Paroles et actes chez Héraclite Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Nadia BOCCARA et Francesca CRISI, Émotions et philosophie. Des images du récit aux mots de la philosophie, 2011. Paul DAWALIBI, L’identité abandonnée. Essai sur la phénoménologie de la souffrance, 2011. Firmin Marius TOMBOUE, Jürgen Habermas et le défi intersubjectif de la philosophie. La crise de la métaphysique de la subjectivité dans la philosophie politique et la philosophie morale habermassiennes, 2011. Firmin Marius TOMBOUE, Jürgen Habermas et le tournant délibératif de la philosophie. La crise de la métaphysique de la subjectivité dans la philosophie politique et la philosophie morale habermassiennes, 2011. Vinicio BUSACCHI, Ricœur vs. Freud. Métamorphose d’une nouvelle compréhension de l’homme, 2011. Christophe PACIFIC, Consensus / Dissensus. Principe du conflit nécessaire, 2011. Jacques STEIWER, Une morale sans dieu, 2011. Sandrine MORSILLO (dir.), Hervé BACQUET, Béatrice MARTIN, Diane WATTEAU, L’école dans l’art, 2011. Blaise ORIET, Héraclite ou la philosophie, 2011. Roberto MIGUELEZ, Rationalisation et moralité, 2011. Stéphane LLERES, La philosophie transcendantale de Gilles Deleuze, 2011. Michel Fattal Paroles et actes chez Héraclite Sur les fondements théoriques de l’action morale L’HARMATTAN © L'HARMATTAN, 2011 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-55666-9 EAN : 9782296556669 Du même auteur 1. Pour un nouveau langage de la raison. Convergences entre l’Orient et l’Occident, Préface de Pierre Aubenque, Paris, Beauchesne, « Bibliothèque des Archives de Philosophie, n° 50 », 1988, 112 pages. Traduction italienne : Per un nuovo linguaggio della ragione. Convergenze tra Oriente e Occidente, trad. par Simona Cives, Cinesello Balsamo (Milano), San Paolo, « Universo Filosofia, n° 27 », 1999, 118 pages. Traduction polonaise : Logos. Miedzy Orientem A Zachodem, trad. par Piotr Domanski, avec la collaboration scientifique de K. Pachniak et de M. Olsewski, Varsovie, Wydawnictwo Ifis Pan (Institut de philosophie et de Sociologie de l’Académie Polonaise des Sciences), 2001, 116 pages. 2. Logos et image chez Plotin, Paris-Montréal, L’Harmattan, 1998, 96 pages. Traduction italienne : Ricerche sul logos da Omero a Plotino, A cura di Roberto Radice, Milano, Vita e Pensiero, « Temi metafisici e problemi del pensiero antico. Studi e testi, n° 99 », 2005, 284 pages. 3. Etudes sur Plotin (dir.), Paris-Montréal, L’Harmattan, 2000, 272 pages. 4. La Philosophie de Platon 1 (dir.), Paris-Budapest-Turin, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2001, 416 pages. 5. Logos, pensée et vérité dans la philosophie grecque, ParisMontréal-Budapest-Turin, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2001, 266 pages. Traduction italienne : Ricerche sul logos da Omero a Plotino, A cura di Roberto Radice, Milano, Vita e Pensiero, « Temi metafisici e problemi del pensiero antico. Studi e testi, n° 99 », 2005, 284 pages. Traduction polonaise du chapitre VI publiée dans les Studia Antyczne i Mediewistyczne (Etudes Anciennes et Médiévales), 2 [37], 2004. 6. Logos et langage chez Plotin et avant Plotin (dir.), Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2003, 366 pages. Traduction japonaise de mon étude intitulée « Beauté et métaphysique chez Plotin : le rôle du ‘logos venu des dieux’ », publiée dans les Studia Neoplatonica, III [2], 2004. Un résumé de cette étude, en langue anglaise, a été publié dans ce volume des Studia Neoplatonica. 7. La Philosophie de Platon 2 (dir.), Paris-Budapest-Turin, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2005, 371 pages. 8. Plotin chez Augustin. Suivi de Plotin face aux Gnostiques, Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2006, 184 pages. Traduction italienne : Plotino, gli Gnostici e Agostino, trad. par Amalia Riccardo, Napoli, Loffredo Editore, « Skepsis, n° 20 », 2008, 168 pages. 