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Dossier
Frank Kessler
La Féerie: un spectacle paradoxal
Dans un article paru en 1909 dans la revue Touche à tout, Adrien Bernheim,
Commissaire du Gouvernement près des théâtres subventionnés, déclare son
amour pour le genre de la féerie d’un ton à la fois enthousiaste et nostalgique:
Ce que j’aime surtout en la féerie, c’est l’extrême naïveté qui s’en dégage. Nous devons
les plus douces heures de notre enfance au Pied de mouton, à la Biche au bois, à Peau
d’âne, à la Chatte blanche, à Rothomago, au Chat botté, aux Pilules du Diable, à la Poudre
de Perlimpinpin. Nous avons vénéré ces féeries: nous les vénérions instinctivement parce
qu’elles n’exigeaient aucune attention et parce qu’il nous suffisait de contempler, avec nos
yeux d’enfants, les princes charmants et les jolies fées qui, durant quatre heures que nous
ne trouvions jamais assez longues, couraient les uns après les autres, ceux-ci sortant
d’une trappe, celles-là y entrant, tous et toutes exécutant leurs folles poursuites à travers
les plus somptueux décors. C’était exquis.1
Le titre de cet article, c’est „La Féerie se meurt“, et Bernheim explique aussi pour
quelle raison le genre est en déclin. Selon lui, ce sont les coûts énormes de la
mise en scène d’une féerie, augmentés encore par les droits à verser à différentes
instances, qui font que cette forme de spectacle est menacée de disparaître. „À
l’heure actuelle, une scène de féerie nous reste: le Châtelet, et si elle triomphe de
tant d’obstacles, ce n’est pas seulement parce qu’elle est intelligemment dirigée,
c’est aussi parce qu’elle n’a pas de concurrente.“2 Ainsi se profile, dans le texte de
Bernheim, une tension importante et quelque peu paradoxale au sein même du
spectacle de la féerie qui, d’un côté, se présente comme une forme de théâtre un
peu naïve, charmante, légère et somptueuse, mais qui exige, de l’autre côté, une
approche fondée sur un calcul économique sobre et rigide.
Une même relation paradoxale se laisse observer au niveau des effets ma-
giques qui doivent éblouir le public, le surprendre et l’étonner, mais qui sont le ré-
sultat de toute une machinerie rationnelle et sophistiquée. Derrière le charme du
merveilleux qui doit se dégager de tout ce qui se passe sur scène sont cachés les
derniers acquis techniques et mécaniques. Et, finalement, c’est la figure même de
la fée, être fantastique et imaginaire, qui dans la deuxième moitié du XIXe siècle
est souvent évoquée pour parler de la technologie moderne – l’expression „la fée
électricité“ étant sans doute l’exemple le plus emblématique de cette tendance
plus générale de conceptualiser des aspects de la modernité en termes de magie.3
Dans ce qui suit, on explorera cette tension entre le féerique et la technique à
différents niveaux: celui de l’organisation du spectacle, celui du truc, et celui des
discours culturels contemporains. On fera donc ce contre quoi Paul Ginisty, pre-
mier historien du genre, met ses lecteurs en garde: on raisonnera avec la féerie.4
Mais ce sera uniquement pour d’autant mieux explorer ses charmes pour l’histo-
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rien qui cherche à comprendre cette forme de spectacle si emblématique pour la
période du tournant du siècle.
Mettre en scène une féerie
Si, tout au long du XIXe siècle, la féerie fut une forme de spectacle touchant un
nombre de spectateurs important sur des scènes dont le rang et la qualité artis-
tique pouvait varier de la Comédie française aux théâtres de boulevard, il n’en
reste en 1909, si l’on veut en croire Adrien Bernheim, que le seul Châtelet qui pro-
pose à son public ce genre de pièces. Mais déjà quelques années auparavant, la
féerie était apparemment devenue une forme de spectacle rare sur les scènes pa-
risiennes, du moins selon le critique Joseph Leroux, qui en 1906 salue la décision
du Châtelet de monter Les Quatre cents coups du Diable, pièce dans laquelle figu-
rent par ailleurs deux scènes cinématographiques réalisées par Georges Méliès.
