Paroles et actes chez Héraclite

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Paroles et actes chez Héraclite
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau,
Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou
non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline
académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la
passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes
des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de
verres de lunettes astronomiques.
Dernières parutions
Nadia BOCCARA et Francesca CRISI, Émotions et
philosophie. Des images du récit aux mots de la philosophie,
2011.
Paul DAWALIBI, L’identité abandonnée. Essai sur la
phénoménologie de la souffrance, 2011.
Firmin Marius TOMBOUE, Jürgen Habermas et le défi
intersubjectif de la philosophie. La crise de la métaphysique de
la subjectivité dans la philosophie politique et la philosophie
morale habermassiennes, 2011.
Firmin Marius TOMBOUE, Jürgen Habermas et le tournant
délibératif de la philosophie. La crise de la métaphysique de la
subjectivité dans la philosophie politique et la philosophie
morale habermassiennes, 2011.
Vinicio BUSACCHI, Ricœur vs. Freud. Métamorphose d’une
nouvelle compréhension de l’homme, 2011.
Christophe PACIFIC, Consensus / Dissensus. Principe du
conflit nécessaire, 2011.
Jacques STEIWER, Une morale sans dieu, 2011.
Sandrine MORSILLO (dir.), Hervé BACQUET, Béatrice
MARTIN, Diane WATTEAU, L’école dans l’art, 2011.
Blaise ORIET, Héraclite ou la philosophie, 2011.
Roberto MIGUELEZ, Rationalisation et moralité, 2011.
Stéphane LLERES, La philosophie transcendantale de Gilles
Deleuze, 2011.
Michel Fattal
Paroles et actes chez Héraclite
Sur les fondements théoriques
de l’action morale
L’HARMATTAN
© L'HARMATTAN, 2011
5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-55666-9
EAN : 9782296556669
Du même auteur
1. Pour un nouveau langage de la raison. Convergences entre
l’Orient et l’Occident, Préface de Pierre Aubenque, Paris,
Beauchesne, « Bibliothèque des Archives de Philosophie, n°
50 », 1988, 112 pages.
Traduction italienne : Per un nuovo linguaggio della ragione.
Convergenze tra Oriente e Occidente, trad. par Simona Cives,
Cinesello Balsamo (Milano), San Paolo, « Universo Filosofia,
n° 27 », 1999, 118 pages.
Traduction polonaise : Logos. Miedzy Orientem A Zachodem,
trad. par Piotr Domanski, avec la collaboration scientifique de
K. Pachniak et de M. Olsewski, Varsovie, Wydawnictwo Ifis
Pan (Institut de philosophie et de Sociologie de l’Académie
Polonaise des Sciences), 2001, 116 pages.
2. Logos et image chez Plotin, Paris-Montréal, L’Harmattan,
1998, 96 pages.
Traduction italienne : Ricerche sul logos da Omero a Plotino, A
cura di Roberto Radice, Milano, Vita e Pensiero, « Temi
metafisici e problemi del pensiero antico. Studi e testi, n° 99 »,
2005, 284 pages.
3. Etudes sur Plotin (dir.), Paris-Montréal, L’Harmattan, 2000,
272 pages.
4. La Philosophie de Platon 1 (dir.), Paris-Budapest-Turin,
L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2001, 416 pages.
5. Logos, pensée et vérité dans la philosophie grecque, ParisMontréal-Budapest-Turin, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2001, 266 pages.
Traduction italienne : Ricerche sul logos da Omero a Plotino, A
cura di Roberto Radice, Milano, Vita e Pensiero, « Temi
metafisici e problemi del pensiero antico. Studi e testi, n° 99 »,
2005, 284 pages.
Traduction polonaise du chapitre VI publiée dans les Studia
Antyczne i Mediewistyczne (Etudes Anciennes et Médiévales), 2
[37], 2004.
6. Logos et langage chez Plotin et avant Plotin (dir.), Paris,
L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2003, 366 pages.
Traduction japonaise de mon étude intitulée « Beauté et
métaphysique chez Plotin : le rôle du ‘logos venu des dieux’ »,
publiée dans les Studia Neoplatonica, III [2], 2004.
Un résumé de cette étude, en langue anglaise, a été publié dans
ce volume des Studia Neoplatonica.
