DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ Henri Tschanz © Maître responsable : 3MS3 Frédéric de Montmollin Des sons aux tempéraments : La construction du système musical (3/2)53 / 231 = 353/284 = 1,0021 ≠ 1 1 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ Gymnase Auguste Piccard Travail rendu le 29 octobre 2012 Table des matières 1. 2. Introduction .............................................................................................................. 2 1.1 Définition du sujet ...............................................................................................................2 1.2 Explications préalables .......................................................................................................3 1.2.1 Qu’est-ce qu’un son ? ....................................................................................................3 1.2.2 La perception des sons ...................................................................................................6 Intervalles et gammes ............................................................................................ 9 2.1 La découverte d’intervalles ................................................................................................9 2.1.1 L’octave .........................................................................................................................9 2.1.2 La quinte et la quarte....................................................................................................10 2.2 Les gammes........................................................................................................................12 2.2.1 La gamme diatonique ...................................................................................................12 2.2.2 La gamme chromatique ................................................................................................16 3. Le tempérament de la gamme .......................................................................... 18 3.1 Les problèmes liés aux intervalles purs ..........................................................................18 3.1.1 Imperfection du cycle des quintes ................................................................................18 3.1.2 Tonalité et transposition ...............................................................................................19 3.2 La solution du tempérament ............................................................................................19 3.3 Histoire des tempéraments ...............................................................................................19 3.3.1 Le système pythagoricien ............................................................................................19 3.3.2 Les tempéraments mésotoniques .................................................................................20 3.3.3 Les tempéraments irréguliers .......................................................................................22 3.3.4 Les tempéraments par division multiple ......................................................................24 3.3.5 Le tempérament égal ....................................................................................................25 3.4 Quel système choisir ? ......................................................................................................29 2 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL 3.4.1 3.4.2 HENRI TSCHANZ Le clavier bien tempéré de Bach ..................................................................................29 Point de vue personnel .................................................................................................30 4. Conclusion ............................................................................................................... 31 5. Sources ...................................................................................................................... 32 5.1 5.2 5.3 5.4 Bibliographie .....................................................................................................................32 Sites Internet......................................................................................................................32 Média ..................................................................................................................................32 Images ................................................................................................................................33 1. Introduction 1.1 Définition du sujet Dès que j’ai lu la description du thème intitulé « De la corde au neurone », j’ai tout de suite su que ce serait mon premier choix pour mon travail de maturité. Je joue du violon depuis l’âge de cinq ans et le lien entre la musique et les domaines scientifiques m’a toujours fasciné. La musique est un art fondé sur la science, ce qui en fait une des formes d’expression les plus intéressantes. Mon but dans ce travail a été de découvrir d’où viennent les notes que nous utilisons dans la musique occidentale. Pourquoi reconnaissons-nous et employons-nous certains sons et pas d’autres ? J’ai voulu retracer le parcours entier d’un son, depuis son émission jusqu’à son incorporation dans une des gammes que je joue tous les jours. Bien sûr, ce sujet touche à plusieurs domaines : la physique pour expliquer les phénomènes acoustiques liés aux ondes sonores, la biologie pour tout ce qui concerne l’ouïe et le traitement des sons dans le cerveau, les mathématiques pour les relations entre les notes, la théorie de la musique évidemment, et même une part d’histoire pour étudier l’évolution du système musical à travers les âges. 1.2 Explications préalables Pour bien comprendre le sujet, je pense qu’il est utile de rappeler ici quelques notions de base de la physique acoustique. 1.2.1 Qu’est-ce qu’un son ? Un son est une onde produite par la vibration d’un objet et propagée par un support solide, liquide ou gazeux (comme l’air ou l’eau), sans lequel il est impossible de détecter la vibration de l’objet à moins d’être en contact avec celui-ci. C’est pour cette raison que les sons ne peuvent pas exister dans le vide. Cependant, l’homme n’entend pas toutes les vibrations du monde extérieur, loin de là. C’est ici qu’intervient la notion de fréquence. Chaque onde de son peut être représentée par une courbe sinusoïdale (plus ou moins parfaite, selon plusieurs facteurs), qui oscille périodiquement. La fréquence d’un son est le nombre d’oscillations de cette courbe par seconde et s’exprime en hertz [Hz] = [1/s] ou [s-1] (Figure 1). L’être humain est généralement capable d’entendre les sons dont la fréquence est entre Figure 1. Représentation graphique de s ons : la fréquence d ’un son aigu est plus élevée que celle d’un son grave. L’amplitude, qui d étermine l’intensité du son, est la même dans les deux cas. 3 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ 20 et 20'000 [Hz]. Un son audible d’une certaine fréquence s’appelle une note. Des notes jouées à la suite créent des mélodies, alors que des notes jouées en même temps forment des intervalles (2 notes) ou des accords (3 notes ou plus), qui forment la base de l’harmonie. Dans la musique, différents instruments produisent des vibrations de différentes manières : pour les instruments à vent, on crée des vibrations de l’air en soufflant dans un tube ; chez les percussions, on frappe un objet, qui se met à vibrer et transmet les vibrations à l’air. Dans ce travail, je me concentrerai sur les instruments à cordes, avec lesquels on produit des vibrations en pinçant la corde ou en la frottant avec un archet. La fréquence à laquelle une corde vibre est déterminée par trois facteurs : la longueur L de la corde, la tension F dans la corde et la masse linéique µ de la corde, qui indique la masse de la corde en fonction de sa longueur : plus la corde est lourde, plus elle produira un son grave. De manière générale, L est donné en mètres [m], F en newtons [N] et µ en kilogrammes par mètre [kg/m]. Sur un violon par exemple, la masse linéique des cordes est établie à l’avance, mais le violoniste peut régler la fréquence du son qu’elles produisent en modifiant leur tension. C’est ainsi qu’il accorde son instrument. Dans un morceau, il change la longueur de la corde, et donc la fréquence du son, en appuyant son doigt à un endroit particulier. En faisant ceci, il permet à la corde de vibrer uniquement du côté où elle est frottée par l’archet. Il a donc rétréci la longueur sur laquelle la corde peut vibrer. Plus le doigt sera haut sur la corde, plus la longueur de la corde pouvant vibrer sera courte et donc plus le son sera aigu. sons graves sons aigus Tête Chevalet (bas de la corde) (haut de la corde) emplacement de l’archet Tête emplacement du doigt Chevalet longueur de corde pouvant vibrer Tête Chevalet longueur de corde pouvant vibrer Figure 2. Le premier schéma montre que plus le doigt est près du chevalet, plus le son est aigu. Dans ce premier croquis, aucun doigt n’est posé sur la corde, ce qui signifie qu’elle vibrera sur toute sa longueur lorsque le musicien frotte son archet sur la corde. Mais dans le second schéma, le doigt du violoniste agit comme une barrière qui coupe la corde en deux parties : c’est celle près du chevalet qui pourra vibrer, car c’est de ce côté-­‐là qu’est l’archet. Le côté proche de la tête de l’instrument ne vibrera pas du tout. Le troisième schéma montre que, plus le doigt est haut sur la corde, plus la partie pouvant vibrer sera petite. Or, si la longueur de la corde rétrécit, la fréquence augmente, comme nous allons le voir tout de suite. La fréquence d’un son se calcule en appliquant la formule suivante : ! ! = !! ! ! Il est donc logique que, plus la longueur de la corde est petite (et donc plus le doigt du violoniste est près du chevalet), plus la fréquence est élevée. Mais il y a un nouveau paramètre 4 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ n qui apparaît dans cette relation et que nous n’avons pas encore rencontré. Cette variable représente le mode de vibration de la corde. Considérons par exemple une corde tendue entre deux points A et B. Quand la corde vibre, elle effectue un mouvement d’aller-retour vertical. La corde est donc fixée à ses deux extrémités et ne présente qu’un seul “ventre“ de vibration. Ce mode de vibration se nomme le mode fondamental ou première harmonique. Mais la corde peut aussi vibrer de différentes manières : si on fait vibrer la corde deux fois plus vite (ce qui revient à doubler la fréquence, donc le son sera deux fois plus aigu qu’au départ), la vibration partant de l’extrémité A est répercutée contre l’extrémité B et repart en sens inverse. Cette vibration se superpose avec la nouvelle vibration émise depuis la première extrémité (le point A). A l’endroit où les deux ondes se croisent sur l’axe AB, pile à mi-chemin entre les deux extrémités, la corde ne vibre pas mais reste immobile en un point. Ce point s’appelle un nœud de vibration. De chaque côté du nœud se trouve un ventre de vibration, où la vibration de la corde est maximale. Ce mode de vibration est la deuxième harmonique. Si on décide non pas de doubler, mais de tripler la fréquence de base (la nouvelle note sera alors trois fois plus aigüe que celle de départ), la corde vibrera en trois ventres et présentera deux nœuds. Ce mode est la troisième harmonique. Quadrupler la fréquence de départ formera quatre ventres et trois nœuds, la quintupler donnera cinq ventres et quatre nœuds, et ainsi de suite (Figure 2). 