6 9. Plotin face à Platon. Suivi de Plotin chez Augustin et Farâbî, Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2007, 138 pages. Traduction polonaise du chapitre II intitulé : « Les Ennéades de Plotin : une critique de la conception platonicienne de l’art », in Przeglad filozoficzno-Literacki (Revue Philosophico-Littéraire), 2-3 [20], 2008. Ce volume de la Revue Philosophico-Littéraire de l’Université de Varsovie a été publié en Hommage à Barbara Skarga. Traduction polonaise du chapitre VI intitulé : « Plotin chez AlFarâbî. A propos du traité de L’Harmonie entre les opinions des deux sages, le divin Platon et Aristote d’Al-Farâbî », in Studia Antyczne i Mediewistyczne (Etudes Anciennes et Médiévales), 5 [40], 2007. 10. Aristote et Plotin dans la philosophie arabe, Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2008, 152 pages. Traduction polonaise des chapitres I et II intitulés : 1. « L’intellection des indivisibles dans le De Anima (III, 6) d’Aristote. Lectures arabes et modernes » ; 2. « La composition des concepts dans le De Anima (III, 6) d’Aristote. Commentaires grecs et arabes », in Studia Antyczne i Mediewistyczne (Etudes Anciennes et Médiévales), 2 [37], 2004. 11. Image, Mythe, Logos et Raison, Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2009, 164 pages. Traduction allemande du chapitre II intitulé : « Image et production du monde chez Plotin : une critique de l’image gnostique » suivi d’un Appendice intitulé « Des deux cosmogonies aux deux esthétiques », in J. Grave und A. Schubbach (dir.), Denken mit dem Bild, München, Fink Verlag, « Eikones », 2010. 7 Traduction espagnole du chapitre IV intitulé : « Mythos et Logos chez Parménide », in M. Giusti y R. Gutiérrez (eds), Mythos y Logos : Homenaje a los profesores Federico Camino Macedo y José Leon Herrera, ARETE. Revista de Filosofia, 29 [1], 2009. Ce volume de la revue ARETE a été publié par l’Université de Lima (Pérou). 12. Le Langage chez Platon. Autour du Sophiste, Paris, L’Harmattan « Ouverture Philosophique », 2009, 116 pages. Traduction polonaise prévue dans les Archives d’Histoire de la Philosophie (publication de l’Académie Polonaise des Sciences de Varsovie). 13. Saint Paul face aux philosophes épicuriens et stoïciens, Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2010, 122 pages. 14. Du Logos de Plotin au Logos de saint Jean : vers la solution d’un problème métaphysique ? Paris, à paraître. 8 Avant-propos C’est l’action conjuguée d’un enseignement professé à l’Université de Grenoble 2 sur les rapports de la théorie et de la pratique chez les Grecs, et d’une recherche fondamentale engagée depuis de nombreuses années sur le statut du Logos dans la philosophie grecque1 que le présent ouvrage a pu voir le jour. Cette monographie consacrée à l’étude précise des « paroles » et des « actes », de l’« agir » et du « parler » chez Héraclite d’Ephèse est également le fruit de collaborations multiples et de conférences prononcées, en Italie, dans le cadre du XXXIXe Congrès de l’Association des Sociétés Françaises de Philosophie (Venise, 17-20 août 2010) consacré au thème de « L’Action », et dans le cadre de trois Journées d’Etudes organisées, en février 2011, par le Département de Philosophie de l’Université Ca’ Foscari de Venise et par la Société Italienne de Philosophie, sur le thème du « Logos et de la responsabilité dans l’Antiquité et aujourd’hui ». Il faut également ajouter une contribution sur les fondements théoriques de l’action morale et politique chez Héraclite apportée à un ouvrage collectif en 1 Voir notamment, M. Fattal, « Le Logos d’Héraclite : un essai de traduction », Revue des Etudes Grecques, XCIX/470-471 (1986), pp. 142-152 ; Pour un nouveau langage de la raison. Convergences entre l’Orient et l’Occident, Préface de P. Aubenque, Paris, Beauchesne, « Bibliothèque des Archives de Philosophie, n° 50 », 1988 ; trad. it. Per un