Leroux exprime son enthousiasme comme suit:
Ce ne pouvait pas durer. Depuis plusieurs années déjà, à cor et à cri, on réclamait une fée-
rie. Les petits rêvaient chaque nuit de trappes et de meubles truqués, et les grands ne
pensaient plus qu’à aller voir, quand il y en aurait, des changements à vue. [] Les Quatre
cents coups du Diable! Hein! quel titre! Est-ce assez alléchant et assez prometteur pour
nous autres, grands enfants que nous sommes!5
Les trucs et les effets de scène évoqués ici comme sources d’un plaisir somme
toute plutôt simple et naïf pour les petits et les grands donnent toutefois une idée
trompeuse des efforts nécessaires pour arriver à mettre en scène une telle pro-
duction. On retrouve dans ce texte de Leroux, une fois de plus, le trope bien connu
de la féerie en tant que spectacle enfantin, au charme un peu désuet et dont on
parle d’un ton quelque peu nostalgique.
En revanche, les impératifs économiques rappelés par Bernheim indiquent clai-
rement que monter une féerie est avant tout une entreprise commerciale, exigeant
un plan financier solide ainsi que des attractions suffisamment fortes et originales,
voire inédites pour que la pièce puisse rester à l’affiche pendant des mois, afin
d’en faire, autrement dit, un succès auprès du public et surtout pour permettre aux
investisseurs de rentrer dans leurs frais. Dans un article en deux parties, paru en
1906 et intitulé significativement „La Cuisine théâtrale“, Edmond Floury explique
en détail les différentes étapes d’une telle production visant à attirer les foules en
raison de son caractère spectaculaire. Ses explications plutôt prosaïques révèlent
alors que la démarche d’un directeur de théâtre voulant mettre en scène une féerie
consiste avant tout à réunir les divers ingrédients jugés nécessaires pour le suc-
cès, et de les organiser selon une recette plus ou moins préexistante.
Pour commencer, quand il ne s’agit pas d’une reprise de l’une des nombreuses
pièces qui constituent le répertoire de ce genre de spectacle (comme Le Pied de
mouton ou La Biche au bois) il faut trouver un, voire plusieurs auteurs capables de
l’écrire, „car ces sortes de spectacles rarement s’improvisent à l’avance mais se
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font surtout sur commande“.6 La raison donnée par Floury pour ce fait est de nou-
veau d’ordre économique: le nombre limité de théâtres susceptibles de monter une
féerie fait que les auteurs ne veulent pas prendre le risque de travailler pour rien,
ce qu’ils peuvent faire pour quasiment tout autre genre scénique.7 L’écriture de la
pièce, ou plutôt du scénario (nous y reviendrons), relève apparemment dans la
plupart des cas d’un effort collectif. On procède par étapes, toujours prêt à modifier
le projet:
Les auteurs choisis, il faut trouver un sujet ralliant tous les suffrages et suivant lui aussi la
mode du moment; le scénario tracé, indiquant les grandes lignes, est lu au directeur, qui
donne ses indications, demande des remaniements. La pièce est écrite acte par acte; quel-
quefois au dernier moment, pour la mise en scène définitive, on a recours à l’expérience
d’un vieux routier du métier qui refond le tout et termine l’ouvrage [].8
Une féerie, autrement dit, n’est pas tant le fruit d’un travail créateur individuel –
même si l’on nomme généralement un auteur principal, parfois deux – que le pro-
duit de nombreuses discussions entre des spécialistes de l’écriture, la direction et
probablement des spécialistes de la machinerie théâtrale et de la mise en scène.
