La sensibilité écologique. De la révolte romantique à

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Julia Bardes
La sensibilité écologique. De la révolte romantique à la crise écologique contemporaine.
Une analyse sociologique comparée du sentiment de la nature en occident
Résumé de la thèse
En pleine euphorie des Trente Glorieuses a surgi la question de l’écologie, brisant les
rêves d’une croissance infinie et d’une emprise humaine illimitée sur la nature, animant de
nouvelles utopies pour finalement se structurer en véritable vision du monde en rupture avec
l’idéologie dominante des sociétés industrielles. Ce nouveau paradigme écologique, fondé sur
les notions de finitude, de limites, de globalité, de complexité, d’unité de l’homme et de la
nature, est à ce jour relativement bien défini dans la littérature environnementale. Moins
connues sont les structures mentales collectives qui participent de l’ouverture plus ou moins
grande d’une société aux nouvelles thèses de l’écologie, les résistances politiques et
culturelles qui s’y rencontrent : une question que nous nous sommes posés à une échelle
occidentale, ou plus précisément à l’échelle de l’Europe occidentale et des États-Unis, en
nous interrogeant sur le rôle des formations religieuses (catholiques ou protestantes), des
cultures politiques (libérales ou étatistes), des traditions de pensée (tels que le romantisme ou
le cartésianisme) ou encore d’une relation particulière à la nature inscrite dans une aventure
humaine spécifique (on pensera ici à l’histoire des États-Unis, d’une nation qui s’est
construite sur la conquête d’un territoire « neuf », d’une nature indomptée, cette wilderness –
dans toute la polysémie de ce terme, de sa virginité à sa sauvagerie –, avec toute la
mythologie religieuse qui a accompagné cette aventure du Nouveau Monde)
Deux pays ont tout particulièrement mobilisé notre attention : l’Allemagne et les ÉtatsUnis qui, en sollicitant des imaginaires de la nature puissants et une réflexion intellectuelle
environnementale féconde, se révèlent comme des matrices privilégiées à l’analyse des
courants de pensée et conceptions culturelles de la nature à l’œuvre dans l’imaginaire
environnemental collectif, du discours constitué à l’opinion publique.
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En remontant l’histoire de la pensée environnementale aux origines de la modernité
occidentale, il nous était permis d’apprécier le rôle historique du romantisme, comme
première tentative de l’époque moderne de restaurer les liens entre l’homme et la nature. Pardelà l’émergence de sensibilités nouvelles – esthétiques et spirituelles – pour la nature, peuton considérer la protestation romantique comme « pré-écologique », parce qu’elle avance des
idées critiques et une philosophie de la nature qui constituent un univers culturel hautement
favorable au développement de la réflexion écologiste.
Ces idées nouvelles sur la relation homme/nature ont trouvé des contextes culturels et
nationaux plus propices à leurs développements : les cas de l’Allemagne et des États-Unis
nous donnent à voir la force de l’idéalisme romantique dans l’histoire environnementale de
ces deux pays, les valeurs identitaires, collectives, éthiques attachées à la protection de la
nature, les prolongements de ce criticisme culturel sur la pensée écologiste contemporaine.
De Thoreau aux portes-paroles de la contre-culture écologiste des années 1960-70, s’est
développée dans la société états-unienne une relation intime, spirituelle entre l’homme et la
wilderness, pour donner naissance à cette conscience écologique profonde, fondée sur un
idéal de « réalisation du soi » dans sa liaison avec la nature. Autour du mouvement alternatif
et radical de l’écologie, en rupture avec le matérialisme dominant de l’Amérique conquérante
et triomphante, s’est déployée toute une réflexion critique sur la civilisation occidentale
depuis ses fondements culturels les plus anciens, une vaste littérature environnementale,
visant une métaphysique et une éthique nouvelles du rapport personne/planète, un projet
politique radical, deep, écoanarchiste ou écoféministe, qui tente d’en finir avec le concept de
domination.
