En partant de la question posée : « Si l’on considère que les sciences sociales ont
beaucoup emprunté à la philosophie, que lui reste-t-il de spécifique ? », on peut dire d’ores et
déjà que si les sciences sociales empruntent beaucoup à la philosophie, cela ne signifie pas
exactement — sans entrer pour autant littéralement dans un circuit de la dette, avec intérêts —
qu’elles lui retirent ce qu’elles lui empruntent. De fait, je crois qu’on ne doit pas nécessairement
parler en termes de « reste » ou de « reste spécifique ».
S’il s’agit de définir le propre de la philosophie, je ne peux pas soutenir qu’il soit un objet,
à la manière dont Platon, dans La République, définit la dialectique par son objet, intelligible,
séparé, éternel, différent du monde sensible, soumis à la génération et à la corruption. Je ne
peux pas soutenir non plus que le propre de la philosophie soit d’être une pratique à vocation
éthique, qui vise, par une activité de contemplation ou l’exercice du raisonnement, à transformer
celui qui s’exerce à la philosophie. Je ne soutiendrai donc pas l’idée d’une vocation seulement
spirituelle de la philosophie, quoique son histoire, dans l’Antiquité notamment, l’ait nouée à la
spiritualité, au point que la démarche philosophique a été alors irréductible à une position qui ne
soit pas spirituelle.
Procéder par concepts permet de circonscrire son activité, mais ne peut être son
propre, puisque la philosophie n’a pas l’exclusivité de la démarche par concepts : la science
également procède par concepts. Elle pourrait se définir en revanche comme une activité qui
procède exclusivement par concepts. Je pense qu’on pourrait considérer — en laissant de côté,
provisoirement ou non, l’approche disciplinaire de la philosophie — qu’est philosophique toute
approche réflexive rigoureuse d’un ensemble d’objets (comme le monde et ce qui touche au
monde, les activités et les œuvres humaines, pour ne donner que ces exemples), qui vise à leur
analyse et se formule exclusivement par concepts et enchaînement de concepts.
Je pense à la phrase, si célèbre, du Théétète de Platon : la philosophie est fille de
l’étonnement, Iris est la fille de Thaumas. Je pense à la première phrase de la Métaphysique
d’Aristote, et au désir de savoir : tous les hommes désirent naturellement savoir, preuve en est le
plaisir qu’ils prennent à l’exercice de leurs sens.
La philosophie me paraît traiter fondamentalement de problèmes. Elle traite de
problèmes dont la résolution échappe à la compétence d’une technique donnée. Elle prend en
charge les problèmes qu’aucune technique n’est parvenue à résoudre. Cette prise en charge se
fait exclusivement par l’exercice de concepts.
Les sciences sociales ont-elles « beaucoup emprunté » à la philosophie ? L’affaire est
peut-être encore plus complexe.
Merleau-Ponty écrivait que l’ethnologie nous ouvrait « une seconde voie vers
l’universel : non plus l’universel de surplomb d’une méthode strictement objective, mais comme
Frédérique Ildefonse
Le propre de la philosophie
un universel latéral dont nous faisons l’acquisition par l’expérience ethnologique, incessante mise
à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi »1. Voici qui qualifie l’expérience ethnologique
sans laquelle il n’y aurait pas d’ethnologie. La philosophie peut-elle se faire sans une expérience
philosophique — et si oui quelle est la teneur de celle-ci ? Est-elle fondamentalement liée à une
« manière de lire », de « penser avec d’autres dans leurs textes », comme l’écrit Bruno Karsenti
dans son dernier ouvrage ?
Plutôt que de se demander ce qui reste à la philosophie depuis le déploiement des
sciences sociales, on doit prendre acte des modifications qu’a apportées en philosophie
le déploiement des sciences humaines, notamment de l’ouverture que lui a apportée
l’ethnographie. Claude Imbert en a fait l’hypothèse : « les sciences humaines, conduites jusqu’à
la connaissance ethnographique qui déplaçait la matière et la nature du savoir européen, et
auxquelles elles appartiennent, avaient à terme déplacé le seuil de l’instance philosophique »2.
C’est l’épreuve de l’ethnographie qui a défait l’impasse où se trouvait la philosophie, périmant
le contrat phénoménologique scellé dans le Pdon de Platon, et qui n’était qu’un symbolisme
parmi d’autres. Parmi les ethnologues, on comptait beaucoup de « philosophes transfuges »
qui « éprouvaient simultanément le huis clos de la philosophie qu’ils avaient fuie, et le dehors
de ce huis clos. Mais aucun ne renonçait à comprendre, c’est-à-dire à un postulat d’humanité
accompagné de tous ses possibles »3. Claude Imbert a déjà souligné la manière dont Merleau-
Ponty avait fait passer la philosophie de la dépendance d’un sujet transcendantal à une histoire
des « expériences fondamentales de la pensée ».
Je soutiendrai que le propre de la philosophie, c’est d’être en tous lieux où il y a de
la pensée. À ce compte, elle est en droit interdisciplinaire : elle formule en langue naturelle,
s’ils ne le sont déjà, les problèmes qui échappent à la technicité d’autres disciplines, voire les
problèmes qui se posent, dans d’autres disciplines, à la limite de leur technicité propre ou en
tant qu’ils découlent d’effets de nouveaux savoirs. Elle formule les problèmes, la formulation
constituant la première analyse de ce qui est formulé. Circulant entre les différentes matières
et les différents objets de réflexion, la réflexion philosophique est en droit le tissu interstitiel
qui unit les différents champs du savoir. A ce compte, je crois qu’il faut moins être attaché aux
frontières des disciplines qu’aux moments où elles se trouvent confrontées les unes aux autres
par des problèmes qui apparaissent à leurs lisières : les analyses philosophiques peuvent parfois
paraître se confondre avec l’exercice d’une discipline autre que la philosophie, ou se confondre
effectivement, ponctuellement, avec lui.
Enfin, pour reprendre un jugement de Claude Lévi-Strauss, « nous ne pouvons pas,
dans une certaine mesure, nous empêcher de faire de la philosophie ». Il ajoute : « Mais il s’agit
plutôt d’une servitude de notre réflexion que d’un avantage positif »4. Qu’il s’agisse d’une «
servitude de notre réflexion » me paraît certain ; mais nous pouvons sûrement réfléchir encore
aux avantages de faire de la philosophie.
1 M. Merleau-Ponty, « De Mauss à Lévi-Strauss », Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 150.
2 Claude Imbert, « Philosophie, anthropologie, la fin d’un malentendu », dans A. Abensour (dir.), Le XXème siècle en France. Art,
politique, philosophie, Paris, Berger Levrault, 2000, p. 235
3 Ibidem, p. 227.
4 C. Lévi-Strauss, « Philosophie et anthropologie », Cahiers de philosophie n°1, Paris, 1966, p. 54.
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