un universel latéral dont nous faisons l’acquisition par l’expérience ethnologique, incessante mise
à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi »1. Voici qui qualifie l’expérience ethnologique
sans laquelle il n’y aurait pas d’ethnologie. La philosophie peut-elle se faire sans une expérience
philosophique — et si oui quelle est la teneur de celle-ci ? Est-elle fondamentalement liée à une
« manière de lire », de « penser avec d’autres dans leurs textes », comme l’écrit Bruno Karsenti
dans son dernier ouvrage ?
Plutôt que de se demander ce qui reste à la philosophie depuis le déploiement des
sciences sociales, on doit prendre acte des modifications qu’a apportées en philosophie
le déploiement des sciences humaines, notamment de l’ouverture que lui a apportée
l’ethnographie. Claude Imbert en a fait l’hypothèse : « les sciences humaines, conduites jusqu’à
la connaissance ethnographique qui déplaçait la matière et la nature du savoir européen, et
auxquelles elles appartiennent, avaient à terme déplacé le seuil de l’instance philosophique »2.
C’est l’épreuve de l’ethnographie qui a défait l’impasse où se trouvait la philosophie, périmant
le contrat phénoménologique scellé dans le Phédon de Platon, et qui n’était qu’un symbolisme
parmi d’autres. Parmi les ethnologues, on comptait beaucoup de « philosophes transfuges »
qui « éprouvaient simultanément le huis clos de la philosophie qu’ils avaient fuie, et le dehors
de ce huis clos. Mais aucun ne renonçait à comprendre, c’est-à-dire à un postulat d’humanité
accompagné de tous ses possibles »3. Claude Imbert a déjà souligné la manière dont Merleau-
Ponty avait fait passer la philosophie de la dépendance d’un sujet transcendantal à une histoire
des « expériences fondamentales de la pensée ».
Je soutiendrai que le propre de la philosophie, c’est d’être en tous lieux où il y a de
la pensée. À ce compte, elle est en droit interdisciplinaire : elle formule en langue naturelle,
s’ils ne le sont déjà, les problèmes qui échappent à la technicité d’autres disciplines, voire les
problèmes qui se posent, dans d’autres disciplines, à la limite de leur technicité propre ou en
tant qu’ils découlent d’effets de nouveaux savoirs. Elle formule les problèmes, la formulation
constituant la première analyse de ce qui est formulé. Circulant entre les différentes matières
et les différents objets de réflexion, la réflexion philosophique est en droit le tissu interstitiel
qui unit les différents champs du savoir. A ce compte, je crois qu’il faut moins être attaché aux
frontières des disciplines qu’aux moments où elles se trouvent confrontées les unes aux autres
par des problèmes qui apparaissent à leurs lisières : les analyses philosophiques peuvent parfois
paraître se confondre avec l’exercice d’une discipline autre que la philosophie, ou se confondre
effectivement, ponctuellement, avec lui.
Enfin, pour reprendre un jugement de Claude Lévi-Strauss, « nous ne pouvons pas,
dans une certaine mesure, nous empêcher de faire de la philosophie ». Il ajoute : « Mais il s’agit
plutôt d’une servitude de notre réflexion que d’un avantage positif »4. Qu’il s’agisse d’une «
servitude de notre réflexion » me paraît certain ; mais nous pouvons sûrement réfléchir encore
aux avantages de faire de la philosophie.
1 M. Merleau-Ponty, « De Mauss à Lévi-Strauss », Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 150.
2 Claude Imbert, « Philosophie, anthropologie, la fin d’un malentendu », dans A. Abensour (dir.), Le XXème siècle en France. Art,
politique, philosophie, Paris, Berger Levrault, 2000, p. 235
3 Ibidem, p. 227.
4 C. Lévi-Strauss, « Philosophie et anthropologie », Cahiers de philosophie n°1, Paris, 1966, p. 54.