nuovo linguaggio della ragione. Convergenze tra Oriente e Occidente, trad. di S. Cives, Cinesello Balsamo (Milano), San Paolo, « Universo Filosofia, n° 27 », 1999 ; trad. polonaise Logos. Miedzy Orientem A Zachodem, trad. par P. Domanski, avec la collaboration scientifique de K. Pachniak et M. Olszewski, Varsovie, Ifis PAN (Académie Polonaise des Sciences), 2001 ; Logos, pensée et vérité dans la philosophie grecque, Paris-Montréal-Budapest-Turin, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2001 ; trad. it. Ricerche sul logos. Da Omero a Plotino, A cura di R. Radice, Milano, Vita e Pensiero, « Temi metafisici e problemi del pensiero antico. Studi e testi, n° 99 », 2005 ; Logos et langage chez Plotin et avant Plotin (éd.), Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2003 ; Image, Mythe, Logos et Raison, Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2009 ; Le Langage chez Platon. Autour du Sophiste, Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2009. hommage à Giovanni Casertano, de l’Université Frédéric II de Naples, qui paraîtra prochainement, en Italie, sous la direction de L. Palumbo. La rédaction d’une monographie abordant la question précise des rapports que les paroles et les actes, l’agir et le parler entretiennent chez celui qu’on a l’habitude d’appeler, depuis Aristote, un « physicien » ou un « physiologue », est d’autant plus utile qu’elle devrait permettre d’entrevoir les relations étroites qui existent, chez Héraclite, entre sa physique sur laquelle les commentateurs ont l’habitude d’insister depuis Platon et son éthique moins souvent étudiée, voire oubliée, par certains. La mise au jour des relations subtiles unissant la physique et la cosmologie de l’Ephésien à son éthique devrait conduire le lecteur à apprécier la profonde cohérence d’une pensée et d’une œuvre originales qui nous sont pourtant parvenues d’une manière fragmentaire. Pour ne prendre qu’un exemple de cet « oubli » du traitement de la question éthique et morale chez Héraclite dans ses rapports étroits à la physique et à la cosmologie, on peut citer l’œuvre importante de P. Hadot qui, tout en ayant longuement et pertinemment réfléchi sur ces rapports chez d’autres auteurs de l’Antiquité, et sur la philosophie antique comme « art de vivre » ou comme « savoir-vivre »2, n’a malheureusement pas eu le temps ou l’occasion d’envisager cette problématique chez Héraclite d’Ephèse. P. Hadot ne manquera cependant pas de renvoyer à la physique d’Héraclite au tout début (chapitre I) d’un ouvrage brillant consacré à l’étude de l’histoire du mot de « nature » dans la pensée occidentale. Après l’analyse philologique d’une des formules les plus énigmatiques d’Héraclite « La nature aime à se cacher » (phusis kruptesthai philei) (B 123 D.-K.), le commentateur 2 Voir notamment, P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1993 ; Nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Editions Albin Michel, « Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité », 2002. On pourra également consulter La Philosophie comme manière de vivre. Entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson, Paris, Editions Albin Michel, « Itinéraires du Savoir », 2001. 10 consacre en effet l’essentiel de ses analyses à rendre compte de l’histoire du mot de nature sur près de vingt siècles, depuis ses origines platoniciennes jusqu’à Heidegger. Entièrement dédié à l’histoire de l’idée de nature, l’essai de P. Hadot n’a manifestement pas pour but de procéder à l’analyse des rapports précis entretenus par la physique et par l’éthique héraclitéennes3. Plus récemment, dans un ouvrage publié en hommage à la Mémoire de P. Hadot intitulé Le Savoir-vivre philosophique. Empédocle, Socrate, Platon, J.-F. Balaudé ne consacrera que deux pages à l’analyse d’une autre formule d’Héraclite « je me suis cherché moi-même » (edizêsamên emeôuton) (B 101 D.K.) qui aurait pu pourtant susciter une réflexion plus large et plus conséquente sur l’éthique et l’art de vivre héraclitéens4. On l’a bien compris, l’ouvrage de J.