Revue d’études comparatives Est-Ouest http://www.necplus.eu/REC Additional services for Revue d’études comparatives Est- Ouest: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here L’islam dans la culture des Tchouvaches au début du XXIe siècle: Le syncrétisme religieux dans les rituels des musulmans tchouvaches Ekaterina A. Yagafova Revue d’études comparatives Est-Ouest / Volume 42 / Issue 02 / June 2011, pp 113 - 135 DOI: 10.4074/S0338059911002063, Published online: 27 July 2011 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0338059911002063 How to cite this article: Ekaterina A. Yagafova (2011). L’islam dans la culture des Tchouvaches au début du XXIe siècle: Le syncrétisme religieux dans les rituels des musulmans tchouvaches. Revue d’études comparatives EstOuest, 42, pp 113-135 doi:10.4074/S0338059911002063 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/REC, IP address: 88.99.70.218 on 16 Apr 2017 Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2011, vol. 42, n° 2, pp. 113-135 L’islam dans la culture des Tchouvaches au début du XXIe siècle Le syncrétisme religieux dans les rituels des musulmans tchouvaches Ekaterina A. YAGAFOVA Directrice de la chaire d’histoire et de théorie de la culture internationale, Académie d’État de sciences sociales et humaines de la Volga ([email protected]) Résumé : Le syncrétisme religieux est un objet d’étude fort pertinent dans le cas de la région Volga-Oural où des influences réciproques ont relié plusieurs systèmes confessionnels (paganisme, christianisme, islam) pendant des siècles. Dans de nombreux villages de cette région carrefour, l’on observe aujourd’hui les recompositions entre normes et pratiques relevant de systèmes différents. Dans certaines zones préservées de l’influence orthodoxe, les populations tchouvaches se sont converties à l’islam ou en ont subi l’ascendant culturel. C’est à l’exploration de l’histoire et de la réalité contemporaine des lieux peuplés de Tchouvaches musulmans que l’auteur nous convie dans cet article sur les pratiques religieuses d’acteurs à l’identité fluctuante et non dénuée d’ambiguïtés. Présentant les résultats d’un travail ethnographique effectué pendant plusieurs années, l’auteur évalue les diverses variantes d’autodéfinition ethnique et confessionnelle de ces villageois. En parallèle, l’étude des pratiques (funéraires, notamment, ou encore celles des rites calendaires) lui permet de nuancer les définitions binaires. Plusieurs degrés d’interaction sont repérés entre islam et paganisme en fonction de l’empreinte plus ou moins profonde de l’islam sur les pratiques rituelles locales. 114 Ekaterina Yagafova Peuple turcique de Russie, les Tchouvaches (qui se désignent comme Čavaš) se répartissent géographiquement, selon les résultats du recensement de 2002, entre la Sibérie occidentale (5,9 %) et la région VolgaOural (88,5 %). Parmi ces derniers, 54,7 % résident sur le territoire de leur république éponyme et 45,3 % se répartissent entre les républiques du Tatarstan (126 500), du Bachkortostan (117 300) et les régions (oblast) de Samara (101 400) et d’Oulianovsk (111 300). Les 1,637 million de Tchouvaches constituent l’un des cinq groupes ethniques les plus nombreux de la Fédération de Russie (Ivanov, 2005, p. 17, 269). L’histoire des Tchouvaches continue à faire l’objet de nombreuses controverses quant à leur origine hunique et leur assimilation ultérieure aux Bulghars de la Volga1. Les influences réciproques sur la longue durée avec les populations finno-ougriennes, turciques et slaves de la région Volga-Oural ont imprégné leur langue et leur culture. Aujourd’hui très majoritairement orthodoxes (96 %), les Tchouvaches ont été nombreux à se convertir à partir du milieu du XVIIIe siècle. Les zones de la Kama et de l’Oural, moins exposées au prosélytisme des missionnaires orthodoxes, furent davantage soumises à une influence islamique et présentent les caractéristiques d’un fort syncrétisme religieux. Laissant de côté la question de l’islam en République de Tchouvachie (Braslavskij, 1997 ; Vovina, 2006), nous nous intéresserons ici aux pratiques rituelles en tant qu’elle révèlent des formes de syncrétisme religieux parmi les « Tchouvaches musulmans » qui peuplent la zone géographique partagée entre les républiques du Tatarstan, du Bachkortostan et les oblasts de Samara et d’Orenbourg. Cet article traite de deux types de syncrétisme que l’on observe parmi les « Tchouvaches musulmans » : d’un côté, la minorité des Tchouvaches qui s’identifient comme Tchouvaches (par leur langue maternelle et leur identité ethnique) et se définissent également comme musulmans ; de l’autre, des groupes hétérogènes, sur les plans tant linguistique que culturel, mais composés de descendants de Tchouvaches islamisés et dont la culture a conservé la trace de l’héritage musulman. Parmi ces derniers, le spectre s’étend des Tchouvaches « tatarisés », c’est-à-dire ayant acquis les traits linguistiques et identitaires des Tatars, aux communautés tchouvaches christianisées au cours du XXe siècle. Ces dernières sont incluses dans le groupe ethno-confessionnel des Tchouvaches musulmans pour montrer l’étendue et la diversité des types sociaux et des formes de syncrétisme islam-paganisme. Notre étude de cas met en évidence certaines particularités de l’interaction des systèmes religieux d’où ont résulté des formes complexes de syncrétisme religieux. Par « syncrétisme religieux », nous entendons « le processus d’interactions et d’influences réciproques entre des représen1. Sur les controverses entre archéologues tchouvaches et tatars, voir Shnirelman, 1996. VOLUME 42, JUIN 2011 L’islam dans la culture des Tchouvaches au début du XXIe siècle 115 tations et des actes cultuels émanant de systèmes religieux différents » (Kudrjašov, 1974, p. 17). Les formes de syncrétisme répertoriées parmi les Tchouvaches musulmans se sont élaborées dans l’interrelation du paganisme et de l’islam dans une région dotée d’une forte hétérogénéité confessionnelle. On retrouve des formes similaires parmi les populations maris et oudmourtes dont les systèmes traditionnels de représentation du monde et les pratiques rituelles furent touchés par l’« angle de réfraction » constitué par la religion musulmane durant les nombreux siècles de coexistence. L’on peut y voir, à notre avis, un trait spécifique de la diffusion et de l’existence de l’islam dans la région Volga-Oural ; il est le fruit de compromis permanents dans sa cohabitation avec d’autres systèmes religieux et sa capacité d’adaptation se manifeste par ses orientations doctrinales, ses formes rituelles et les résultats de ses transformations. Étudier l’empreinte de l’islam sur la culture contemporaine des Tchouvaches permet de jeter un regard neuf sur sa place dans la formation d’un héritage culturel commun aux peuples de la région VolgaOural. Par ailleurs, l’usage de matériaux ethnographiques contribue à renouveler l’histoire du processus d’islamisation, étudié jusqu’à présent par des chercheurs locaux et étrangers sur la base de documents d’archives et de sources écrites et considéré comme un phénomène du passé2. Notre hypothèse est que la réalité contemporaine du syncrétisme religieux est, en tant que conséquence de ce processus historique, une porte d’entrée non négligeable pour l’étude du processus en lui-même. Notre travail de terrain a porté sur les groupes les plus importants et les plus distinguables culturellement installés dans l’Oural occidental (République du Bachkortostan, oblast d’Orenbourg), le long de la Volga (oblast de Samara) et de la Kama (République du Tatarstan) (Carte 1)3. Grâce aux enquêtes de terrain menées entre 1996 et 2009, nous avons pu déterminer certaines évolutions4. 2. Citons notamment Tajmasov, 2004 ; jersild, 2000 ; glazik, 1959 ; werth, 2000 et 2002; geraci, 2001 ; durmus, 2007. 3. Sources primaires rassemblées par l’auteur (SPRA). 1996 : oblast de Samara, district de Pokhvistnevskij, villages de Rysajkino et de Staroe Gan’kino. 2002 : oblast d’Orenbourg, district d’Abdulinskij, village d’Artem’evka ; République du Bachkortostan, district de Bižbuljakskij, villages de Zirikly et de Kistenli-Bogdanovo. 2003 : République du Bachkortostan, district de Šaranskij, village de Borisovka ; district de Fedorvskij, village de Tenjaevo ; République du Tatarstan, district d’Al’met’evskij, village de Staroe Surkino. 2004 : République du Bachkortostan, district de Mijakinskij, village de Dubrovka ; district d’Išimbajskij, village de Kantjukovka ; district de Meleuzovskij, village de Zirgan ; district de Bižbuljakskij, village d’Ibrajkino ; République du Tatarstan, district de Bavlinskij, village d’Alekseevka. 2005 : République du Tatarstan, district de Čeremšanskij, village de Novoe Il’movo. 4. Cette étude a été réalisée grâce au soutien du programme n° 03-01-00479. de la Fondation scientifique de Russie pour les sciences humaines (RGNF). Samara Volga Orenburg 116 Ekaterina Yagafova Carte 1 Villages tchouvaches-musulmans, fin XXe-début XXIe siècle Čeboksary Kazan Volga Kama Kul’šaripovo Borisvka Staroe Surkino Tatarskoe Sunčeleevo Ufa Novoe Il’movo Staroe Alekseevka Afon’kino Dubrovka Ilingino Ibrajkino Staroe Gan’kino Zirikly Mrakovo Rysajkino Kantjukovka Samara Artem’evka Zirgan Nojabrevka Verkhnij Čepkas Ul’janovsk Volga Meleuz Orenburg Après une incursion dans l’histoire, l’analyse s’attache aux deux variantes de syncrétisme religieux observées parmi les Tchouvaches musulmans : paganisme-islam (c’est-à-dire une prépondérance des éléments païens) et islam-paganisme (avec une prédominance des éléments musulmans). 1. L’arrière-plan historique L’islam a commencé à s’implanter parmi les ancêtres des Tchouvaches dès la période bulghare de l’histoire régionale, imprégnant leurs représentations religieuses, la pratique du culte, la morale et l’organisation sociale (Kudrjašov, 1974, pp. 64-65). Une série d’indices mis au jour par les historiens confirment l’hypothèse d’une islamisation d’une partie des populations tchouvaches dès cette époque : les épitaphes en langue arabe enrichies de citations coraniques, la vénération des saints musulmans et la présence de tombeaux de héros populaires et de hautes personnalités de l’islam (tel Valem-Khuzja), l’usage d’une terminologie religieuse (pikhampar, kepe, kharpan, Ersel, kiremen’, kharam, pirešti…), la célébration du vendredi (ernekun) et le culte des saints (yrsem)5. L’islamisation des Tchouvaches s’accélère au milieu du XVIIIe siècle, s’intensifie au cours des années 1860 et se prolonge jusque dans les pre5. Se reporter à Khatymovič, 1995, p. 210 ; Fedotov, 1980, p. 21; Ašmarin, 1902, pp. 129-132 ; Ibid., 1930, p. 162, 165 ; Ibid., 1935, p. 185. VOLUME 42, JUIN 2011 L’islam dans la culture des Tchouvaches au début du XXIe siècle 117 mières décennies du XXe siècle (Werth, 2002, pp. 148-153). Dans l’intense rivalité qui oppose alors les deux grandes religions mondiales, chrétienne et musulmane, une partie des Tchouvaches s’oriente vers l’islam. Des îlots de peuplement musulman se forment parmi les zones de peuplement tchouvache ; relativement isolés du reste de l’umma, peu d’entre eux ont subsisté jusqu’à nos jours. Carte 2 Islamisation des Tchouvaches entre la fin XIXe et le début XXe siècle Čeboksary Vo lga Kazan Kama Ufa Simbirsk Samara Volga Orenburg Nojabrevka L’islamisation s’est déroulée de façon différenciée selon les régions et l’intensité des activités de prosélytisme. Les premières touchées sont les zones de peuplement mixte, tatar et tchouvache : les districts (uezdy) de