la dignite humaine - Faculté de théologie catholique de Strasbourg

1.
Références à indiquer obligatoirement pour toute citation partielle ou totale de cet
article : Marie-Jo Thiel « La dignité humaine. Perspectives éthiques et théologiques
», in Le corps, le sensible et le sens (Gilbert Vincent, dir.), PUS, 2004, p.131-164.
LA DIGNITE HUMAINE
PERSPECTIVES ETHIQUES ET THEOLOGIQUES
Le 10 décembre 1948, l’Assemblée Générale des Nations Unis adopte la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Au frontispice de cette charte, elle
inscrit l’inaliénable et égale dignité de tout être humain : « Tous les êtres humains
naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de
conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »1.
Elle répond ainsi aux atrocités de la seconde guerre mondiale et aux tentatives
organisées de réduire l’homme à néant. La dignité devient une expression du « Plus
jamais ça », une forme de résistance à toute discrimination. Elle est cette qualité
humaine dont est doté tout être humain de par sa nature. Elle n’est liée à aucun
critère d’aptitude, à aucune condition sinon l’appartenance à l’ordre humain. Elle est
ineffaçable et inamissible, ni quantifiable ni comparable. Elle fonde des droits
fondamentaux que nul ne saurait remettre en question… Relevant de l’être humain
en tant que tel, l’on pourrait, à ce titre, la qualifier d’« ontologique »2.
La dignité de celui/celle qui est hors prix
L’affirmation est vigoureuse. Elle s’enracine dans la culture judéo-chrétienne3
et le contexte des Lumières. En 1785, le philosophe Emmanuel Kant évoque deux
types de réalité, celles qui ont du prix et celles qui ont une dignité. Le rapport aux
choses, explique-t-il, est caractérisé par l’instrumentalité et l’utilité ; le rapport aux
personnes est, lui, déterminé par le respect.
1 Article Premier. Cette Déclaration a été adoptée à Paris par l'Assemblée Générale des Nations Unies, lors de sa
troisième session, le 10 décembre 1948.
2 Ce faisant, nous ne faisons pas référence pour autant aux débats philosophiques autour de l’ontologie ou de
l’existentialisme.
2.
« Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à
titre d’équivalent. Au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite
n’admet pas
d’équivalent
, c’est ce qui a une dignité (…) Ce qui constitue la condition
qui seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n’a pas seulement une
valeur relative, c'est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c'est-à-dire une
dignité
. »4
La dignité désigne ainsi non d’abord une quantité économiquement
appréciable – même si les assurances sont amenées parfois à évaluer le préjudice
que constitue une mort d’homme – mais une qualité inaliénable de l’être humain,
constitutive de son existence, invitant chacun à une attitude de respect envers tout
autrui.
La perspective des Droits de l’Homme s’enracine dans cet horizon kantien tout
en le confirmant dans la substance des droits fondamentaux applicables, entre
autres, aux questions de bioéthique. Le Dictionnaire Permanent Bioéthique et
Biotechnologies (DPBB) écrit ainsi, dans son article « Droits fondamentaux » :
« Le principe de dignité est, tout du moins en Europe continentale, le principe
cardinal en matière de bioéthique. Indépendamment du débat sur le concept de
personne humaine qu’il protège, le principe de dignité a vocation à protéger
lembryon, au moins, au nom de la personne quil est appelé à devenir et le mort, au
nom de la personne qu’il a été. […] Inspiré par la philosophie kantienne, il signifie
d’une part l’égale appartenance de chaque être humain à l’humanité conçue comme
une commune nature et l’interdiction de traiter un être humain comme un objet,
corrélation de sa reconnaissance comme sujet. Il représente à la fois une qualité
substantielle de la personne humaine et une source de droits. A ce titre, il présente
plusieurs caractéristiques : c’est un principe matriciel5, un principe absolu et, mais
cette dernière affirmation est plus discutée, c’est un droit subjectif. »6
Ces remarques sont intéressantes à plusieurs niveaux. C’est effectivement la
bioéthique qui a « vulgarisé » le concept de dignité. Certes, celui-ci n’appartient
guère au vocabulaire de l’homme de la rue sinon comme cri « d’in-dignation » devant
le mal qu’il peut subir. Mais il est devenu un lieu commun dès lors que l’on évoque
3 Nous étayerons la perspective judéo-chrétienne dans un second temps.
4 Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs. Trad. Victor Delbos. Ed. Delagrave, 1973, p.160.