-F. Balaudé n’a pas pour objectif de parler d’Héraclite. L’historien de la philosophie consacre l’essentiel de ses développements à l’éthique d’Empédocle, de Socrate et de Platon, tout en « avouant » honnêtement, à la page 54, que son commentaire du fragment 101 d’Héraclite est « rapide ». Compte tenu du fait que P. Hadot propose une histoire de l’idée de nature dans la pensée occidentale sans pour autant aborder l’étude du statut précis que les fragments physiques d’Héraclite entretiennent avec l’éthique, et compte tenu du fait que J.-F. Balaudé réfléchit par ailleurs sur l’éthique d’Empédocle, de Socrate et de Platon, sans pour autant analyser les fragments éthiques d’Héraclite ; il était légitime d’offrir au lecteur une monographie permettant d’éclaircir les liens subtils et étroits établis par Héraclite entre ce qu’on pourrait appeler sa physique ou sa cosmologie d’une part et son éthique d’autre part. Une telle réflexion devrait également permettre au lecteur d’apprécier toute la richesse et toute l’originalité de la 3 Le sous-titre de l’ouvrage est éloquent, P. Hadot, Le Voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Paris, Editions Gallimard, « Folio Essais », 2004. 4 J.-F. Balaudé, Le Savoir-vivre philosophique. Empédocle, Socrate, Platon, Paris, Grasset, « Le Collège de Philosophie », 2010, p. 54-55. 11 philosophie d’Héraclite, et de mesurer la pertinence et la modernité de sa réponse face à la question du comment vivre ? (Nous adoptons le plus souvent, en la modifiant parfois, la traduction française des fragments d’Héraclite réalisée par M. Conche, Héraclite, Fragments, Texte établi, traduit, commenté, Paris, PUF, « Epiméthée », 1986). 12 Introduction Dans l’Antiquité, certains penseurs comme Platon faisaient de la philosophie d’Héraclite une philosophie du devenir permanent. Si tout est en mouvement, si tout coule (panta rhei), il n’y a aucune forme de stabilité pourtant si nécessaire à l’élaboration d’un discours vrai et d’une science exacte. Aux yeux de Platon, la philosophie héraclitéenne du devenir permanent développerait une forme de relativisme identifiable au relativisme du Sophiste Protagoras, qui soutenait dans une formule célèbre que « l’homme est la mesure de toutes choses ». A partir du moment où l’homme est la mesure de toutes choses, toutes les opinions se valent. Il n’y a plus par conséquent de vérité stable, immuable et absolue permettant de fonder notre dire et notre agir. La philosophie de Platon réagira donc face au relativisme de Protagoras et des Sophistes. Soucieux de rechercher le critère stable permettant de fonder une science exacte et de régir notre pratique éthique et politique, l’Athénien sera conduit à élaborer sa théorie des Idées permanentes et éternelles, réelles et vraies qui sont les paradigmes et les modèles des choses physiques et sensibles. Le monde sensible en devenir dans lequel l’homme vit n’est, à ses yeux, qu’un reflet ou une image de l’intelligible au sommet duquel il faut placer l’Idée paradigmatique par excellence, le Bien. Le Bien conçu comme modèle de perfection est l’Idée la plus exacte (akribestatê alêtheia), celle qui fonde la réalité dans sa totalité. Cette Idée située au-dessus de toutes les Idées, cette Idée située « au-delà de l’être » (epekeina tês ousias) (République VI, 509 b), est non seulement un principe (archê) ontologique supérieur5 permettant d’expliquer la naissance des 5 Voir à ce sujet, Th. A. Szlezak, « L’Idée du Bien en tant qu’archê dans la République de Platon », in M. Fattal (éd.), La Philosophie de Platon, Paris, L’Harmattan, choses sensibles et intelligibles ; elle est également un principe éthique et politique devant servir de paradigme ou de référent intangible au philosophe-roi qui