Buinskij et Simbirskij de la province (gubernija) de Simbirsk ; le district de Petrovskij de la province de Saratov ; les districts Svijažskij, Čeboksary Tetjušskij, Čistopol’skij et Spasskij de la province ade Kazan ; les districts m Kade Bugul’minskij, Buguruslanskij de la province Samara ; les districts Kazan Belebeevskij, Menzelinskij etVol Sterlitamakskij de la province d’Oufa. Selon Kul’šaripovo ga Borisvka au début du les données recueillies par Nikolaj M. Nikol’skij (1877-1959), Staroe Surkino Tatarskoe XXe siècle, l’on comptait 2 334 musulmans parmi les Tchouvaches, dont Verkhnij Čepkas Sunčeleevo près de 85 % habitaient en dehors deNovoe la province de Simbirsk ; 702Ufa dans Il’movo Staroe la province d’Oufa, 574 dans celle de Samara, 305 dans celle de Penza, 187 Alekseevka Ul’janovsk Afon’kino dans celle de Saratov, 78 dans celle de Kazan et 5 dans celleDubrovka d’Orenbourg Ilingino Ibrajkino (Carte 2) (Nikol’skij, 1912, pp. 194-219). Ces chiffres sont en moyenne sept Staroe Gan’kino Zirikly Mrakovo Rysajkino de 1897. Les fois supérieurs à ceux du précédent recensement données Kantjukovka Samara e de Damir Iskhakov pour la seconde moitié du XIX siècle et le premier Artem’evka Zirgan e quart du XX siècle font, quant à elles, état de la conversion à l’islam de Volga Meleuz Orenburg 118 Ekaterina Yagafova 12 000 Tchouvaches dans le bassin de la Moyenne-Volga (Iskhakov, 2000, pp. 73-77 et 1980, pp. 30-31). Appliquant aux Tchouvaches islamisés les poncifs sur le caractère superficiel de l’islamisation des populations nomades, l’historien Georgij Kudrjašov estime que leur lien à l’islam est fragile car faiblement ancré dans les traditions communautaires : « tout en cédant à la nouvelle religion, la majorité d’entre eux ont conservé, au moins au début, les apparences d’un respect des traditions païennes ou musulmano-païennes » (Kudrjašov, 1974, p. 76). Avec le temps, certains s’attachent aux dogmes et aux préceptes de l’islam tandis que d’autres, représentant la majorité et qui se font appeler « Musulmans », conservent des positions polysyncrétiques de mélange du paganisme et de l’islam. Ces tendances ont lourdement pesé sur l’histoire ultérieure des Tchouvaches musulmans. Plusieurs éléments attestent de la permanence d’une double foi musulmane et païenne dans la vie quotidienne. Tout en respectant les exigences de la religion musulmane (le jeûne, les prières quotidiennes à la mosquée, le code vestimentaire, etc.) et en accueillant les mollahs chez eux, ils persistaient dans leurs pratiques païennes, accomplissant les prières rituelles, s’adressant aux znakhar (en tchouvache : guérisseur) et gadalk (en tchouvache : diseuse de bonne aventure) en cas de besoin et continuaient, pour certains, à porter le costume tchouvache (Tikhonov, 1913, p. 108). À partir des années 1920, le rythme des conversions à l’islam commence à nettement ralentir sous l’influence de facteurs sociaux et politiques liés au contexte post-révolutionnaire et au lancement d’une campagne de propagande athéiste. Étant donné l’exigence politique d’un reflux des croyances religieuses vers la sphère privée, le destin des Tchouvaches musulmans et de leurs descendants va désormais dépendre de l’empreinte plus ou moins forte laissée par les étapes antérieures de l’islamisation. Des éléments propres à la culture islamique, très divers dans leurs contenus et leurs formes, ont été introduits dans la culture tchouvache et, outre une islamisation, ont provoqué une tatarisation de groupes distincts au sein de la communauté ethno-confessionnelle des Tchouvaches musulmans. VOLUME 42, JUIN 2011 L’islam dans la culture des Tchouvaches au début du XXIe siècle 119 2. Le syncrétisme paganisme-islam Le sous-groupe de syncrétisme paganisme-islam se décompose en deux variantes. 2.1. Première variante La première variante est répandue parmi les descendants de Tchouvaches musulmans revenus au XXe siècle à leurs croyances païennes traditionnelles et mettant aujourd’hui en avant une identité ethno-confessionnelle de « Tchouvaches non baptisés » (en tchouvache : těne kěmen čavašsem). Il s’agit des habitants de Dubrovka du rajon (district) Majakinskij et Borisovka du district Šaranskij au Bachkortostan, de la majorité de la population des villages de Staroe Afon’kino du district de Šentalinskij, de Rysajkino et Staroe Gan’kino du district Pokhvistnevskij de l’oblast de Samara, d’Alekseevka du district de Bablinskij et de Novoe Ilmovo du district de Čeremanskij au Tatarstan (Photo 1)6. Ce groupe se caractérise par une tradition ancienne de bilinguisme tchouvache et tatar, un isolement territorial (regroupement dans des rues séparées par un cimetière ou un terrain vague), l’usage de noms tatars et le respect de certaines coutumes musulmanes (le jeûne, les interdits alimentaires, les prières quotidiennes, les rites du souvenir comme le çuraçma, considéré comme une fête tatare, etc.). Les pratiques rituelles islamiques se sont surtout maintenues au sein de la génération née dans les années 1930. En règle générale, toutefois, le complexe cultuel « païen » a prédominé au cours du XXe siècle. L’affaiblissement de l’influence musulmane s’explique notamment par les contacts étroits et les échanges matrimoniaux avec les Tchouvaches non baptisés (nekreščeny) des villages voisins qui se multiplient tout au long du XXe siècle. Cela s’exprime par la célébration de fêtes à la fois familiales et communautaires (le munkun : fête du printemps, équivalent païen de la Semaine Sainte de Pâques, célébrée du mercredi au dimanche ; le sémik : fête païenne célébrée au moment de la Pentecôte et marquant une pause entre les semailles et la fenaison) et la récitation de prières aux divinités locales (Photo 2). Les coutumes funéraires sont particulièrement riches en éléments païens : celle qui veut que l’on achète le sol situé sous la tombe en y jetant quelques pièces de monnaie ou que l’on exécute le khyvni (rite d’offrandes de nourriture au défunt)7 avant le 6. SPRA, 1996 : oblast de Samara, district de Pokhvistnevskij, villages de Rysajkino et de Staroe Gan’kino. 2003 : République du Bachkortostan, district de Šaranskij, village de Borisovka. 