7. La Philosophie de Platon 2 (dir.), Paris-Budapest-Turin,
L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2005, 371 pages.
8. Plotin chez Augustin. Suivi de Plotin face aux Gnostiques,
Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2006, 184
pages.
Traduction italienne : Plotino, gli Gnostici e Agostino, trad. par
Amalia Riccardo, Napoli, Loffredo Editore, « Skepsis, n° 20 »,
2008, 168 pages.
6
9. Plotin face à Platon. Suivi de Plotin chez Augustin et Farâbî,
Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2007, 138
pages.
Traduction polonaise du chapitre II intitulé : « Les Ennéades de
Plotin : une critique de la conception platonicienne de l’art », in
Przeglad filozoficzno-Literacki (Revue Philosophico-Littéraire),
2-3 [20], 2008.
Ce volume de la Revue Philosophico-Littéraire de l’Université
de Varsovie a été publié en Hommage à Barbara Skarga.
Traduction polonaise du chapitre VI intitulé : « Plotin chez AlFarâbî. A propos du traité de L’Harmonie entre les opinions des
deux sages, le divin Platon et Aristote d’Al-Farâbî », in Studia
Antyczne i Mediewistyczne (Etudes Anciennes et Médiévales), 5
[40], 2007.
10. Aristote et Plotin dans la philosophie arabe, Paris,
L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2008, 152 pages.
Traduction polonaise des chapitres I et II intitulés : 1.
« L’intellection des indivisibles dans le De Anima (III, 6)
d’Aristote. Lectures arabes et modernes » ; 2. « La composition
des concepts dans le De Anima (III, 6) d’Aristote.
Commentaires grecs et arabes », in Studia Antyczne i
Mediewistyczne (Etudes Anciennes et Médiévales), 2 [37],
2004.
11. Image, Mythe, Logos et Raison, Paris, L’Harmattan,
« Ouverture Philosophique », 2009, 164 pages.
Traduction allemande du chapitre II intitulé : « Image et
production du monde chez Plotin : une critique de l’image
gnostique » suivi d’un Appendice intitulé « Des deux
cosmogonies aux deux esthétiques », in J. Grave und A.
Schubbach (dir.), Denken mit dem Bild, München, Fink Verlag,
« Eikones », 2010.
7
Traduction espagnole du chapitre IV intitulé : « Mythos et
Logos chez Parménide », in M. Giusti y R. Gutiérrez (eds),
Mythos y Logos : Homenaje a los profesores Federico Camino
Macedo y José Leon Herrera, ARETE. Revista de Filosofia, 29
[1], 2009.
Ce volume de la revue ARETE a été publié par l’Université de
Lima (Pérou).
12. Le Langage chez Platon. Autour du Sophiste, Paris,
L’Harmattan « Ouverture Philosophique », 2009, 116 pages.
Traduction polonaise prévue dans les Archives d’Histoire de la
Philosophie (publication de l’Académie Polonaise des Sciences
de Varsovie).
13. Saint Paul face aux philosophes épicuriens et stoïciens,
Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2010, 122
pages.
14. Du Logos de Plotin au Logos de saint Jean : vers la
solution d’un problème métaphysique ? Paris, à paraître.
8
Avant-propos
C’est l’action conjuguée d’un enseignement professé à
l’Université de Grenoble 2 sur les rapports de la théorie et de la
pratique chez les Grecs, et d’une recherche fondamentale
engagée depuis de nombreuses années sur le statut du Logos
dans la philosophie grecque1 que le présent ouvrage a pu voir le
jour. Cette monographie consacrée à l’étude précise des
« paroles » et des « actes », de l’« agir » et du « parler » chez
Héraclite d’Ephèse est également le fruit de collaborations
multiples et de conférences prononcées, en Italie, dans le cadre
du XXXIXe Congrès de l’Association des Sociétés Françaises
de Philosophie (Venise, 17-20 août 2010) consacré au thème de
« L’Action », et dans le cadre de trois Journées d’Etudes
organisées, en février 2011, par le Département de Philosophie
de l’Université Ca’ Foscari de Venise et par la Société Italienne
de Philosophie, sur le thème du « Logos et de la responsabilité
dans l’Antiquité et aujourd’hui ». Il faut également ajouter une
contribution sur les fondements théoriques de l’action morale et
politique chez Héraclite apportée à un ouvrage collectif en
1
Voir notamment, M. Fattal, « Le Logos d’Héraclite : un essai de traduction », Revue
des Etudes Grecques, XCIX/470-471 (1986), pp. 142-152 ; Pour un nouveau langage
de la raison. Convergences entre l’Orient et l’Occident, Préface de P. Aubenque, Paris,
Beauchesne, « Bibliothèque des Archives de Philosophie, n° 50 », 1988 ; trad. it. Per un
nuovo linguaggio della ragione. Convergenze tra Oriente e Occidente, trad. di S. Cives,
Cinesello Balsamo (Milano), San Paolo, « Universo Filosofia, n° 27 », 1999 ; trad.
