Bouddhisme : Vision de l’Homme et du Monde Source : Le Larousse des religions (Direction Henri Tincq) Eric Rommeluère Comme chaque religion, le bouddhisme propose des identités, sa continuité, sa disparition. Le bouddhisme s'appuie sur une doctrine des renaissances : le samsâra. Hier, un animal, un fantôme ; aujourd’hui, un homme, demain, peut-être un dieu. Évidemment, cette doctrine des renaissances (samsâra), ses multiples mondes et conditions, étonne les Occidentaux. Si la continuité d'une conscience sur des vies successives est bien affirmée, le cycle des renaissances apparaît également comme un cadre explicatif. Il permet au bouddhisme d'entreprendre une vaste enquête sur l'existence: comment l'être (et pas seulement l'être humain) crée son identité, la maintient et la projette dans le futur. Comme il explore les processus mentaux, les intentions, les impulsions, les émotions aussi, le bouddhisme est parfois qualifié de « science de l'esprit ». Dans toutes les écoles bouddhistes, l'interprétation cosmologique du samsâra se double d'ailleurs systématiquement d'une seconde lecture psychologique indissociable de la première : les mondes que nous traversons sont aussi des états mentaux. L'homme vit, égaré, comme dans un rêve. Sa propre incompréhension de lui-même (ou des mécanismes qui régissent ses fonctionnements mentaux) l'entraîne dans les différentes conditions du samsâra, que ce soit déjà dans sa vie psychique ou bien dans d'autres vies futures. Une telle proposition a parfois valu au bouddhisme d’être qualifié de pessimisme. Il le serait, s'il présentait cet égarement comme inéluctable et insurmontable. Bien au contraire, l'enseignement du Bouddha prétend dévoiler une tout autre dimension que l'égarement. L’avidité, la colère et l'ignorance qui gouvernent et attisent les illusions, les passions, peuvent être défaites, dit-il. Non seulement, il affirme la possibilité d'une conversion intérieure mais, qui plus est, celle-ci est accessible à tous, quels que soient sa condition et son passé, pourvu que l'on s'adonne à la moralité, à la méditation et à la sagesse. Le bouddhisme est l'une des rares religions à vocation universelle. Prendre soin de soi Les stances de la doctrine (en pâli Dhammapada) est un ouvrage particulièrement prisé dans l'ensemble des pays du Sud-Est asiatique. Ces stances attribuées au Bouddha condensent en quelques mots des conseils pour entrer dans ce chemin de vie. Une partie entière du livre est consacrée au soi (âtman), que l'on doit chérir. Certaines recommandations peuvent surprendre le lecteur au regard de la doctrine bouddhique du non-soi (anâtman). Le Bouddha enseigne par exemple : « On ne doit point laisser tomber l'intérêt de son Soi pour celui d'un autre même important. Il faut reconnaître l'intérêt de son Soi et s'y attacher. » (Dhammapada, Paris, Flammarion coll. « CF », 1997, p. 83). Si le bouddhisme refuse de considérer un être permanent et substantiel (on pourrait dire une âme, terme qui dérive de la même racine que le sanskrit âtman) derrière l'individu empirique, le souci de soi, le retour à soi n'en restent pas moins des valeurs essentielles dans le cheminement qu'il propose. Le Soi, dans ce texte, désigne l'attention nécessaire à soi et à son intériorité. Seul celui qui porte attention à lui-même peur se libérer de lui-même. Le paradoxe, qui n'évoque ni narcissisme ni égoïsme, ne doit pas étonner. L’anthropologue Louis Dumont a montré, dans ses travaux sur l'Inde, devenus classiques, que la notion de sujet, au sens d'un individu autonome, n'était pas une invention de la seule modernité. Elle existait déjà dans l'Inde ancienne, avec pourtant cette différence essentielle que l'individu ne pouvait devenir lui-même qu'en renonçant au monde. « Le renonçant [indien] se suffit à lui-même, il ne se préoccupe que de lui-même. Sa pensée est semblable à celle de l'individu moderne, avec pourtant une différence essentielle : nous vivons dans le monde social, il vit hors de lui. » (Louis Dumont, Essais sur l'individualisme : une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points-Essais », 1985, p. 38). Le « renonçant» ne renonçait pas tant au monde qu'au jeu des obligations et des dépendances qui empêchaient toute autonomie réelle. Dès lors, il pouvait œuvrer à sa libération, avec ce présupposé qu'il disposait en lui-même de toutes les ressources intérieures pour l'atteindre. Le bouddhisme reprendra cette proposition essentielle à son compte. Selon l'école Theravâda, le Bouddha, au seuil de la mort, aurait ainsi recommandé à ses disciples : « Faites de vous-même une île, faites de vous-même votre refuge, sans chercher d'autre refuge. Avec la doctrine comme île, avec la doctrine comme refuge, sans chercher d'autre refuge ... » (Mahaparinibbana Sutta, Diggha Nikaya). Cet ultime enseignement est considéré comme son testament. Les traductions utilisent parfois la formule « Soyez votre propre lampe » au lieu de « Faites de vousmême une île ». Le terme pâli « dîpa » signifie, en effet, à la fois « île » et « lumière ». Si la formule, utilisée à plusieurs reprises dans les Écritures bouddhiques, a plus généralement le sens de « Faites de vous-même une île », les deux significations, « soi-même » comme « retour à soi », « soi-même » comme « auto-éclairement », se maintiennent et se répondent mutuellement. Immédiatement après ce passage, le refuge en soi, confondu avec le refuge dans la doctrine (dharma), est en effet interprété par le Bouddha comme l'attention portée aux processus psychophysiologiques dans le cadre de la méditation. Pour le bouddhisme, on ne peut devenir acteur de sa propre vie et finalement se dénouer des liens qui enchaînent au samsâra que dans ce retour particulier sur soi. Ce retour passe par la méditation, méthode originale d'exploration du mental, mais également par une attitude d'amitié avec soi-même. L’amour d'autrui n'est d'ailleurs jamais considéré comme s'opposant ou se substituant à l'amour de soi. Agir Rien n'est plus anti-bouddhique que la notion de destin, cette force invincible qui subjuguerait l'homme et de laquelle il ne pourrait se défaire. Sous le terme de karma (karman au singulier), le bouddhisme n'envisage aucun fatalisme. La chaîne des causes et des effets, qui lui semble si décisive, n'est pas perçue comme une mécanique qui se joue de l'homme. Si tout était prédéterminé, aucune libération ne serait finalement envisageable. Tout retour à soi serait également vain. Bien que les Écritures soulignent que seuls les bouddhas peuvent contempler la totalité des causes et des effets qui conduisent chaque individu à vivre ce qu'il vit, des auteurs bouddhistes ont régulièrement proposé des explications causales pour donner un sens à certaines conditions actuelles: on naît pauvre du fait d'une avarice passée, on naît muet d'avoir trop menti dans une vie antérieure, par exemple. De telles considérations réduisent évidemment la causalité à une destinée implacable. Elle annihile toute vision libératrice de l'homme. Car, à l'aune d'une telle présentation, on voit mal pourquoi il conviendrait de modifier les structures économiques, politiques ou sociales en vue de l'amélioration du bien-être des individus. Ceux qui souffrent, les pauvres, ne font simplement que « payer» leurs fautes passées. Le pessimisme ne serait effectivement plus très loin. Loin de ces interprétations hasardeuses, le bouddhisme n'entend ni culpabiliser, ni regarder le passé, mais se tourner vers le futur. Si le présent dépend du passé, le futur dépend également du présent. Chacun peut réorienter sa vie à partir de ce moment présent. Le karman est l'acte qui porte en lui ses conséquences. Celles-ci peuvent être positives ou négatives, heureuses ou malheureuses. Au sens strict, le karman ne désigne pas n'importe quel acte. Par une prise de conscience de ses intentions, le pratiquant travaille sur l'ensemble de ses gestes. Il peut se réapproprier ses choix, dit le bouddhisme. Il peut également prendre conscience de sa condition et choisir la liberté plutôt que l'asservissement. L’acte constitue le devenir et le bouddhisme envisage l'action dans ses multiples dimensions sans la limiter aux seuls gestes physiques. La présentation traditionnelle distingue ainsi les actes du corps, de la bouche et du mental. Si tuer, proférer la volonté de tuer, ou penser intérieurement au meurtre, n'ont pas la même portée ni les mêmes répercussions, le geste, la parole ou la pensée auront leurs effets sur le devenir propre de chacun. Le bouddhisme propose d'œuvrer sur chacun de ces niveaux, de telle façon que le