La sociologie. Histoire, idées, courants

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Extrait distribué par Editions Sciences Humaines
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Extrait de la publication
Histoire
• Idées
Courants
Extrait distribué par Editions Sciences Humaines
LA SOCIOLOGIE
Maquette couverture et intérieur : Isabelle Mouton.
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Diffusion : Seuil
Distribution : Volumen
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de
reproduire intégralement ou partiellement, par photocopie ou tout
autre moyen, le présent ouvrage sans autorisation de
l’éditeur ou du Centre français du droit de copie.
© Sciences Humaines Éditions, 2009
38, rue Rantheaume
BP 256, 89004 Auxerre Cedex
Tel. : 03 86 72 07 00/Fax : 03 86 52 53 26
ISBN =9782361061784
978-2-912601-85-8
Extrait de la publication
Extrait distribué par Editions Sciences Humaines
LA SOCIOLOGIE
Histoire, idées, courants
Ouvrage coordonné par
Xavier Molénat
La Petite Bibliothèque de Sciences Humaines
Une collection dirigée par Véronique Bedin
Extrait de la publication
Extrait distribué par Editions Sciences Humaines
ONT CONTRIBuÉ à CET OuVRAGE
Howard Becker
Professeur émérite de sociologie
à l’Université de Washington (Seattle).
Raymond Boudon
Professeur émérite à l'Université
de Paris-Sorbonne (Paris IV).
Philippe Cabin
journaliste scientiique.
Michel Crozier
Directeur de recherche émérite
au CNRS, membre de l’Institut,
fondateur du Centre de sociologie
des organisations.
Jean-François Dortier
Fondateur et Directeur magazine
Sciences Humaines.
François Dubet
Professeur à l’Université
de Bordeaux, directeur d’études
à l’EHESS, chercheur au CADIS
(Centre d’analyse et d’intervention
sociologique).
Martine Fournier
Rédactrice en chef du magazine
Sciences Humaines.
Anthony Giddens
Professeur émérite, London School
of Economics ; King’s College
de Cambridge.
Jean-Claude Kaufmann
Directeur de recherche au CNRS,
CERLIS (Centre d’études et de
recherche sur les liens sociaux,
Université Paris-V Sorbonne).
Éric Keslassy
Professeur de sociologie
à Paris-Dauphine.
Bernard Lahire
Professeur de sociologie à l’Université
de Lyon, école normale supérieure
Lettres et Sciences Humaines.
Michel Lallement
Professeur de sociologie au CNAM.
Xavier Molénat
journaliste scientiique
au magazine Sciences Humaines.
Laurent Mucchielli
Directeur de recherche au CNRS,
Directeur du CESDIP
(Centre d’études et de sociologie
sur le droit et les institutions pénales)
Albert Ogien
Sociologue, directeur de recherches au
CNRS, membre du Centre d’étude
des mouvements sociaux (EHESS).
Dominique Picard
Professeur à l’Université Paris-XIII.
Catherine Halpern
journaliste scientiique
au magazine Sciences Humaines.
Alain Touraine
Directeur d’études à l’EHESS (école
des hautes études en sciences sociales)
Nicolas Journet
journaliste scientiique
au magazine Sciences Humaines.
Vincent Troger
Maître de conférences à l’IUFM des
pays de Loire/Université de Nantes.
Cet ouvrage reprend un certain nombre d’articles publiés dans le magazine Sciences
Humaines, actualisés et augmentés d’articles et contributions inédites.