polonaise Logos. Miedzy Orientem A Zachodem, trad. par P. Domanski, avec la
collaboration scientifique de K. Pachniak et M. Olszewski, Varsovie, Ifis PAN
(Académie Polonaise des Sciences), 2001 ; Logos, pensée et vérité dans la philosophie
grecque, Paris-Montréal-Budapest-Turin, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique »,
2001 ; trad. it. Ricerche sul logos. Da Omero a Plotino, A cura di R. Radice, Milano,
Vita e Pensiero, « Temi metafisici e problemi del pensiero antico. Studi e testi, n° 99 »,
2005 ; Logos et langage chez Plotin et avant Plotin (éd.), Paris, L’Harmattan,
« Ouverture Philosophique », 2003 ; Image, Mythe, Logos et Raison, Paris,
L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2009 ; Le Langage chez Platon. Autour du
Sophiste, Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2009.
hommage à Giovanni Casertano, de l’Université Frédéric II de
Naples, qui paraîtra prochainement, en Italie, sous la direction
de L. Palumbo.
La rédaction d’une monographie abordant la question
précise des rapports que les paroles et les actes, l’agir et le
parler entretiennent chez celui qu’on a l’habitude d’appeler,
depuis Aristote, un « physicien » ou un « physiologue », est
d’autant plus utile qu’elle devrait permettre d’entrevoir les
relations étroites qui existent, chez Héraclite, entre sa physique
sur laquelle les commentateurs ont l’habitude d’insister depuis
Platon et son éthique moins souvent étudiée, voire oubliée, par
certains. La mise au jour des relations subtiles unissant la
physique et la cosmologie de l’Ephésien à son éthique devrait
conduire le lecteur à apprécier la profonde cohérence d’une
pensée et d’une œuvre originales qui nous sont pourtant
parvenues d’une manière fragmentaire.
Pour ne prendre qu’un exemple de cet « oubli » du
traitement de la question éthique et morale chez Héraclite dans
ses rapports étroits à la physique et à la cosmologie, on peut
citer l’œuvre importante de P. Hadot qui, tout en ayant
longuement et pertinemment réfléchi sur ces rapports chez
d’autres auteurs de l’Antiquité, et sur la philosophie antique
comme « art de vivre » ou comme « savoir-vivre »2, n’a
malheureusement pas eu le temps ou l’occasion d’envisager
cette problématique chez Héraclite d’Ephèse. P. Hadot ne
manquera cependant pas de renvoyer à la physique d’Héraclite
au tout début (chapitre I) d’un ouvrage brillant consacré à
l’étude de l’histoire du mot de « nature » dans la pensée
occidentale. Après l’analyse philologique d’une des formules
les plus énigmatiques d’Héraclite « La nature aime à se cacher »
(phusis kruptesthai philei) (B 123 D.-K.), le commentateur
2
Voir notamment, P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Institut
d’Etudes Augustiniennes, 1993 ; Nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Editions
Albin Michel, « Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité », 2002. On pourra
également consulter La Philosophie comme manière de vivre. Entretiens avec Jeannie
Carlier et Arnold I. Davidson, Paris, Editions Albin Michel, « Itinéraires du Savoir »,
2001.
10
consacre en effet l’essentiel de ses analyses à rendre compte de
l’histoire du mot de nature sur près de vingt siècles, depuis ses
origines platoniciennes jusqu’à Heidegger. Entièrement dédié à
l’histoire de l’idée de nature, l’essai de P. Hadot n’a
manifestement pas pour but de procéder à l’analyse des rapports
précis entretenus par la physique et par l’éthique
héraclitéennes3.