En italique dans le texte.
5 L’adjectif « matriciel » signifie que ce principe est important au point d’engendrer d’autres droits de portée et
de valeur différentes.
3.
l’accompagnement du malade, du souffrant, du mourant, ou encore les nouvelles
biotechnologies quand elles risquent de compromettre la dignité de la femme
génitrice, de l’enfant à naître, etc. Avant mai 68, avant l’émergence de la bioéthique7,
il était cependant peu usité, seulement par les soignants quand le respect n’allait
plus de soi et qu’il fallait susciter un sursaut.
« La perte de dignité »
Or c’est précisément un tel contexte qui va jouer un rôle de catalyseur à
l’égard du terme de dignité, contribuant tout à la fois à renforcer celui-ci, à lui
reconnaître un caractère matriciel, une place prééminente, et à l’ébranler assez
profondément si l’on en croit la vogue de l’expression « perte de dignité ». Avec
l’émergence de la bioéthique surgissent des inquiétudes nouvelles, en particulier
autour de l’acharnement thérapeutique, de l’expérimentation médicale. L’opinion
publique craint d’être « l’objet » d’une médecine excessivement technicienne, la
« chose » d’une réanimation qui n’a que faire des souffrances humaines… Dans un
contexte de promesses scientifiques nouvelles et de délitement des grands systèmes
symboliques porteurs de sens, elle est hantée par la dépendance, la perte d’utilité
sociale, la dégradation de son apparence physique…, une défiguration
« inacceptable » qui prend nom de « perte de dignité » c'est-à-dire de mort avant
terme invitant à devancer celle-ci grâce au « sommeil »8 de l’euthanasie.
Le Manifeste des trois Prix Nobel en faveur de l’euthanasie, le 1er juillet 1974,
représente sans doute une étape décisive, au moins pour la France, de ce
changement de vocabulaire. L’on pouvait y lire :
« Nous croyons en la valeur et la dignité de l’individu. Cela demande qu’il soit
traité avec respect et par conséquent que lui soit laissée la liberté de décider
raisonnablement de son propre sort. […] Il est cruel et barbare d’exiger qu’une
personne soit maintenue en vie contre sa volonté en lui refusant la délivrance qu’elle
6 Dictionnaire Permanent Bioéthique et Biotechnologies, Ed. législatives, Feuillets 27 du 1er octobre 2001,
p.806B, §39.
7 Voir notre contribution « La déferlante bioéthique » dans Esprit et Vie, N°59, juin 2002, p.3-9 ; N°60, juin
2002, p.4-19.
8 Ce fut le terme employé par le Pr Schwartzenberg, député européen, quand, en 1991, il présenta à la
Commission de l’environnement, de la santé publique et de la protection des consommateurs, un projet de
rapport intitulé « Sur l’assistance aux mourants » accompagné d’une proposition de résolution adoptée par la
Commission le 25 avril et qui devait être examiné à la session de mai ou juin 1991 en séance plénière. Les
responsables des soins palliatifs, en particulier Geneviève Delachenal, alertèrent les politiques sur les enjeux et le
texte ne vint finalement jamais en Assemblée plénière.
4.
souhaite, alors que sa vie a
perdu tout : dignité
, beauté, signification, perspective
d’avenir. La souffrance inutile est un mal qui devrait être évité dans les sociétés
civilisées. »9
La dignité saurait-elle donc se perdre ? Peut-on être dépossédé de « tout », y
compris de sa dignité ? L’idée, en tout cas, était lancée. Et elle se répand très vite.