Extrait de la publication
SOMMAIRE
Introduction : les trajectoires de la sociologie
LE TEMPS DES FONDATEURS
Les débuts de la sociologie (tableau chronologique)
Deux précurseurs : Saint-Simon et Auguste Comte (encadré)
Tocqueville et la démocratie en Amérique (E. Keslassy)
Karl Marx, une vie de luttes et d’écriture (encadré)
Marx et la sociologie (J.-F. Dortier)
Y a-t-il encore des classes sociales ? (encadré)
Max Weber, sociologue de la modernité (J.-F. Dortier)
é. Durkheim, le père de la sociologie moderne (L. Mucchielli)
Les règles de la méthode sociologique (encadré)
L’école durkheimienne (encadré)
Georg Simmel, une sociologie des formes sociales (M. Lallement)
LE XXe SIÈCLE
20
21
25
32
33
41
42
47
55
56
58
: LA SOCIOLOGIE AMÉRICAINE
L’école de Chicago, la ville au scalpel (encadré)
65
Talcott Parsons et la grande théorie (J.-F. Dortier)
67
Entre théorie et empirisme, la sociologie de R. K. Merton
(J.-F. Dortier)
71
L’essor de la sociologie interactionniste (P. Cabin)
76
Le monde comme un théâtre : Erving Gofman (D. Picard)
79
Howard Becker : de l’école de Chicago à l’interactionnisme
symbolique
84
Les interactions : trame de la vie sociale.
Entretien avec Howard Becker
85
Les initiateurs du constructivisme : Berger et Luckmann (encadré) 95
La construction sociale de la réalité (Xavier Molénat)
102
Ethnométhodologie : la société en pratiques
105
À quoi sert l’ethnométhodologie ? Rencontre avec Albert Ogien 112
Extrait de la publication
Extrait distribué par Editions Sciences Humaines
LE XXe SIÈCLE
: LA SOCIOLOGIE EUROPÉENNE
Norbert Elias, une œuvre englobante (encadré)
Norbert Elias : pudeur, politesse et civilisation (N. Journet)
L’école de Francfort : la théorie critique de la société moderne
Edgar Morin : de la sociologie à la pensée complexe (J.-F. Dortier)
Raymond Boudon :
de l’action individuelle à l’ordre social (encadré)
L’individu et ses intentions. Entretien avec Raymond Boudon
Le parcours de Pierre Bourdieu (encadré)
Dans les coulisses de la domination :
la sociologie de Pierre Bourdieu (P. Cabin)
L’espace des positions sociales (encadré)
Alain Touraine, un sociologue de l’action sociale (encadré)
Des mouvements sociaux au sujet. Entretien avec Alain Touraine
Michel Crozier, un sociologue de l’organisation et du pouvoir
(encadré)
jeux des acteurs et dynamique du changement.
Entretien avec Michel Crozier
116
117
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142
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154
155
162
163
LES THÉORIES CONTEMPORAINES : INDIVIDU, RÉFLEXIVITÉ ET MODERNITÉ
La société liquid(é)e ? (X. Molénat)
Danilo Martucelli, théoricien du nouveau monde social (encadré)
L’individu rélexif, nouveau modèle sociologique ? (X. Molénat)
Anthony Giddens, le sociologue du « radical center » (encadré)
La sociologie comme conscience de soi de la modernité.
Entretien avec Anthony Giddens
La vie comme une expérience. Entretien avec François Dubet
L’homme pluriel : la sociologie à l’épreuve de l’individu (B. Lahire)
Luc Boltanski, observateur de la société critique (Xavier Molénat)
Bruno Latour, du laboratoire à la société (encadré)
Bruno Latour, sociologue iconoclaste (Xavier Molénat)
172
175
177
184
185
194
202
210
221
221
ANNEXES
Petit dictionnaire de la sociologie
Quelques livres clés de la sociologie
Bibliographie
Index
Extrait de la publication
227
241
243
246
Introduction
Introduction
LES TRAjECTOIRES DE LA SOCIOLOGIE
F
ille de la modernité, la sociologie est née de la volonté
de comprendre la société, le fait social et d’agir sur
eux. Elle s’est développée au fur et à mesure des évolutions sociales, politiques et culturelles. Par son objet même, elle est, plus
que toute autre science, le relet de son époque : de ses valeurs,
de ses inquiétudes, des rapports sociaux, des problèmes économiques et politiques…
Retracer et aider à comprendre les cheminements de la sociologie : telle est la démarche de cet ouvrage, qui entend présenter
un bilan complet des connaissances et des acquis de la discipline,
depuis les fondateurs jusqu’aux développements les plus actuels.