Une fois la trame de l’action établie, il faut, selon Floury, trouver ce qu’on ap-
pelle „les fins d’actes“, ou encore „en argot de coulisses, les clous à sensation
dont toute la presse vantera l’originalité, la nouveauté, la magnificence, etc.“9 Ces
moments forts du spectacle ont ainsi une position stratégique privilégiée dans la
dramaturgie de la pièce. Ils doivent non seulement émerveiller les spectateurs,
mais surtout impressionner les journalistes, car c’est à cause de leurs qualités qu’il
pourra y avoir un écho publicitaire fort dans la presse. Comme l’explique Floury,
en allant chercher de tels ‚clous‘, il faut compter avec des dépenses considérables:
Les directeurs n’hésiteront pas d’entreprendre des voyages à l’étranger et sans le secours
de bons génies, malheureusement, pour se rendre compte de visu, dans les théâtres de
leurs confrères de telle ou telle attraction recommandée par les correspondants, en Angle-
terre, par exemple, où l’art de la machinerie est poussé beaucoup plus loin que chez
nous.10
Pour de telles pièces à spectacle il y existe alors apparemment tout un réseau
international où circulent des informations sur les dernières innovations ainsi que
sur les artistes ou les numéros qui ont récemment fait sensation.
Du point de vue de la structure de la pièce, le nombre des clous est plus ou
moins fixe, car „une féerie qui se respecte doit avoir au moins trois clous: deux
moyens et un de première grandeur“, précise Floury.11 Les autres tableaux, ajoute-
t-il, que l’on appelle „tableaux d’attente“, permettent aux auteurs de laisser libre
cours à leur imagination. Au niveau de la structure de l’ensemble, ces tableaux
jouent tout de même un rôle important, car ils servent ainsi à rythmer le tout, à
préparer et à mettre en valeur les moments forts de la pièce, et de créer l’atmo-
sphère générale du monde fantastique et merveilleux dont ce type de spectacle a
besoin. Et, bien évidemment, pour la mise en scène il faut également mobiliser
tous les moyens techniques dont disposent les théâtres à l’époque, de la machine-
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rie traditionnelle aux éclairages électriques et autres appareils les plus avancés.12
L’historien du cinéma Georges Sadoul remarque à ce propos: „Les auteurs des
féeries étaient peut-être moins ceux de leurs livrets, que les machinistes et les
peintres (créateurs des costumes, des décors).“13
Ce mode de construction en fonction principalement des attractions centrales de
la pièce est transposé apparemment par Méliès dans sa production cinématogra-
phique. Dans un article rétrospectif datant de 1932, il discute le rôle du scénario
pour ses films de féerie. Or, il est tout à fait frappant à quel point ses considéra-
tions rejoignent celles d’Edmond Floury:
Pour cette sorte de films toute l’importance réside dans l’ingéniosité et l’imprévu des trucs,
dans le pittoresque de la décoration, dans la disposition artistique des personnages et
aussi dans l’invention du „clou“ principal et du final. À l’inverse de ce qui se fait habituelle-
ment, mon procédé de construction dans cette sorte d’œuvres consistait à inventer les dé-
tails avant l’ensemble; ensemble qui n’est pas autre chose que le „scénario“. On peut dire
que le scénario dans ce cas n’est plus que le fil destiné à lier les „effets“, par eux-mêmes
sans grande relation entre eux [].14
À l’écran comme sur scène, la dramaturgie de la féerie est donc entièrement sou-
mise à la logique des effets, l’action narrative sert en premier lieu à fournir un
cadre un tant soit peu unifiant au défilé des attractions que la pièce cherche à offrir
aux spectateurs. L’intrigue ne compte que peu dans le succès d’une féerie; si les
‚clous‘ ne réussissent pas à émerveiller le public, l’entreprise risque de se solder
par un échec. Un autre élément structurant dans le registre attractionnel, qui est
en effet indispensable à la féerie théâtrale aussi bien que cinématographique, c’est
le tableau de la fin auquel fait référence également Méliès dans le passage cité ci-
dessus. Ce tableau, intitulé généralement apothéose, a une fonction bien précise.
