Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
© Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 16 April 2017
- 1 -
La Belgique neutre, barrière ou voie de traverse ?
14/06/12
Un jeune historien de l'Université de Liège s'empare de l'importance stratégique des chemins de fer belges
dans la politique de défense du pays et dans les plans de guerre des puissances voisines, tout au long du
XIXè siècle et au début du XXè. Dans sa thèse de doctorat (1), Christophe Bechet lève un coin du voile sur
un aspect méconnu de la géopolitique européenne avant la Première Guerre mondiale.
La voie ferrée comme premier
mode de communication internationale par voie terrestre, mais aussi comme success story des milieux
d'affaires belges aux quatre coins du monde, constitue une des questions les plus travaillées de la discipline
historique. Des travaux nombreux comme ceux de l'historienne Ginette Kurgan-van Hentenryk ont montré à
quel point ce mode de transport a révolutionné les relations économiques entre les pays et conduit le savoir-
faire industriel belge à s'exprimer en Chine, au Moyen-Orient ou encore dans l'empire russe. En revanche,
l'importance stratégique des chemins de fer, depuis l'indépendance de la Belgique jusqu'à la Première Guerre
mondiale, n'avait jamais été étudiée d'aussi près.
C'est le grand mérite de Christophe Bechet de s'y être attelé, durant 7 ans, en explorant de multiples fonds
d'archives nationaux et internationaux, parmi lesquels les rapports du Génie belge conservés dans le « Fonds
Moscou » du Musée royal de l'Armée, les archives du Service historique de l'Armée de Terre à Vincennes,
les rapports de l'ambassade britannique de Bruxelles conservés aux National Archives à Londres, sans
oublier les rapports de la Légation allemande microfilmés. Un travail documentaire qui lui a permis de mettre
en lumière l'importance cruciale du réseau ferroviaire belge dans les plans de guerre prusso-allemands et
français.
« Le concept de traversée du territoire belge entre la France et l'Allemagne, explique Christophe Bechet, s'est
imposé à moi comme l'axe de réflexion idéal, susceptible de pouvoir rassembler dans un même travail des
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
© Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 16 April 2017
- 2 -
événements divers, distants parfois de plusieurs décennies ». Et de citer, pêle-mêle, l'incident de Risquons-
Tout en 1848, la crise ferroviaire franco-belge de 1869, les franchissements de frontière lors des combats de
1870, les plans de mobilisation allemands et français en vue d'une nouvelle guerre « fraîche et joyeuse »,
les destructions ferroviaires belges en août 1914… Une réflexion sur la longue durée qui permet d'éclairer
certains enjeux capitaux de l'histoire européenne et belge en particulier.
Le XIXe siècle et la première décade du XXe constituent à bien des égards l'époque par excellence où la voie
de chemin de fer est conçue comme « outil de projection de la puissance » économique et militaire des Etats.
Mobiliser en un temps record des masses de troupes significatives tout en exploitant de manière beaucoup
plus rationnelle les ressources de leur territoire doit permettre aux empires émergents de se doter d'avantages
nouveaux. « La politique ferroviaire menée par Bismarck contribuera pour beaucoup à consolider le Zollverein
et l'unité politique de la nation », rappelle Christophe Bechet. « De même, les plans de guerre allemands
destinés à contrer l'alliance franco-russe de 1893 n'auraient jamais été concevables sans un développement
massif des chemins de fer permettant de transporter des divisions entières d'un front à l'autre ».
L'incident de Risquons-Tout
A la fin du XIXe siècle, un banquier belge peut déjà prendre le train à Bruxelles au petit matin pour rencontrer un
client à Paris, déjeuner avec lui, traiter ses affaires et reprendre ensuite le train du soir pour rentrer à domicile.
On n'arrête pas le progrès… Depuis sa création en 1846, la ligne Paris-Bruxelles n'a cessé de rapprocher les
deux capitales. Léopold Ier, très soucieux du développement économique de son royaume, s'en était réjoui à
l'époque. La Belgique n'avait-elle pas construit le premier réseau ferroviaire du continent ?