Pourquoi la sociologie ?
La sociologie naît d’un bouleversement, de la transition vers
une société nouvelle, au carrefour de trois révolutions : politique
(la Révolution française), économique (la révolution industrielle) et intellectuelle (le triomphe du rationalisme, de la science et
du positivisme). Bref, du passage, pensé à l’époque de manière
radicale, de la Tradition à la Modernité. Les précurseurs de la
sociologie (Auguste Comte, Alexis de Tocqueville, Karl Marx…)
se sont attachés à penser le nouvel ordre social en émergence.
7
Extrait de la publication
Introduction
Extrait distribué par Editions Sciences Humaines
Le premier volet de ce changement concerne la nature même de
la société. Dans les sociétés antérieures à la Révolution française,
l’organisation sociale était pensée comme déterminée par des forces
extérieures, transcendantes ou naturelles. Dans la société moderne,
le social a des lois de fonctionnement qui lui sont propres, et qu’il
est possible d’élucider. En montrant comment le suicide d’un individu, acte personnel par excellence, est déterminé par des forces sociales (sa religion, ses réseaux de relation, sa profession, etc.), émile
Durkheim ouvre ainsi la voie à la « découverte du social ».
Le xixe siècle est aussi le moment de la révolution industrielle.
L’essor du capitalisme marchand, la mécanisation des procédés
de fabrication, la création de vastes unités de production, la
constitution de la classe ouvrière, l’urbanisation sont autant de
manifestations de ce bouleversement économique. Le paysan des
campagnes cède la place à l’ouvrier des villes, qui éveille la peur
du bourgeois. Cette crainte des pathologies (violence, déviance,
désordre) est directement à l’origine des premières enquêtes sociales : par exemple, celle de Villermé sur le monde ouvrier, dès
1840. De même, la sociologie américaine naît, au tout début
du xxe siècle, de la volonté de comprendre et d’accompagner les
phénomènes d’urbanisation et d’immigration.
La sociologie procède d’un troisième changement : l’avènement de la pensée scientiique et de la rationalisation. A. Comte
annonce l’arrivée de l’âge du positivisme, c’est-à-dire un monde
fondé sur l’explication scientiique, soumise à la connaissance
des faits et à l’expérimentation. Il utilise le terme de sociologie,
et veut en faire la discipline de l’observation empirique et rigoureuse des phénomènes sociaux. Dans une perspective diférente,
Max Weber, autre igure fondatrice, décrit l’histoire de la civilisation capitaliste comme le triomphe de la pensée rationnelle et
comme une marche vers le « désenchantement du monde ».
Les préoccupations de la sociologie
Diagnostiquer et combattre la souffrance sociale
Tous ces bouleversements créent un besoin de connaissance et
d’instrumentation, sous la forme d’un savoir constitué et rigou8
Extrait de la publication
Extrait distribué par Editions Sciences Humaines
Les trajectoires de la sociologie
reux. Dans ce cadre général, la sociologie répond, tout au long
de son histoire, à des préoccupations diverses :
Science des phénomènes collectifs, la sociologie est en premier lieu vue comme un moyen de diagnostiquer et de soigner
un certain nombre de pathologies, et d’améliorer le fonctionnement de certains organes de la société. « j’ai vu naître en 1827
(…) les soufrances sociales qui ont pris aujourd’hui un caractère
si dangereux ; et comme mes condisciples les plus éminents, j’ai
tout d’abord songé au moyen d’y porter remède1. » : les mots
sont de Frédéric Le Play, l’un des pionniers de l’enquête sociale.
é. Durkheim, le père de la sociologie française, est pour sa part
inquiet de ce qu’il appelle l’anomie, c’est-à-dire la perte des repères liée à l’atomisation de la société : soucieux de la cohésion
sociale, il voit dans la sociologie un moyen de mieux appréhender cette menace pour en limiter les efets.