Plus récemment, dans un ouvrage publié en hommage à la
Mémoire de P. Hadot intitulé Le Savoir-vivre philosophique.
Empédocle, Socrate, Platon, J.-F. Balaudé ne consacrera que
deux pages à l’analyse d’une autre formule d’Héraclite « je me
suis cherché moi-même » (edizêsamên emeôuton) (B 101 D.K.) qui aurait pu pourtant susciter une réflexion plus large et
plus conséquente sur l’éthique et l’art de vivre héraclitéens4. On
l’a bien compris, l’ouvrage de J.-F. Balaudé n’a pas pour
objectif de parler d’Héraclite. L’historien de la philosophie
consacre l’essentiel de ses développements à l’éthique
d’Empédocle, de Socrate et de Platon, tout en « avouant »
honnêtement, à la page 54, que son commentaire du fragment
101 d’Héraclite est « rapide ».
Compte tenu du fait que P. Hadot propose une histoire de
l’idée de nature dans la pensée occidentale sans pour autant
aborder l’étude du statut précis que les fragments physiques
d’Héraclite entretiennent avec l’éthique, et compte tenu du fait
que J.-F. Balaudé réfléchit par ailleurs sur l’éthique
d’Empédocle, de Socrate et de Platon, sans pour autant analyser
les fragments éthiques d’Héraclite ; il était légitime d’offrir au
lecteur une monographie permettant d’éclaircir les liens subtils
et étroits établis par Héraclite entre ce qu’on pourrait appeler sa
physique ou sa cosmologie d’une part et son éthique d’autre
part. Une telle réflexion devrait également permettre au lecteur
d’apprécier toute la richesse et toute l’originalité de la
3
Le sous-titre de l’ouvrage est éloquent, P. Hadot, Le Voile d’Isis. Essai sur l’histoire
de l’idée de Nature, Paris, Editions Gallimard, « Folio Essais », 2004.
4
J.-F. Balaudé, Le Savoir-vivre philosophique. Empédocle, Socrate, Platon, Paris,
Grasset, « Le Collège de Philosophie », 2010, p. 54-55.
11
philosophie d’Héraclite, et de mesurer la pertinence et la
modernité de sa réponse face à la question du comment vivre ?
(Nous adoptons le plus souvent, en la modifiant parfois, la
traduction française des fragments d’Héraclite réalisée par M.
Conche, Héraclite, Fragments, Texte établi, traduit, commenté,
Paris, PUF, « Epiméthée », 1986).
12
Introduction
Dans l’Antiquité, certains penseurs comme Platon faisaient
de la philosophie d’Héraclite une philosophie du devenir
permanent. Si tout est en mouvement, si tout coule (panta rhei),
il n’y a aucune forme de stabilité pourtant si nécessaire à
l’élaboration d’un discours vrai et d’une science exacte. Aux
yeux de Platon, la philosophie héraclitéenne du devenir
permanent développerait une forme de relativisme identifiable
au relativisme du Sophiste Protagoras, qui soutenait dans une
formule célèbre que « l’homme est la mesure de toutes
choses ». A partir du moment où l’homme est la mesure de
toutes choses, toutes les opinions se valent. Il n’y a plus par
conséquent de vérité stable, immuable et absolue permettant de
fonder notre dire et notre agir. La philosophie de Platon réagira
donc face au relativisme de Protagoras et des Sophistes.
Soucieux de rechercher le critère stable permettant de fonder
une science exacte et de régir notre pratique éthique et
politique, l’Athénien sera conduit à élaborer sa théorie des Idées
permanentes et éternelles, réelles et vraies qui sont les
paradigmes et les modèles des choses physiques et sensibles. Le
monde sensible en devenir dans lequel l’homme vit n’est, à ses
yeux, qu’un reflet ou une image de l’intelligible au sommet
duquel il faut placer l’Idée paradigmatique par excellence, le
Bien. Le Bien conçu comme modèle de perfection est l’Idée la
plus exacte (akribestatê alêtheia), celle qui fonde la réalité dans
sa totalité. Cette Idée située au-dessus de toutes les Idées, cette
Idée située « au-delà de l’être » (epekeina tês ousias)
(République VI, 509 b), est non seulement un principe (archê)
ontologique supérieur5 permettant d’expliquer la naissance des
5
Voir à ce sujet, Th. A. Szlezak, « L’Idée du Bien en tant qu’archê dans la République
de Platon », in M. Fattal (éd.), La Philosophie de Platon, Paris, L’Harmattan,
choses sensibles et intelligibles ; elle est également un principe
éthique et politique devant servir de paradigme ou de référent
intangible au philosophe-roi qui est censé gouverner la cité
idéale.