Mais le roi était conscient que cet indéniable progrès présentait aussi des menaces pour l'indépendance et
la neutralité du jeune Etat belge. « Notre capitale verra-t-elle un jour déferler les soldats français par la ligne
Paris-Bruxelles ? », avait-il écrit dans une lettre à son beau-frère Emmanuel Comte de Mensdorff-Pouilly, le
18 février 1852. Le roi avait sans nul doute en mémoire l'incident de Risquons-Tout…
Le 29 mars 1848, en plein « Printemps des peuples », un corps-franc d'apprentis-révolutionnaires franchit la
frontière franco-belge du côté de Menin. Ces hommes -1.500 environ, sont belges et français. Ils sont venus
par le train de Paris et du nord de la France. Le chemin de fer vers Bruxelles existe depuis deux ans à peine !
Ils sont fermement décidés à fomenter des troubles en ralliant les ouvriers du sillon Sambre et Meuse à leur
cause. Leur objectif : abattre le régime monarchique de Léopold Ier et instaurer la république dans le jeune Etat
belge. Mais l'équipée tourne court. A peine débarqués, ils sont mis en déroute par un détachement de l'armée
belge au hameau de Risquons-Tout. Chez nous, la révolution de 1848 se termine avant d'avoir commencé…
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
© Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 16 April 2017
- 3 -
Cette année-là est pour la Belgique, dix-huit ans
après son indépendance, le temps de la consécration. Notre pays franchit ce cap agité de l'histoire européenne
sans encombre et n'est plus, aux yeux de ses voisins, le « fruit pourri d'un accident de l'histoire ». Même s'il perd
ses liens dynastiques privilégiés avec la France, il acquiert en compensation l'estime des autres puissances et
un rapprochement diplomatique précieux avec la Russie qui reconnaîtra bientôt officiellement la Belgique en
tant qu'Etat. Au surplus, Belges et Hollandais se réconcilient enfin. En cas de guerre avec la France, toujours
à craindre, « la Belgique sera le mur et les Pays-Bas le contrefort », proclame Guillaume II.
La Belgique, barrière supposée entre la France et la Confédération germanique, est en pleine industrialisation.
Elle se préoccupe davantage de devenir un « carrefour commercial » que de soigner sa défense nationale. Elle
apparaît comme une « brèche économique » dans les anciennes frontières militaires. Le Génie belge devra
d'ailleurs constamment revoir à la baisse ses conceptions défensives, sous la pression des développements
ferroviaires en cours. Les premières jonctions ferroviaires avec l'Allemagne (1843) et avec la France (1846)
sont largement soutenues tant par les milieux politiques et économiques que par la Couronne. Et cela, sans
aucun souci - ou presque, pour le risque stratégique que ces investissements représentent à terme. Peut-
on encore parler d'une « Barrière belge » dans le sens qu'ont voulu lui donner les puissances de la Sainte-
Alliance en 1831 ?
La « question belge »
A la moitié du XIXè siècle, la diplomatie européenne est en ébullition et la « question belge » sur toutes
les lèvres. L'Angleterre, la Prusse, l'Autriche et la Russie, très inquiètes de voir resurgir les vieux démons
expansionnistes de la France, s'accordent sur un plan visant à garantir et renforcer la neutralité de notre pays.
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
© Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 16 April 2017
- 4 -
Anvers, dont on entreprend à grands frais la fortification, devient le cœur de la politique défensive belge, au
grand dam de Napoléon III.
Mais c'est l'extraordinaire développement du réseau ferroviaire belge et de ses connexions avec l'Allemagne
et la France qui vont peu à peu susciter les « hauts cris » de nos puissants voisins. C'est ce que s'attache à
démontrer Christophe Bechet en analysant l'évolution des « plans de guerre » français et allemands depuis
1839 jusqu'à 1905, date à partir de laquelle le passage des armées par la Belgique sera considéré, de part
et d'autre, comme inéluctable.