1ère harmonique A B (mode fondamental) 2ème harmonique 3ème harmonique 4ème harmonique 5ème harmonique Figure 3. Les cinq premiers modes de vibration d'une corde Quelle est l’importance des modes de vibration ? C’est qu’en réalité, une note n’est pas seulement un son d’une fréquence donnée, mais un ensemble de sons de plusieurs fréquences différentes. En effet, lorsqu’on joue une note sur un violon, la corde vibre selon toutes les harmoniques à la fois : on se retrouve avec une onde du mode fondamental, une onde de la deuxième harmonique, une onde de la troisième, etc… L’onde du mode fondamental, qui fait vibrer la corde sur toute sa longueur, détermine la hauteur de la note à nos oreilles ; c’est la fréquence la plus grave et celle qui sonne le plus fort. L’intensité des fréquences des ondes auxiliaires varient d’un instrument à un autre : sur un violon, la seconde harmonique sonne presque aussi fort que la première, alors que pour une flute, elle est beaucoup moins forte. Ce sont ces différences d’intensité dans les harmoniques qui créent la sonorité typique d’un instrument, son timbre, qui fait qu’un hautbois sonne différemment d’une clarinette ou d’un saxophone. En musique, comme dans la nature, chaque note n’est donc pas un son pur à une seule fréquence (les sons purs ne peuvent être créés que par des ordinateurs), mais un son composé 5 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ de plusieurs harmoniques (Figure 3). L’ensemble de toutes les fréquences différentes x, 2x, 3x, 4x…, multiples de la fréquence fondamentale x, s’appelle la série harmonique. Les intervalles qui la constituent restent toujours les mêmes, quelle que soit la fréquence fondamentale : ce sont, en quelque sorte, des intervalles naturels. Nous reparlerons de la série harmonique au chapitre 2. Figure 4. Représentation des quatre premières harmoniques d'un son et de l'onde du son composé résultante 1.2.2 La perception des sons 1.2.2.1 L’oreille humaine L’oreille humaine se divise en trois parties : l’oreille externe, l’oreille moyenne et l’oreille interne. L’onde sonore arrive d’abord à l’oreille externe, où elle est conduite par le pavillon vers le conduit auditif externe. Au bout de ce conduit, la membrane du tympan marque la séparation entre l’oreille externe et l’oreille moyenne. Il reçoit les vibrations de l’air acheminées par le conduit auditif et vibre à son tour, transmettant les vibrations à l’oreille moyenne. L’oreille moyenne est une cavité remplie d’air et reliée à l’arrière du nez par la trompe d’Eustache. Dans cette cavité se trouvent les trois os les plus petits du corps : le marteau, l’enclume et l’étrier. Le marteau, qui touche le tympan, reçoit les vibrations de celuici et commence à vibrer lui aussi, faisant ensuite vibrer l’enclume, qui fait vibrer l’étrier. Cette étape a pour effet d’amplifier les vibrations en les concentrant sur une plus petite surface (le bout de l’étrier est en effet plus petit que la membrane du tympan). Nous arrivons à présent à l’oreille interne. L’étrier se termine sur une ouverture (nommée “fenêtre ovale“) dans la paroi de la cochlée, un tube osseux rempli de liquide et enroulé en spirale à la manière de la coquille d’un escargot. Les vibrations de l’étrier sont donc transmises au liquide cochléen et redeviennent une onde, se propageant cette fois dans un milieu liquide. A l’intérieur de la cochlée, sur Figure 5. Schéma de l'oreille toute la longueur de la spirale, se trouve la membrane basilaire, tapissée de récepteurs sensoriels appelés cellules ciliées, en raison de leur ressemblance à des 6 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ poils microscopiques. Lorsque les vibrations dans le liquide cochléen font bouger ces cellules, de minuscules pores s’ouvrent dans leurs parois et laissent entrer dans les cellules des ions contenus dans le sel présent dans le liquide. Comme les ions contiennent une charge électrique, des signaux nerveux sont envoyés, par le nerf auditif, depuis les cellules ciliées jusqu’au cerveau. C’est pourtant encore dans l’oreille que nous différencions les notes entre elles. Chaque zone de cellules ciliées s’occupe des sons d’une certaine fréquence. L’arrangement des cellules sur la membrane basilaire est semblable à celui des notes sur un clavier de piano ; les sons les plus aigus activent les récepteurs les plus proches de la fenêtre ovale et les sons les plus graves sont reconnus au cœur de la cochlée, tout au bout du tube. Chacune des différentes fréquences qui constituent la note active la zone de cellules ciliées qui lui correspond (Figure 5). Ce sont donc plusieurs signaux électriques, qui décrivent, en termes de fréquence et d’intensité, la composition précise de l’onde sonore reçue par l’oreille, qui sont transmis au cerveau. Nous quittons à présent le domaine de la physique pour celui de la neuroscience. Figure 5. Schéma du traitement du son dans la cochlée 1.2.2.2 La musique dans le cerveau Les signaux nerveux issus de la cochlée atteignent une partie du cerveau appelée cortex auditif primaire, où les informations auditives sont analysées. Les neurones y sont organisés de manière semblable à celle de la membrane basilaire : chaque zone de neurones répond aux informations d’une zone de cellules ciliées de la membrane. Les neurones s’occupant des fréquences basses se situent d’un côté du cortex auditif primaire et ceux recevant les signaux des fréquences élevées se trouvent de l’autre. Le cerveau reçoit des signaux nerveux pour toutes les harmoniques qui composent chaque note, mais il “simplifie“ ces informations en ramenant toutes les harmoniques à la fréquence fondamentale. Bien que les harmoniques soient présentes et fassent partie du son qu’on entend, on perçoit une note comme ayant une seule fréquence, pour qu’on comprenne bien qu’elle provient d’une seule source. Ceci était évidemment très important dans l’évolution de l’être humain : il fallait savoir d’où venait chaque son afin de repérer ses prédateurs. Le cortex auditif secondaire est localisé autour du primaire et il reçoit la majeure partie de ses informations de celui-ci. Alors que le cortex auditif primaire analyse les sons individuellement, le secondaire se préoccupe principalement des relations entre ces sons. Celui de l’hémisphère droit du cerveau s’occupe des sons simultanés, celui de l’hémisphère gauche des sons consécutifs. En effet, un morceau de musique ne peut avoir de sens que si 7 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ nous parvenons à enregistrer les suites de notes qui constituent la mélodie et à comprendre les ensembles de sons qui forment l’harmonie. Nous savons encore peu de choses sur le traitement de la musique dans le cerveau, car une grande partie de la recherche ne peut être effectuée que sur des animaux. Or, aucun animal n’est aussi musical que l’homme, ce qui signifie que nos découvertes dans ce domaine restent limitées. Ce qui est certain, c’est que la musique stimule plus de régions du cerveau que la plupart des autres activités, ce qui explique pourquoi l’homme l’apprécie tant. 8 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ 2. Intervalles et gammes 2.1 La découverte d’intervalles 2.1.1 L’octave L’intervalle le plus important est l’octave, l’écart entre une note de fréquence x et une note deux fois plus aigüe, de fréquence 2x. Sur les instruments à cordes, on obtient l’octave d’une corde en réduisant sa longueur de moitié, c’est-à-dire en appuyant son doigt au milieu de la corde. Si cet intervalle est le plus important, c’est parce que c’est le plus consonant, c’est-à-dire celui qui sonne le mieux. Il sonne tellement bien que deux notes séparées par une octave sont considérées comme étant les mêmes ; par exemple, les notes de fréquences 110, 220 et 440 [Hz] sont toutes des la dans la musique occidentale. Notre système musical est bâti sur l’octave, ce qui signifie que nous divisons toutes les fréquences audibles en octaves, pour nous y repérer plus facilement. En effet, imaginez la difficulté si, sur un clavier de piano, nous n’avions pas douze notes revenant en boucle mais quatre-vingt-huit notes uniques ! Sans nul doute, la division des fréquences est essentielle pour organiser les sons et en faire de la musique. Ce qui est frappant, c’est que nous ne sommes pas les seuls à avoir utilisé l’octave pour organiser les sons, loin de là ; en réalité, presque toutes les cultures du monde fondent leur système musical sur l’octave. Ceci montre qu’il y a quelque chose de scientifiquement incontestable dans la division par octaves. Mais quel est ce “quelque chose“ qui a convaincu tout le monde de choisir cet intervalle en particulier ? Le but de la division des fréquences est de réduire le nombre de notes différentes en créant un cycle de notes qui se répète en boucle sur tout le système tonal. Il faut donc admettre que certaines notes ont la même valeur. Or, pour que la division soit cohérente, il faut que les notes reconnues comme étant équivalentes sonnent le plus semblable possible. L’octave est le candidat parfait : c’est l’intervalle le plus consonant comme nous l’avons déjà dit. Mais pourquoi est-ce l’octave ? La clé réside dans la série harmonique. Pour comprendre le phénomène de la consonance des octaves, nous allons comparer les spectres sonores d’une note, c’est-à-dire l’ensemble des harmoniques qui la constituent, et de son octave. Prenons par exemple le La de 110 [Hz] (La110) et celui de 220 [Hz] (La220). Le tableau ci-dessous représente les douze premières harmoniques qui composent chacune des deux notes. Les harmoniques communes aux deux sont indiquées en rouge. harmonique Spectre du La de 110 [Hz] 1ère 2ème 3ème 4ème 5ème 6ème 7ème 8ème 9ème 10ème 110 220 330 440 550 660 770 880 990 1100 9 Spectre du La de 220 [Hz] harmonique 220 1ère 440 2ème 660 3ème 880 4ème 1100 5ème DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL 11ème 12ème HENRI TSCHANZ 1210 1320 … 1320 … 6ème Nous constatons que toutes les harmoniques du La220 sont aussi des harmoniques du La110, ce qui explique que les deux notes sonnent particulièrement bien ensemble. L’octave représente donc le choix le plus logique pour diviser la gamme. Nous remarquons aussi que, si chaque doublement de fréquence donne une octave, le système tonal est exponentiel ; une octave entre le La110 et le La220 a une taille de 110 [Hz], alors qu’entre le La440 et le La880, l’écart est de 440 [Hz]. Il faut tenir compte de ceci pour comprendre la physique des intervalles et des gammes. Figure 6. Représentation graphique d'une note (en noir) et de son octave (en bleu) ; les courbes des sons composés on été réalisés à partir des quatre premières harmoniques de chaque note. Chaque point auquel les deux graphes coupent l’axe x ensemble est une harmonique commune. Nous constatons que pour chaque période de l’octave, il y a deux périodes de la note de départ. 