Ce principe devrait également commander la vie, les actions
et les pratiques quotidiennes des hommes en général. Le
philosophe-roi est le seul à pouvoir gouverner la cité idéale, car
il possède l’excellence. Plus exactement, il est le premier à
vivre selon le Bien et à agir moralement et politiquement selon
le Bien, car il a été en mesure de contempler théoriquement
l’Idée la plus éminente et la plus excellente, celle qui doit régir
le dire et l’agir corrects. Platon nous propose manifestement
dans la République une réflexion sur les fondements
philosophiques et théoriques de l’action morale. Le philosophe,
nous dit Platon, est en mesure de « contempler » le Bien
moyennant une longue formation musicale, astronomique,
géométrique et mathématique ; les mathématiques étant un
prélude à la pratique de la dialectique, véritable technique
rhétorique conduisant à la vérité6. « Contempler » en grec se dit
justement theôrein qui signifie avant tout « observer » ou
« voir ». La theôria désigne donc la « contemplation » ou la
« vue » de l’intellect7 qui est absolument nécessaire à la saisie
du principe de toutes choses et de toute action. Une fois le Bien
contemplé théoriquement par l’Intellect, le philosophe sera en
mesure de mettre le Bien en pratique dans la cité et de
gouverner selon le Bien. On voit ici comment Platon est amené
« Ouverture Philosophique », 2001, Tome 1, pp. 345-372 ; Die Idee des Guten in
Platons Politeia, Sankt Augustin, Academia Verlag, « Lecturae Platonis 3 », 2003.
6
Voir à ce sujet, M. Fattal, « L’alêthês logos du Phèdre en 270 c », in L. Rossetti (ed.),
Understanding the Phaedrus. Proceedings of the II Symposium Platonicum, Sankt
Augustin, Academia Verlag, « International Plato Studies I », 1992, pp. 257-260 ; « Le
Logos dans le Phèdre de Platon (265 d, 266 a et 270 c) », in M. Fattal, Logos, pensée et
vérité dans la philosophie grecque, op. cit., pp. 129-157 ; trad. it. Ricerche sul Logos.
Da Omero a Plotino, op. cit., pp. 89-104.
7
Cf. A.-J. Festugière, Contemplation et vie contemplative selon Platon, Paris, Vrin,
« Bibliothèque de Philosophie, n° 11 », 1936 ; et J.-F. Mattéi, L’Enigme de la pensée,
Nice, Les Editions Ovadia, « Chemins de pensée », 2006.
14
à faire du Bien le fondement théorique de l’action morale et
politique.
Considérant qu’il réfléchit sur les fondements théoriques de
l’action morale et politique8, peut-on soutenir qu’il est le
premier à entreprendre une telle réflexion lorsqu’il propose
notamment d’appréhender rationnellement et consciemment les
critères stables permettant de régir toute action droite en vue de
combattre le relativisme moral de ses adversaires ?
Il va sans dire que Socrate a précédé Platon dans
l’élaboration d’une telle réflexion sur les fondements rationnels
et théoriques de l’action morale9. C’est en définissant
intellectuellement et théoriquement ce qu’est la vertu ou le
courage, que l’on peut, selon Socrate, agir vertueusement et
courageusement. Socrate propose indéniablement une éthique
rationnelle ou une forme de rationalité morale qui déterminera
la réflexion de son élève Platon et des philosophes grecs qui se
réclameront de lui. Socrate n’a pas besoin d’élaborer à la
manière de Platon une théorie des Idées en vue de fonder l’agir
éthique. C’est par le questionnement, l’interrogation, le
dialogue et la maïeutique qu’il est possible, pour Socrate, de
déterminer les critères stables de l’action droite. C’est dans le
discours rationnel et c’est dans l’échange dialogique et
dialectique qu’il est possible de définir les concepts relatifs à
l’éthique et à l’agir moral. Platon ne manquera pas de reprendre
à son compte ces pratiques socratiques de l’interrogation, du
dialogue et de la dialectique. A la dialectique conçue comme
échange de questions et de réponses brèves et rapides mise en
œuvre par son maître, il ajoutera le sens de la dialectique
8
Cf. M. Migliori, L.M. Napolitano Valditara (eds), D. Del Forno (co-ed.), Plato
Ethicus. Philosophy is Life, Proceedings of the International Colloquium, Piacenza
(Italy) 2003, Sankt Augustin, Academia Verlag, « Lecturae Platonis 4 », 2004.