2004 : République du Bachkortostan, district de Mijakinskij, village de Dubrovka ; République du Tatarstan, district de Bavlinskij, village d’Alekseevka. 2005 : République du Tatarstan, district de Čeremšanskij, village de Novoe Il’movo. 7. Chaque participant doit déposer un morceau de la nourriture qu’il s’apprête à manger dans une marmite qui, une fois pleine, est déversée par trois femmes à l’endroit où sont pratiqués les sacrifices animaliers. Les esprits des ancêtres sont réputés rassasiés si les chiens 120 Ekaterina Yagafova creusement de la tombe sont encore observées aujourd’hui. Sitôt après le décès, l’âme du défunt est « accompagnée » par le jet d’un œuf en direction du cimetière. Une barre transversale est parfois clouée sur le poteau funéraire en bois (en tchouvache : jupa) pour y faire tenir des chandelles qui sont allumées au moment des funérailles et lors de la cérémonie du souvenir du 40e jour (en tchouvache : pumilke, qui vient du russe pominki, repas funéraire (Photo 4). D’autres pratiques sont nécessairement respectées à l’occasion du pumilke : l’« invitation » du défunt à un repas du souvenir pendant lequel les proches se lamentent (en tchouvache : sas kalarni, c’està-dire « donner de la voix » lors de la récitation de textes mélodiques) autour d’un feu allumé à proximité de sa tombe. Sur les tables et chaises placées près de la barrière qui sépare le cimetière du village, on dépose de la nourriture en souvenir du défunt et en signe de respect pour les ancêtres. Un poteau en bois est parfois planté derrière la stèle funéraire de caractère parfois anthropomorphique (Photo 3). À Dubrovka, celui-ci est placé non à la tête mais aux pieds du défunt comme les croix chez les chrétiens. Photographie 1 Descendants de Tchouvaches musulmans, village Borisovka, district Šaranskij au Bachkortostan (2003)8 viennent manger ces restes. Une autre marmite sert à récupérer les liquides (bière, vodka). Cette fête est toujours très populaire parmi les Tchouvaches, même parmi ceux qui se déclarent orthodoxes. 8. Toutes les photographies publiées dans cet article sont de l’auteur. VOLUME 42, JUIN 2011 L’islam dans la culture des Tchouvaches au début du XXIe siècle 121 On note la présence d’éléments à la fois chrétiens et musulmans dans chaque ensemble de rituels. Par exemple, le munkun commence le mercredi de la Semaine Sainte et, à la fin du repas familial, tout le monde remercie et prie Allah. Lors du sémik, on invite un voisin tatar pour procéder au sacrifice du mouton. 2.2. Seconde variante La seconde variante est incarnée par les Tchouvaches qui se reconnaissent comme tels par leur langue, leur culture et leur identité ethnique et se déclarent de confession musulmane. Ils sont très minoritaires, à peine trois à cinq familles dans les villages de Staroe Surkino du district d’Al’met’evskij au Tatarstan, d’Ilingino du district de Pokhvistnevskij dans l’oblast de Samara, de Zirikly du district de Bižbuljaskij au Bachkortostan, mais aussi de villages déjà cités comme Alekseevka, Rysaykino, Staroe Afonkino9. Quand on examine de plus près les pratiques de ces villageois, qui se connaissent tous entre eux, on perçoit une prédominance des éléments païens. Photographie 2 Prière collective du čuk (sacrifice) pendant une fête de sémik, village Staroe Afon’kino, district Šentalinskij de l’oblast de Samara (2001) 9. SPRA, 1996 : oblast de Samara, district de Pokhvistnevskij, villages de Rysajkino et de Staroe Gan’kino. 2002 : République du Bachkortostan, district de Bižbuljakskij, village de Zirikly. 2004 : République du Tatarstan, district de Bavlinskij, village d’Alekseevka. 122 Ekaterina Yagafova Photographie 3 Éléments funéraires sur la tombe d’un tchouvache musulman, cimetière du village de Dubrovka, district Majakinskij au Bachkortostan (2004) Photographie 4 Stèles funéraires et poteaux anthropomorphiques, cimetière du village de Novoe Ilmovo, district Čeremanskij au Tatarstan (2005) VOLUME 42, JUIN 2011 L’islam dans la culture des Tchouvaches au début du XXIe siècle 123 Photographie 5 Femme tchouvache en costume de fête datant de la fin du XIXe siècle, village Staroe Surkino, district Al’met’evskij au Tatarstan (2003) Leur singularité culturelle a été influencée par les orientations païennes de la majorité de la population villageoise qui a eu tendance à absorber la minorité musulmane (Photo 5). Cette dernière a conservé quelques traditions « tatares » (tutara tukhnă – littéralement « issu des Tatars ») et islamiques, en particulier lors des rituels funéraires et commémoratifs : l’établissement d’un cimetière séparé ou d’une partie réservée dans le cimetière commun, la pose d’une pierre tombale surmontée d’un croissant 124 Ekaterina Yagafova (Photos 6 et 7), l’invitation de mollahs ou de Tatars lors des prières du souvenir, le refus des chants collectifs du souvenir (en tchouvache : jupa jurri). En même temps, les usages païens n’ont pas disparu : les défunts sont habillés quand ils sont mis en terre ; on célèbre le souvenir du défunt chaque jeudi soir (en tchouvache : ernekas asanni, fête du souvenir) en organisant une cérémonie de khyvni jusqu’au 40e jour après le décès, moment de la pose du poteau en bois. Les rituels du calendrier musulman coïncident avec les rituels païens : le munkun est célébré le mercredi de la Semaine Sainte et on rend hommage aux ancêtres lors des cérémonies du çumek10 et du kěr-sări11. Le namaz12 et le jeûne sont surtout suivis par l’ancienne génération mais sont peu ancrés dans la vie quotidienne des musulmans locaux. L’Uraza-bajram et le Kurban-bajram sont uniquement célébrés comme des cérémonies de commémoration. Photographie 6 Cimetière musulman, village Staroe Surkino, district Al’met’evskij au Tatarstan (2003) La manifestation la plus évidente de la coexistence des deux traditions religieuses apparaît dans le village de Zirikly, scindé entre un quartier musulman (Anatkas : en tchouvache : « quartier d’en bas ») et un quar10. Cette cérémonie du souvenir est fêtée au début de l’été par les Tchouvaches païens, mais aussi dans de nombreux villages orthodoxes. Les païens célèbrent le çumek le jeudi précédent la fête de la Sainte Trinité alors que les Tchouvaches orthodoxes le font le samedi précédent. 