2.1.2 La quinte et la quarte On attribue à Pythagore la découverte des premières règles de consonance d’intervalles. Il s’est aperçu que les notes qui sonnent bien ensemble, comme l’octave, ont des rapports de fréquences simples. En fait, plus le rapport est simple, plus l’intervalle est consonant. Un intervalle présentant un rapport de fréquences simple est dit “pur“. Le rapport de notes le plus simple est évidemment celui de l’octave, puisqu’il est de 2/1 = 2. L’intervalle suivant dans l’ordre de consonance est la quinte, dont le rapport est de 3/2. Vient ensuite la quarte, de rapport 4/3. Comme nous l’avons vu avec l’octave, ce sont les harmoniques des notes qui sont à l’origine des phénomènes de consonance et dissonance entre deux notes. Si le rapport des notes est représenté par une fraction simple, alors les harmoniques se superposent partiellement et créent une impression de consonance. Si les notes sont mal accordées ou dissonantes, une interférence se crée entre les ondes des harmoniques de chacune des notes, ce qui crée une pulsation sonore appelée “battements“. Dans le CD joint à ce travail, la première piste illustre, sur un violon, le passage de deux notes de même hauteur à deux notes légèrement différentes, faisant entendre des battements. Voilà l’explication physique sous-jacente au principe de la pureté des intervalles. Etudions maintenant les spectres sonores de la quinte et de la quarte. Commençons par la quinte. La fréquence de la quinte d’une note s’obtient en multipliant celle de cette note par 3/2, ce qui signifie que la quinte d’une note est 1,5 fois plus aigüe que la note de départ. Si nous prenons toujours comme note de départ le La110, sa quinte sera : 110 x 3/2 = 165. 10 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL harmonique Spectre du La de 110 [Hz] ère 110 ème 220 3ème 330 4ème 440 5 ème 550 6 ème 660 7ème 770 8 ème 880 9 ème 990 1 2 HENRI TSCHANZ 10ème 1100 11 ème 1210 12 ème 1320 … Spectre du Mi de 165 [Hz] harmonique 165 1ère 330 2ème 495 3ème 660 4ème 825 5ème 990 6ème 1155 7ème 1320 … 8ème Cette fois, nous observons qu’une harmonique sur deux du Mi165 est aussi une harmonique du La110, ce qui explique que la quinte soit un intervalle très consonant, mais déjà moins que l’octave. Figure 7. Représentation graphique d'une note (en noir) et de sa quinte (en bleu), toujours réalisée avec les quatre premières harmoniques de chaque note ; à noter qu'il y a moins d'intersections communes de l'axe x et donc moins d'harmoniques communes que pour l'octave. Cette fois, il y a trois périodes de la courbe noire pour deux de la courbe bleue, ce qui explique le rapport de 3/2 de la quinte. Passons à l’intervalle suivant dans l’ordre de consonance : la quarte. Le rapport de fréquences de la quarte est de 4/3. En partant depuis le La110, nous obtenons donc comme quarte le Ré146,7. harmonique Spectre du La de 110 [Hz] 1ère 110 ème 220 3ème 330 4ème 440 5ème 550 ème 660 2 6 11 Spectre du Ré de 146,7 [Hz] harmonique 146,7 1ère 293,3 2ème 440 3ème 586,7 4ème DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL 7ème 770 8ème 880 9ème 990 10ème 1100 ème 1210 12ème 1320 … 11 HENRI TSCHANZ 733,3 5ème 880 6ème 1026,7 7ème 1173,3 8ème 1320 … 9ème Pour la quarte, c’est une harmonique sur trois du Ré146,7 que l’on retrouve dans le spectre du La110. Nous pourrions imaginer de continuer dans cette direction pour obtenir les intervalles de rapports 5/4, 6/5, etc… Mais ce n’est pas ce qu’ont choisi de faire les Grecs, qui ont inventé la gamme que nous utilisons aujourd’hui dans notre musique. Mais avant de découvrir comment ils ont procédé, définissons d’abord ce qu’est une gamme. 2.2 Les gammes Une gamme est une série de fréquences à partir de laquelle une culture construit sa musique ; c’est dans les gammes que les compositeurs puisent les notes qu’ils utiliseront pour écrire leurs morceaux. En raison de la division par octaves, les notes qui constituent une gamme forment généralement un schéma qui se répète en boucle sur toutes les octaves. Il existe évidemment une multitude de gammes différentes, variant selon plusieurs facteurs : le nombre de notes par octave, les espaces entre chaque note, etc… Nous étudierons ici le système de gammes auquel nous sommes le plus habitués, celui qui est utilisé par la majorité des compositeurs de musique dans la culture occidentale. Ce système contient deux types de gammes différentes : la gamme chromatique et la gamme diatonique. 2.2.1 La gamme diatonique La gamme diatonique comporte sept notes par octave (et non douze comme la gamme chromatique), déterminées selon deux facteurs : la note de départ et la variante employée (il existe plusieurs variantes de la gamme diatonique, abordées au §2.2.1.3). Mais commençons par étudier comment la gamme diatonique est née. 2.2.1.1 La création de la gamme diatonique pythagoricienne Au lieu de continuer à chercher des intervalles consonants en prenant des rapports de la forme x/(x – 1), les Grecs ont décidé d’utiliser la quarte et la quinte pour construire une gamme, qui donnerait elle-même les autres intervalles du système musical. Leur but était de remplir les espaces entre les notes ; en effet, il y a un grand écart entre une note et sa quarte supérieure, ainsi qu’entre une note et sa quinte inférieure. Toutefois, le petit écart entre la quarte et la quinte supérieures d’une note prouvait qu’il était possible de combler ces grands espaces. La quinte d’une note divisée par sa quarte donne un rapport de 9/8 = 1,125. Il faudrait donc, si possible, chercher à remplir les grands espaces vides par des sauts de 9/8. Les Grecs ont procédé par quintes, en partant depuis le Do et en faisant plusieurs quintes de suite. La première quinte est Do-Sol et son rapport est de 3/2 comme nous l’avons vu. La quinte de Sol (en calculant toujours à partir du Do) donne 3/2 x 3/2 = 9/4. Petit rappel : chaque fréquence double à son octave, donc nous avons affaire à une échelle exponentielle. Cela signifie que, pour additionner des intervalles, il faut multiplier leurs rapports de 12 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ fréquences entre eux. Mais 9/4 > 2, ce qui veut dire que cette nouvelle note fait partie de l’octave suivante. Il faut donc la ramener à sa note équivalente dans la première octave en la divisant par deux, ce qui donne 9/8. Le schéma ci-dessous représente cette manière de procéder des Grecs. L’intervalle entre le Do de départ et la nouvelle note est donc de 9/8. Cette nouvelle note est le Ré. Do Ré Sol x 3/2 Do x 3/2 Ré ÷ 2 Continuons ainsi : la quinte de Ré nous donne 9/8 x 3/2 = 27/16. Cette fois, 27/16 < 2, alors la nouvelle note est encore dans la première octave. Cette note est le La. La quinte suivante est 27/16 x 3/2 = 81/32, ce qui est plus grand que 2. En ramenant dans l’octave d’origine, nous obtenons 81/64, qui nous donne le Mi. Encore une quinte et nous obtenons 81/64 x 3/2 = 243/128, intervalle qui nous donne la dernière note, le Si. Nous arrivons donc à combler les grands espaces vides de la gamme en effectuant des sauts de quinte et des divisions par octave. Il ne reste plus qu’à ranger les intervalles par ordre croissant de fréquences pour former une gamme : Note de la gamme Rapport depuis le Do Rapport depuis la note précédente do 1 - ré 9/8 9/8 mi fa 81/64 4/3 9/8 256/243 sol la 3/2 27/16 9/8 9/8 si 243/128 9/8 do 2 256/243 Chacun des intervalles de cette gamme a un nom, mais nous y viendrons plus tard. La gamme diatonique présentant ces rapports pour chaque intervalle s’appelle la gamme diatonique pythagoricienne. J’ai eu la chance de pouvoir travailler avec le logiciel informatique SCALA, qui permet de générer, reconstituer et modifier toutes les gammes que l’on veut. La gamme diatonique pythagoricienne se trouve sur la deuxième piste du CD, jouée d’abord sous la forme d’une suite de notes, puis une seconde fois où chaque note forme un intervalle avec le Do de départ. Nous remarquons que les écarts Mi-Fa et Si-Do sont plus petits que les autres (256/243 = 1,053 au lieu de 9/8 = 1,125). Ces écarts se nomment demi-tons, alors que ceux de 9/8 sont des tons. Ce schéma de ton, ton, demi-ton, ton, ton, ton, demi-ton est celui de la gamme diatonique majeure. Nous y reviendrons. 2.2.1.2 Les gammes diatoniques naturelles Cependant, pas tout le monde n’est d’accord avec les intervalles que les Grecs ont utilisés dans leur gamme et des gammes diatoniques avec d’autres rapports de fréquences ont été proposées à travers les âges. Une des critiques principales de la gamme pythagoricienne est qu’elle ne respecte pas l’un des principes premiers des pythagoriciens, celui du lien entre le rapport simple et la consonance des intervalles. En effet, les rapports des intervalles Do-Mi (81/64) et Do-Si (243/128) ne peuvent pas vraiment être qualifiés de « simples ». Ces intervalles ne sonnent d’ailleurs pas très bien avec ces rapports-là. En 1558, le chef de chœur vénitien Gioseffo Zarlino propose donc un nouveau système, dans lequel il modifie très légèrement les rapports jugés trop compliqués. Ainsi, 81/64 devient 80/64 = 5/4, 27/16 devient 25/15 = 5/3 et 243/128 devient 240/128 = 15/8. Voici le résultat : 13 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL Note de la gamme Rapport depuis le Do Rapport depuis la note précédente do 1 - HENRI TSCHANZ ré 9/8 9/8 mi fa 5/4 4/3 10/9 16/15 sol 3/2 9/8 la si 5/3 15/8 10/9 9/8 do 2 16/15 Ce système s’appelle la gamme de Zarlino, et il est possible de l’écouter à la troisième piste du CD, en le comparant avec la gamme pythagoricienne de la piste précédente. Cette gamme est la plus célèbre des gammes naturelles, qui sont les gammes présentant des rapports de fréquences simples pour la majorité des intervalles (qui sont alors dits « purs »). En effet, le grand avantage de la gamme de Zarlino est qu’elle présente ces intervalles purs. Mais elle a aussi un très grand inconvénient : les tons ne sont pas tous égaux. En effet, cette gamme contient deux tailles de tons différentes ; par exemple, le ton Do-Ré présente le rapport 9/8 = 1,125, alors que Ré-Mi a un écart de 10/9 = 1,11. Cet aspect rend ce système difficile à mettre en application, ce qui fait que la gamme de Zarlino est plus intéressante sur le plan théorique que pratique. 