9
Cf. A. Gomez-Lobo, Les Fondements de l’éthique socratique, Traduit de l’anglais
(américain) par N. Ooms, Préface de M. Frede, Villeneuve d’Ascq, Presses
Universitaires du Septentrion, « Problématiques Philosophiques », 1996.
15
envisagée comme méthode heuristique de rassemblement et de
division visant à définir le mieux possible la nature des mots10.
Mais revenons à Héraclite. D’après Platon, l’Ephésien ne
pouvait en aucune manière réfléchir sur la norme, la valeur, le
principe permettant de fonder solidement toute action morale.
Héraclite sera non seulement dénigré par Platon pour son
relativisme, mais se verra discrédité ou parodié par l’orateur
Lucien de Samosate (IIe siècle après J.-C.) qui ne manquera pas
de mettre en scène la philosophie de l’Ephésien dans un
ouvrage célèbre intitulé les Philosophes à l’encan11. Dans cette
vente aux enchères fictive, ironique et parodique des genres de
vie philosophiques, Héraclite incarnera la figure du philosophe
mélancolique et pessimiste. La mélancolie et le pessimisme de
l’Ephésien reposeraient sur sa philosophie du devenir
permanent. Si tout coule et si rien n’est stable, nous sommes en
proie à l’usure du temps, au vieillissement, et nous sommes par
conséquent voués à la mort. Une telle conception
philosophique, soutenant le devenir incessant de toutes choses,
ne pouvait que provoquer les pleurs d’Héraclite et sa
mélancolie12. Il va de soi que ce genre de vie philosophique
qu’est le pessimisme ne vaut pas la peine d’être « acheté » et
« pratiqué ». Selon Platon et Lucien, le relativisme et le
pessimisme d’Héraclite trouvent tous les deux leur raison d’être
dans la philosophie héraclitéenne du devenir permanent. On ne
peut donc rien retenir de bon de cette philosophie qui propose
un genre de vie négatif à tout point de vue : impossibilité
d’élaborer une science, impossibilité d’accéder à la vérité,
10
Cf. M. Fattal, « Le Sophiste : logos de la synthèse ou logos de la division ? », in P.
Aubenque (éd.), textes recueillis par M. Narcy, Etudes sur le Sophiste de Platon,
Napoli, Bibliopolis, « Elenchos XXI », 1991, pp. 145-163.
11
Lucien, Philosophes à l’encan, Introduction, texte et traduction par Th. Beaupère,
Lyon, Les Belles Lettres, 1967, vol. 1. Pour le Commentaire, voir le vol. 2.
12
Cf. à ce sujet, M. Fattal, « La figure d’Héraclite qui pleure chez Lucien de Samosate
(Les Sectes à l’encan, 14) », in M. Guglielmo e G. F. Gianotti (ed.), Filosofia, Storia,
Immaginario mitologico, Torino, Edizioni dell’Orso, 1997, pp. 175-180 ; repris dans M.
Fattal, Image, Mythe, Logos et Raison, Paris, L’Harmattan, « Ouverture
Philosophique », 2009, pp. 25-33.
16
impossibilité d’agir correctement et de réaliser le bonheur des
hommes.
