L’EXPÉRIENCE EN PHILOSOPHIE.
PRAGMATISME ET EMPIRISME :
ENTRE JAMES ET BERGSON
par Claude-Raphaël SAMAMA
J’aurais volontiers exclu le mot réel (real),
dont l’hérédité est très chargée,
si j’avais trouvé un terme
convenable à lui substituer
E.Husserl
L’histoire de la philosophie et ses différentes doctrines ou systèmes pourraient bien s’articuler
autour d’une seule et même notion, celle d’expérience. Il faudrait bien évidemment alors, définir
celle-ci et lui donner statut. Si l’expérience est ce en quoi/par quoi le réel se donne pour/à nous,
alors elle est équivalente à tout ce qui du monde est accessible, c’est-à-dire connu. Elle laisserait
en dehors d’elle, l’inconnaissable. Il resterait à voir jusqu’où et comment, et le comment, qui est
celui de nos moyens, conditionne alors le jusqu’où.
L’expérience renverrait d’abord à la possibilité d’entrer en contact avec un donné, selon
tel ou tel processus interne ou externe. La perception naturelle, extérieure ou intuitive, en est un.
Tout dispositif d’expérimentation, artificiel ou médié, en est un autre. Le connaître comme
résultat vient conclure ou tirer profit de cela même. En ces trois dernières modalités se
présenterait tout système prévaudraient le phénomène, la pensée ainsi activée et l’effet du
procès intellectuel en jeu. On aura reconnu là, les deux polarités se distribue l’ensemble des
systèmes philosophiques : empirisme et intellectualisme, intuitionnisme et logicisme, réalisme
objectif et constructivisme transcendantal. D’un côté, la primauté du donné brut venu de
l’externe (perception) ou de l’interne (intuition) sans médiation, de l’autre l’élaboration logique
préalable comme condition d’accès à la connaissance.
La problématique générale du pragmatisme et de ses développements s’élabore à cette
lumière et prend sens dans le cadre précédent. Sa formulation avec, à l’origine, Peirce, James
et Dewey, en tire les conséquences ultimes pour un savoir du réel, et lie dans une approche
philosophique nouvelle, le fait et sa valeur. En mettant à son centre la question de l’expérience et
ses conséquences modales, le pragmatisme qui est d’abord, on l’aura compris, un empirisme, a
permis à travers les pensées que l’on va mettre en relief, de faire se rejoindre les deux versants
subjectifs et objectifs du réel, le plus souvent séparés dans la tradition philosophique. La réalité
véritable reçoit, dans cette conception, un traitement elle n’est plus un absolu ontologique,
mais se voit conçue, relativisée et instrumentée à l’aune de sa relation à l’homme et son action en
retour. A travers elle, les deux pôles traditionnels du sujet et de l’objet, de l’expérience et du
monde, du savoir et du pouvoir, sont amenés à se rejoindre et se valider l’un par l’autre dans la
connaissance et l’usage que nous en avons, plutôt qu’à se séparer et s’éloigner au détriment de
leur nature propre, leur interaction étant fondatrice et heuristique. Il restera à voir la portée et les
conséquences d’une telle orientation.
1
Les développements qui suivent, autour du pragmatisme et des philosophies empiristes,
s’attachent plus particulièrement à William James et Henri Bergson, dont on fait dans le contexte,
un choix délibéré, qui sera à mesure justifié. Les styles et les élaborations philosophiques
respectifs, à partir du thème de l’expérience chez les deux penseurs, ont en effet, l’avantage de
marquer des proximités mais aussi des différences à travers deux inspirations spécifiques de
l’activité philosophique. Ils ne peuvent pas, par ailleurs, ne pas croiser, comme on vient de le
suggérer, d’autres systèmes jalonnant l’histoire de la pensée, ni l’enjeu philosophique comme
rapport au monde, se discerneraient les voies de la philosophie anglo-saxonne et américaine,
en contrepoint de la tradition continentale.
L’expérience comme fondement philosophique
L’expérience est une des données implicites de toute philosophie. Cette assertion pourrait
pourtant constituer un paradoxe pour la plupart d’entre elles, qui partent de cette dernière sans le
reconnaître. Nous verrons dans ce qui suit que le statut et l’importance que l’on reconnaît à
l’expérience, partagent les écoles, les systèmes ou les grandes pensées. La place qu’on lui
accorde pourrait même constituer un critère d’analyse permettant de classer ou ordonner ces
derniers, eu égard au statut plus ou moins pertinent qu’on lui attribue. Sans revenir au paradigme
classique des oppositions entre l’essentialisme heuristique de Platon et l’empirisme
substantialiste d’Aristote, elle se retrouverait comme ligne de partage entre l’idéalisme
scolastique puis cartésien et le criticisme, selon la ligne allant de Locke à Kant, en passant par
Hume qui en fit la clef de toute connaissance par nature.
