Dumont a montré, dans ses travaux sur l'Inde, devenus classiques, que la notion de
sujet, au sens d'un individu autonome, n'était pas une invention de la seule
modernité. Elle existait déjà dans l'Inde ancienne, avec pourtant cette différence
essentielle que l'individu ne pouvait devenir lui-même qu'en renonçant au monde.
« Le renonçant [indien] se suffit à lui-même, il ne se préoccupe que de lui-même. Sa
pensée est semblable à celle de l'individu moderne, avec pourtant une différence
essentielle : nous vivons dans le monde social, il vit hors de lui. » (
Louis Dumont, Essais
sur l'individualisme : une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Paris, Éditions du
Seuil, coll. « Points-Essais », 1985, p. 38
). Le « renonçant» ne renonçait pas tant au monde
qu'au jeu des obligations et des dépendances qui empêchaient toute autonomie
réelle. Dès lors, il pouvait œuvrer à sa libération, avec ce présupposé qu'il disposait
en lui-même de toutes les ressources intérieures pour l'atteindre. Le bouddhisme
reprendra cette proposition essentielle à son compte.
Selon l'école Theravâda, le Bouddha, au seuil de la mort, aurait ainsi recommandé à
ses disciples : « Faites de vous-même une île, faites de vous-même votre refuge,
sans chercher d'autre refuge. Avec la doctrine comme île, avec la doctrine comme
refuge, sans chercher d'autre refuge ... » (Mahaparinibbana Sutta, Diggha Nikaya).
Cet ultime enseignement est considéré comme son testament. Les traductions
utilisent parfois la formule « Soyez votre propre lampe » au lieu de « Faites de vous-
même une île ». Le terme pâli « dîpa » signifie, en effet, à la fois « île » et
« lumière ». Si la formule, utilisée à plusieurs reprises dans les Écritures
bouddhiques, a plus généralement le sens de « Faites de vous-même une île », les
deux significations, « soi-même » comme « retour à soi », « soi-même » comme
« auto-éclairement », se maintiennent et se répondent mutuellement. Immédiatement
après ce passage, le refuge en soi, confondu avec le refuge dans la doctrine
(dharma), est en effet interprété par le Bouddha comme l'attention portée aux
processus psychophysiologiques dans le cadre de la méditation. Pour le
bouddhisme, on ne peut devenir acteur de sa propre vie et finalement se dénouer
des liens qui enchaînent au samsâra que dans ce retour particulier sur soi. Ce retour
passe par la méditation, méthode originale d'exploration du mental, mais également
par une attitude d'amitié avec soi-même. L’amour d'autrui n'est d'ailleurs jamais
considéré comme s'opposant ou se substituant à l'amour de soi.
Agir
Rien n'est plus anti-bouddhique que la notion de destin, cette force invincible qui
subjuguerait l'homme et de laquelle il ne pourrait se défaire. Sous le terme de karma
(karman au singulier), le bouddhisme n'envisage aucun fatalisme. La chaîne des
causes et des effets, qui lui semble si décisive, n'est pas perçue comme une
mécanique qui se joue de l'homme. Si tout était prédéterminé, aucune libération ne
serait finalement envisageable. Tout retour à soi serait également vain. Bien que les
Écritures soulignent que seuls les bouddhas peuvent contempler la totalité des
causes et des effets qui conduisent chaque individu à vivre ce qu'il vit, des auteurs
bouddhistes ont régulièrement proposé des explications causales pour donner un
sens à certaines conditions actuelles: on naît pauvre du fait d'une avarice passée, on
naît muet d'avoir trop menti dans une vie antérieure, par exemple. De telles
considérations réduisent évidemment la causalité à une destinée implacable. Elle
annihile toute vision libératrice de l'homme. Car, à l'aune d'une telle présentation, on
voit mal pourquoi il conviendrait de modifier les structures économiques, politiques
ou sociales en vue de l'amélioration du bien-être des individus. Ceux qui souffrent,
les pauvres, ne font simplement que « payer» leurs fautes passées. Le pessimisme