Dès ses débuts, la sociologie américaine est conçue comme
une expertise sociale : on cherche à mettre de l’huile dans les
rouages, à éviter la surchaufe d’une société jeune, dynamique,
qui invente chaque jour. Avec, par conséquent, des problèmes de
stabilisation, de cohabitation de minorités, de concentration de
populations dans les villes… : l’école de Chicago émerge au début du xxe siècle pour analyser ces phénomènes. Plus tard, c’est
dans l’idée de comprendre les déterminants du rendement au
travail qu’Elton Mayo, précurseur de la sociologie industrielle,
entreprend une série d’expériences dans les ateliers de la General
Electric à Hawthorne. Cette fonction explique l’ancrage précoce
de la sociologie américaine dans le corps social : bien avant ses
homologues européennes, elle est implantée dans l’université,
elle est reconnue comme un moyen d’action.
Cette faculté opérationnelle n’a cessé de marquer le développement de la sociologie. Elle se manifeste par la construction et
la formalisation de multiples instruments ainsi que par la mise
au point de méthodes d’intervention. La sociologie des organisations ofre aujourd’hui par exemple une large panoplie de
moyens pour accompagner le management, comme l’analyse stratégique, mise au point par Michel Crozier et Erhard Friedberg.
1- F. Le Play, La Méthode sociale, 1879, cité dans j.-M. Berthelot, La Construction de la
sociologie, Puf, 1991.
9
Introduction
Extrait distribué par Editions Sciences Humaines
Plus généralement, on a assisté depuis la in de la Seconde
Guerre mondiale à une professionnalisation croissante de la discipline. Les chercheurs sont de plus en plus nombreux. La demande d’expertise sociale s’intensiie et se structure : organismes
de recherches, rapports commandés à des sociologues… Santé,
travail social, urbanisme, gestion des ressources humaines, communication : toutes ces nouvelles fonctions sociales nécessitent
des formations et des compétences sociologiques.
Connaître, décrire, comprendre la société
La sociologie a pour vocation de décrire, le plus idèlement
possible, la société et son fonctionnement. Les premiers sociologues cherchent à caractériser les deux mondes qui se succèdent
sous leurs yeux : c’est ce qu’entreprend dès 1887 le sociologue
allemand Ferdinand Tönnies, avec l’opposition qu’il établit entre communauté et société.
Certes, les moyens d’accéder à cette connaissance du social diffèrent selon les approches. Très rapidement, deux attitudes vont
s’opposer. Une posture « objectiviste » et extérieure, symbolisée
par é. Durkheim : le sociologue doit s’extraire du social pour poser un regard objectif, il doit considérer les faits sociaux « comme
des choses », pour les expliquer. L’autre démarche cherche plutôt
à les comprendre : elle entend saisir de l’intérieur la subjectivité
des individus, en se mettant à leur place. Cette sociologie compréhensive est incarnée par M. Weber. Elle part du principe que ce
qui fait la matière première du social, c’est l’action des individus,
et que l’on ne peut comprendre cette dernière qu’en accédant au
sens que les personnes donnent à cette action.
Quelle que soit la posture adoptée, le souci des sociologues sera toujours de construire des instruments d’enquête et
de mesure idèles et iables. Les débuts de la statistique sociale
sont marqués par le souci d’une mesure rigoureuse. La tradition d’une sociologie quantitative et empirique va se perpétuer
et connaître un essor considérable après 1945. L’impulsion de
quelques centres de recherche (aux états-Unis, Paul Lazarsfeld
et son équipe de l’université de Columbia), la nécessité pour les
pouvoirs publics de disposer de données empiriques, l’invention
et la sophistication des techniques d’enquête (sondages, enquê10
Extrait de la publication
Extrait distribué par Editions Sciences Humaines
Les trajectoires de la sociologie
tes par questionnaire, et aujourd’hui l’explosion des possibilités
de traitement informatique des données) vont contribuer à la
constitution d’un appareillage quantitatif. Sur l’autre versant,
celui de l’approche qualitative et compréhensive, les techniques
ne vont, là aussi, cesser de se diversiier et de s’enrichir : monographie, analyse de contenu, dynamique de groupe, entretien
non directif… F. Le Play a été le premier à tenter de mettre au
point une méthode de l’observation directe, ethnographique et
comparative. Les courants de l’interactionnisme symbolique, de
l’ethnométhodologie, plus près de nous des chercheurs comme
jean-Claude Kaufmann se situent dans cette volonté d’utiliser et
d’améliorer des outils qui restituent au mieux les nuances du jeu
social dans sa dimension interactive et subjective.