est censé gouverner la cité idéale. Ce principe devrait également commander la vie, les actions et les pratiques quotidiennes des hommes en général. Le philosophe-roi est le seul à pouvoir gouverner la cité idéale, car il possède l’excellence. Plus exactement, il est le premier à vivre selon le Bien et à agir moralement et politiquement selon le Bien, car il a été en mesure de contempler théoriquement l’Idée la plus éminente et la plus excellente, celle qui doit régir le dire et l’agir corrects. Platon nous propose manifestement dans la République une réflexion sur les fondements philosophiques et théoriques de l’action morale. Le philosophe, nous dit Platon, est en mesure de « contempler » le Bien moyennant une longue formation musicale, astronomique, géométrique et mathématique ; les mathématiques étant un prélude à la pratique de la dialectique, véritable technique rhétorique conduisant à la vérité6. « Contempler » en grec se dit justement theôrein qui signifie avant tout « observer » ou « voir ». La theôria désigne donc la « contemplation » ou la « vue » de l’intellect7 qui est absolument nécessaire à la saisie du principe de toutes choses et de toute action. Une fois le Bien contemplé théoriquement par l’Intellect, le philosophe sera en mesure de mettre le Bien en pratique dans la cité et de gouverner selon le Bien. On voit ici comment Platon est amené « Ouverture Philosophique », 2001, Tome 1, pp. 345-372 ; Die Idee des Guten in Platons Politeia, Sankt Augustin, Academia Verlag, « Lecturae Platonis 3 », 2003. 6 Voir à ce sujet, M. Fattal, « L’alêthês logos du Phèdre en 270 c », in L. Rossetti (ed.), Understanding the Phaedrus. Proceedings of the II Symposium Platonicum, Sankt Augustin, Academia Verlag, « International Plato Studies I », 1992, pp. 257-260 ; « Le Logos dans le Phèdre de Platon (265 d, 266 a et 270 c) », in M. Fattal, Logos, pensée et vérité dans la philosophie grecque, op. cit., pp. 129-157 ; trad. it. Ricerche sul Logos. Da Omero a Plotino, op. cit., pp. 89-104. 7 Cf. A.-J. Festugière, Contemplation et vie contemplative selon Platon, Paris, Vrin, « Bibliothèque de Philosophie, n° 11 », 1936 ; et J.-F. Mattéi, L’Enigme de la pensée, Nice, Les Editions Ovadia, « Chemins de pensée », 2006. 14 à faire du Bien le fondement théorique de l’action morale et politique. Considérant qu’il réfléchit sur les fondements théoriques de l’action morale et politique8, peut-on soutenir qu’il est le premier à entreprendre une telle réflexion lorsqu’il propose notamment d’appréhender rationnellement et consciemment les critères stables permettant de régir toute action droite en vue de combattre le relativisme moral de ses adversaires ? Il va sans dire que Socrate a précédé Platon dans l’élaboration d’une telle réflexion sur les fondements rationnels et théoriques de l’action morale9. C’est en définissant intellectuellement et théoriquement ce qu’est la vertu ou le courage, que l’on peut, selon Socrate, agir vertueusement et courageusement. Socrate propose indéniablement une éthique rationnelle ou une forme de rationalité morale qui déterminera la réflexion de son élève Platon et des philosophes grecs qui se réclameront de lui. Socrate n’a pas besoin d’élaborer à la manière de Platon une théorie des Idées en vue de fonder l’agir éthique. C’est par le questionnement, l’interrogation, le dialogue et la maïeutique qu’il est possible, pour Socrate, de déterminer les critères stables de l’action droite. C’est dans le discours rationnel et c’est dans l’échange dialogique et dialectique qu’il est possible de définir les concepts relatifs à l’éthique et à l’agir moral. Platon ne manquera pas de reprendre à son compte ces pratiques socratiques de l’interrogation, du dialogue et de la dialectique. A la dialectique conçue comme échange de questions et de réponses brèves et rapides mise en œuvre par son maître, il ajoutera le sens de la dialectique 8 Cf. M. Migliori, L.M. Napolitano Valditara (eds), D. Del Forno (co-ed.), Plato Ethicus. Philosophy is Life, Proceedings of the International Colloquium, Piacenza (Italy) 2003, Sankt Augustin, Academia Verlag, « Lecturae Platonis 4 », 2004. 