2.2.1.3 Les modes de la gamme diatonique Il y a plusieurs variantes de la gamme diatonique, appelées modes. Nous n’aborderons ici que les modes les plus utilisés dans la musique occidentale entre la fin de la Renaissance et le début du 20e siècle : le mode majeur, le mode mineur harmonique et le mode mineur mélodique. Mais afin de faciliter les explications, familiarisons-nous d’abord avec quelques termes techniques. Chacune des sept notes de la gamme diatonique a un nom spécifique, mais il est aussi possible de s’y référer par des chiffres romains. Voici donc les sept degrés de la gamme : • I est la tonique, soit le Do dans la gamme de Do • II est la sus-tonique, soit le Ré dans la gamme de Do • III est la médiante, soit le Mi dans la gamme de Do • IV est la sous-dominante, soit le Fa dans la gamme de Do • V est la dominante, soit le Sol dans la gamme de Do • VI est la sus-dominante, soit le La dans la gamme de Do • VII est la note sensible, soit le Si dans la gamme de Do Ce sont les espaces entre ces degrés qui varient d’un mode à l’autre, modifiant ainsi les intervalles que chacune des notes forme avec la première de la gamme. On nomme un intervalle en fonction du nombre de degrés et du nombre de tons qu’il y a entre les deux notes qui le constituent. Le tableau de la page suivante montre les possibilités d’intervalles différents : 14 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ Nb. de degrés Nombre de tons Nom de l’intervalle I II 0 1/2 1 1 et 1/2 2 2 2 et 1/2 3 3 3 et 1/2 4 4 4 et 1/2 5 5 et 1/2 6 Unisson Seconde mineure Seconde majeure Tierce mineure Tierce majeure Quarte diminuée Quarte juste Quarte augmentée (triton) Quinte diminuée (triton) Quinte juste Quinte augmentée Sixte mineure Sixte majeure Septième mineure Septième majeure Octave III IV V VI VII VIII Prenons par exemple l’intervalle Si-Mib 1. Comptons les degrés entre les deux notes : SiDo-Ré-Mi, quatre degrés. L’intervalle sera donc une quarte. Le nombre de tons maintenant : Si-Do (½ ton), Do-Ré (1 ton), Ré-Mib (1 – ½ = ½ ton). L’écart est de 2 tons ; Si-Mib est une quarte diminuée. Ayant le même nombre de tons, la tierce majeure sonne pareil en pratique à la quarte diminuée. La seule différence est que l’intervalle devrait compter trois degrés pour être une tierce. Donc, l’équivalent en tierce serait par exemple Si-Ré#. Venons-en maintenant aux différents modes. Pour la gamme majeure, nous avons déjà vu que les écarts sont 1, 1, ½, 1, 1, 1, ½ (1 représente un ton, ½ un demi-ton). Les intervalles sont donc les suivants : unisson, seconde majeure, tierce majeure, quarte juste, quinte juste, sixte majeure, septième majeure, octave. Ces intervalles doivent rester les mêmes pour toutes les gammes majeures, quelle que soit la note de départ, ce qui peut nécessiter des altérations accidentelles ; par exemple, la gamme de Si majeur est Si-Do#-Ré#-Mi-Fa#-Sol#-La#-Si. Le mode majeur exprime de manière générale la joie, la légèreté, la fierté, etc… Do Ré Mi Fa Sol La Si Do Figure 8. Gamme diatonique majeure sur le Do Pour la gamme mineure harmonique, les espaces sont 1, ½, 1, 1, ½, 1 + ½, ½. L’écart de 1 + ½ = 3/2 est un cas unique dans les modes de la gamme diatonique et donne une couleur orientale à la gamme (Figure 10). La gamme mineure mélodique est un peu plus compliquée, parce qu’elle est différente à la montée et à la descente. Les écarts de la gamme ascendante sont 1, ½, 1, 1, 1, 1, ½. Ceux de la gamme descendante sont, en allant cette fois dans le sens inverse, depuis la note la plus aigüe vers la plus grave, 1, 1, ½ , 1, 1, ½ , 1 (Figure 9). Les gammes mineures ont un caractère triste ou mélancolique. 1 b Le symbole indique un bémol, qui baisse la note à laquelle il s’applique d’un demi-ton. Le symbole #, le dièse, a la fonction inverse : il augmente la note d’un demi-ton. De cette manière, un Sol# a la même hauteur qu’un Lab. Les # et les b s’appellent des altérations accidentelles. 15 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ Le signe “bécarre“ signifie que la n ote est de nouveau naturelle La Si Do Ré Mi Fa# ½ ton Sol# La La Sol Fa Mi ½ ton ½ ton Ré Do Si La ½ ton Figure 9. La gamme de La mineur mélodique ascendante et descendante ; on remarque que les demi-­‐tons changent de position dans la gamme entre la montée et la descente. Do Ré Mib Fa Sol Lab Si Do Figure 10. La gamme de La mineur harmonique, avec l'écart caractéristique de 1+½ ½ ton ½ ton 1+½ ton ½ ton 2.2.2 La gamme chromatique Les Grecs ont aussi créé un autre type de gamme, la gamme chromatique. Alors que chaque gamme diatonique n’utilise que sept des douze notes existantes, la gamme chromatique les emploie toutes. En ce sens, elle est une liste complète de toutes les notes de musique. Pour la construire, les Grecs ont simplement aligné douze quintes à la suite. En partant du Do, nous aurons les notes : Do, Sol, Ré, La, Mi, Si, Fa#/Solb, Do#/Réb, Sol#/Lab, Ré#/Mib, La#/Sib, Fa, et retour au Do. Ce “tour complet“ des notes de la gamme au travers de douze quintes s’appelle le cycle des quintes (schématisé ci-dessous). En ramenant toutes ces notes à l’octave d’origine, on obtient la gamme chromatique, qui Do contient douze notes séparées à chaque fois d’un Fa Sol demi-ton : Do, Do#/Réb, Ré, Ré#/Mib, Mi, Fa, Fa#/Solb, Sol, Sol#/Lab, La, La#/Sib, Si, Do Sib Ré (Figure 11). En réfléchissant de manière abstraite, sans tenir compte des changements d’octave mais seulement des noms des notes, le Mib La cycle des quintes et la gamme chromatique sont donc la même chose. Sol# En somme, les différentes gammes Mi /Lab diatoniques sont des schémas qui nous dictent les sept notes à utiliser parmi toutes celles qui Do# Si # existent, alors que la gamme chromatique Fa contient l’ensemble des notes du système tonal. La gamme diatonique est un “échantillon“ de la gamme chromatique. Dans la plupart des morceaux, ce sera la gamme diatonique qui fournira au compositeur la “banque de données“ de notes qu’il peut utiliser, mais on verra apparaître dans certains passages des notes étrangères à la gamme diatonique employée, et qui viennent donc de la gamme chromatique. 16 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL Do Do# Ré Ré# Mi Fa Fa# Do Si Sib La Lab Sol Solb HENRI TSCHANZ Sol# Sol Fa Mi La La# Mib Ré Si Réb Do Do Figure 11. La gamme chromatique : par convention, on utilise des dièses dans la gamme ascendante et des bémols dans la gamme descendante, mais le résultat est le même dans les deux cas. 17 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ 3. Le tempérament de la gamme 3.1 Les problèmes liés aux intervalles purs Malheureusement, comme nous allons le voir, tout n’est pas si simple, et les théoriciens ont vite été confrontés à un problème qui n’a jamais été (et ne sera peut-être jamais) entièrement résolu. C’est de ce problème qu’est né le tempérament, qui a été une question centrale dans le domaine de la musique depuis des siècles. 3.1.1 Imperfection du cycle des quintes La gamme diatonique pythagoricienne présente encore un grand problème. En additionnant deux demi-tons, on devrait obtenir un ton entier. Or, dans la gamme pythagoricienne, la valeur du demi-ton est de 256/243 et celle du ton est de 9/8. Nous constatons que (256/243)2 ≠ 9/8, donc ceci n’est pas le cas dans cette gamme. D’où vient ce défaut ? Le problème réside dans le cycle des quintes, la suite de douze quintes qui ramène à la note de départ (mais sept octaves plus haut). Le problème est qu’à la fin du cycle, on ne retrouve pas exactement la note de départ ; douze quintes ne sont pas égales à sept octaves. Vérifions. Pour calculer le rapport de fréquences de sept octaves à la suite, il faut multiplier 2 sept fois, d’où 27 = 128. Pour les douze quintes, le calcul est : (3/2)12 = 129,746. Le rapport de douze quintes sur sept octaves est donc d’environ 1,014/1 au lieu de 1/1 (Figure 12). Ce microintervalle s’appelle un comma pythagoricien et équivaut à un peu moins d’un quart de demiton de différence. Cela peut paraître peu, mais ça s’entend beaucoup, comme on peut le constater en écoutant la quatrième piste du CD. Figure 10. Illustration du cycle des quintes imparfait, dans lequel le Do d'arrivée (appelé Si# dans le schéma pour des raisons théoriques) est faux. En somme, le cycle des quintes ne forme pas un cercle parfait, mais une spirale infinie. En vérité, il n’existe pas douze notes mais une infinité de notes, puisqu’un Do# n’est pas tout à fait la même chose qu’un Réb, un Ré# n’est pas identique à un Mib, etc… Inutile de préciser que ce problème a conduit bon nombre de mathématiciens, physiciens et musicologues à s’arracher les cheveux au cours des siècles. Une telle imperfection dans un domaine comme la musique, discipline dont toute la théorie est pourtant fondée sur des principes mathématiques et physiques ! Comment est-ce possible ? Personne n’a vraiment compris pourquoi la musique n’est pas un système parfait. Pour ma part, je pense qu’un début d’explication réside dans la complexité de notre musique. Certes, la musique existe dans la nature : les chants des oiseaux par exemple. Mais l’être humain ne s’est pas contenté de chanter des notes quand il lui en prenait l’envie, il a cherché à construire un système musical. Le résultat étant une musique beaucoup plus élaborée que les sons élémentaires que l’on 18 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ trouve dans la nature, il n’est pas étonnant que l’homme ait été confronté à un problème en essayant d’aller plus loin. 3.1.2 Tonalité et transposition La tonalité d’une pièce est la gamme sur la base de laquelle la mélodie et l’harmonie du morceau sont construites. On donne à la tonalité le nom de sa gamme, elle-même baptisée en fonction de sa tonique (sa note de départ) et de son mode, qu’on distingue entre majeur et mineur. Une pièce qui utilise une gamme qui commence sur le Mi et dont le mode est mineur (qu’il soit mélodique ou harmonique) a pour tonalité Mi mineur ; le Mi est la tonique du morceau et c’est autour de cette note que la pièce est bâtie. Voici ce qu’il suffit de dire de la tonalité pour l’instant, nous y reviendrons plus en détail par la suite. En résumé, transposer une mélodie ou un morceau signifie la réécrire en changeant de note de départ, donc de tonalité. Pour que la pièce sonne la même dans les deux cas, il faut parfois utiliser des altérations accidentelles. Par exemple, la suite de notes Do-Ré-Mi transposée au Ré devient Ré-Mi-Fa#, de sorte que les espaces entre les notes restent 1 ton, 1 ton. Les notions de tonalité et de transposition sont centrales à la composition. Nous n’avons abordé ici que les définitions de ces termes, mais il sera important de les connaître lorsqu’on étudiera l’histoire du tempérament. 