Construire un corpus scientifique
Le souci de saisir au plus près les subtilités et les caractéristiques du social s’inscrit dans un autre dessein : celui de construire une connaissance scientiique et rationnelle. A. Comte, é.
Durkheim croient en la science et en la raison. Pour eux, la sociologie doit se construire sur le modèle des sciences exactes,
comme la chimie ou la physique. Elle vise à mettre en évidence
les lois du fonctionnement des sociétés. Dans Les Règles de la
méthode sociologique (1895), é. Durkheim entend jeter les bases
d’une approche scientiique des faits sociaux.
Cette représentation scientiste, si elle reste importante pour
comprendre l’édiication de la discipline, n’est aujourd’hui pas
unanimement partagée, comme l’illustre la sociologie française récente. Pierre Bourdieu a cherché à montrer qu’il y a des
structures sous-jacentes du social. Il défend (au moins dans la
première partie de son œuvre) une conception exigeante, presque rigoriste, de la construction et du traitement scientiique de
l’objet. Raymond Boudon opte aussi pour l’idée d’une méthode
empirique et rigoureuse, mais il dénonce la vision nomothétique
(prétendre établir des lois de fonctionnement du social) selon
lui hégémonique. Il réclame que l’on admette l’idée d’une indétermination partielle du social, car ce dernier-ci est le résultat,
au moins en partie, de l’exercice par les individus de leur libre
arbitre.
11
Extrait de la publication
Introduction
La fonction critique
La fonction critique est d’abord incarnée par Karl Marx. Celui-ci a mis son œuvre au service de la dénonciation de l’ordre
social. La pensée marxiste aura d’ailleurs une inluence certaine
sur la sociologie, notamment en France dans les années 1950
à 1970. Bien d’autres courants importants se situent dans une
optique de réaction ou de dénonciation : l’école de Francfort,
l’interactionnisme symbolique… Le travail de P. Bourdieu est
entièrement pensé comme une entreprise de dévoilement, de démystication d’un ordre social dissimulé. Cette volonté critique,
placée au cœur même de la démarche scientiique, ne doit cependant pas être strictement assimilée à la posture de son auteur
comme intellectuel engagé.
Traditions, courants et institutions
La sociologie n’est pas une science uniiée : elle est, depuis
ses origines, en débat, répartie en une multiplicité de foyers. Et
toute son histoire est aussi celle d’individus, de stratégies, de traditions, d’institutions.
La sociologie naît, dans les années 1890-1900, dans trois berceaux diférents : la France, l’Allemagne et les états-Unis. Cette
triple origine renvoie à des démarches intellectuelles radicalement opposées. L’école française est marquée par la personnalité d’é. Durkheim, par son approche explicative et objectiviste,
et par l’inscription de la sociologie dans le champ global de la
science, sous le modèle des sciences de la nature.
La conception allemande en revanche est dualiste : elle distingue
nettement sciences de la nature et sciences de l’esprit, explication et
compréhension. La sociologie allemande, avec ses deux pères fondateurs Max Weber et Georg Simmel, sera compréhensive. Là où é.
Durkheim voit des « faits sociaux », M. Weber voit de l’« activité sociale ». Ainsi, « le rationalisme expérimental et le naturalisme constituent le fond sur lequel s’édiie le programme durkheimien ; le sens
et l’activité sociale, celui que promeut la sociologie allemande »2.
2- j.-M. Berthelot, La Construction de la sociologie, op.cit.
