calcul, l’obligation ou la justice, elle oppose des fondements
moraux de « souci d’autrui », de respect, de confiance ou encore de respon-
sabilité. Elle rejoint, à ce titre, et sous certains aspects, une littérature en
économie comportementale, qui souligne le rôle majeur des émotions et
des relations entre acteurs de la décision, et qui met en évidence l’existence
de préférences sociales comme la coopération, l’altruisme ou la confiance.
Se pose ainsi la question de savoir si l’éthique du care est capable de fournir
les éléments conceptuels qui permettent d’expliquer et de justifier les
comportements individuels en matière environnementale. Les fondements
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moraux identifiés par l’éthique du care sont-ils confirmés par les éléments
de preuves accumulés en économie expérimentale ? L’éthique du care peut-
elle proposer de nouveaux arguments incitant les individus à adopter des
comportements pro-environnementaux ? Comment une éthique de la rela-
tion et de la proximité peut-elle appréhender des enjeux environnementaux
globaux ?
Dans cet article, nous proposons d’analyser ce que la théorie du care peut
apporter à la compréhension des comportements économiques pro-
environnementaux. Nous regardons, dans un premier temps, les éléments
moraux fondateurs du care et son positionnement vis-à-vis de l’éthique de la
justice rawlsienne (2). Nous montrons ensuite que l’éthique du care dispose
des outils conceptuels lui permettant d’aborder la question environne-
mentale et que les résultats de nombreux travaux menés récemment en
économie expérimentale attestent de la fécondité de son analyse (3). Nous
interrogeons enfin sa capacité à appréhender les enjeux environnementaux
mondiaux lorsque ceux-ci sont éloignés et distants des préoccupations quo-
tidiennes des individus (4).
2. Qu’est-ce que l’éthique du care ?
2.1. Le care, une éthique de « l’ordinaire »
En philosophie morale, la théorie du care est une théorie du souci d’autrui
et de l’attention portée à l’autre
2
. Elle est née au début des années quatre-
vingt avec les travaux de la psychologue Carol Gilligan [1982]. Celle-ci se
démarque de la psychologie du développement impulsée par Lawrence
Kohlberg [1981] dans laquelle les individus acquièrent des aptitudes morales
au fur et à mesure que s’accroissent les capacités cognitives leur permettant
de comprendre la nature de leurs relations morales. D’après ce modèle, la
maturité morale se constitue en suivant une progression à travers six éta-
pes, regroupées en trois niveaux : un premier niveau pré-conventionnel
défini par un rapport particulier à l’obéissance à l’autorité (punition et
récompense) ; un second niveau conventionnel où prédomine l’ajustement
au groupe et à la conformité aux règles ; enfin un niveau critique post-
conventionnel où les règles et les principes sont soumis à une analyse
2. Voir, en particulier, Paperman et Laugier [2005], Tronto [1993, 2012a, 2012b, 2013],
Brugère [2011], Garreau et Le Goff [2012], Pulcini [2012]. La question de savoir par quelle
expression traduire la « care ethics » a été traitée abondamment dans la littérature. Chez
certains auteurs, l’éthique du care est « synonyme » d’éthique de la sollicitude, du souci
d’autrui, d’éthique du soin ou de l’attention à autrui. Aucune de ces traductions ne réussit
cependant à saisir la pluralité des dimensions associées au care (« to care for » = « s’occuper
de » et « to care about » = « se soucier de »). Pour cette raison, nous conserverons (le plus
souvent) dans cet article le terme général de care sans proposer de traduction. L’éthique du
care est également largement associée à la perspective féministe, nous évoquerons en ce
sens les travaux des théoriciennes du care.
Emmanuel Petit
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critique. Selon Gilligan [1982], la morale ne peut être construite de façon
abstraite à partir de dilemmes moraux hypothétiques ou sur la base de
principes moraux universels. La simple énumération de principes ne permet
pas de comprendre les normes morales concrètes qui caractérisent la
société ou la communauté.
Dans de nombreuses disciplines, comme la sociologie (Paperman [2013]),
la philosophie (Pulcini [2013]), les sciences politiques (Tronto [2013]), le
management (Lawrence et Maitlis [2012]), l’éthique des affaires (Simola
[2012]), l’économie (Adams et Nelson [2009]), la psychologie (Molinier
[2013]) ou encore la géographie (Lawson [2007]), de nombreux travaux ont
permis de donner du corps et du sens à la notion de care. Au sein des
organisations et des entreprises, par exemple, l’éthique du care s’incarne
dans les pratiques narratives qui permettent aux équipes de confronter leurs
expériences, leurs oppositions ou leurs perspectives futures (Lawrence et
Maitlis [2012]). Pour les géographes (Lawson [2007]), le care fournit des
éléments conceptuels sur la nature des relations d’interdépendance, d’iné-
galité ou de pouvoir, qui séparent ou unissent des territoires. En psycholo-
gie, le care renouvelle les enjeux psychiques du travail en soulignant à la
fois les tensions entre les pourvoyeurs de care et les mécanismes d’empa-
thie chez les professionnels de la santé (Molinier [2013]).
Le care est devenu une éthique à part entière dont la sphère d’influence
s’étend aujourd’hui au-delà du champ académique. A la suite de la perspec-
tive donnée par Carol Gilligan [1982], la philosophe Joan Tronto prolonge,
dans les années quatre-vingt-dix, le concept de care dans le champ du
politique. Dans « Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic of
Care », Tronto [1993] dénonce les « frontières morales » qui conduisent à la
relégation du care au rang d’activités secondaires, tant au niveau politique
qu’éthique. Ces frontières morales désignent notamment (1) le cloisonne-
ment existant entre la sphère du politique et celle de la morale, (2) l’étroi-
tesse du « point de vue moral » donné par la philosophie rationaliste
contemporaine, symbolisée par l’exigence d’impartialité et de distance vis-
à-vis du sujet moral, et, enfin, (3) la séparation entre la sphère privée et la
sphère publique, qui conduit notamment à cantonner la morale des femmes
au domaine privé.
Quelles sont les principales caractéristiques de l’éthique du care au regard
de la théorie morale rationnelle ? La théorie du care introduit dans la théorie
morale (i) le domaine du sensible et des affects, (ii) elle met au centre de la
vie morale la relation entre des individus « ordinaires », (iii) elle renonce à
l’idéal d’autonomie et décrit la vulnérabilité constitutive de la personne, (iv)
elle constitue, davantage que les théories essentialistes, une théorie de la
pratique ou de l’action morale.
(i) L’un des apports central de la théorie du care est de renouer avec la
philosophie morale écossaise du siècle des Lumières (Hutcheson [1725],
Hume [1740], Smith [1759]) qui porte une attention au rôle des « senti-
ments » dans la construction de la morale (Biziou [2000], Prinz [2006]). Dans
cette optique, « la forme morale fondamentale n’est pas le raisonnement
mais la perception » Le Goff [2012, p. 47]. Les théories du care ne défendent
cependant pas l’émotion contre la raison, mais dénoncent davantage l’illu-
sion d’une raison pure et abstraite. Le sentiment fait partie intrinsèquement
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