Il apparaît (dans sa version cinématographique, du moins, qui est la seule qui est
accessible comme source première) d’une part comme une représentation quel-
que peu allégorique du triomphe des forces du bien au niveau du récit, et d’autre
part, au niveau du travail de la mise en scène, comme un dernier moment culmi-
nant, célébrant pour ainsi dire toutes les qualités spectaculaires réunies dans la
pièce. Dans son Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre publié en 1885,
Arthur Pougin en donne la définition suivante:
Apothéose. – C’est ainsi qu’on appelle, dans les féeries, le tableau final, celui où se produit
le plus riche et le plus fastueux déploiement de mise en scène, où l’art du décorateur, du
costumier, du metteur en scène se donnent carrière de la façon la plus complète. Les cou-
leurs harmonieuses et la riche architecture d’une somptueuse décoration, l’heureux groupe-
ment d’un personnel nombreux, couvert de costumes étincelants, les attitudes et les poses
gracieuses des danseuses, la lumière électrique prodiguant ces feux sur cet ensemble
auquel la musique ajoute sa verve et son éclat, tout cela constitue un spectacle superbe,
qui, en éblouissant le spectateur, agit en même temps sur ses nerfs et appelle forcément le
succès.15
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Quand on se situe du point de vue de la production d’une féerie, tenant compte
des ressources financières qui doivent être mobilisées pour mener à bien une telle
entreprise, et comprenant à quel point la structure et la mise en scène du spec-
tacle sont le résultat d’un calcul précis des effets sur le public afin de créer un
spectacle qui „appelle forcément le succès“, comme le dit Pougin, il ne reste plus
grand-chose de la naïveté et du caractère enfantin que le discours critique lui attri-
bue. En même temps, on aurait tort de simplement écarter ces discours, car ils ar-
ticulent la place que tient la féerie dans l’imaginaire culturel de l’époque. C’est pré-
cisément à cause de cette tension entre le calcul rationnel et l’univers du merveil-
leux que la féerie peut être vue comme l’emblème romantique d’une modernité in-
dustrielle dont le progrès technologique prodigieux semble pouvoir combler les dé-
sirs les plus fantastiques, mais où, derrière la façade miroitante se trouve le méca-
nisme froid de la plus-value, du travail industriel et du colonialisme.
Au fond, c’est un truc!
La féerie, on l’a vu, repose sur des effets, qui peuvent être de nature très diverse.
Pour la mise en scène de La Biche au bois au Châtelet en 1896/97, par exemple,
c’est un ballet de danseuses aériennes que l’on a fait venir de Blackpool qui y fi-
gure comme attraction principale, comme le remarque le critique Edmond Stoullig:
„Il est bien joli, le ballet au fond de la mer, avec suspension dans les airs de ces
jeunes personnes aux cuirasses d’argent reliées par des écharpes roses, et je
crois, vraiment, que c’est là le clou de la nouvelle Biche au bois.“16 Souvent,
cependant, ce sont des effets basés sur des trucs qui sont au centre d’une féerie,
car c’est le trucage, notamment, qui permet de suggérer, sur scène comme à
l’écran, l’intervention de la magie.17
Au fait, il y avait au XIXe siècle une véritable industrie du trucage théâtral,
comme l’explique Arthur Pougin dans son Dictionnaire:
Il fut un temps où il existait à Paris ce qu’on pourrait appeler des fabricants de trucs, c’est-
à-dire des gens qui passaient une partie de leur temps à inventer, à imaginer des trucs
nouveaux, ingénieux et inconnus, à en construire les maquettes, et qui s’en allaient ensuite
chez un producteur, j’allais dire chez un auteur en renom, pour lui soumettre et faire fonc-
tionner devant lui leurs petits chefs-d’œuvre. L’écrivain (?) faisait son choix dans tout cela,
achetait la propriété de quelques-unes de ces inventions vraiment curieuses, et fabriquait
lui-même ensuite une féerie dans laquelle il faisait entrer ces trucs, que l’on n’avait plus
qu’à construire en grand d’après les maquettes.18
Cette description correspond non seulement assez bien à ce que Floury présente
comme la genèse d’une féerie, mais souligne également l’importance structurelle
de tels trucs pour le spectacle.
En ce qui concerne Méliès, la découverte du truc par substitution, telle qu’il la
relate à travers la célèbre anecdote de la caméra tombée en panne quand il était
en train de filmer Place de l’Opéra, est pour lui directement liée aux débuts de sa
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