LA MUSIQUE À LA COUR DE LOUIS XV
14
Le passé s’estompait et surtout – à l’heure d’un progrès si sensible des arts – paraissait
de plus en plus terne, uniforme et dicile à apprécier dans ses subtilités. Certains,
comme Jean-Benjamin de La Borde, rappelaient bien qu’à Lully avaient succédé
« Campra, Colasse, Destouches, Mouret, Bernier, Blamont, Clérambault, Montéclair,
Delalande, Marais, Forqueray, Marchand ou Couperin »… Mais c’était pour préciser
aussitôt que, s’ils rent un temps « les délices de Paris, […] Rameau parut pour les
faire disparaître 7 ». Encore le rôle de ce dernier lui-même était-il parfois minimisé
dans l’évolution du théâtre lyrique : pour quelques-uns, Lully fut, seul, « le créateur
de ce genre qui, depuis lui, n’a pas fait un aussi grand pas qu’on se l’imagine, et qui,
peut-être, a plus perdu que gagné 8 ». Les disciples et successeurs du Florentin étaient
ainsi tous rangés, sans distinction, au rang d’imitateurs ou – pire – de corrupteurs :
« [Les premiers successeurs de Lully] n’en rent jamais plus et en rent souvent moins.
Au lieu de prendre le pas sur Lully, ils se traînèrent à sa suite. On leur fut même gré de
n’avoir pas osé d’avantage. […] Enn, Rameau parut et, guidé par son génie, il prit un
essor jusque-là ignoré 9. »
Le e siècle vécut sur cette idée d’un immobilisme de la musique entre Lully et
Rameau, immobilisme qui paraissait plus évident encore considéré (de bien haut et
de bien loin) un siècle plus tard :
« Avant Rameau, les musiciens français, marchant avec plus ou moins de succès dans la
route tracée par Lully, n’oraient dans leurs compositions dramatiques qu’un récitatif
et des airs d’une simplicité extrême, sujette à dégénérer en monotonie 10. »
Cette idée s’entachait donc d’un mépris, touchant même au dégoût sous la plume
de Choron :
« La corruption fut portée encore plus loin sous Rameau […]. À moins d’avoir entendu
cette musique, il est impossible de s’en faire une idée ; […] on se demande par quelle
route on a pu arriver à une semblable dépravation, […] pour produire quelque chose
d’aussi absurde et d’aussi monstrueux 11. »
Et si, « parmi les patriarches de l’Opéra français, Lulli et Rameau [étaient] les seuls
dont les noms [avaient] conservé leur célébrité 12 », leurs contemporains portèrent plus
encore qu’eux la responsabilité d’un art musical français indigne de gurer dans les
histoires de la musique. Il convenait donc le plus souvent de n’évoquer la musique
française de la première moitié du e siècle que sous la forme d’un art national
vaguement caractérisé par la volonté de Louis XIV : Momigny ne distinguait ainsi
qu’une « première école », celle de Lully, « perfectionnée et enrichie par Rameau »,
plus généralement appréciable comme « la musique générale du dix-septième siècle,
et comme la musique particulière de la France jusqu’au milieu du dix-huitième 13 ».
Aussi, malgré l’intérêt porté à la musique ancienne à la n du e siècle sous l’égide
de certaines grandes gures telles que d’Indy ou Saint-Saëns, il s’en faut de beaucoup
7. L B 1780, t. I, p. 124. Voir L 2007-2008.
8. Ibid., t. III, p. 445.
9. B L D 1769, p. 253 et suiv.
10. C et F 1810-1811, t. II, p. 196.
11. Ibid., t. I, p. .
12. C-B 1820, t. I, p. 14.
13. F, G et M (dir.) 1818, p. 220.
« La musique à la cour de Louis XV », Benoît Dratwicki
ISBN 978-2-7535-4313-3 Presses universitaires de Rennes, 2016, www.pur-editions.fr