Jean Froissart,
Les Chroniques de France
« Quand le roi d’Angleterre fut venu devant la ville de Calais, ainsi que celui qui
désirait fort la conquérir, il l’assiégea de grande manière et de bonne
ordonnance (…) Son intention était de n’en partir, par hiver ni par été, tant qu’il
ne l’aurait conquise, quelque temps ni quelque peine qu’il y dût mettre et
prendre (…) Le siège se tint longuement. (…) Ceux de Calais virent bien que le
secours sur lequel ils avaient compté leur faisait défaut. Ils étaient en si grande
détresse de famine que le plus grand et le plus fort se pouvait à peine soutenir.
Ils tinrent conseil et il leur sembla qu’il valait mieux se mettre en la volonté du roi
d’Angleterre, s’ils ne pouvaient trouver plus grande miséricorde, que de se laisser
mourir de faim l’un après l’autre.
(…)
Alors dit le roi : « Gautier, vous direz à ceux de Calais et direz au capitaine que la
plus grande grâce qu’il pourront trouver en moi, c’est que partent de la ville six
des plus notables bourgeois, tête nue, sans chausses, la corde au cou, le clefs
de la ville et du château en leurs mains. De ceux là, je ferai à ma volonté, je
ferai miséricorde au reste.
-Monseigneur, répondit messire Gautier, je le ferai volontiers »
A ces paroles messire Gauthier de Mauny partit et retourna jusqu’à Calais où
messire Jean de Vienne l’attendait et lui rapporta tout ce que vous avez
entendu. Il lui dit que c’était tout ce qu’il avait pu obtenir. Alors messire Jean de
Vienne quitta les créneaux, vint au marché et fit sonner la cloche pour
assembler tous les gens en la halle. Au son de la cloche, vinrent hommes et
femmes, car ils désiraient bien avoir des nouvelles, ainsi que gens contraints par
la famine. (…) Jean de Vienne leur rapporta doucement toutes les paroles
échangées auparavant, leur dit bien qu’il ne pouvait en être autrement et leur
demanda avis et brève réponse. Ils commencèrent tous à crier et à pleurer
tellement et si amèrement qu’il n’est si dur cœur au monde, s’il les eût vus et
entendus se démener, qui n’en eût pitié. Messire Jean de Vienne lui même en
avait tellement pitié qu’il pleurait très doucement.
Peu après, se leva le plus riche de la ville, sire Eustache de Saint-Pierre. Il dit ainsi
devant tous : « Seigneurs, ce serait grand pitié et grand malheur de laisser mourir
tant de gens par famine ou autrement, quand ont y peut trouver remède (…)
J’ai si grande espérance d’avoir grâce et pardon de Notre-Seigneur, si je meurs
pour sauver ce peuple, que je veux être le premier. Je me mettrai volontiers, en
chemise, nu-tête, et la corde au cou, en la merci du roi d’Angleterre ». Quand
sire Eustache de Saint-Pierre eut dit ces paroles chacun l’alla adorer de pitié et
plusieurs hommes et femmes se jetaient aux pieds pleurant tendrement et c’étai
d’être là, de les entendre, de les écouter, de les regarder. (…)
Un autre très honnête bourgeois, de grande fortune et qui avait pour filles deux
belles demoiselles, se leva et dit (…) qu’il ferait compagnie à sire Eustache de
Saint-Pierre(…)
Après une troisième, qui était riche de meuble et d’héritage. Il dit qu’il ferait
compagnie à ses deux cousin. Ainsi fit son frère, puis le cinquième, puis le
sixième. Les six bourgeois se dévêtirent là, tous nus, braies et en chemises, en la
ville de Calais. Ils se mirent la corde au cou, ainsi que l’ordonnance le portait, et
prirent la clefs de la ville et du château :chacun en tenait une poignée.
Quand ils furent prêts, messire Jean de Vienne, monté sur une haquenée, car à
peine pouvait-il aller à pied, se mit devant et prit le chemin de la porte (… ) Ils
vinrent ensemble accompagnés de plaintes, de cris, de pleurs. Messire Jean de
Vienne fit ouvrir la porte et se fit fermer dehors avec les six bourgeois entre les
portes et les barrières. Il vint à messire Gautier qui l’attendait là et dit :
« Messire Gautier, je vous livre, comme capitaine de Calais, par le consentement
du pauvre peuple de cette ville, ces six bourgeois. Je vous jure que ce sont et
étaient (jusqu’à) aujourd’hui les plus honorables et les plus notables, de corps,
de biens et d’ancêtres, de la ville et du château. Ils portent avec eux toutes les
clefs de la ville et le château. Je vous prie, noble sire, de vouloir prier le roi
d’Angleterre que ces bonnes gens ne soient pas mis à mort.