Le 17 nov. 1979, Michel Landa publie dans Le Monde (p.2) une « libre opinion » qui
s’en prend avec véhémence à l’acharnement thérapeutique conduisant à « un destin
de grabataire », au « dernier délabrement », à « l’abrutissement des drogues », « la
déchéance »… et qui constitue une « insulte à (la) dignité ». Il prône « la liberté – et
donc le droit – de mourir dignement, à son heure, selon son style »10. Ce texte joue
un rôle de révélateur contribuant directement à la création, par son auteur, d’une
association au titre caractéristique et ambigu, l’ADMD, Association pour le Droit de
Mourir dans la Dignité11, militant pour un changement législatif en faveur de
l’euthanasie au nom même des droits de l’homme et de la protection de la dignité
humaine !12
Des soins palliatifs au nom de la dignité
Durant le même temps, bien avant le succès de l’idée de « perte de dignité »,
au nom d’une dignité donnée comme « inaliénable », naissait dans l’ombre et le
silence, cette prise de conscience active qui allait engendrer progressivement le
mouvement des soins palliatifs. En 1973, Patrick Verspieren accompagne des
étudiants en médecine (du Centre Laennec) au Saint-Christopher’s Hospice à
Londres13. Ils y rencontrent les Dr Cicely Saunders et Thérèse Vanier et découvrent
une manière de prendre soin des personnes en fin de vie14 qu’ils contribuent à
diffuser en France. Le mouvement était définitivement lancée. Notons cependant,
9 J. Monod, L. Pauling et G. Thomson (et une quarantaine de savants de renommée mondiale), « Manifeste en
faveur de l’euthanasie », The Humanist, juillet-août 1974 ; Trad. Le Figaro, 1er juillet 1974. On pourra également
trouver ce texte dans Le Supplément. Revue d’éthique et de théologie morale, N°191, déc. 1994, p.175-178. Je
souligne.
10 Voir l’analyse de Marie-Louise Lamau, « Le recours à la notion de dignité dans les questions soulevées par la
fin de vie », Le Supplément, ibid., p.145-174.
11 Dans une brochure, Les droits des vivants sur la fin de leur vie. Pourquoi la loi doit les protéger, publiée en
1992, l’ADMD se présente elle-même à ses adhérents potentiels.
12 Id. p.57 : Ce changement contribue, dit la brochure, à « promouvoir les droits de l’homme et les garantir par la
loi. »
13 Voir son propre compte-rendu dans la Revue de la fédération JALMALV, N°69, juin 2002. On y lira en outre
une intéressante rétrospective sur l’histoire des soins palliatifs dont les auteurs font remonter l’origine aux
hôtels-dieu au XVIIIe s., à la création par Jeanne Garnier de l’Association des Dames du Calvaire en 1842, etc.
5.
précise P. Verspieren, que cette impulsion ne fut donnée ni contre ni par les
associations porteuses de revendications autour de l’euthanasie, contrairement aux
affirmations de certains de leurs membres…
Une situation confuse
Le concept de dignité suit son chemin pour désigner progressivement un
concept clé que chacun essaye de revendiquer pour son propre compte. Or les
philosophies sous-jacentes s’avèrent éminemment diverses et souvent opposées.
Tant et si bien que l’on se retrouve aujourd’hui dans une situation éminemment
confuse. Même au niveau du Droit. La dignité demeure certes un principe
« matriciel » dont découle le droit de la bioéthique. L’on pense par ex. à l’article 3 de
la Convention européenne des droits de l’homme qui prohibe des traitements
inhumains et dégradants, qui interdit la pratique d’un traitement médical
expérimental, non thérapeutique, sans le consentement de l’intéressé… En France,
le Conseil constitutionnel invoque essentiellement les principes de dignité de la
personne humaine, tiré du Préambule de 1946, et celui de la liberté, posé par la
Déclaration de 1789, pour apprécier la constitutionnalité des « lois bioéthiques » de
199415. Et s’il y a conflit entre dignité et liberté, la dignité prime, contrairement à la
situation qui prévaut dans les pays anglo-saxons. Celle-ci, explique Madame Lenoir,
désigne donc un principe « indéréglable ».
Cependant, le Conseil constitutionnel revient sur cette analyse, en 2001, à
propos de la nouvelle loi sur l’interruption de grossesse. Et pour la première fois, – ce
qui est une étape non anodine dans le changement actuel de mentalité – il concilie le
principe de dignité avec celui de liberté… Cela, note le DDBB, « affaiblit
considérablement la portée du principe et justifie les critiques portées contre son
utilisation juridique. Il n’est plus alors le principe fondateur des droits fondamentaux,
mais un principe éthique mal défini et plastique propre à couvrir toutes les
dérives. »16 Pourtant, continue le DPBB, « cette atteinte portée à la place du principe
de dignité dans l’ordre juridique était d’autant moins nécessaire que la portée du droit
à la dignité est relative » dans la mesure où les droits et prescriptions qui en
découlent ne bénéficient pas du même caractère absolu que le principe de dignité
14 Il s’agit notamment de personnes atteintes d’un cancer.
15 Conseil Constitutionnel, N°94-343-344 DC.
16 Ibid., p.806C, §41.
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