Mais peut-on faire confiance aux témoignages de Platon et
de Lucien ? Malgré le portrait négatif brossé par Platon et par
Lucien, on peut finalement se demander si Héraclite n’a pas
réfléchi, à sa manière, sur les fondements philosophiques et
théoriques de l’action morale. En effet, si Héraclite a
effectivement développé une philosophie du devenir, il n’en
demeure pas moins que le lecteur avisé et attentif pourra
constater que cette philosophie du devenir contient en réalité
une forme de stabilité. Dans ce que les commentateurs appellent
à propos d’Héraclite les fragments du fleuve (B 12, B 49 a, B
91 D.-K.), qui sont censés représenter et symboliser le flot
permanent de toutes choses, Héraclite laisserait entendre qu’il
existe malgré tout une forme de permanence et de stabilité dans
le flux incessant des eaux du fleuve qui sont « autres » et
« différentes ». En effet, sous l’image des eaux qui sont
qualifiées d’« autres » (hetera), Héraclite ne manque pas
d’insister, dans chacun des trois fragments cités plus haut, sur le
fait qu’il s’agit des « mêmes » (autoi) fleuves ou du « même »
(autos) fleuve. Une forme de permanence et d’identité semble
donc habiter et fixer, structurer et stabiliser le devenir13. A
travers l’image du fleuve, Héraclite aurait finalement signifié
d’une manière cryptée sa théorie fondamentale de l’harmonie
des contraires14 que sont le même et l’autre, le repos et le
mouvement, l’un et le multiple.
Une telle philosophie de l’unité des contraires ne pouvait
que susciter les réactions critiques d’Aristote, fervent partisan
du principe logique de l’identité ou de la non-contradiction. En
effet, dans le livre Gamma de la Métaphysique, Aristote
soutiendra injustement qu’Héraclite a fait de son logos
13
Voir à ce sujet, M. Fattal, « La figure d’Héraclite qui pleure… », in Image, Mythe,
Logos et Raison, op. cit.
14
Cf. A. Petit, « Héraclite : la captation de la marge », Les Etudes Philosophiques, 2
(1988), pp. 207-219. Sur l’obscurité légendaire des propos d’Héraclite, cf. L. Rossetti,
« Quale skoteinotes ? Sul rapporto che Eraclito instaura col suo uditorio potenziale »,
Philo<:>Logica, I/1 (1992), pp. 3-28.
17
(discours) un logos ivre, car en disant une chose et son contraire
l’Ephésien ferait éclater le langage et toute forme de rationalité.
Rappelons ici que le terme de logos désigne en grec plusieurs
sens dont notamment ceux de discours et de raison. Compte
tenu du fait que, pour Aristote, Héraclite se contredit en
permanence, il est manifestement dans l’impossibilité de parler
correctement et logiquement puisqu’il ne cesse de mettre en
péril le principe logique de l’identité qui est à la base de tout
discours sensé. La critique d’Aristote est aussi injuste que celle
de Platon à propos du devenir, car, pour le physicien, les
contraires qui sont mis en œuvre en vue d’expliquer la
complexité du réel ne se contredisent pas, c’est-à-dire ne
s’excluent pas, mais représentent plutôt des « relatifs », c’est-àdire qu’ils existent relativement, alternativement et
successivement les uns par rapport aux autres, comme par
exemple le jour et la nuit, l’hiver et l’été existent relativement,
alternativement et successivement les uns par rapport aux
autres, sans pour autant s’exclure.
Ainsi, Héraclite, n’étant pas un partisan du relativisme
absolu comme le prétend Platon, et n’étant pas non plus un
pessimiste ou un mélancolique comme le laisse entendre
l’anecdote de Lucien, ne pouvait en aucun cas passer son temps
à se contredire comme le soutient Aristote. Tout philosophe
digne de ce nom doit, selon le Stagirite, respecter le principe
logique de la non-contradiction sous peine de paraître
incohérent et incompris de ses interlocuteurs. Héraclite se
nierait en tant que philosophe. C’est par et grâce à la pensée qui
respecte certaines exigences rationnelles que le philosophe est
en mesure de mener correctement et méthodiquement son
enquête sur le monde, la nature, la cité, l’homme, etc. Héraclite
se contredisant serait non seulement indigne d’être philosophe,
mais se verrait également mis au ban de l’humanité, car, pour
Aristote, l’homme est par définition un « animal vivant doué de
logos ».