3.2 La solution du tempérament Il n’y a pas de solution immédiate au problème du cycle des quintes, mais il en faut certes une. En laissant les choses comme elles sont, en acceptant que le cycle des quintes est une spirale, on se retrouverait avec une infinité de notes uniques au lieu de douze notes qui se répètent en boucle, ce qui reviendrait au même que de ne pas avoir de division par octave. Alors on est obligé de trouver un compromis. Un tempérament est essentiellement ça, un compromis ; c’est l’altération d’une gamme qui vise à réduire les dissonances liées aux constructions et associations d’intervalles purs. Nous avons vu que douze quintes étaient plus grandes que sept octaves, avec une différence d’un comma pythagoricien. Le but du tempérament est donc de réduire les douze quintes d’un comma pythagoricien, donc de ramener le 1,014/1 à 1/1. 3.3 Histoire des tempéraments Il est probable que la plupart des accordeurs à travers les âges aient simplement cherché à rendre tous les intervalles acceptables à l’oreille. Cependant, certains d’entre eux, ainsi que nombre de théoriciens de la musique, ont essayé de mettre en pratique un modèle mathématique de tempérament – ou du moins de trouver un système d’accordage précis et régulier. Au fil des siècles, plusieurs tempéraments différents ont été proposés, sacrifiant certaines choses au profit d’autres. La question qu’il faut se poser en découvrant une nouvelle manière de tempérer la gamme est : « Qu’est-ce qu’on conserve et qu’est-ce qu’on sacrifie ? ». 3.3.1 Le système pythagoricien Les premiers essais de tempéraments semblent dater du 15e siècle, même si ce n’est qu’au siècle suivant que les premières propositions concrètes sont apparues. Bien que nous n’ayons pas retrouvé de documents qui indiquent clairement quel tempérament était utilisé au Moyen Âge, nous pouvons déduire le système favorisé à l’époque en lisant les traités de construction d’orgues ou de clavicordes (le clavicorde est en quelque sorte l’ancêtre médiéval du piano moderne) écrits à ce moment-là. Il est incroyable que nous puissions reconstituer la musique de cette époque en étudiant simplement ses instruments. Ce qui rend cette reconstitution 19 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ possible, c’est le fait que les lois de la physique acoustique n’ont pas changé au fil des siècles et sont les mêmes aujourd’hui qu’il y a un demi-millénaire. La longueur des tuyaux d’orgue et les rapports des cordes du clavicorde nous permettent de comprendre qu’au Moyen Âge, on privilégiait la quinte, la quarte et l’octave ; en réalité, on utilisait pratiquement aucun autre intervalle dans les chants polyphoniques. Il était donc facile d’ignorer la dissonance des autres intervalles dans la gamme pythagoricienne. Le système d’accordage employé dans la musique médiévale consistait à garder onze des douze quintes justes et à réduire la dernière d’un comma pythagoricien, ce qui la rendait inutilisable. Cette manière d’accorder n’est donc pas à proprement parler un tempérament, puisque les quintes ne sont pas altérées. Cette quinte qu’on ne peut pas jouer s’appelle la quinte du loup ; on la retrouve dans plusieurs tempéraments différents (Figure 12). Ce qui est pratique, c’est qu’il est possible de choisir laquelle des douze quintes du cycle on “sacrifie“ : il suffit d’accorder les onze autres de manière juste. Dans le système pythagoricien, on plaçait généralement le loup sur une quinte peu utilisée de manière générale, souvent celle entre Si et Fa#. En effet, les tonalités comme Si Majeur, Fa# Majeur ou Do# Majeur étaient rarement utilisées à l’époque, car elles comportent beaucoup d’altérations accidentelles. On leur préférait les tonalités “plus simples“ de Do Majeur ou Sol Majeur. Figure 13. Représentation du système pythagoricien sur le cycle des quintes ; ici, le loup est sur la quinte Fa-­‐Do, mais on pouvait le déplacer à l'envie. Le “-­‐1“ illustre le fait que la quinte du loup est plus petite qu’une quinte juste d’un comma pythagoricien. 3.3.2 Les tempéraments mésotoniques À la Renaissance, l’utilisation plus fréquente de la tierce exigeait une nouvelle organisation de la gamme. Il fallait essayer de garder la consonance de la quarte et de la quinte, encore centrales dans la musique, tout en améliorant la tierce. Malheureusement, comme nous l’avons dit, il n’y a pas de solution parfaite, et il est impossible de trouver un compromis pour lequel tous ces intervalles sont purs à la fois. Il fallait donc choisir de conserver ce qui paraissait le plus important. Le tempérament le plus commun à la Renaissance s’appelait le tempérament mésotonique à quart de comma ; c’est le plus connu des tempéraments mésotoniques, qui ont commencé à être utilisés à partir de la fin du 15e siècle. Dans les tempéraments mésotoniques, on diminue les quintes du cycle de manière égale afin d’obtenir des tierces les plus pures possibles, ce qui implique une réduction considérable de chacune des quintes. Ce qui varie d’un tempérament mésotonique à l’autre est la quantité dont les quintes sont rétrécies, que l’on exprime en fraction de comma ; au cours des siècles, des variantes à 1/3, 1/4, 1/5, 1/6, 1/8, 2/7 ou même 3/14 de comma ont été proposées. Par exemple, dans le tempérament mésotonique à quart de comma, chaque quinte est diminuée d’un quart du comma syntonique. Le comma syntonique 20 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ est la différence entre une tierce pure et une tierce pythagoricienne, qu’on peut aussi exprimer comme étant la différence entre quatre quintes pures et deux octaves plus une tierce majeure pure. La taille du comma syntonique est de 81/80, soit 0,0125. Il est possible de l’écouter à la cinquième piste du CD. Do Sol Do Ré Do La Mi Do Mi comma syntonique De nos jours, il existe des instruments de mesure de fréquences très précis qui permettent d’accorder assez facilement selon n’importe quel tempérament. Mais avant leur invention au 20e siècle, il fallait tout faire d’oreille, ce qui rendait le métier d’accordeur beaucoup plus difficile. On procédait en écoutant les battements qui apparaissent quand deux notes sont mal accordées. Plus les battements sont espacés, plus on est proche de l’intervalle juste ; plus il y en a par seconde, plus on s’en éloigne. En comptant le nombre de battements par seconde, les accordeurs de l’époque arrivaient à tempérer l’intervalle comme ils voulaient. Tentons de comprendre comment fonctionne le système mésotonique. Chaque tierce majeure peut être considérée comme le résultat d’une chaîne de quatre quintes. La tierce DoMi, par exemple, est constituée des quintes Do-Sol, Sol-Ré, Ré-La, La-Mi2. Or, comme quatre quintes constituent un intervalle un peu plus grand que deux octaves plus une tierce majeure, il suffit de rétrécir chacune des quatre quintes par un quart de cette différence pour obtenir une tierce majeure pure (puisque nous ne tenons pas compte des octaves). C’est pour cette raison que toutes les quintes sont diminuées d’un quart de comma syntonique dans ce système. L’avantage de la solution à quart de comma est qu’elle fait entendre des tierces majeures pures ; mais il y a aussi des inconvénients à ce système. Premièrement, la pureté des tierces se fait au détriment de celle des quintes, qui sonnent assez fausses. Toutefois, dans les accords, la pureté de la tierce compense la dissonance de la quinte, ce qui rend ce problème moins grave. Deuxièmement, comme tous les tempéraments mésotoniques, la variante à quart de comma présente un loup. A l’inverse de celui de la gamme pythagoricienne, le loup des tempéraments mésotoniques est un intervalle plus grand qu’une quinte pure. En effet, en réduisant chaque quinte autant, non seulement on fait disparaître le comma pythagoricien, mais on fait aussi apparaître une différence inverse, de sorte qu’il faudrait agrandir, et non pas rétrécir, toutes les quintes pour fermer le cycle. En d’autres mots, le tempérament mésotonique transforme la spirale croissante des quintes en une spirale décroissante. 2 Evidemment, le Mi se trouvera deux octaves plus haut, mais nous le ramenons à l’intérieur de l’octave de départ, étant donné que nous raisonnons purement en termes de degrés de la gamme. Par conséquent, les octaves “ne comptent pas“, puisqu’on remet le compteur à zéro à chaque octave. De cette manière, un La de 110 [Hz] et un La de 440 [Hz] sont considérées comme étant la même note : le La, tout simplement. 21 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ Figure 14. Représentation du tempérament mésotonique à quart de comma avec le loup sur la quinte Sol#-­‐Mib. Dans ce système, onze des douze quintes sont rétrécies d’un quart du comma syntonique, ce qui rend la quinte du loup beaucoup plus grande, l’augmentant de sept quarts du comma syntonique. La gamme de Do Majeur accordée selon le tempérament mésotonique à quart de comma se trouve aux pistes 6 et 7 du CD. Elle est séparée en deux parties, car la gamme est, dans ce tempérament, différente à la montée et à la descente, pour des raisons que nous aborderons plus tard (§3.3.5). La gamme ascendante est à la piste 6, la gamme descente à la 7. Enfin, le dernier problème, assez important : malgré le sacrifice des quintes pures et l’acceptation du loup, seulement deux tierces majeures sur trois sont pures, les autres étant inutilisables. La raison pour laquelle certaines tierces sont pures et d’autres moins dans ce système est encore une fois liée à un cycle imparfait. Il s’agit cette fois des trois tierces majeures pures qui constituent une octave, par exemple Do-Mi-Sol#-Do. En vérité, trois tierces majeures (rapport de 5/4) à la suite ne forment pas exactement une octave, comme nous pouvons le voir avec les calculs suivants : (5/4)3 = 125/64, d’où le rapport 1,953/1 au lieu du 2/1 de l’octave. Il existe donc un micro-intervalle de rapport 1,024/1 (soit 128/125) entre trois tierces majeures et une octave. Cette différence est une autre sorte de comma, qui s’appelle un comma enharmonique, à écouter à la piste 8 du CD. Nous reparlerons de ce comma plus tard. Cependant, le problème des tierces inutilisables n’était pas aussi grave à l’époque qu’il ne paraît aujourd’hui, car de toute façon, on n’utilisait pas toutes les tierces, puisqu’on n’utilisait pas toutes les tonalités. En effet, tout comme au Moyen Âge, les altérations accidentelles étaient peu utilisées dans la musique de la Renaissance. Alors on s’arrangeait, comme pour les loups, de manière à ce que les tierces qui étaient injouables soient les moins utilisées (par exemple Si-Ré# ou Fa#-La#). En termes de durée, les tempéraments mésotoniques sont ceux qui ont eu le plus de succès. Bien que leur “âge d’or“ fut le 16e siècle, pendant lequel ils étaient de loin les systèmes dominants, ils ne se sont pas pour autant éteints à l’arrivée de nouveaux concurrents. Utilisés jusqu’au 19e siècle, ils ont duré environ quatre cents ans en tout, pendant lesquels ils sont restés une des principales branches du tempérament. 