11. Cette autre cérémonie en hommage aux ancêtres a lieu en automne, à la fin du mois lunaire, fin octobre-début novembre. 12. Prière tirée des versets du Coran. VOLUME 42, JUIN 2011 L’islam dans la culture des Tchouvaches au début du XXIe siècle 125 tier chrétien (Tourikas, en tchouvache : « quartier d’en haut »). On note l’absence de mosquée dans le village. Au cours du XXe siècle, ces communautés vivaient de façon autonome, occupant une moitié du village et possédant chacune son propre cimetière. Les musulmans se référaient à une anthroponymie islamique et suivaient le code vestimentaire tatar (tjubetejka [calot] et chemise portée par-dessus pour les hommes). Le respect des normes matrimoniales, notamment de la règle du mariage entre musulmans, et les contacts avec les villages tatars des environs ont contribué à renforcer certains traits islamiques par rapport à d’autres villages. Ainsi le rite funéraire s’inscrit dans la tradition musulmane : le défunt est enterré la tête orientée vers le sud et le corps enroulé dans un linceul ; la tombe comporte une stèle à l’emplacement de la tête. Les cérémonies du souvenir ont lieu les 3e, 7e, 40e et 50e jours, puis 6 mois après et une fois par an pendant trois ans. Certains éléments païens subsistent lors de cérémonies au cours desquelles les proches et les parents se rassemblent autour d’un repas, avant lequel chacun prononce la phrase suivante : « Bismillah ! Ancêtres, pour vous rendre hommage, voici de la bière brassée, de la nourriture cuisinée, rassasiez-vous ! » Photographie 7 Monument funéraire, , village Staroe Surkino, district Al’met’evskij au Tatarstan (2003) Dans la seconde moitié du XXe siècle, le cercle matrimonial des habitants de Zirikly s’élargit à des villages peuplés de Tchouvaches christianisés et de Russes avec, pour résultat, la transformation des représentations religieuses 126 Ekaterina Yagafova antérieures et la complexification des formes de syncrétisme religieux. Les musulmans du village affirment, par exemple, que les différences entre religions ne concernent que la foi et les rituels mais nullement l’essence du divin : « Dieu est unique pour tous, seule la foi est différente ». Ils ont inclus dans leur calendrier la célébration des fêtes chrétiennes de l’Ascension (avec la fête tchouvache de « la magie du premier jour »), de Pâques et de la Trinité13. Photographie 8 Poteau funéraire (jupa), cimetière du village d’Alekseevka, district de Bablinskij au Tatarstan (2004) Un autre croisement surprenant du paganisme, de l’islam et de l’orthodoxie s’observe dans l’anthroponymie des habitants du village d’Alekseevka dont on peut relever quelques exemples sur les stèles tombales du 13. SPRA, 2002 : République du Bachkortostan, district de Bižbuljakskij, village de Zirikly. VOLUME 42, JUIN 2011 L’islam dans la culture des Tchouvaches au début du XXIe siècle 127 cimetière : Minullakh Jamaevič Murzakov (1938-2002), Briant Nikolaevič Murzakov (1928-2000), Murzakhan Nikolaevič Pavlov, Leonid Andreevič Murzakov (1919-1989), Emiram Fedotov (19??-1992), Karima Kapitonova (1913-1996). Un poteau en bois peint de différentes couleurs est placé sur chaque tombe (Photo 8). La majorité des épitaphes des habitants d’Alekseevka ne se distingue pas de celles des Tchouvaches païens. Seul le croissant sculpté au dessus des tombes de la famille Murzakov indique son appartenance à l’islam (Photo 9). Photographie 9 Monument funéraire musulman, village d’Alekseevka, district de Bablinskij au Tatarstan (2004) L’anthroponymie et les épitaphes ne traduisent pas toujours l’appartenance confessionnelle d’un individu. Par exemple, la tombe d’Ivan Fedorovič Stekol’nikov est dotée d’un poteau de bois et d’une stèle mais, comme le 128 Ekaterina Yagafova confirment les habitants du village, il fut enterré selon le rite musulman. Son corps a été purifié puis enroulé dans un linceul blanc préparé par le défunt lui-même avant sa mort ; il a ensuite été porté au cimetière sur des lattes de bois à l’aide de draps ; une fosse a été creusée avec une niche couverte de branchettes de bouleau sur lesquelles le corps a été déposé. D’autres « musulmans » du village ont été enterrés selon les mêmes rites mais leur corps a été placé dans un cercueil. Ainsi, l’islam s’est ancré dans la culture des Tchouvaches d’Alekseevka au point d’y survivre jusqu’au XXe siècle, y compris sous l’aspect d’attributs orthodoxes et païens14. Finalement, la variante paganisme-islam du syncrétisme se caractérise chez les Tchouvaches musulmans par l’entrelacement des formes religieuses de ces deux systèmes mais aussi par la pénétration et la validation au cours du XXe siècle de composantes propres au christianisme orthodoxe. 