Contrairement à ce que soutient Aristote, Héraclite est non
seulement un philosophe digne de ce nom, mais il est le premier
philosophe à élaborer, en Occident, une philosophie du logos
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qu’il place au centre de sa pensée, et qu’il relie d’une manière
tout à fait cohérente et originale à sa conception physique et
cosmologique de l’harmonie des contraires. Non seulement,
Héraclite est en mesure d’élaborer une philosophie originale du
logos et de l’harmonie des contraires, mais son mérite le plus
grand résiderait dans le fait d’établir un lien fondateur et
fondamental entre cette théorie du logos et de l’harmonie des
contraires d’une part et l’action morale d’autre part. Ce qui
aurait pour effet d’accroître encore plus la cohérence de sa
pensée. Dans de telles conditions, il serait l’un des premiers à
élaborer une réflexion philosophique et théorique sur les
fondements de l’action morale et politique. Le logos (discours)
ou l’epos (parole) théoriques du philosophe, véhiculant la
doctrine de l’harmonie des contraires, ne sont-ils pas là pour
fonder l’agir moral de l’individu et la pratique politique des
citoyens ? Le Logos et l’epos du philosophe Héraclite, soucieux
de transcrire en paroles et d’inscrire en actes la philosophie de
l’harmonie des contraires, n’offrent-ils pas une ligne de
conduite à suivre, un critère et une norme stables à l’action
individuelle et collective ? Quelles sont donc ces valeurs stables
permettant de régir correctement la vie de tout un chacun au
sein d’une communauté qui se doit d’être harmonieuse, juste et
ordonnée ?
Une analyse philosophique précise de la terminologie des
fragments héraclitéens relatifs à l’agir (poiein) et au parler
(legein), aux paroles (epea) proférées et aux actes (erga)
réalisés par le sage et le commun des mortels devrait renseigner
le lecteur au sujet de ce qui a été appelé « les fondements
philosophiques et théoriques de l’action morale ». Nos
contemporains du XXIe siècle, prenant acte de la « crise des
valeurs » qui traverse nos sociétés occidentales, et soucieux de
réfléchir sur les fondements rationnels de l’action morale et
politique, seront peut-être surpris d’entrevoir le caractère
stimulant de la proposition faite à ce sujet par un philosophepoète situé à mi-chemin entre la poésie homérique et hésiodique
d’une part et la philosophie du concept de Platon et la logique
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d’Aristote15 d’autre part. Nos contemporains seront peut-être
étonnés de retrouver, en deçà des préoccupations écologiques
actuelles, une philosophie plaçant la nature (phusis) et le
cosmos au centre de son interrogation, et faisant de cette nature
le critère ultime pouvant régir nos vies et nos pensées.
Mais avant d’amorcer une étude lexicale et philosophique
des fragments d’Héraclite où il est question des paroles et actes
(epea kai erga), du parler et l’agir (legein kai poiein), il est
nécessaire de voir ce qu’il en est du statut de l’agir et du parler,
des actes et des paroles chez Homère et Hésiode. Une telle
étude généalogique allant de la mythologie à la philosophie, ou
une telle mise en perspective du discours philosophique
d’Héraclite par rapport à celui de la poésie homérique et
hésiodique, devrait permettre au lecteur d’apprécier l’originalité
et la pertinence de chacune de ces approches. Si, dans la poésie
homérique, l’agir militaire du guerrier et de l’homme valeureux
au combat l’emporte sur les palabres et les paroles inutiles et
inefficaces, on peut se demander si la philosophie d’Héraclite
obéit elle aussi à ce schème qui valorise l’action aux dépens de
la parole. Héraclite n’a-t-il pas plutôt tendance à inverser le
schéma homérique en marquant la priorité et la primauté du dire
signifiant et de la parole de vérité du sage sur l’action ou l’agir
déficients du commun des mortels ? Quels sont les enjeux ou la
portée d’un tel renversement des valeurs ? C’est en essayant de
rappeler ce que représente l’idéal moral défendu par Homère,
Hésiode et les Sept Sages à travers l’étude du prisme de l’agir et
du parler, qu’il sera possible de cerner au mieux l’exemplarité
du philosophe Héraclite critiquant le dire et l’agir de ses
concitoyens et des hommes en général, et de voir jusqu’à quel
point il nous propose de réfléchir efficacement sur les
fondements théoriques et rationnels de l’action morale.
15
Sur les fondements philosophiques et théoriques de l’action morale chez Aristote, cf.
C. Natali, L’Action efficace. Etudes sur la philosophie de l’action d’Aristote, LouvainLa-Neuve, Editions Peeters, « Aristote, Traductions et Etudes », 2004.
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