9 Cf. A. Gomez-Lobo, Les Fondements de l’éthique socratique, Traduit de l’anglais (américain) par N. Ooms, Préface de M. Frede, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, « Problématiques Philosophiques », 1996. 15 envisagée comme méthode heuristique de rassemblement et de division visant à définir le mieux possible la nature des mots10. Mais revenons à Héraclite. D’après Platon, l’Ephésien ne pouvait en aucune manière réfléchir sur la norme, la valeur, le principe permettant de fonder solidement toute action morale. Héraclite sera non seulement dénigré par Platon pour son relativisme, mais se verra discrédité ou parodié par l’orateur Lucien de Samosate (IIe siècle après J.-C.) qui ne manquera pas de mettre en scène la philosophie de l’Ephésien dans un ouvrage célèbre intitulé les Philosophes à l’encan11. Dans cette vente aux enchères fictive, ironique et parodique des genres de vie philosophiques, Héraclite incarnera la figure du philosophe mélancolique et pessimiste. La mélancolie et le pessimisme de l’Ephésien reposeraient sur sa philosophie du devenir permanent. Si tout coule et si rien n’est stable, nous sommes en proie à l’usure du temps, au vieillissement, et nous sommes par conséquent voués à la mort. Une telle conception philosophique, soutenant le devenir incessant de toutes choses, ne pouvait que provoquer les pleurs d’Héraclite et sa mélancolie12. Il va de soi que ce genre de vie philosophique qu’est le pessimisme ne vaut pas la peine d’être « acheté » et « pratiqué ». Selon Platon et Lucien, le relativisme et le pessimisme d’Héraclite trouvent tous les deux leur raison d’être dans la philosophie héraclitéenne du devenir permanent. On ne peut donc rien retenir de bon de cette philosophie qui propose un genre de vie négatif à tout point de vue : impossibilité d’élaborer une science, impossibilité d’accéder à la vérité, 10 Cf. M. Fattal, « Le Sophiste : logos de la synthèse ou logos de la division ? », in P. Aubenque (éd.), textes recueillis par M. Narcy, Etudes sur le Sophiste de Platon, Napoli, Bibliopolis, « Elenchos XXI », 1991, pp. 145-163. 11 Lucien, Philosophes à l’encan, Introduction, texte et traduction par Th. Beaupère, Lyon, Les Belles Lettres, 1967, vol. 1. Pour le Commentaire, voir le vol. 2. 12 Cf. à ce sujet, M. Fattal, « La figure d’Héraclite qui pleure chez Lucien de Samosate (Les Sectes à l’encan, 14) », in M. Guglielmo e G. F. Gianotti (ed.), Filosofia, Storia, Immaginario mitologico, Torino, Edizioni dell’Orso, 1997, pp. 175-180 ; repris dans M. Fattal, Image, Mythe, Logos et Raison, Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2009, pp. 25-33. 16 impossibilité d’agir correctement et de réaliser le bonheur des hommes. Mais peut-on faire confiance aux témoignages de Platon et de Lucien ? Malgré le portrait négatif brossé par Platon et par Lucien, on peut finalement se demander si Héraclite n’a pas réfléchi, à sa manière, sur les fondements philosophiques et théoriques de l’action morale. En effet, si Héraclite a effectivement développé une philosophie du devenir, il n’en demeure pas moins que le lecteur avisé et attentif pourra constater que cette philosophie du devenir contient en réalité une forme de stabilité. Dans ce que les commentateurs appellent à propos d’Héraclite les fragments du fleuve (B 12, B 49 a, B 91 D.