12
Extrait de la publication
Extrait distribué par Editions Sciences Humaines
Les trajectoires de la sociologie
Les pionniers de la sociologie américaine ont une vision beaucoup plus pragmatique de leur discipline : elle a vocation à intervenir, à traiter de manière empirique de problèmes concrets.
Albion Small, fondateur de l’école de Chicago, crée des laboratoires, lance des programmes de recherche, publie des manuels,
lance une revue. Contrairement à é. Durkheim, qui a une stratégie d’institutionnalisation, M. Weber n’a pas cherché à fonder
une école, même si sa postérité est considérable. Il reste qu’en
1945 on ne parle plus d’école française ou d’école allemande. La
sociologie se structure désormais autour de pôles plus réduits.
Ce constat est valable pour les états-Unis, puisque, dès les
années 1930, deux courants doivent être distingués : l’école de
Chicago, qui s’inscrit dans une tradition de sociologie urbaine
privilégiant les méthodes qualitatives et participantes ; et l’école
de Columbia, qui cherche, par des études à grande échelle, à décrire la société américaine, et qui deviendra la capitale de l’empirisme quantiicateur. Après la guerre, un troisième pôle, davantage porté sur la théorisation (T. Parsons), émerge à Harvard.
Si l’on prend maintenant le cas de la France, il faut se rappeler
que la discipline est quasiment en ruine en 1945. Le rôle des reconstructeurs (jean Stoetzel, Georges Gurvitch, Georges Friedmann, Raymond Aron), l’impulsion et les inancements des
pouvoirs publics, mais aussi les réticences du milieu universitaire
et la méiance des autres disciplines (philosophie, histoire) vont
aboutir à un champ sociologique riche, dynamique, marqué par
l’empirisme, mais aussi fait d’une multiplicité de coalitions et de
chapelles. Une impression d’émiettement accentuée par le processus de spécialisation que l’on observe : ainsi se développent
de façon autonome une sociologie de l’éducation, une sociologie
de la famille, une sociologie des organisations, une sociologie de
la culture…
Dans les années 1980, le champ sociologique français reste
cependant marqué par quatre courants « reconnus », autour de
quatre œuvres majeures : celles de Pierre Bourdieu, de Raymond
Boudon, de Michel Crozier et d’Alain Touraine. Les années 1990
sont celles de l’efacement des clivages et de l’ouverture vers des
apports extérieurs. La dimension interactive et constructiviste
(issue de l’inluence croissante d’auteurs comme G. Simmel,
13
Introduction
Extrait distribué par Editions Sciences Humaines
N. Elias, H. Becker, E. Gofman) occupe une place de plus en
plus grande. Les apports de la sociologie de la connaissance, de
l’ethnométhodologie, des sciences cognitives, l’émergence de
nouveaux paradigmes (comme l’analyse de réseaux) contribuent
à morceler encore plus le champ de la recherche sociologique en
France. À l’inverse, les querelles de chapelles s’atténuent et les
débats s’apaisent.
Quelques interrogations majeures
Quelle que soit l’époque, et en dépit de la diversité que nous
venons d’évoquer, les grandes questions que traite la sociologie
ne sont inalement pas si nombreuses. Elles sont le pendant des
préoccupations présentées ci-dessus.
Le lien social
Comment se fait-il que les collectivités humaines ne sombrent pas dans la violence généralisée, ou n’éclatent pas en une
ininité de micro-groupes ? Cette question est omniprésente dès
les origines de la discipline. Les réponses apportées sont très diverses. Ainsi N. Elias décrit-il le processus historique de « civilisation des mœurs » de nos sociétés : la violence, l’expression des
passions sont peu à peu inhibées, voire bannies de la vie sociale.
Pour E. Gofman, le lien social tient au caractère théâtral de la
vie en commun : pour que la société fonctionne, il faut que les
gens « jouent le jeu » et acceptent de se mettre en scène. Pour
d’autres encore, le lien social n’est rien d’autre que le résultat des
calculs et des mécanismes d’échanges rationnels entre individus
(courant du rational choice).
