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Introduction générale
Vladimir Soloviev, né en 1853 à Moscou et mort non loin de là, à Ouskoïe, en 1900, laissait à
N. Berdiaev l’image d’un homme double
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. Influencé par la philosophie allemande, Soloviev
cherchait en même temps à promouvoir la particularité de la pensée russe et prit un moment fait et
cause pour les slavophiles. Orthodoxe fidèle et convaincu, il s’ouvrit au catholicisme. A vrai dire, il
n’était sans doute pas tant double que profondément Un, au sens où sa vocation était celle de
l’Universalité
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. Mais il s’agissait d’une universalité vivante, en progrès, par laquelle Soloviev
cherchait à rendre compte des pérégrinations d’une humanité en quête de sa nature authentique et
originaire. Or la vie porte les traits de l’organisme qui, lorsqu’il est véritablement universel et par là
le plus accompli, ne peut selon Soloviev que prendre figure personnelle, en l’occurrence celle d’un
« Eternel Féminin », auquel notre penseur identifiera l’Eglise en marche.
La manière dont Soloviev chercha à faire de l’Eglise une personne organique, vivante, eut
d’ailleurs une influence considérable dans l’ecclésiologie contemporaine. Et si cette idée eut des
précédents traditionnels bien connus, dans l’identification de l’Eglise au corps mystique du Christ
ou, par exemple, dans l’assimilation faite par les Pères entre celle-ci et l’épouse du Cantique des
cantiques
3
, Soloviev lui donna un fondement rationnel encore jamais atteint. Rejeté de son temps par
les uns parce qu’il cédait trop au catholicisme romain, par les autres parce qu’il était avant toute
chose épris de liberté et demeura toujours attaché à la « Mère Russie » ainsi qu’à son Eglise, sa
pensée n’en constitua pas moins une possibilité entrevue dans le dialogue entre l’Orient et
l’Occident. En demandant à l’orthodoxie de souiller un peu plus sa chlamyde au contact des réalités
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« Il y eut deux Vladimir Soloviev, l’un diurne, l’autre nocturne. Et ce n’est qu’en apparence que les contradictions du
Soloviev nocturne se conciliaient dans la conscience du Soloviev diurne. De Vladimir Soloviev l’on peut dire avec autant
de justesse qu’il fut un mystique et un rationaliste, un orthodoxe et un catholique, un homme d’Eglise et un gnostique
libre, un conservateur et un libéral. Ces courants de pensée opposés le considèrent comme l’un des leurs. Mais il fut
pendant sa vie, et devait rester par-delà la mort, seul et incompris » (Nicolas B
ERDIAEV
, L’idée de la divino-humanité
chez Vladimir Soloviev, dans Pour un christianisme de création et de liberté, Paris, Cerf, 2009, p. 71).
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Nous ne nous attarderons pas dans ces pages au problème de l’éventuelle « conversion » de Soloviev au catholicisme,
qui déchira pourtant un temps les interprètes. A propos de ce chrétien à vocation universelle et oecuménique, la question
nous paraît relativement stérile. Il est indéniable d’autre part qu’il a toujours estimé appartenir à une tradition ethnique
particulière, russe, intimement liée à l’orthodoxie, et qui constituait la terre à partir de laquelle il élaborait sa pensée, et
cherchait à intégrer l’altérité. Les positions les plus justes sur cette question nous paraissent être celles de Nikolaj
Onufrievic L
OSSKY
, History of russian philosophy, London, Allen and Unwin, 1952, p. 84-87, p. 122-125 ; Nicolas
B
ERDIAEV
, L’idée russe. Problèmes essentiels de la pensée russe au XIX
e
et début du XX
e
siècle, s. l., Mame, 1969, p.
185-186.
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Cfr par exemple O
RIGÈNE
,
Commentaire sur le Cantique des cantiques (Sources chrétiennes, 375-376), 2 tomes, Paris,
Cerf, 1991-1992 ; O
RIGÈNE
, Homélies sur le Cantique des cantiques (Sources chrétiennes, 37 bis), Paris, Cerf, 2007 ;
B
ERNARD DE
C
LAIRVAUX
, Sermons sur le Cantique (Sources chrétiennes, 414, 431, 452, 472, 511), 5 tomes, Paris, Cerf,
1998-2007. Origène et Bernard n’ont d’ailleurs fait que suivre l’exégèse juive, qui a toujours vu dans l’Epouse du
Cantique le symbole du peuple élu d’Israël. Les Pères chrétiens ont remplacé la Synagogue par l’Eglise.