3. Le syncrétisme islam-paganisme Dans certaines pratiques rituelles contemporaines, les éléments musulmans sont entremêlés avec d’autres relevant du paganisme ; ce qui donne naissance à une forme de syncrétisme islam-paganisme. Dans ce type de syncrétisme, les composantes musulmanes prédominent mais des rituels païens s’y joignent en tant qu’héritage assurant le lien avec les ancêtres et comme effet de l’influence des villages tchouvaches environnants. Les éléments chrétiens sont comparativement limités. 3.1. l’héritage musulman Le syncrétisme islam-paganisme se retrouve parmi les descendants des Tchouvaches musulmans qui ont adopté à la fois l’islam et l’identité ethnique tatare, qui parlent le tchouvache et ont conservé des éléments culturels tchouvaches dans leur mode de vie et leurs pratiques rituelles. Ils s’identifient comme Tatars musulmans mais se souviennent de leurs ancêtres tchouvaches et n’en ont pas oublié la langue. C’est le cas par exemple, des villages d’Artem’evka du district d’Abdulunskij dans l’oblast d’Orenbourg et d’Ibrajkino du district de Bižbuljakskij au Bachkortostan15. Leurs habitants ont noué depuis longtemps des contacts étroits et permanents avec les Tatars et les Bachkirs musulmans des villages environnants. L’islam se dissocie territorialement de l’environnement chrétien (rues distinctes et désignées comme « tatares », partie réservée dans le cimetière), s’inscrit dans l’espace des pratiques calendaires (Uraza-bajram, 14. SPRA, 2004 : République du Tatarstan, district de Bavlinskij, village d’Alekseevka. 15. SPRA, 2002 : oblast d’Orenbourg, district d’Abdulinskij, village d’Artem’evka ; 2004 : République du Bachkortostan, district de Bižbuljakskij, village d’Ibrajkino. VOLUME 42, JUIN 2011 L’islam dans la culture des Tchouvaches au début du XXIe siècle 129 Kurban-bajram, çuraçma, namaz) et rituelles (surtout lors des cérémonies funéraires et commémoratives) et pénètre le mode de vie (chaque maison possède les mêmes attributs religieux : le kumgan dans les toilettes, les tapis de prière, les chaussures çuttěk, les décorations murales faites de versets du Coran) (Photo 10). L’anthroponymie et l’apparence vestimentaire sont très influencées par la tradition islamique qui a également favorisé les échanges matrimoniaux avec les Tatars et les Bachkirs. L’histoire et l’environnement partagé par ces groupes tchouvaches ont abouti à leur identification religieuse comme musulmans et ethnique comme Tatars. Dans le village d’Artem’evka, les dépositaires de la culture tchouvache sont aujourd’hui les habitants de la partie « tatare » du village16 mais la présence d’une composante tchouvache dans leur culture permet de les inclure dans le groupe ethno-confessionnel des « Tchouvaches musulmans ». Photographie 10 Fragment de texte du Coran, village d’Ibrajkino du district de Bižbuljakskij au Bachkortostan (2004) Peuplé par les descendants des Tchouvaches musulmans qui l’ont fondé en 1910, Ibrajkino n’est pas considéré comme un village tchouvache par les autorités locales puisque ses habitants sont consignés dans les sources officielles comme « Tatars ». L’apparence extérieure des villageois tend à confirmer cette classification : les hommes se rasent la tête et le cou mais laissent pousser une fine barbe sur le menton, ils s’habillent d’une chemise (souvent blanche) portée par-dessus le pantalon, un gilet et une tubitejka. 16. SPRA, 2002 : oblast d’Orenbourg, district d’Abdulinskij, village d’Artem’evka. 130 Ekaterina Yagafova Les femmes portent de larges chemises sans volants et, sur la tête, un foulard « à la tatare », c’est-à-dire, noué sous le menton avec les deux extrémités diagonales du triangle. Et comme l’affirment les villageois eux-mêmes, les célébrations communautaires ont lieu selon le rite musulman du tutarla (littéralement « à la tatare »). Cependant, on note une différence, parmi les femmes musulmanes du village, entre celles issues de familles tatares et tchouvaches, ces dernières s’avérant souvent plus ferventes et enseignant parfois les fondements de l’islam à l’école du village. Dans les années 1950-1960, le rituel du mariage tchouvache était encore pratiqué avec ses éléments propres, non musulmans : spécification du rôle de chacun (en tchouvache, tuy pus : le meneur ; man keriy : le témoin du fiancé), invitation aux processions du fiancé et de la fiancée, folklore rituel (en tchouvache, salamalik : chant d’accueil ; tuy yurri : chanson de mariage ; khana yurri : chansons festives), etc. En outre, les fêtes païennes du munkun (célébré comme dans le village de Dubrovka le mercredi de la Semaine Sainte et suivi le jeudi de la commémoration des ancêtres, vattisene asanni) et du čuk (sacrifice) perdurent. Les cas les plus représentatifs de croisement entre éléments musulmans et païens sont les enterrements et les cérémonies commémoratives. La purification du corps du défunt respecte des pratiques communes aux Tchouvaches. Lors de l’enterrement, le défunt est habillé mais recouvert d’un linceul et il est parfois placé dans un cercueil. L’habillement du défunt transgresse les normes de l’islam. Les villageois en sont conscients mais ils considèrent qu’il est impossible de laisser partir un proche vers l’audelà sans vêtement. Pour éviter tout conflit avec le mollah, les corps sont couverts par-dessus d’un linceul blanc (kefenlek). Le mollah est présent lors des cérémonies commémoratives qui respectent les deux calendriers : lunaire musulman (les 3e, 7e, 40e et 51e jours, le 6e mois, puis chaque année pendant trois ans) et solaire du paganisme (chaque jeudi soir jusqu’au 40e jour lors de la cérémonie du ernekas et, pendant le reste de l’année, lors du munkun célébré le mercredi de la Semaine Sainte et, l’été, lors du sémik). Les éléments musulmans prédominent cependant dans le déroulement des cérémonies du souvenir de par l’absence des pratiques du khyvni et du takni, à savoir que l’on n’émiette pas de nourriture rituelle dans de la vaisselle