3.3.3 Les tempéraments irréguliers Les tempéraments mésotoniques font partie des tempéraments réguliers, car toutes les quintes sont rétrécies de la même manière et ont donc la même taille (sauf le loup). Mais il existe aussi des tempéraments irréguliers, dans lesquels les commas sont répartis inégalement dans la gamme. Comme nous l’avons vu plus haut, certaines quintes et certaines tierces étaient plus utilisées que d’autres à la Renaissance. En distribuant les commas de façon 22 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ irrégulière, on tempérait peu les intervalles les plus joués, de sorte qu’il restent purs ou presque, et on tempérait beaucoup les intervalles les moins employés. Ainsi, on favorisait les tierces et les quintes les plus centrales à la musique de l’époque et les compromis s’entendaient peu. Le premier tempérament irrégulier d’importance est celui d’Arnolt Schlick, qui publie en 1511 le premier traité allemand sur la construction et le jeu de l’orgue. Le système d’accordage qu’il y propose présente des tierces majeures presque pures pour celles formées de deux notes sans altération (comme Do-Mi ou Fa-La), car c’était ces tierces qui étaient les plus fréquentes dans la musique de la Renaissance. Pour compenser, les autres tierces, moins utilisées, étaient plus tempérées et donc plus fausses. Ceci impliquait que la plupart des quintes du cycle étaient tempérées de manière assez semblable, mais pas toutes exactement pareilles. La quinte Do#-Sol#/Lab était très fausse et donc inutilisable, tout comme l’était la tierce Si-Ré#, mais comme ces intervalles n’étaient pas importants dans la musique de l’époque, leur dissonance n’était pas un problème. Mais à l’époque de Schlick, les tempéraments irréguliers n’avaient pas une utilité cruciale. En effet, comme la musique de la Renaissance était basée principalement sur les intervalles de la tierce et de la sixte, bien qu’accordant aussi une importance considérable à la quinte et à la quarte, le tempérament mésotonique satisfaisait la plupart des compositeurs et musiciens de l’époque. Toutefois, pendant le 17e siècle, la recherche de la nouveauté poussait les compositeurs à explorer les intervalles de seconde et de septième, ainsi que les tonalités les moins employées jusqu’alors. De ces recherches survint la nécessité de trouver de nouveaux tempéraments qui puissent satisfaire les besoins naissants dans la musique de l’aprèsRenaissance. Dans un traité qu’il rédige en 1691, le compositeur et théoricien allemand Andreas Werckmeister décrit quatre tempéraments irréguliers différents, qui auront une influence considérable à l’époque et par la suite. Dans le premier, le plus célèbre, trois quintes à la suite (Do-Sol, Sol-Ré et Ré-La) sont réduites d’un quart de comma pythagoricien, comme l’est aussi la quinte Si-Fa#, un peu plus loin dans le cycle. Les huit autres quintes du cycle restent pures (Figure 14). La gamme de Do Majeur dans le tempérament de Werckmeister se trouve à la neuvième piste du CD. Figure 15. Représentation du premier tempérament de Werckmeister ; le signe –P/4 indique que la quinte est réduite d’un quart du comma pythagoricien. En réduisant ainsi quatre quintes d’un quart de comma, Werckmeister fait “disparaître“ le comma pythagoricien en entier. Le résultat est que les tonalités de Fa majeur et Sib majeur sonnent relativement pures, mais plus on s’en éloigne dans le cycle, plus les tonalités sont dissonantes. Ces différents degrés de consonance confèrent à chaque tonalité une couleur particulière ; par exemple, la dureté de la sonorité des tonalités de Si mineur et Mi mineur est souvent associée à la mort. Dans sa Messe en si mineur, Jean-Sébastien Bach utilise justement la tonalité de Mi mineur 23 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ dans le quatorzième mouvement de la pièce, Crucifixus (« crucifié »), lorsqu’il évoque la mort du Christ. Pour toute la musique écrite dans le tempérament de Werckmeister, et pour tous les tempéraments irréguliers en général, la tonalité de chaque morceau a un sens et est choisie par le compositeur pour rendre le caractère général de l’œuvre. On peut écouter la gamme de Mi mineur dans le tempérament de Werckmeister à la piste 10 du CD. Plusieurs autres tempéraments irréguliers ont été proposés et employés pendant le 18e siècle, mais ils ont peu à peu été remplacés par d’autres systèmes au 19e. Aujourd’hui, ils ne sont employés que par intérêt historique. Le tempérament le plus utilisé de nos jours pour reconstituer la musique de l’époque est le système irrégulier de Francesco Antonio Vallotti, dans lequel les six quintes Fa-Do, Do-Sol, Sol-Ré, Ré-La, La-Mi, Mi-Si sont réduites d’un sixième de comma syntonique, alors que les six autres sont pures (Figure15). Les tierces les plus consonantes sont Fa-La, Do-Mi et Sol-Si, et la dissonance des tierces augmente au fur et à mesure qu’on s’éloigne de Fa, Do et Sol dans le cycle des quintes. Ce tempérament n’est pas trop éloigné du système que nous utilisons de nos jours dans son caractère, ce que nous constatons en écoutant sa gamme de Do Majeur à la piste 11 du CD. Cette similitude du tempérament de Vallotti avec le système actuel explique qu’il soit utilisé aujourd’hui pour recréer l’authenticité de la musique de l’époque, car le public peut s’y adapter relativement aisément, ce qui n’est pas le cas pour d’autres tempéraments plus éloignés de celui auquel nous sommes habitués. Cependant, certaines tonalités sonnent, dans le tempérament de Vallotti, de manière assez étrange à notre oreille, comme celle de La Majeur par exemple, qu’on peut écouter à la piste 12 du CD. Figure 16. Schéma du tempérament de Vallotti, dans lequel le comma pythagoricien est dilué de manière égale sur six des douze quintes du cycle. 3.3.4 Les tempéraments par division multiple Une autre approche au problème du cycle des quintes fut de diviser l’octave en plus d’intervalles que les douze demi-tons qui composent habituellement la gamme diatonique. Le but était de partager l’octave en de petits intervalles dits « élémentaires » qui soient tous égaux, ce qui permettrait de rendre des tierces et des quintes pratiquement pures. Toutefois, ces divisions multiples n’ont jamais vraiment été mises en pratique et sont restées de simples recherches théoriques. En effet, beaucoup d’instruments auraient nécessité des ajustements considérables pour pouvoir appliquer ces systèmes, qui demandent aussi une formation 24 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ musicale particulière, en raison de la difficulté technique du jeu. Ces tempéraments ne sont donc pas très importants dans l’histoire de la musique et nous n’y consacrerons pas beaucoup de temps. Les principales variantes sont les tempéraments à 19, 31, 43 et 53 intervalles égaux. La variante à 19 intervalles élémentaires se trouve à la piste 14 du CD. Plus il y a d’intervalles élémentaires par octave, et donc plus l’intervalle élémentaire est petit, plus on peut approcher la pureté des intervalles et la justesse des notes ; la division en 53 intervalles est, d’un point de vue théorique, une excellente solution. Au premier siècle avant J.-C., le théoricien chinois Ching Fang avait déjà remarqué que 53 quintes pures sont très proches de 31 octaves. En effet, la différence est de (3/2)53 / 231 = 353/253+31 = 353/284 = 1,0021 au lieu de 1. Cet infime écart devient insignifiant lorsqu’il est réparti également sur les 53 quintes, qui continuent à sonner justes, l’oreille humaine étant incapable de distinguer une si petite différence. De plus, les tierces sont aussi quasiment pures dans ce système, ce qui en fait un modèle théorique exceptionnel. Toutefois, l’aspect pratique empêche l’utilisation de ce tempérament : cinquante-trois notes par octave, c’est beaucoup trop pour pouvoir jamais envisager de jouer un morceau d’un certain degré de complexité avec ce système. 3.3.5 Le tempérament égal D’une certaine façon, le tempérament égal, le système que nous utilisons actuellement, semble être la solution logique. On a douze quintes et un surplus d’un comma pythagoricien : quoi de plus naturel que de répartir le comma pythagoricien de manière égale sur les douze quintes, chacune étant par conséquent réduite d’un douzième de comma ? (Schéma à la figure 16, extrait sonore à la piste 15.) Cette solution avait effectivement été trouvée avant le début du 16e siècle. Alors pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour que le tempérament égal soit accepté par la majorité des compositeurs et des musiciens ? La réponse est inévitable : c’est parce que le tempérament égal, malgré ses nombreux avantages, comporte aussi de grands inconvénients. Mais abordons d’abord ses qualités. Figure 17. Schéma du tempérament égal, dans lequel le comma pythagoricien est réparti de manière égale sur toutes les quintes du cycle Premièrement, le tempérament égal est un système régulier, ce qui facilite la transposition et la modulation, puisqu’aucune tonalité ne sonnera moins bien qu’une autre, ce qui est le cas dans les tempéraments irréguliers. Deuxièmement, cette solution ne présente pas d’intervalles inutilisables, quinte du loup ou autre. Mais le véritable avantage du tempérament égal est bien 25 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ plus important : l’enharmonie existe dans ce système. Le terme « enharmonie » (ou homophonie, nom plus révélateur) désigne deux notes dont le nom est différent, mais qui ont la même fréquence. Par exemple, sur un clavier de piano moderne, Do# et Réb sont la même touche parce que leurs fréquences sont identiques dans le tempérament égal ; en pratique, ce sont donc les mêmes notes. Mais dans la quasi-totalité des tempéraments, l’enharmonie n’existe pas. Prenons le cas du tempérament mésotonique à quart de comma, dans lequel on cherchait à obtenir des