En Allemagne, l’idéal de symbiose entre l’homme et la nature, l’âme et le corps, donnera
naissance à des idées alternatives et initiatives pionnières dans le domaine de la médecine et
de l’agriculture, fondées sur le développement spirituel de l’homme – dans sa totalité, en
relation avec l’univers –, à une philosophie critique de la technique inspirée du rêve
nostalgique ou utopique d’une relation pacifiée avec la nature, mais aussi à un sentiment plus
« tragique » et mélancolique du monde moderne. L’histoire allemande, avec tous les
soubresauts qu’elle connaîtra au XXe siècle, s’illustre par une idéologisation très précoce du
mouvement de protection de la nature, qui lui confère une teinte pessimiste et sentimentale, et,
soutenue en cela par un attachement très fort de sa population à la nature et plus encore peutêtre à ses forêts, par une problématique de l’écologie qui se pose très tôt à la société.
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La démarche n’est pas ici comparatiste, mais entend souligner comment certaines
traditions historiques qui se sont forgées dans la relation homme/nature ont pu être propices à
l’émergence d’idées pionnières et d’une réflexion fertile en matière d’écologie, et continuent
d’agir avec force dans l’imaginaire collectif environnemental contemporain, comment
d’autres lui résistent puissamment pour former, comme aux États-Unis, un conflit politique et
culturel très fort sur les questions d’environnement, comment certaines idéologies politiques
du XXe siècle se sont approprié le thème de la nature, faisant figure d’événement
cataclysmique pour l’histoire des idées de l’écologie, un cataclysme qui peut lui-même
devenir à son tour un détonateur puissant de la mobilisation et de la contestation sur les
nouveaux enjeux de l’écologie.
L’histoire environnementale de ces trois dernières décennies souligne dès lors l’influence
du climat politico-culturel dans la résonance sociétale des idées de l’écologie, les opportunités
idéologiques et politiques rencontrées par le mouvement écolo-pacifiste allemand, le revers
très net qu’a subi la législation environnementale états-unienne sous l’influence de la
politique néoconservatrice et néolibérale amorcée par l’ère Reagan.
Avec des intellectualisations et appréciations très différentes de la nature, des contextes
historico-politiques très spécifiques – quand bien même certaines formes de vie collectives
peuvent être étendues à d’autres sociétés –, ces deux pays ont en commun d’avoir donné
naissance à une relation homme/nature nourrie par un idéalisme romantique, d’avoir été au
centre de la réflexion éthique qui s’est développée en matière d’environnement et de partager
un même terreau culturel religieux. Ce qui nous invite à poser la question des affinités
électives entre romantisme, écologisme et protestantisme.
En confrontant l’individu à son destin et à un monde sans image de Dieu, l’éthique
protestante semble avoir œuvré en faveur de l’inclusion, de l’individualisation et de la
responsabilisation du rapport homme/nature expliquant par là ces relations nouvelles à la
nature – philosophiques, éthiques ou pratiques, schèmes esthétiques ou règles législatives –
qui s’observent dans les pays de tradition protestante. L’analyse empirique des représentations
sociales contemporaines de la nature et de l’environnement au sein des populations
européennes nous conduit au constat d’une zone européenne, allant de l’Allemagne aux pays
scandinaves en passant par les Pays-Bas, très perméable aux valeurs de l’écologie et à
l’éthique du « penser global, agir local ». En s’appuyant sur les enquêtes d’opinion produites
par les Eurobaromètre, il nous était permis de formuler l’hypothèse d’une conscience
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écologique marquée par la responsabilité individuelle dans le monde protestant, de l’autre des
plaintes environnementales tournées vers la responsabilité collective dans les pays de tradition
catholique, et par là d’une polarisation d’origine religieuse entre d’un côté l’éthique, où nature
et environnement font partie de la sphère de l’intériorité, du privé et du devoir de chacun, de
l’autre, la politique, l’environnement comme relevant des compétences des autorités
publiques pour appartenir ici au monde extérieur.
octobre 2007
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