séparée et qu’on ne l’apporte pas dans un « endroit pur » ; on ne chante pas non plus de chansons du souvenir. La cérémonie inclut la lecture de prières par le mollah, un repas et la distribution de cadeaux (khayar pani) – foulards, savons, argent – aux invités . Le mollah est remercié par une somme d’argent ou par un mouton. La nourriture rituelle est variée mais inclut obligatoirement certains plats : des blinis, de la kacha, de la soupe, du pilaf. Ce dernier est préparé avec la viande d’un mouton ou d’une volaille sacrifiés. Le repas commémoratif s’achève sur un verre de vodka. La bière locale (sara) n’est pas bouillie. Durant l’année, les comméVOLUME 42, JUIN 2011 L’islam dans la culture des Tchouvaches au début du XXIe siècle 131 morations des ancêtres de la famille élargie se tiennent au printemps, au 2e jour du mukun (le jeudi), en été pour le sémik et la visite au cimetière et, en automne, à la fin du mois d’octobre, un jeudi soir (ernekas). Dans la culture des villageois d’Ibrajkino, c’est le cimetière qui est le plus consensuel. Partagé par les musulmans, les chrétiens, et les Tchouvaches non baptisés, il constitue la pierre d’achoppement de l’ambivalence religieuse et ethnique de la population locale. Dans les autres villages, on sait que la séparation des cimetières a favorisé la cristallisation des différences confessionnelles au sein de la société villageoise17. Les habitants d’Ibrajkino n’opposent pas Allah au Tura tchouvache ou au Dieu chrétien, considérant qu’il s’agit du nom du même dieu en différentes langues. L’histoire de la localité et les singularités de la culture païenne de ses habitants en font un village relevant du groupe des Tchouvaches musulmans. Toutefois, depuis la fin du XXe siècle, les pratiques rituelles se sont fortement réduites, aussi bien dans le détail de leurs procédures que dans la stabilité de leurs répétitions. On note parallèlement une certaine désunion des villageois sur le terrain religieux. Certains musulmans ne reconnaissent plus le munkun et le sémik, stigmatisés comme des fêtes tchouvaches, et veulent promouvoir les seules fêtes musulmanes de l’Uraz-bajram et du Kurban-bajram. Néanmoins, ils considèrent également que la fréquentation de la mosquée ne doit pas être obligatoire (musulman mechete kaymasan ta puranma pultarat’). 3.2. Les « nouveaux musulmans » Dans certains villages du bassin de la Volga et de l’Oural, l’islamisation a été complète puisqu’elle a conduit à une assimilation religieuse, ethnique et linguistique des Tchouvaches et à l’émergence d’un groupe de « nouveaux musulmans » (en tchouvache : jangi muselmenlar) qui s’identifient comme musulmans sur le plan religieux et comme Tatars sur le plan ethnique et linguistique. On les trouve dans les villages de Nojabrevka du district de Gafurijskij, de Kantjukovka du district Išimbajskij et de Zirgan du district de Meleuzovskij au Bachkortostan ainsi que dans celui de Verkhnij Čepkas du district de Šemuršinskij en Tchouvachie. Tous ces villages comportent une mosquée à la différence de ceux évoqués précédemment. Les jangi muselmenlar forment un groupe particulier et sont porteurs des pratiques religieuses musulmanes les plus affirmées tandis que les éléments païens ont quasiment disparu de leurs rites. Leur particularité identitaire consiste dans la différence qu’ils revendiquent vis-à-vis des Tchouvaches et des Tatars. D’ailleurs, parmi ces derniers, ni les uns ni les autres ne reconnaissent comme « leurs » ces « nouveaux musulmans ». Quoi qu’il en soit, 17. SPRA, 2004 : République du Bachkortostan, district de Bižbuljakskij, village d’Ibrajkino. 132 Ekaterina Yagafova ce groupe ethno-confessionnel à distance des Tchouvaches et des Tatars est inclus dans la catégorie des Tchouvaches musulmans18. L’existence dudit groupe révèle la totale assimilation des Tchouvaches, processus qui n’était pas achevé dans les cas analysés supra. Considérons celui du village de Tatarskoe Sunčeleevo du district d’Aksubaevskij au Tatarstan où se trouve une mosquée. Depuis sa fondation au milieu du XVIIIe siècle, le village était hétérogène du point de vue ethnique et religieux : des Tatars musulmans y vivaient aux côtés de Tchouvaches non baptisés19. Pendant un siècle et demi, les deux groupes ont disposé de leur propre cimetière et mené une vie séparée, tant sur le plan du mode de vie que sur le plan matrimonial, avec des mariages entre les membres de la même communauté religieuse. L’influence de l’islam se renforce à la fin du XIXe siècle et, au cours de la première moitié du XXe siècle, mène à une complète tatarisation des villageois tchouvaches (Ivanov, 1911, p. 888). L’adoption de l’islam est assimilée par les populations allogènes à celle de la foi des Tatars. Dans les années 1920-1930, les Tchouvaches optent pour des anthroponymes musulmans, reprennent les codes vestimentaires des Tatars (tjubetejka) et leur tapis de prière (namazlyki) ; ils ne parlent plus que tatar, langue d’enseignement dans l’unique école du village. Le cimetière païen n’est plus fréquenté depuis les années 1950 et les enterrements respectent les normes islamiques : le corps enroulé dans un linceul est placé dans une fosse. Les personnes âgées attachées à leurs croyances païennes choisissaient, souvent sous la pression de leurs enfants, de se convertir à l’islam à l’approche de la mort20. Dans les années 1980, tous les habitants se définissaient comme Tatars et musulmans. Les rites musulmans n’ont pas été abandonnés durant la période soviétique malgré leur interdiction. Le mollah, généralement un villageois, était invité lors des cérémonies d’enterrement, de mariage et de naissance. Tous les villageois célébraient l’Uraza-bajram et le Kurban-bajram. Tchouvaches et Tatars pratiquant désormais la même foi et les mêmes rituels, les mariages entre eux ont renforcé le processus d’assimilation. Parallèlement les éléments païens ont progressivement disparu. Après 1945, la fête du munkun se réduit à une collation en famille autour des œufs décorés. Elle disparaît dans les années 1980 du fait du renouvellement générationnel. Cependant,des réflexes païens perdurent lors des 18. SPRA, 2004 : République du Bachkortostan, district d’Išimbajskij, village de Kantiukovka ; district de Meleuzovskij, village de Zirgan ; district de Bižbuljakskij, village d’Ibrajkino). 