La modernité et sa nature
Faire émerger ce qui est l’essence des sociétés occidentales.
Les œuvres de K. Marx ou de M. Weber sont de vastes fresques
décrivant le capitalisme : son histoire, son fonctionnement, ses
principes. Des années 1970 aux années 1990, cette ambition a été
prolongée : de l’analyse de la société de consommation (j. Baudrillard, E. Morin), en passant par le concept de société postindus14
Extrait de la publication
Extrait distribué par Editions Sciences Humaines
Les trajectoires de la sociologie
trielle dû à Daniel Bell et Alain Touraine, jusqu’à celui de société
en réseaux décrit par Manuel Castells. Aujourd’hui, des sociologues comme Anthony Giddens ou Ulrich Beck font l’hypothèse
que nous avons basculé dans une forme de modernité « radicale »,
qui tend à faire peser sur l’individu le poids de son destin.
La domination et le pouvoir
Pourquoi les hommes acceptent-ils l’ordre social ? Pourquoi
laissent-ils d’autres exercer le pouvoir à leur place ? M. Weber fut
l’un des premiers à systématiser une rélexion sur cette question,
en proposant une typologie des formes de pouvoir. Parmi les
sociologues contemporains, P. Bourdieu est sans doute celui qui
a creusé le plus obstinément le sillon des mécanismes de domination comme phénomènes centraux de l’organisation sociale. Il
a pour ce faire renouvelé l’appareillage conceptuel : les notions
d’habitus, de violence symbolique, de reproduction… font désormais partie du vocabulaire courant de la sociologie.
L’action
Quels sont les ressorts de l’action humaine ? Depuis le « retour
de l’acteur » dans les années 1980, la vision durkheimienne (les
actions des hommes sont, pour une large part, le résultat de forces
sociales qui les dépassent) est devancée par d’autres théories.
Des approches mettent l’accent sur la marge de liberté dont
disposent les individus dans leurs choix, même dans un champ de
contraintes, et considèrent que la vie sociale n’existe que par les individus qui agissent en son sein. L’individualisme méthodologique
(R. Boudon), l’analyse stratégique (M. Crozier) en font partie.
D’autres courants s’intéressent aux interactions : c’est par le
jeu des échanges interpersonnels quotidiens que se construisent,
en permanence, la société, ses règles, son devenir. L’interactionnisme symbolique (Howard Becker), l’ethnométhodologie (Harold Garinkel) sont représentatifs de cette démarche.
Sur un troisième versant, des travaux insistent sur la présence,
chez chacun d’entre nous, d’une pluralité des modèles de conduite.
L’étude des comportements consiste alors à analyser comment s’opèrent les choix ou la gestion simultanée de ces diférents modèles
(travaux de Bernard Lahire) ou régimes d’action (François Dubet).
15
Extrait de la publication
Introduction
Extrait distribué par Editions Sciences Humaines
Raison ou déraison ?
Là encore, M. Weber a montré la voie, avec son analyse du
processus de rationalisation du monde moderne et sa classiication des formes de rationalité.
La conception utilitariste importée de la théorie économique
(les gens n’agissent qu’en termes de calculs coûts-bénéices) fait
son entrée dans la sociologie, avec le courant du rational choice.
Mais cette vision, jugée trop limitative et irréaliste, sera contestée
au proit de représentations plus larges de la rationalité : c’est le
concept de rationalité limitée dû à Herbert Simon et repris par
M. Crozier et E. Friedberg ; ce sont les « bonnes raisons » chères
à R. Boudon.
D’autres sociologues encore (E. Morin) réfutent l’idée de séparer le côté rationnel de l’homme de sa dimension irrationnelle
et afective.
Les structures de la société
Quelle est l’architecture des sociétés ? Comment s’organisentelles ? Dans la tradition marxiste, ce sont les structures matérielles (l’économie, l’appareil de production, la propriété) qui
déterminent l’organisation sociale.