tierces pures, ou du moins à en avoir le plus possible. On a donc décidé de garder deux des trois tierces majeures qui constituent une octave pures et d’incorporer le comma enharmonique entier dans la troisième, ce qui la rend beaucoup trop grande pour être utilisée. Il est assez facile d’observer le problème : considérons un Do de fréquence f, qui est la tierce majeure de Lab. Si cette tierce est pure, elle a un rapport de 5/4. La fréquence du Lab est donc f/(5/4) = 4f/5 = 0,8f. Si maintenant on part du Do de fréquence f, sa tierce majeure est le Mi de fréquence 5f/4, et la tierce majeure de ce Mi est le Sol# de fréquence (5f/4) x (5/4) = 25f/16. Ramenons cette note à l’octave inférieure en divisant par deux : (25f/16)/2 = 25/32 = 0,781f. Le Sol# et le Lab sont donc deux notes différentes, ce qui veut dire que les demi-tons n’ont pas tous la même taille. Dans ce système, les demi-tons chromatiques (entre deux notes dont le degré est le même, par exemple Sol-Sol#) sont plus petits que les demi-tons diatoniques (entre deux notes de degrés différents, comme Sol-Lab). Mais pourquoi l’enharmonie est-elle un si grand avantage ? Tout simplement parce qu’elle permet de transposer dans toutes les tonalités très facilement. Entrons un peu plus dans le détail : la raison pour laquelle l’enharmonie existe dans le tempérament égal réside dans le tempérament des quintes. Nous avons vu qu’en réfléchissant de manière théorique, le cycle des quintes et la gamme chromatique sont la même chose. Par conséquent, si toutes les quintes ont la même taille, il en sera de même pour tous les demi-tons de la gamme. Les autres tempéraments avaient toujours posé problème avec les instruments à clavier, car on ne pouvait y modifier légèrement la hauteur d’une note au besoin, comme il est possible de le faire sur un violon par exemple ; pour les claviers, il fallait modifier l’accordage de l’instrument pour s’adapter à ce genre de situation. Une autre alternative était de fabriquer des claviers avec des touches divisées en deux : un côté pour le Sol#, l’autre pour le Lab, mais ce type d’instrument requérait un apprentissage particulier de la part du musicien avant de pouvoir en jouer. Avec l’enharmonie en revanche, il suffit, pour transposer, de changer de note de départ et de compter le nombre de demi-tons entre chaque note. Tant de problèmes qui disparaissent ! C’est pour cette raison que, petit à petit, le tempérament égal a remplacé tous les autres systèmes et s’est imposé en tant qu’accordage universel. Au 17e siècle, les tempéraments mésotoniques ne satisfaisaient plus entièrement les compositeurs, car ils ne permettaient pas de moduler. Une modulation est tout simplement un changement de tonalité pendant un morceau, et ce procédé devenait de plus en plus recherché dans la musique de l’époque. Or, les systèmes mésotoniques, certains intervalles y étant inutilisables (la quinte du loup notamment), posaient de grands problèmes pour la modulation : en modulant, on arrivait rapidement à des tonalités qui sonnaient très fausses, ce qui empêchait les compositeurs de passer d’une tonalité à l’autre autant qu’ils l’auraient voulu. Le but des nouveaux tempéraments du 17e siècle était donc de conserver une relative pureté des tierces sans avoir d’intervalles injouables. A partir de cet objectif se sont développées deux tendances différentes : les tempéraments français d’un côté, qui continuaient à favoriser la pureté des tierces majeures, et en cela étaient assez proches du système mésotonique. Les tempéraments italiens de l’autre, qui revenaient à une caractéristique de l’accordage médiéval en privilégiant à nouveau la justesse des quintes les plus utilisées avant celle des tierces. Bien que ces 26 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ tempéraments italiens soient irréguliers, c’est en eux que l’on trouve les signes précurseurs de la prise d’importance du tempérament égal, car on n’y privilégie plus la pureté des intervalles, mais les possibilités de modifier la tonalité aisément. Mais le grand inconvénient du tempérament égal est que tous les intervalles, à part l’octave, sont faux. Le tableau suivant montre les différences, en cents, entre les intervalles purs et ceux issus du tempérament égal. Le cent (prononciation anglaise) est une unité logarithmique servant à mesurer de manière précise des intervalles, chaque cent valant un centième de demi-ton tempéré selon le système égal. Nom de l’intervalle Intervalle pur [cents] Tempérament égal [cents] 92,2 111,7 100 100 203,9 315,6 386,3 427,4 498,04 590,2 609,8 701,96 794,1 813,7 884,4 996,1 1088,3 1200 200 300 400 400 500 600 600 700 800 800 900 1000 1100 1200 Demi-ton chromatique Demi-ton diatonique / seconde mineure Seconde majeure Tierce mineure Tierce majeure Quarte diminuée Quarte juste Quarte augmentée Quinte diminuée Quinte juste Quinte augmentée Sixte mineure Sixte majeure Septième mineure Septième majeure Octave Nous pouvons maintenant étudier les différences entre ces rapports pour découvrir le degré de pureté des intervalles dans le tempérament égal : • Le demi-ton unique du tempérament égal est à peu près à mi-chemin entre le demiton chromatique et le demi-ton diatonique (qui est aussi la seconde mineure). C’est un bon compromis, mais cela veut dire que ni les petits, ni les grands demi-tons sont justes. Les écarts sont respectivement de 7,8 et 11,7 cents. • La seconde majeure est relativement pure, avec seulement 4 cents de différence. • Les tierces sont particulièrement problématiques dans le tempérament égal : la tierce mineure est beaucoup trop petite (différence de 15,6 cents), alors que la tierce majeure est beaucoup trop grande (13,7 cents de différence). Ces écarts représentent environ un septième de demi-ton diatonique tempéré, ce qui s’entend très clairement à l’oreille. • Le plus grand écart est celui de la quarte diminuée, trop petite de 27,4 cents dans le tempérament égal. Heureusement, cet intervalle n’est pas des plus fréquemment utilisés, ce qui l’aide à passer presque inaperçu. • La quarte juste et la quinte juste sont, elles, très proches de la pureté, avec des différences négligeables de respectivement 1,6 et 1,96 cents. 27 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ La quarte augmentée et la quinte diminuée, par contre, commencent déjà à s’éloigner perceptiblement de leurs équivalents purs. Dans le tempérament égal, l’intervalle commun se situe pile entre les deux, à 9,8 cents d’écart de chacun. • La quinte augmentée est relativement juste (différence de 5,9 cents). • La sixte mineure et la sixte majeure sont assez fausses. Toutes deux ont un écart d’environ 14 cents avec leur intervalle correspondant. • La septième mineure est assez juste (3,9 cents de différence), mais la septième majeure est trop grande de 11,7 cents. • L’octave, bien sûr, a la même taille dans les deux cas. Nous constatons que beaucoup d’intervalles sont faux, certains considérablement : un intervalle commence à sonner faux à partir d’une différence d’une dizaine de cents. Evidemment, une oreille entraînée remarquera plus facilement ces différences que celle d’un amateur. Par chance, la plupart des intervalles très faux sont relativement peu utilisés : la quarte diminuée, la quarte augmentée, la quinte diminuée et la septième majeure figurent parmi les intervalles les moins centraux à la musique classique. L’imperfection de la seconde majeure et des sixtes est plus problématique, mais on arrive s’en accommoder. Le vrai problème est la fausseté des tierces, et c’est la raison principale pour laquelle le tempérament égal a mis tant de temps à être accepté. En effet, la tierce est, depuis la Renaissance, l’intervalle le plus important dans la musique occidentale. Or, c’est aussi un des intervalles les plus “défigurés“ dans le tempérament égal. On dit que le tempérament égal est devenu le système d’accordage universel en Occident pendant le 19e siècle. En réalité, il semble qu’il ait fallu attendre le début du 20e pour que tous les autres systèmes aient été écartés au profit de celui-ci. Mais pourquoi, après tant d’années de résistance, tout le monde l’a-t-il enfin accepté ? Il y a deux raisons. La première est liée à la composition : la tendance à moduler et utiliser toutes les tonalités qui est apparue au 17e siècle, s’est beaucoup accélérée et développée au 19e. On cherchait la nouveauté et l’exploit, ce qui poussait nombre de compositeurs à explorer des tonalités plus obscures et des passages plus rapides d’une tonalité à une autre. Nous reparlerons de cette évolution musicale dans le chapitre suivant. La seconde, aussi étrange que cela puisse paraître de prime abord, est la montée d’une philosophie socialiste et démocratique en Occident. Le peuple réclamait l’égalité des classes sociales et contestait les privilèges liés à la famille. Ce fut à peu près à cette époque que le piano prit sa forme moderne, après cent cinquante ans d’essais et de modifications. Le développement industriel et la mécanisation des usines permirent une hausse de production et facilitèrent la distribution des pianos dans le monde. Au début de la Première Guerre Mondiale, beaucoup de foyers avaient leur propre piano. La popularité du piano par rapport aux autres instruments peut s’expliquer par la qualité première du piano : il est un petit ensemble musical à lui seul. En effet, il permet de jouer à la fois la mélodie et l’accompagnement d’un morceau. C’est deux instruments pour le prix d’un seul ! De plus, il est assez facile d’en jouer, même pour un débutant dont la technique n’est pas parfaite. Comme je l’ai évoqué plus tôt dans le travail, le tempérament égal est de loin la solution la plus pratique pour les instruments à clavier, car il permet de jouer dans toutes les tonalités sans changer l’accordage. Ceci rendait le piano encore plus accessible, puisqu’il n’y avait pas besoin de savoir l’accorder pour en jouer. De plus, la rapidité de fabrication des pianos nécessitait un tempérament simple et uniforme. Résultat : tous les pianos étaient accordés au tempérament égal, donc les autres instruments qui jouaient avec un piano devaient s’accorder de la même manière. Peu à peu, tous les instruments se sont mis à s’accorder avec le tempérament égal. Aujourd’hui, ce système a le monopole du tempérament dans la musique • 28 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ occidentale. La plupart des musiciens ne connaissent pas le problème du tempérament et, par conséquent, ne savent pas qu’ils jouent faux. Nous nous sommes adaptés à ces intervalles tempérés, au point où ce sont les intervalles purs qui sonnent faux à notre oreille. La victoire de ce système est si totale qu’on parle parfois de « dictature du tempérament égal. » Il y a toutefois encore un petit groupe d’instruments qui n’utilise pas cet accordage. Il s’agit des cuivres naturels, un sous-ensemble de la famille des cuivres, qui regroupe les cors, trompettes, trombones, etc… Parmi les cuivres naturels, on trouve le clairon et d’anciennes variantes du cor et de la trompette. Mais pourquoi ces instruments n’ont-ils pas adopté le tempérament égal ? Tout simplement parce qu’ils ne le peuvent pas : ne possédant pas, comme les autres cuivres, de pistons ou de coulisses qui permettent de modifier la longueur du tube, ils sont limités aux harmoniques naturelles de l’instrument. Le musicien détermine le mode de vibration (cf. §1.2.1) en serrant plus ou moins les lèvres lorsqu’il souffle dans l’instrument. Mais les cuivres naturels sont la seule exception notable au tempérament égal dans la musique occidentale. Certaines orgues sont accordées selon d’autres systèmes aussi, mais il est possible de construire des orgues pour le tempérament égal si l’on veut, ce qui n’est pas le cas pour les cuivres naturels, qui ne pourront jamais produire d’autres intervalles que ceux de la série harmonique. 