-K.), qui sont censés représenter et symboliser le flot permanent de toutes choses, Héraclite laisserait entendre qu’il existe malgré tout une forme de permanence et de stabilité dans le flux incessant des eaux du fleuve qui sont « autres » et « différentes ». En effet, sous l’image des eaux qui sont qualifiées d’« autres » (hetera), Héraclite ne manque pas d’insister, dans chacun des trois fragments cités plus haut, sur le fait qu’il s’agit des « mêmes » (autoi) fleuves ou du « même » (autos) fleuve. Une forme de permanence et d’identité semble donc habiter et fixer, structurer et stabiliser le devenir13. A travers l’image du fleuve, Héraclite aurait finalement signifié d’une manière cryptée sa théorie fondamentale de l’harmonie des contraires14 que sont le même et l’autre, le repos et le mouvement, l’un et le multiple. Une telle philosophie de l’unité des contraires ne pouvait que susciter les réactions critiques d’Aristote, fervent partisan du principe logique de l’identité ou de la non-contradiction. En effet, dans le livre Gamma de la Métaphysique, Aristote soutiendra injustement qu’Héraclite a fait de son logos 13 Voir à ce sujet, M. Fattal, « La figure d’Héraclite qui pleure… », in Image, Mythe, Logos et Raison, op. cit. 14 Cf. A. Petit, « Héraclite : la captation de la marge », Les Etudes Philosophiques, 2 (1988), pp. 207-219. Sur l’obscurité légendaire des propos d’Héraclite, cf. L. Rossetti, « Quale skoteinotes ? Sul rapporto che Eraclito instaura col suo uditorio potenziale », Philo<:>Logica, I/1 (1992), pp. 3-28. 17 (discours) un logos ivre, car en disant une chose et son contraire l’Ephésien ferait éclater le langage et toute forme de rationalité. Rappelons ici que le terme de logos désigne en grec plusieurs sens dont notamment ceux de discours et de raison. Compte tenu du fait que, pour Aristote, Héraclite se contredit en permanence, il est manifestement dans l’impossibilité de parler correctement et logiquement puisqu’il ne cesse de mettre en péril le principe logique de l’identité qui est à la base de tout discours sensé. La critique d’Aristote est aussi injuste que celle de Platon à propos du devenir, car, pour le physicien, les contraires qui sont mis en œuvre en vue d’expliquer la complexité du réel ne se contredisent pas, c’est-à-dire ne s’excluent pas, mais représentent plutôt des « relatifs », c’est-àdire qu’ils existent relativement, alternativement et successivement les uns par rapport aux autres, comme par exemple le jour et la nuit, l’hiver et l’été existent relativement, alternativement et successivement les uns par rapport aux autres, sans pour autant s’exclure. Ainsi, Héraclite, n’étant pas un partisan du relativisme absolu comme le prétend Platon, et n’étant pas non plus un pessimiste ou un mélancolique comme le laisse entendre l’anecdote de Lucien, ne pouvait en aucun cas passer son temps à se contredire comme le soutient Aristote. Tout philosophe digne de ce nom doit, selon le Stagirite, respecter le principe logique de la non-contradiction sous peine de paraître incohérent et incompris de ses interlocuteurs. Héraclite se nierait en tant que philosophe. C’est par et grâce à la pensée qui respecte certaines exigences rationnelles que le philosophe est en mesure de mener correctement et méthodiquement son enquête sur le monde, la nature, la cité, l’homme, etc. Héraclite se contredisant serait non seulement indigne d’être philosophe, mais se verrait également mis au ban de l’humanité, car, pour Aristote, l’homme est par définition un « animal vivant doué de logos ». Contrairement à ce que soutient Aristote, Héraclite est non seulement un philosophe digne de ce nom, mais il est le premier philosophe à élaborer, en Occident, une philosophie du logos 18 qu’il place au centre de sa pensée, et qu’il relie d’une manière tout à fait cohérente et originale à sa conception physique et cosmologique de l’harmonie des contraires. Non seulement, Héraclite est en mesure d’élaborer une philosophie originale du logos et de l’harmonie des contraires, mais son mérite le plus grand résiderait dans le fait d’établir un lien fondateur et fondamental entre cette théorie du logos et de l’harmonie des contraires d’une part et l’action