« Il importe de distinguer les plans de guerre des intentions belliqueuses », souligne Christophe Bechet.
« Toutes les armées européennes de l'époque ont des plans de guerre afin de ne pas être prises au dépourvu.
Ces plans sont mis en œuvre uniquement le jour où la guerre éclate ». Pour paraphraser la maxime célèbre
de Clausewitz, « la guerre n'est jamais que la continuation de la politique par d'autres moyens ».
A la veille de la guerre de 1870, relève notamment l'historien liégeois, les services de renseignements de
l'armée française identifiaient clairement trois lignes possibles d'offensive prussienne contre la France, dont
une par la vallée de la Meuse en direction de la trouée de Chimay et de la vallée de l'Oise. Ils s'intéressaient
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
© Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 16 April 2017
- 5 -
aussi, pour la première fois, à la traversée des Ardennes et à la « trouée du Luxembourg » (devenue hautement
stratégique).
De son côté, Bismarck avait depuis longtemps exprimé ses craintes devant les appétits ferroviaires français
au Grand-Duché de Luxembourg. Au cours des années 1850 et 1860, la Compagnie de l'Est français y avait
multiplié les acquisitions de lignes de chemins de fer, devenant de facto, aux yeux du futur chancelier du Reich,
un instrument de l'impérialisme français. Bismarck subodorait que le contrôle des voies de communication
dans le « Gibraltar du nord » allait bientôt supplanter les forteresses… C'est en vain, cependant, que la
diplomatie prussienne s'opposera à l'acquisition par les Françaisde la majorité du réseau grand-ducal, perdant
ainsi le contrôle, à son grand dam, d'un couloir de communication jugé essentiel vers la Belgique.
L'intérêt prussien pour le réseau luxembourgeois ne se démentira plus par la suite, avant comme après la
guerre franco-allemande de 1870. C'est dire à quel point le rail compte à cette époque dans le subtil jeu
d'équilibre entre les Puissances.
La crise ferroviaire franco-belge de 1869
Ce bras de fer franco-allemand sur le rail luxembourgeois sera suivi très attentivement en Belgique - et par le
Premier ministre Frère-Orban lui-même, pour des raisons aussi bien économiques que stratégiques.
En 1868, le réseau ferroviaire belge est un curieux mélange de propriété privée et propriété publique. Plusieurs
lignes sont gérées par l'Etat. Ainsi en est-il par exemple du principal axe économique vers l'Allemagne :
Ostende/Anvers - Malines - Louvain - Liège - Verviers - Aix-la-Chapelle. A l'est de la Belgique, les compagnies
privées restent néanmoins majoritaires. Deux d'entre elles, la Compagnie du Grand-Luxembourg (qui n'a de
« belge » que le statut juridique) et la Compagnie du Liégeois-Limbourgeois, aiguisent les appétits français.
Mais le gouvernement belge s'oppose fermement à toute cession. Rien n'y fait. Le 30 janvier 1869, la
Compagnie de l'Est français - encore elle ! - signe une convention simultanée avec les deux compagnies
belges lui conférant les droits d'exploitation sur leurs lignes pour une période de 43 ans.
L'affaire - aux accents politico-financiers marqués, fait grand bruit. Elle échauffe les esprits et la réplique belge
ne se fait pas attendre. Le 13 février, une loi est votée à la Chambre. Elle interdit non seulement à toute
compagnie privée de céder ses droits d'exploitation à une autre compagnie sans l'aval du gouvernement, mais
permet en outre à l'Etat belge de se saisir de l'exploitation de la ligne cédée en cas de refus. S'ensuit une
violente campagne de presse parisienne accusant la Belgique d'être aux ordres de Bismarck !
1 / 11 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !