LE THÉÂTRE DE L’AMANTE ANGLAISE
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Loin de soi, loin du monde
Elizabeth Macocco
Je ne peux pas répondre à vos questions dit Claire Lannes, la meurtrière, au
mystérieux interrogateur, car vous ne me posez pas la bonne : celle qui contient
toutes les autres…
Marguerite Duras place ses personnages devant le rideau de fer du théâtre, car
la représentation n’a pas commencé ou est, peut-être, déjà terminée ou pourquoi
pas, ne peut avoir lieu.
Ne restent alors que des questions sans réponses et si les mots sont impuissants
alors nulle issue, nul partage, nulle compassion.
Rien que la solitude de cette drôle d’amante dont la bouche, à l’image du ciment
du banc sur lequel elle est assise, n’arrive plus à nommer le futur puisque l’amour
salvateur appartient dénitivement au passé.
Rien que l’enfouissement dans un monde sans traces, un monde de traces pures.
Peut-être ce monde de l’écriture, ce monde de liberté absolue qui nous enseigne
que raconter une histoire, essayer de comprendre une vie, c’est en faire partie.
Alors si écrire, c’est vivre, reste la question toujours posée du comment et du
pourquoi.
Dans mon parcours théâtral, à travers les spectacles que j’ai conçus et interprétés,
j’ai toujours été emportée par de grands destins féminins, par exemple avec
Médée, Callas ou Dorothy Paker ou dans L’Usage de la vie, texte commandé à
Christine Angot.
Mon projet pour le Centre dramatique de Haute-Normandie accorde une très
grande importance à l’écriture et au partage par le verbe et le langage. J’avais
envie d’essayer de porter et faire entendre la langue durassienne, très poétique
et stylée. Je voulais également aborder les thématiques du couple et de la folie.
Aussi, quand j’ai relu L’Amante anglaise, il m’est apparu évident que je devais aller
vers ce texte et cette écriture.
J’ai proposé cette pièce à Ahmed Madani et j’ai été très heureuse qu’il me rejoigne
dans ce désir et que nous entamions ensemble ce dialogue avec Marguerite
Duras.
Comme toutes les héroïnes de Marguerite Duras, Claire Lannes est en quête d’un
amour idéal. Ici, l’amour est derrière elle, et le crime est à la fois une renaissance
et un suicide. Avant le passage à l’acte, elle s’enferme en elle-même ; après le
crime, elle retrouve le langage.
Le fait divers dont s’inspire Marguerite Duras devient sous sa plume une tragédie
: elle dépasse la dimension sociale pour entrer dans le mythe. Claire Lannes tue sa
propre chair et par là-même son couple. Cet assassinat est un cri d’amour, un crime
fondateur. Claire Lannes persiste à chercher cet amour idéal qui est derrière elle.
Il y a souvent chez Duras ce moment d’incandescence amoureuse qui ne peut
durer tel quel, et cette incapacité à se xer dans une situation et s’y reconnaître.
La vraie vie, pour elle, est ailleurs dans une autre vie impossible à vivre. Marguerite
Duras décrit merveilleusement cette inadaptation à la vie. Ses personnages sont
loin du monde et loin d’eux-mêmes et c’est sans doute pour cela que nous avons
tant d’empathie pour leurs destins singuliers. Ce qui m’a intéressée également
c’est le chemin fait sur l’œuvre, et notamment le passage entre le roman et le
texte théâtral totalement épuré. Dans la pièce, le personnage de l’interrogateur
devient une chose essentielle, il est tout, il est la justice, il est la société qui
demande des comptes, il est le livre en train de s’écrire, ce qui nous ramène à la
convocation, devant le peuple.
Nous avons voulu avec Raymond Sarti, qui a conçu la scénographie, un dispositif
scénique qui replace les spectateurs au cœur de l’agora. L’interrogateur devient
ainsi la société qui interroge la criminelle et s’interroge sur elle-même. Il est
l’humain qui cherche à se comprendre.
La proximité avec les spectateurs nous oblige à une pureté du jeu, à une
incarnation à la fois très concrète et très poétique. Claire Lannes n’est pas une
héroïne désincarnée, c’est au contraire une femme de chair, avec ses désirs et ses
contradictions, tout en s’exprimant dans une langue construite et stylisée. Il y
a une incandescence des personnages féminins chez Duras et c’est précisément
cette incandescence-là qu’il faut parvenir à incarner.