morale d’autre part. Ce qui aurait pour effet d’accroître encore plus la cohérence de sa pensée. Dans de telles conditions, il serait l’un des premiers à élaborer une réflexion philosophique et théorique sur les fondements de l’action morale et politique. Le logos (discours) ou l’epos (parole) théoriques du philosophe, véhiculant la doctrine de l’harmonie des contraires, ne sont-ils pas là pour fonder l’agir moral de l’individu et la pratique politique des citoyens ? Le Logos et l’epos du philosophe Héraclite, soucieux de transcrire en paroles et d’inscrire en actes la philosophie de l’harmonie des contraires, n’offrent-ils pas une ligne de conduite à suivre, un critère et une norme stables à l’action individuelle et collective ? Quelles sont donc ces valeurs stables permettant de régir correctement la vie de tout un chacun au sein d’une communauté qui se doit d’être harmonieuse, juste et ordonnée ? Une analyse philosophique précise de la terminologie des fragments héraclitéens relatifs à l’agir (poiein) et au parler (legein), aux paroles (epea) proférées et aux actes (erga) réalisés par le sage et le commun des mortels devrait renseigner le lecteur au sujet de ce qui a été appelé « les fondements philosophiques et théoriques de l’action morale ». Nos contemporains du XXIe siècle, prenant acte de la « crise des valeurs » qui traverse nos sociétés occidentales, et soucieux de réfléchir sur les fondements rationnels de l’action morale et politique, seront peut-être surpris d’entrevoir le caractère stimulant de la proposition faite à ce sujet par un philosophepoète situé à mi-chemin entre la poésie homérique et hésiodique d’une part et la philosophie du concept de Platon et la logique 19 d’Aristote15 d’autre part. Nos contemporains seront peut-être étonnés de retrouver, en deçà des préoccupations écologiques actuelles, une philosophie plaçant la nature (phusis) et le cosmos au centre de son interrogation, et faisant de cette nature le critère ultime pouvant régir nos vies et nos pensées. Mais avant d’amorcer une étude lexicale et philosophique des fragments d’Héraclite où il est question des paroles et actes (epea kai erga), du parler et l’agir (legein kai poiein), il est nécessaire de voir ce qu’il en est du statut de l’agir et du parler, des actes et des paroles chez Homère et Hésiode. Une telle étude généalogique allant de la mythologie à la philosophie, ou une telle mise en perspective du discours philosophique d’Héraclite par rapport à celui de la poésie homérique et hésiodique, devrait permettre au lecteur d’apprécier l’originalité et la pertinence de chacune de ces approches. Si, dans la poésie homérique, l’agir militaire du guerrier et de l’homme valeureux au combat l’emporte sur les palabres et les paroles inutiles et inefficaces, on peut se demander si la philosophie d’Héraclite obéit elle aussi à ce schème qui valorise l’action aux dépens de la parole. Héraclite n’a-t-il pas plutôt tendance à inverser le schéma homérique en marquant la priorité et la primauté du dire signifiant et de la parole de vérité du sage sur l’action ou l’agir déficients du commun des mortels ? Quels sont les enjeux ou la portée d’un tel renversement des valeurs ? C’est en essayant de rappeler ce que représente l’idéal moral défendu par Homère, Hésiode et les Sept Sages à travers l’étude du prisme de l’agir et du parler, qu’il sera possible de cerner au mieux l’exemplarité du philosophe Héraclite critiquant le dire et l’agir de ses concitoyens et des hommes en général, et de voir jusqu’à quel point il nous propose de réfléchir efficacement sur les fondements théoriques et rationnels de l’action morale. 15 Sur les fondements philosophiques et théoriques de l’action morale chez Aristote, cf. C. Natali, L’Action efficace. Etudes sur la philosophie de l’action d’Aristote, LouvainLa-Neuve, Editions Peeters, « Aristote, Traductions et Etudes », 2004. 20