- Je ne sais, répondit le sire de Mauny, ce que messire le roi voudra en faire, mais
je vous promets de faire tout ce qui sera en mon pouvoir ».
Alors la barrière fut ouverte et les six bourgeois s’en allèrent en l’état que je vous
ai dit avec messire Gautier de Mauny qui les mena tout bellement devant le
palais du roi, et messire Jean de Vienne rentra en la ville de Calais.
Le roi était à cette heure en sa chambre avec grande compagnie de comtes,
de barons et de chevaliers. Il sortit et s’en vint sur la place devant son hôtel, tous
les seigneurs après lui, et encore grand’foison d’autres qui survinrent pour voir
ceux de Calais et ce qui leur arriverait. De même, la reine d’Angleterre, qui
était enceinte, suivit le roi son seigneur.
Messire Gautier de Mauny (…) s’approcha du roi et lui dit : « Sire, voici la
représentation de la ville selon votre ordonnance »
Le roi se tint coi et regarda les six bourgeois très durement, car il haïssait les
habitants de Calais, pour les grands dommages, qu’au temps passé, sur mer, ils
lui avaient faits.
Les six bourgeois se mirent à genoux devant le roi et dirent joignant leurs mains :
« Gentil sire te gentil roi, nous voici, qui avons été de longue date bourgeois de
Calais et grands marchands : nous vous apportons les clefs de la ville et le
château de Calais et les rendons à votre plaisir. Nous nous mettons comme
vous nous voyez, en votre pure volonté , pour sauver le reste du peuple de
Calais, qui a souffert de grandes peines. Veuillez avoir pitié de nous au nom de
votre très haute noblesse ». Certes, il n’y eut en la place, seigneur, chevalier, ni
vaillant homme, qui se pût abstenir de pleurer de pitié (…) Et vraiment ce n’était
pas merveille car c’est grand pitié de voir un homme déchoir et être dans tel
état de danger. Le roi les regarda avec colère, car il avait le cœur si dur et si de
grand courroux qu’il ne put parler.Quand il parla qu’on leur coupât tantôt la
tête. Tous les barons et chevaliers qui étaient là, en pleurant, priaient le roi
d’avoir pitié…
Alors parla messire Gautier de Mauny : « Ha ! gentil sire, veuillez calmer votre
cœur : vous avez la renommée de souveraine noblesse ; Veuillez donc ne pas
accomplir quelque chose qui puisse l’amoindrir et permettre de vous accuser
de vilenie. Si vous n’avez pitié de ces gens , tous les autres diront que ce fut une
grande cruauté » Le roi grinça les dents et dit « Messire Gautier, contenez-vous, il
n’en sera pas autrement. Qu’on fasse venir les coupe-tête . Ceux de Calais ont
fait mourir tant de mes hommes,qu’ils convient que ceux –ci meurent aussi. »
La noble reine d’Angleterre, qui était durement enceinte, pleurait si tendrement
qu’elle ne se pouvait soutenir. Elle se jeta à genoux devant le roi son seigneur et
dit : « Ha ! gentil sire ! depuis que je passai la mer en grand péril, comme vous
savez, je vous ai rien demandé : or je vous prie humblement au nom du Fils de
Sainte Marie et pour l’amour de moi, d’avoir pitié de ces six hommes »
Le roi attendu un peu avant de parler et regarda la bonne dame sa femme, qui
pleurait à genoux. Son cœur s’amollit, car il l’eût courroucée bien malgré lui, au
point où elle était « Ha ! madame, dit-il , j’aimerais mieux que vous fussiez autre
part qu’ici. Vous me priez si fort que je n’ose vous refuser et, bien que je le fasse
à contre cœur, tenez, je vous les donne, faites selon votre plaisir ». Alors elle se
leva et fit lever les six bourgeois, ôter leur cordes de leur cou. Elle les emmena en
sa chambre, les fit se revêtir et dîner tout à l’aise, puis elle donna à chacun six
nobles. Elle les fit conduire hors du camp en sûreté et ils s’en allèrent habiter et
demeurer en plusieurs villes de Picardie.
Ainsi, la forte ville d Calais, assiégée par le roi Edouard d’Angleterre, l’an de
grâce mil trois quarante-six, environ la décollation de Saint Jean, au mois d’août,
fut conquise, en ce même mois, l’an mil trois cent quarante-sept. »
D’après La guerre de Cent Ans, texte établi, choisi et présenté par Andrée Duby,
Union générale d’édition,collection 10/18, 1964
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