3.4 Quel système choisir ? Evidemment, la question a été, pour tous les musiciens à travers l’histoire de la musique, de choisir quelle solution ils préféraient. Les avis ont toujours divergé sur ce point et, aujourd’hui encore, tout le monde n’est pas du même avis, bien que le tempérament égal soit plus ou moins devenu le système universel. Beaucoup de gens considèrent en effet qu’il est inadéquat pour certains morceaux. D’accord, mais alors quel système le remplacera ? À différents styles musicaux correspondent différents tempéraments ; l’idéal serait que chaque pièce soit jouée dans son tempérament original, celui pour lequel elle a été écrite, mais il y a deux problèmes avec cette approche. D’abord, il faudrait modifier la manière d’accorder chaque fois qu’on change de compositeur. Ensuite, nous ne savons pas toujours quel système le compositeur favorisait parmi tous ceux qui étaient en pratique à l’époque. Bien que la variante à quart de comma ait été la plus utilisée parmi les tempéraments mésotoniques à la Renaissance, d’autres variantes correspondent mieux à certaines pièces, par le fait qu’elles mettent en valeur certains aspects de l’harmonie. Comment être sûr d’avoir choisi le bon système, tant qu’on n’a pas essayé tous les autres ? Le même problème se pose dans toutes les époques. De plus, la concordance d’un certain tempérament avec un certain morceau est, du moins en partie, une affaire de goût. Alors que faire ? Comment choisir un système ? Certains ont simplement décidé de se fier au choix d’un grand compositeur ; et aucun d’entre eux n’a eu autant d’influence en cette matière que J.S. Bach. 3.4.1 Le clavier bien tempéré de Bach Un grand argument en faveur du tempérament égal a longtemps été le Clavier bien tempéré (Das wohltemperierte Klavier) de Jean-Sébastien Bach. Ce livre regroupe des morceaux de piano composés dans toutes les tonalités, et on a pensé, jusqu’à récemment, que Bach l’avait écrit pour démontrer les grands avantages du tempérament égal dans la composition. Mais en 2004, un chercheur américain du nom de Bradley Lehman a écrit un article qui a mis fin à cette idée. Il prétend avoir déchiffré le système d’accordage que Bach lui-même recommandait pour jouer ces pièces. Il base ses propos sur une décoration qui se trouve sur la couverture du manuscrit, au dessus du titre, et à laquelle personne n’avait fait attention auparavant. Cette décoration est une série de petites spirales, dont onze sont entières et deux, une à chaque extrémité de la ligne, sont coupées. Autre détail étrange : les spirales ne sont pas toutes identiques. Certaines sont une boucle simple, d’autres une grande boucle avec 29 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ une plus petite boucle à l’intérieur et d’autres encore une grande boucle avec deux petites à l’intérieur. Figure 18. La décoration qui orne la page de titre du manuscrit du Clavier bien tempéré de Bach. Lehman a découvert que chaque spirale représente une des douze quintes du cycle, qui se ferme en rejoignant les deux demi-spirales des extrémités. Le nombre de boucles, lui, représente la manière de laquelle chaque quinte est tempérée. Les boucles simples représentent des quintes pures, celles avec une petite boucle intérieure sont tempérées d’une certaine quantité, celles avec deux du double de cette quantité. Le système que Lehman en a déduit est un tempérament irrégulier assez dissemblable à tous les autres qui ont été proposés au cours des siècles, mais dans lequel toutes les tonalités sonnent bien et chacune a une couleur particulière. 3.4.2 Point de vue personnel Voilà donc un des meilleurs arguments en faveur du tempérament égal qui se retourne contre ce système. Mais Bach n’est pas le seul compositeur qui ait favorisé un autre tempérament ; on a retrouvé des indications de Mozart, sur les partitions d’un de ses élèves, qui parlaient de grands et petits demi-tons, qui n’existent pas dans le tempérament égal. Récemment, et surtout depuis la découverte de Lehman, plusieurs théoriciens de la musique ont recommencé à attaquer le système égal de plus belle. Dans son livre How equal temperament ruined harmony (en français : Comment le tempérament égal a détruit l’harmonie), Ross W. Duffin ne laisse aucun doute quant à son point de vue. Pour ma part, je pense que c’est toujours une bonne chose de remettre en question l’utilisation universelle du tempérament égal. Cependant, j’estime que le pire est passé en termes d’adaptation. Pourquoi abandonner le tempérament égal alors qu’on vient justement de s’y accoutumer, les générations d’aujourd’hui ne remarquant plus la fausseté des intervalles, qui en est le principal inconvénient ? Pourquoi y renoncer, maintenant qu’on ne perçoit plus ses problèmes et qu’on peut simplement bénéficier de ses avantages ? Pourquoi surtout se forcer à changer notre manière d’entendre la musique, afin que notre oreille convienne à un autre système, après avoir mis tant de temps à s’habituer à celui-ci ? De nos jours, l’unique intérêt des différents tempéraments est de reconstituer les morceaux tels que les compositeurs les ont voulus. Mais ils ne sonneront de toute façon pas exactement comme ils devraient à nos oreilles, étant donné que nous ne sommes pas habitués au système utilisé. Pour pouvoir vraiment entendre une pièce dans sa forme originale, il faudrait que le tempérament dans lequel elle est jouée soit le système universel dans lequel on est immergé. Et, si tout d’un coup nous décidions unanimement de changer de manière d’accorder, nous ne parviendrions jamais à nous mettre d’accord sur le nouveau système à adopter ; quel style de musique ou quel compositeur voudrait-on privilégier en particulier ? À mon avis, nous devons accepter le tempérament égal et chercher la compensation à ce sacrifice dans la richesse que ce système nous offre pour la composition. La manière directe dont j’ai exprimé mon opinion peut laisser penser que je n’hésite pas une seconde à choisir le tempérament égal et que je ne considère pas ses inconvénients comme étant des problèmes. Pourtant, je sens bien ce que nous perdons avec ce système : le Bach ne sera jamais vraiment du Bach à nos oreilles, jamais on n’entendra du Mozart complètement authentique, les pièces de Beethoven ne nous révéleront jamais toute leur 30 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ splendeur. Mais c’est là la caractéristique première de tout ce qui est lié au tempérament en général. Il n’y a pas de solution parfaite ; il faut accepter les compromis. 4. Conclusion En reprenant mes objectifs de départ, je me rends compte que j’ai beaucoup appris pour pouvoir les remplir. Alors qu’au début du travail je ne connaissais que les bases de la physique acoustique et de la théorie de la musique, je sais maintenant comment l’être humain perçoit les sons et comment ces sons s’assemblent pour former des intervalles plus ou moins consonants. J’ai aussi découvert comment les gammes ont été bâties à partir de ces intervalles. Quant au tempérament, j’ignorais jusqu’à son existence et sa nécessité. Je n’avais jamais entendu parler du problème du cycle des quintes, et je serais sûrement encore dans ce cas si je n’avais pas réalisé ce travail. Je suis content d’avoir pu étudier ce sujet, car il concerne directement tous les musiciens, moi compris, dans leur vie de tous les jours ; en effet, nous utilisons, sans le savoir, une gamme altérée et des intervalles faux. J’ai aussi beaucoup apprécié l’étude de la formation des gammes. Comme je l’ai dit dans l’introduction, un des aspects les plus captivants de la musique, c’est qu’elle allie, plus que tout autre domaine, l’art et la science, deux branches qu’on a tendance à considérer comme étant très différentes. J’avais toujours voulu explorer les relations qui existent entre elles d’un peu plus près, et ce travail de maturité en a été l’occasion. La partie pratique m’a plu beaucoup plus que je m’y attendais. Non seulement l’informatique n’est pas un de mes points forts, mais le logiciel SCALA est aussi assez difficile à utiliser. Je craignais de ne pas saisir le fonctionnement du programme, mais heureusement M. de Montmollin était là pour m’aider, et j’ai fini par obtenir ce que je voulais du logiciel. Une fois que j’avais compris comment il marchait, j’ai commencé à apprécier l’étendue de ce qu’il permettait de faire et j’ai vite pris goût à modifier moi-même les gammes selon le tempérament que je voulais faire écouter. En réalisant ce travail, je me suis aussi aperçu que, malgré la quantité de choses que nous savons sur la musique, il y a beaucoup de questions auxquelles nous ne pouvons pas encore répondre : que se passe-t-il exactement dans notre cerveau lorsque nous écoutons un morceau ? Pourquoi douze quintes ne sont-elles pas égales à sept octaves ? Et quand je repense à tous les gens qui ont fait progresser le système musical à travers les âges, je me demande quelle sera la prochaine découverte et dans quelle direction elle nous mènera. Qui sait, peut-être un jour résoudrons-nous le problème du cycle des quintes ? 31 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS : LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL HENRI TSCHANZ 5. Sources 5.1 Bibliographie BALL Philip, The Music Instinct, Vintage, Grande-Bretagne, 2011 DANHAUSER A., Théorie de la musique, Henry Lemoine, Paris, 1996 DE SCHOULEPNIKOFF Laurent, Gymnase Auguste Piccard, 2011 DUFFIN Ross W., How Equal Temperament Ruined Harmony (and Why You Should Care), W.W. 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