2009 : République du Tatarstan, district d’Al’met’evskij, village de Kul’šaripovo ; Tchouvachie, village de Nikol’skoe. 19. Archives russes d’État des actes anciens (Rossijskij gosudarstvennyj fond arkhiv drevnykh aktov; RGADA), Fonds 350, Op. 2, D. 1220, L. 151-158. 20. SPRA, 2009 : République du Tatarstan, district d’Aksubaevskij, village de Tatarskoe sunčeleevo. VOLUME 42, JUIN 2011 L’islam dans la culture des Tchouvaches au début du XXIe siècle 133 situations de crise : des prières païennes sont parfois récitées lorsque l’un des membres de la famille tombe gravement malade. Dans le village de Zirgan du district de Melejzovskij au Bachkortostan, les Tchouvaches islamisés vivent toujours dans la bien nommée « fin tchouvache » du village, entourés de quartiers tchouvaches orthodoxes. L’unique mosquée est située dans la « fin tatare ». Comme leurs voisins, ils connaissent leurs origines « tchouvache » mais cela n’influe pas sur leurs relations de bon voisinage. Les musulmans et les chrétiens se rendent visite à l’occasion des fêtes religieuses : les premiers invitent les seconds à l’Uraza-bajram et au Kurban-bajram et les seconds invitent les premiers aux fêtes de Pâques. La langue de communication est le plus souvent le tatar, maîtrisé par les deux groupes. Les relations des Tchouvaches « nouveaux musulmans » sont souvent plus difficiles avec les Tatars d’un même village, surtout quand il s’agit de Tatars Mishars qui ont tendance à les renvoyer à leur identité « tchouvache »21. Des Tchouvaches tatarisés habitent aujourd’hui dans le village de Nojabrevka du district de Gafurijskij au Bachkortostan où ils forment un groupe à part, dépourvu de tous les attributs tchouvaches traditionnels. Conclusion L’empreinte de l’islam sur les traditions culturelles des Tchouvaches est ancienne et particulièrement sensible parmi les groupes de « Tchouvaches musulmans » formés entre le XVIIIe et le XXe siècle et présents dans plusieurs des localités de la région Volga-Oural que nous avons présentées dans cet article. Leurs pratiques religieuses mêlent éléments païens et musulmans et s’inscrivent dans deux principaux types de syncrétisme religieux : « paganisme-islam » et « islam-paganisme ». L’équilibre est toujours instable dans la répartition des diverses composantes et les interactions des systèmes religieux peuvent être d’intensité variable. Même lorsque les règles de l’islam prédominent, des pratiques païennes peuvent se perpétuer, notamment lors des cérémonies funéraires et de commémoration. Ce phénomène s’expliquerait par la stabilité des conceptions païennes du monde environnant dans un contexte villageois. En définitive, le processus de syncrétisation se caractérise par sa variabilité, c’est-à-dire la combinaison, dans des proportions diverses, d’éléments païens et musulmans en fonction de nombreux facteurs (temporel, territorial, socio-économique, culturel, etc.). Les différences de la pénétration de l’islam dans la sphère des rituels religieux dépendent aussi de l’hétérogénéité des groupes qui comprenaient 21. SPRA, 2004 : République du Bachkortostan, district de Meleuzovskij, village de Zirgan. 134 Ekaterina Yagafova d’anciens païens, peu réceptifs aux dogmes et rituels musulmans, et des Tchouvaches « tatarisés » et islamisés. Le mode de vie des Tchouvaches musulmans et leur préférence affirmée pour les échanges intraconfessionnels (avec d’autres coreligionnaires) ont contribué à les isoler de la majorité chrétienne de la population tchouvache et, en même temps, à les rapprocher des autres peuples musulmans (tatar et autres), allant parfois jusqu’à leur complète assimilation culturelle et linguistique. L’appartenance confessionnelle apparaît ainsi comme un facteur déterminant des processus ethniques où se sont engagées les populations tchouvaches. Dans les pratiques rituelles contemporaines, on note une grande diversité de formes, modifiées ou réduites selon les cas, et de contenu selon les moments et les lieux. Malgré ces évolutions, le segment islamique est encore très présent dans la culture des Tchouvaches et les Tchouvaches musulmans sont une part intégrante et vivante de leur identité contemporaine. (Traduit du russe par Vanessa Balci-Raymond) Références bibliographiques Ašmarin Nikolaj (1902), Bolgary i Čuvaši (Les Bulghars et les Tchouvaches), Kazan’. Ašmarin Nikolaj (1930), Slovar’ Čuvašskogo jazyka (Dictionnaire de la langue tchouvache), 5e ed., Čeboksary ; Ibid., 8e éd., 1935. Braslavskij Leonid (1997), Islam v Čuvašii. Istoričeskie i kul’turologičeskie aspekty (L’islam en Tchouvachie. Aspects historiques et culturologiques), Čeboksary : Čuvašija. Durmus Arik (2007), “Islam among the Chuvashes and its Role in the Change of Chuvash Ethnicity », Journal of Muslim Minority Affairs, Vol. 27, n° 1, April, pp. 37-54. Fedotov Mikhail (1980), Čuvašskij jazyk v sem’e altajskikh jazykov (La langue tchouvache parmi les langues altaïques), Čeboksary: Čuvaš. kn. izd-vo. Geraci Robert (2001), Window on the East, National and Imperial Identities in Late Tsarist Russia, Ithaca, N.Y.: Cornell University Press. Glazik Josef (1959), Die Islammission der russischen-orthodoxen Kirche. 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