Descartes lui-même pourrait bien s’inscrire dans cette filiation d’un recours obligé à elle.
Au cœur de l’édifice des Méditations ne trouve-t-on pas en effet des expériences intérieures. Le
Cogito comme résultat du doute hyperbolique n’est-il-pas la déduction irréfutable de l’expérience
du doute et l’intuition, qui lui sert de guide, le vade me cum qui conduit à installer tout l’édifice
de la véracité et de ses fondements ? L’expérience reste ici intériorisée et en quelque sorte
formelle, puisque sa validation, outre son centrage sur l’ego fût-il transcendant à sa manière
fait ensuite intervenir Dieu comme garant du véritable, mais en convergence avec la part
rationnelle éprouvée de la connaissance.
Il faudra attendre Locke1 pour entrer dans une systématisation de la fonction d’expérience
et d’analyses qui mettent au jour les mécanismes intellectuels et langagiers sous-tendant nos
rapports au réel. La distinction des qualités premières et des qualités secondes étayera les
processus d’entendement et la nature véritable de la réalité. La mise en avant du rapport au
langage clarifiera son expression issue des expériences que nous en faisons.
Hume2, qui réveilla Kant, comme chacun sait, de son sommeil dogmatique, mit
l’expérience au cœur d’une pensée qui, peut-être la première, prit le réel comme « nature » en
tant qu’enjeu crucial de toute connaissance à vérifier. Il déplacera la question, de l’intérieur de la
pensée à son extérieur, qu’elle veut ou croit penser. Si elle n’est pas lui et s’en démarque, alors il
faut en examiner les liens, sans a priori ou réquisit préalable. L’expérience ne livre rien d’autre
pour lui, que l’habitude et des séries liées de phénomènes dans quoi tout se résout. Il n’y a pas
d’autre possibilité de concordance que celle que la nature offre et à quoi doit se plier
l’entendement, sans que la réciproque puisse valoir, dans tous les cas pour une théorie de la
connaissance pure de tout a priori.
On comprend que Kant ait été, plus que d’autres, sensible à de tels arguments qui
l’inclinèrent à favoriser l’expérience du monde au détriment de sa pensée. Il se crut pourtant
2
obligé d’en établir les conditions et de construire un système transcendantal comme condition du
connaissable. Le phénomène, comme objectivité externe, fournit seul la matière d’une expérience
en contrepoint du noumène inaccessible, car justement, il n’est pas d’expérience de ce dernier.
Dans son système, la construction transcendantale vient opposer son lourd appareil et fait perdre
la spontanéité de l’expérience, la grevant des multiples médiations « logiques » auxquelles serait
soumis le connaître, à travers concepts, catégories de l’entendement, raison régulatrice, logique,
dialectique, etc.
Transcendantal et empirique
Les rappels précédents font bien apparaître à quel point la place de l’expérience est
cruciale dans toute théorie de la connaissance, si même son statut reste minoré ou dépendant de
conditions a priori qui la valident ou la permettent en tant que pour nous.
Au moins jusqu’à la période moderne, le statut de l’expérience reste en effet descriptif,
tautologique, informel ; il renvoie à une définition faible du réel. Ce dernier est en rapport avec
une connaissance harmonieuse préétablie (Descartes), produite sous conditions (Kant) ou
rationnel par équivalence à élaborer (Hegel). L’observation ne sert ici qu’à la démonstration ou
en vue d’une construction théorique qui se doit de venir étayer un résultat intellectuel, induit ou
déduit.
Si Descartes retrouve ainsi la pertinence innée de la mathesis et en fait le modèle de toute
vérité claire et distincte, Kant puise dans l’arcane du processus de connaissance par entendement
les modalités d’accès à un réel qui fait boucle avec lui3. Hegel pose, lui, l’homologie entre réel et
rationnel et avance à sa façon dans son propre modèle la dialectique enrichit certes le
processus descriptif du réel, mais pour mieux le rapatrier si on peut dire dans une sphère
décrochée, reconstruite par rapport à de ce dont il est question. Marx apercevra bien l’abstraction
de l’opération, eu égard à un pan plus concret du réel, celui de la matière et de l’histoire, si même
dans la Logique ou L’Encyclopédie des sciences philosophiques, Hegel aura tenté de faire tenir la
connaissance scientifique (de son temps) dans un processus formel à effet pro domo, en une sorte
de discours méta qui laisse en dehors de lui le réel vérifié expérimentalement dans le résultat
scientifique.
La question de l’analyse ante ou post rem de l’expérience de nos data –, suivie de la
tentative d’établissement d’un plan transcendantal, au sens de condition nécessaire pour valider
toute expérience et de tentative formelle pour décrire l’acte du connaître, est donc au centre de la
philosophie classique et ce jusqu’à même Husserl. Ce dernier tentera de rapporter cet
établissement à une méthode aboutissant à l’ultime des essences (Ideen), en court-circuitant en
quelque sorte toute autre médiation intellectuelle préalable qui pourrait venir parasiter l’accès
direct à la « chose même », l’essence visée d’un objet, d’une notion, d’une valeur, etc. C’est le
mouvement même de l’épochè, réductrice et purifiante, en vue d’aboutir à un absolu de
connaissance au-delà duquel on ne pourrait plus remonter et qui signerait en effet une sorte
d’absoluité des vérités dont l’esprit dispose. On voit bien encore ici que l’expérience du Réel a
fait l’objet d’une opération en quelque sorte de transfert, consistant à le réduire ou l’identifier à
son versant d’une intellection indépassable et à ce titre, vraie, sinon universelle autre
préoccupation de Husserl. La phénoménologie husserlienne aura peut-être eu le mérite d’ouvrir
néanmoins à une certaine forme d’expérience, par une méthode appropriée, toute une zone
idéelle, idéale, du rapport de l’esprit au monde et à lui-même (en tant que lui). Les essences à
3
viser, puis atteindre, seraient la limite au-delà de laquelle, il n’est plus rien, comme absolus
ontologisés et non plus ontiques4.
Une partie de la philosophie contemporaine, avec Cassirer par exemple, mais surtout
Heidegger, s’emparera implicitement d’une telle position pour accéder, à partir d’une visée
empirique d’enjeux semblables, aux versants existentiels et subjectifs ou éthiques de notre
rapport à l’être comme monde. Celui-ci s’offrirait sous les aspects de la vie (Leben), des effets
sur/pour nous du monde (Welt), du temps (Zeit), de l’être (Sein), comme conscience (Pour-soi
sartrien), condition humaine (Da-sein), culturelle (symbolisch Formen de E.Cassirer) ou éthique
(l’Autre, le Visage, la Responsabilité, chez Levinas ou le dernier Derrida).
On voit ainsi, à travers ces exemples, comment l’expérience peut constituer la matière
même d’un philosopher élargi aux dimensions du monde ou à des formes humaines, reliées à lui
comme des données pures ou à retrouver dans l’être. Transcendantal et empirique verraient ainsi
leurs différences comme résorbées ou plutôt leurs frontières, réduites.
L’expérience est cette opération spontanée ou à saisir qui fournit la matière d’un donné
pour le penser ou l’agir. De fait, de l’idéalisme à l’empirisme, une expérience vient toujours
tenter de faire accéder à la vérité, c’est-à-dire au rapport authentique que l’homme entretient avec
le réel. Seule la source en varie : celle du sujet qui informe une matière ou celle de l’objet à
connaître qui se donne, les deux conjugués, imposant les modalités de leur conjonction, au-delà
de tout autre référent. Il s’agit toujours, en quelque sorte, d’empiries premières tournées vers les
objets du monde qui dans l’expérience que nous en faisons, réfléchissent leurs formes et rien
qu’elles, sans médiations préétablies.
L’empirisme est cette position philosophique qui privilégie une seule source, celle de la
conjonction du sujet et du monde en ses objets, comme seul critérium du réel et du vrai. Il peut
être logique, substantialiste, rationnel ou même idéaliste, avec un Berkeley par exemple, selon sa
visée donc, mais jamais ne se départit d’un rapport fondateur à une saisie objective, confiante en
sa visée, reproductible et partagée du donné naturel dont elle s’assure ou parle.
William James voudra l’empirisme, radical et « pur » de tout préalable ou système
antérieur à son affirmation probative et dés lors générale. Bergson, sans en faire une doctrine
systématique, s’emploiera à en montrer l’efficace et à légitimer par lui toute avancée de ses
propres constructions, ne quittant jamais le terrain du réel ou tâchant de revenir à lui, comme
« donnée immédiate » ou matrice de savoir.
Expérience et pragmatisme
Le pragmatisme, de même inspiration expériencielle que l’empirisme, voudra, au-delà
des processus de saisie du réel et de connaissance, en tirer des conséquences élargies en vue d’un
rapport plus proche du monde et de ce qui en découle dès lors pour l’action. Ce sera la position
d’un Peirce quant à l’ordonnancement des signes de la réalité et leur enchaînement, de James au
niveau des modes perceptifs et de l’action humaine libérée, d’un Dewey liant la vérité à son
efficacité sociale, mais tout autant celle d’un Whitehead vis-à-vis de la « nature » comme seul
lieu s’inscrit et d’où découle notre connaissance à tous les plans, du physique immédiat au
cosmologique !
« Ce que nous demandons, nous, à la philosophie de la science c’est de rendre compte de
la cohérence des choses perceptivement connues. Ce qui signifie que nous refusons de donner
4
notre appui à toute théorie des additions psychiques à l’objet connu dans la perception »5. A
propos de son concept de « bifurcation » Whitehead dénonce toute tentative d’attribuer à
l’esprit seul le processus causal de la connaissance, le séparant ainsi de l’objet connu, il
déclare encore : « Quand il s’agit de la connaissance nous devrions liquider toutes ces métaphores
spatiales, comme dans l’esprit et hors de l’esprit. La connaissance est quelque chose d’ultime. »
(op.cit., p.69). La notion d’expérience empirique n’est pas ainsi réduite à la seule perception des
phénomènes physiques du monde, ce qu’elle était chez Locke, Hume ou Berkeley. Elle peut aussi
être élargie à son versant intérieur et subjectif, ce que nous éprouvons ou comment se reflète en
nous la chose, l’évènement, le phénomène même, mais dans leur pureté réfléchie, tels qu’en
eux-mêmes, sans réserve ou reste qui lui échappe.
Peirce et James ont ouvert la voie au processus de description directe et de vérification de
nos assertions quant au réel, ce qui a pour enjeu une définition moins formelle, plus large et plus
vivante de la vérité. En ce sens ils ont ajouté à la conception empiriste, la perspective où la vérité
résulte d’un accord nécessaire avec le réel physique et sa structure reprise en/par nous, autant que
le mode des rapports à établir alors avec lui. Perspective neuve, que la philosophie continentale
n’intégra pas de façon aussi systématique comme préoccupation philosophique, à savoir celle
d’une valorisation de l’être comme lieu, non pas seulement d’un penser, mais d’un vivre selon
son évaluation, son intérêt et sa valence humaine, devenus des absolus remplaçant toute entité
« extatique » pour reprendre un terme heideggerien.
Avant eux, et comme un précurseur, Emerson, sur le registre d’un subjectivisme
pragmaticiste avant la lettre, auteur d’un ouvrage important, intitulé justement Experience,
pourrait conforter les analyses précédentes, en les ouvrant à un autre mode d’appréhension du
monde et d’autrui. Son transcendantalisme met au premier plan l’expérience, non du seul
connaître pur et de la perspective épistémologique, mais celle de la vie sociale et des enjeux de
l’intériorité individuelle. Les catégories qui gouvernent l’homme et le socius il baigne seront
plutôt celles de l’exister, du subjectif, et d’un penser qui porte à privilégier les formes multiples
de l’expérience individuelle comme soi, puis celles plus collectives de l’appartenance, du vivre
ensemble. Dès lors, les valeurs à promouvoir en commun ouvriront à la question du politique et
de ses prolongements dans la forme démocratique de l’organisation politico-sociale, ses
modalités optimales et ses enjeux.
Dewey théorisera plus avant cette problématique où, plus que la connaissance pure et
désintéressée, seront privilégiées la forme et les effets du savoir, sa transmission, ses bénéfices,
ses modes collectifs dans l’éducation et la répartition démocratique du pouvoir. L’ « enquête »,
processus d’exploration, de construction, puis de validation selon le résultat obtenu des effets
souhaitables ou projetés selon des finalités utiles, en sera la méthode privilégiée.
Le néo-pragmatisme contemporain restera fidèle à ce critère. Il n’y a pas d’absolu de la
nature, de la raison ou de la science, a fortiori de la signification ou de la raison. La réalité sera
relative à son contexte, à l’interprétation de celui-ci, fonction d’un but opératoire, d’un résultat à
atteindre, d’un moment, d’un bénéfice espéré. De H.Putnam à R.Rorty ou Cavell, le réel sera
défini par ses « fonctionnalités », selon la visée épistémologique, philosophique, politique ou
morale, retenue. On reviendra plus loin sur les conséquences idéologiques de ces choix et du
statut dés lors de toute « tradition », sinon de l’histoire même et bien sûr celle de la philosophie.
La démarche de Bergson, quant à elle, envisagée plus loin, tout en restant toujours le plus
proche de l’expérience, sera celle d’un empirisme différent, tentant de rejoindre à travers elle, les
modalités d’existence ou de saisie, d’un être plus substantiel, incluant l’homme ou l’excédant,
l’invitant à une ontologie non séparative, liant l’existant à une source régulatrice ou l’englobant
(la Vie, la durée, l’énergie spirituelle…).
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