Plus tard, les sociologues s’inspireront de l’anthropologie
(fonctionnalisme et structuralisme) pour penser cette problématique. T. Parsons décrit la société comme un système stable
organisé autour de quatre fonctions essentielles : l’adaptation, la
poursuite d’objectifs, l’intégration, le maintien des normes.
Mais la question des structures se pose aussi quant à la description de la société. Pendant longtemps il semblait aller de soit
que celle-ci était avant tout composée de classes (les ouvriers, les
agriculteurs, les bourgeois…), de strates, ou de catégories socioprofessionnelles. Aujourd’hui, si personne ne nie la disparité des
conditions sociales, d’autres façons de découper ou d’observer
les nouvelles formes de mobilité sociale sont employées.
16
Extrait distribué par Editions Sciences Humaines
Les trajectoires de la sociologie
une sociologie sans société ?
Sur un plan théorique, aujourd’hui, tout se passe comme si les
sociologues avaient perdu les clés de la société. Un auteur comme
Zygmunt Bauman décrit une société « liquide », en perpétuel
changement pour souligner le fait que tout ce qui donnait
à nos sociétés un caractère stable et prévisible (institutions,
traditions…) s’eface, pour laisser place à un monde où « les
conditions dans lesquelles ses membres agissent changent en
moins de temps qu’il n’en faut aux modes d’action pour se iger en
habitudes et en routines3 », tandis qu’Alain Touraine décrète, lui,
que nous n’avons même plus besoin de l’idée de « société ». Bref,
les sociologues s’interrogent, comme le fait Danilo Martuccelli,
sur « la consistance du social ».
Par ailleurs, le thème de la rélexivité, associé à celui de
l’individu placé au cœur de la problématique sociologique,
occupe désormais une place assez centrale dans les débats.
La rélexivité désigne une spéciicité de notre époque, où la
production et la circulation de savoirs sur les pratiques sociales
modiient ces mêmes pratiques (Anthony Giddens). Pour de
nombreux chercheurs, elle semble jouer un rôle-clé pour se
démarquer d’approches classiques en sociologie de l’action.
Ces nouveaux débats semblent permettre, en apparence,
de dépasser les oppositions classiques autour desquelles s’est
constituée la discipline, telles que individuel/collectif, subjectif/
objectif, micro/macro, théorie/pratiques… Mais la sociologie
reste un champ éclaté, et des désaccords profonds persistent
entre les divers courants qui la composent. En témoignent les
controverses récentes autour des ouvrages de Bruno Latour, qui
remet en question le fait que le social existe en lui-même4 et
dont les travaux sont taxés de « relativisme », par exemple, ou de
Luc Boltanski qui tente5 de déinir les conditions dans lesquelles
sociologie critique et sociologie de la critique pourraient se
réconcilier.
3- La Vie liquide, Le Rouergue/Chambon, 2006.
4- B. Latour, Changer de société. Refaire de la sociologie, La Découverte, 2006.
5- De la critique, Gallimard, 2009.
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Extrait distribué par Editions Sciences Humaines
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Table des notes de lecture
L’Arrangement des sexes (E. Gofman)
Outsiders (H. Becker)
Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ? (Ian Hacking)
Une commune en France : la métamorphose de Plozévet (Edgar Morin)
Le Paradigme perdu (Edgar Morin)
L’Inégalité des chances (Raymond Boudon)
Un nouveau paradigme (Alain Touraine)
L’Acteur et le Système (Michel Crozier)
Sociologie des mobilités (john Urry)
La Société du risque (Ulrich Beck)
Le Déclin de l’institution (François Dubet)
Ego, pour une sociologie de l’individu ;
L’Invention de soi (j.-C. Kaufmann)
Les cadres. La formation d’un groupe social ;
De la justiication… (L. Boltanski)
Changer de société. Refaire de la sociologie (B. Latour)
255
83
93
103
132
133
140
161
170
176
191
201
209
217
225
Extrait distribué par Editions Sciences Humaines
Achevé d’imprimer en août 2009 par Hérissey
Dépôt légal : troisième trimestre 2009
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