pratiquant dénoue les liens de l'avidité, de la haine et de l'ignorance. Tout se joue, d'une certaine façon, à chaque instant: laisse-t-on le flux de la vie prendre le dessus ou fait-on le choix de la responsabilité et de la maîtrise de soi? Un ancien maître zen chinois disait: « L’être égaré est conduit par les 24 heures du jour, l'être éveillé les conduit totalement. » L’éthique Même si leurs principes moraux recoupent parfois ceux des éthiques sociales qui gouvernent les communautés humaines, les bouddhistes prennent toujours soin de distinguer les règles du bien commun qui s'imposent à chacun, de l'éthique qu'ils se proposent à eux-mêmes et qui vise ultimement à laisser advenir un autre, en soi. L’autre, dans ce cheminement intérieur, n'est pas tenu à distance. La résolution des questionnements les plus fondamentaux sur la mort ne passe pas par une discipline du repliement, mais par le déploiement dans l'existence entière de toutes ses méditations les plus profondes. Ainsi, dans son expression la plus accomplie, l'action, la responsabilité, la sollicitude et la générosité sont les multiples vertus que chaque bouddhiste entend développer. Les bouddhistes prononcent des vœux aux listes variables selon les traditions. La plupart des écoles du Grand Véhicule se réfèrent, par exemple, à une présentation tripartite des vœux de bodhisattva. Il s'agit des vœux dits d'abstention, de bonne conduite et de compassion. On les résume généralement par la formule « ne pas faire le mal, faire le bien et aider autrui ». Premièrement, le pratiquant s'engage à ne pas accomplir certaines actions, à refuser la violence; les listes commencent toujours par: ne pas tuer, ne pas voler, etc. Deuxièmement, il affirme la volonté de s'exercer à des vertus, à des pratiques de bien. Troisièmement, il ne peut penser le chemin intérieur qu'en termes altruistes. L'exigence du bien d'autrui conduit ainsi les traditions bouddhistes à déployer une morale vive qui oriente tous les actes. Un tel déploiement ne peut évidemment se limiter à répondre aux seules questions existentielles, le pratiquant doit également considérer les divers besoins matériels et psychologiques de son prochain. Tout ce qui affecte l'autre, l'oppresse, le fait souffrir, non seulement le concerne, mais l'oblige totalement. « Je suis convaincu que la principale raison pour laquelle tant de gens disent que la voie de la non-violence n'est pas efficace vient de ce qu'on a peur de s'y engager et qu'on se décourage. Cependant, alors qu'on se contentait jadis de souhaiter la paix dans son pays, voire dans sa région, on aspire à présent à une paix mondiale. Et à juste titre. Car l'interdépendance humaine est désormais si explicite que la seule paix qui mérite qu'on en parle est la paix du monde. » (Le quatorzième dalai~lama, Sagesse ancienne, Monde moderne, Paris, Fayard, 1999). Le bouddhisme engagé Depuis quelques dizaines d'années, un nouveau courant de pensée bouddhique renouvelle cette approche de la sollicitude. Ce mouvement en passe de devenir la principale composante du bouddhisme moderne, tant en Asie qu'en Occident, a pris le nom de Bouddhisme Engagé. Le terme a été forgé par le moine vietnamien Thich Nhat Hanh (né en 1926), l'une de ses plus importantes figures avec l'actuel dalaïlama. Ce mouvement pan-bouddhique, qui n'est pas issu d'une école particulière, exprime une position novatrice: un bouddhiste peut (ou mieux doit) s'engager dans la vie sociale, économique ou civile afin de concrétiser un idéal de société juste et équitable, quitte, et c'est là l'une des nouveautés, à s'opposer aux structures établies. Au cours de l'histoire, rares sont les moines qui ont remis en cause les systèmes politiques dans lesquels ils évoluaient, même les plus despotiques. Mais aujourd'hui les bouddhistes comprennent qu'ils doivent répondre à une souffrance plus globale que la simple souffrance psychologique ou existentielle. Qu'il leur faut aussi affronter les inégalités sociales, les problèmes matériels, les difficultés économiques et même les oppressions. Le respect, la non-violence, la compassion sont les leitmotives de ces nouveaux artisans de la paix. Changeront-ils le monde? En tout cas, ils ont promis d'œuvrer, selon le vœu bouddhiste, « tant qu'il y aura des êtres à sauver ".